Le monde sens dessus dessous

2.
Séquence critique
à propos des visions du monde
Le monde de la culture

Le monde représenté est non seulement construit, il est encore à construire. Mais notre représentation du monde n’est-elle pas une vision du monde ? La vision du monde est-elle de l’ordre d’une intuition ou d’une conception du monde ? Qu’y a-t-il d’intuitif dans la vision ou de conceptuel dans la conception du monde ? En somme, quelle valeur notre représentation du monde (Weltanschauung) a-t-elle et de quelle vérité cette vision ou cette conception du monde est-elle capable ? S’agit-il d’une connaissance fondée en raison, une représentation qui s’avère adéquate grâce au contrôle méthodique de l’analyse du monde par les sciences de l’esprit ou de la culture [Dilthey], ou bien s’agit-il de la construction d’une image du monde (Weltbild) qui transforme le monde en mouvement en une image fixe du monde qui en propose des clichés rassurants [Heidegger] ?

2.1 
Le monde comme problème
de sa négation à son affirmation

2.1.1
Arthur Schopenhauer (1788-1860)
Le monde comme volonté et représentation (1819 vs 1858)

Composé de quatre parties, Die Welt als Wille und Vorstellung (1819 vs 1858) traite les deux aspects ou faces (Seiten) du monde en deux temps : ce qui fait quatre considérations à propos du monde [livres I-IV]. En plaçant le monde comme volonté avant le monde comme représentation, le titre de l’ouvrage annonce la thèse : la représentation du monde est inféodée à la création du monde par la volonté (der Wille als Weltschaffendes) !  

C’est que la volonté, comme force originaire de la nature (Urkraft) à l’origine de la création du monde, est l’essence (das Wesen) même de tout être naturel, lequel n’en serait que l’apparition ou le phénomène (die Erscheinung) : le monde de l’être (Wesen) étant créé par sa volonté de vivre, cet être peut avoir en conséquence une représentation de ce monde comme phénomène. Encore faut-il que la représentation du monde se conforme à l’essence du monde comme volonté. Or la connaissance de l’essence du monde nécessite une sorte d’initiation qui progresse du monde comme représentation [livres I & III] au monde comme volonté [livres II & IV] ? Pourquoi donc commencer par le monde comme représentation ?

Contrairement au titre de l’ouvrage qui place la volonté en premier, l’ouvrage lui-même considère en effet tout d’abord la représentation du monde comme objet de l’expérience et de la science [livre I] : il y a là deux aspects, vu que la représentation intuitive de l’expérience embrasse « l’ensemble du monde visible » [35], par contraste avec la représentation abstraite que la science donne du monde comme soumis au principe de raison (Satz vom Grunde) suffisante des chaînes de causalité (c’est le déterminisme). Ce n’est pas la seule représentation du monde qui est possible, puisque l’art donne une représentation du monde indépendamment du principe de raison [livre III] qui permet d’en cerner l’essence à travers l’identification des figures archétypales des choses sensibles : ce qui ouvre à la dernière considération du monde comme volonté, celle qui permet à la volonté de se délivrer de l’illusion du monde comme lieu des engagements actifs en s’auto-anéantissant dans la quiétude grâce à la connaissance [livre IV]. Ce qui suppose d’avoir compris au préalable l’essence du monde comme objectivation de la volonté [livre II] : la vie, le monde visible, le monde qui apparaît, est le miroir objectivant de la volonté [379-380]. Il s’agit donc bien du même monde, le monde comme représentation n’étant rien d’autre que l’apparition phénoménale du monde comme volonté : dans les termes de Kant, la volonté comme chose en soi est à l’origine de sa propre apparition (Erscheinung) dans le monde [181]. Ce sont les deux faces du même monde : le monde considéré de deux points de vue différents. Si le monde comme volonté [II] est au fondement du monde comme représentation des phénomènes par la science [I], c’est en revanche le monde comme représentation des Idées par l’art [III] qui fonde la connaissance de l’essence du monde et permet de reconnaître la vérité du monde comme volonté, ouvrant à la possibilité éthique de se délivrer des illusions du monde du désir [IV]. Schopenhauer propose ainsi une élucidation progressive de l’essence du monde [376] qui vise in fine à dissiper l’apparence trompeuse du monde du désir en incessant devenir. Cette vérité intemporelle qu’il s’agit de faire surgir ne peut que rester inaccessible aux conceptions de l’essence du monde qui l’insèrent dans le temps en vue de reconstituer l’histoire du monde depuis son origine jusqu’à son terme :

« c’est être aux antipodes d’une connaissance philosophique du monde que de prétendre pouvoir saisir l’essence du monde historiquement, si raffinée que soit présentée la manière de le faire ; et c’est le cas dès qu’un quelconque devenir, un être-devenu ou un devenir-à venir se trouve dans sa vision de l’essence en soi du monde, dès qu’un quelconque avant et après a la moindre signification et, donc, dès qu’est recherché et trouvé, ouvertement ou subrepticement, un commencement ou une fin du monde en plus du chemin qui mène de l’un à l’autre, et du fait que l’individu philosophant découvre s propre place sur ce chemin. Ce philosopher historicisant fournit le plus souvent quelque cosmogonie […] toutes ces philosophies historiques, aussi raffinées soient-elles, prennent, comme si Kant n’avait jamais existé, le temps pour une détermination des choses en soi et, donc, restent au niveau de ce que Kant nomme le phénomène, par opposition à la chose en soi, et ce que Platon appelle le devenir qui jamais n’est, par opposition avec l’être qui ne devient jamais, ou enfin ce qui s’appelle chez les Indiens le tissu de Maya. C’est là, en somme, la connaissance soumise au principe de raison suffisante par laquelle on n’atteint jamais l’essence intime des choses, puisqu’on poursuit uniquement les phénomènes à l’infini en se mettant en mouvement sans terme ni but, pareil à l’écureuil sur sa cage tournante, jusqu’à ce qu’on soit enfin fatigué et qu’on s’arrête n’importe où, en haut ou en bas, avant de vouloir extorquer aux autres le respect de ce point d’arrêt. La véritable manière de considérer philosophiquement le monde, c’est-à-dire celle qui nous fait connaître l’essence intime des choses et nous fait dépasser le phénomène, c’est précisément celle qui laisse de côté l’origine, le but, le pourquoi, et qui ne cherche tout le temps et à tout propos que ce dont est fait le monde [das Was der Welt] ; qui ne considère pas les choses dans une quelconque de leurs relations, dans leur devenir et leur disparition, bref sous l’un des quatre aspects qu’éclaire le principe de raison suffisante ; mais tout au rebours, elle a pour objet ce qui reste après avoir écarté toutes les considérations qui se rattachent à ce principe, à savoir : ce qui apparaît dans toutes ces relations, mais ne leur est pas soumis, c’est-à-dire l’essence toujours égale à soi du monde [das in allen Relationen erscheinende, selbst aber ihnen nicht unterworfene, immer sich gleiche Wesen der Welt], les Idées dans ce monde. De cette forme de connaissance naît, avec l’art, la philosophie, et même, nous l’allons voir dans ce livre, cet état de l’esprit qui mène à la sainteté véritable et à la délivrance du monde. [Erlösung von der Welt] » [§53]
alle solche historische Philosophie, sie mag auch noch so vornehm thun, nimmt, als wäre Kant nie dagewesen, die Zeit für eine Bestimmung der Dinge an sich, und bleibt daher bei dem stehn, was Kant die Erscheinung, im Gegensatz des Dinges an sich, und Plato das Werdende, nie Seiende, im Gegensatz des Seienden, nie Werdenden nennt, oder endlich was bei den Indern das Gewebe der Maja heißt: es ist eben die dem Satz vom Grunde anheimgegebene Erkenntniß, mit der man nie zum innern Wesen der Dinge gelangt, sondern nur Erscheinungen ins Unendliche verfolgt, sich ohne Ende und Ziel bewegt, dem Eichhörnchen im Rade zu vergleichen, bis man etwa endlich ermüdet, oben oder unten, bei irgend einem beliebigen Punkte stille steht und nun für denselben auch von Andern Respekt ertrotzen will. Die ächte philosophische Betrachtungsweise der Welt, d.h. diejenige, welche uns ihr inneres Wesen erkennen lehrt und so über die Erscheinung hinaus führt, ist gerade die, welche nicht nach dem Woher und Wohin und Warum, sondern immer und überall nur nach dem Was der Welt fragt, d.h. welche die Dinge nicht nach irgend einer Relation, nicht als werdend und vergehend, kurz, nicht nach einer der vier Gestalten des Satzes vom Grunde betrachtet; sondern umgekehrt, gerade Das, was nach Aussonderung dieser ganzen, jenem Satz nachgehenden Betrachtungsart noch übrig bleibt, das in allen Relationen erscheinende, selbst aber ihnen nicht unterworfene, immer sich gleiche Wesen der Welt, die Ideen derselben, zum Gegenstand hat. Von solcher Erkenntniß geht, wie die Kunst, so auch die Philosophie aus, ja, wie wir in diesem Buche finden werden, auch diejenige Stimmung des Gemüthes, welche allein zur wahren Heiligkeit und zur Erlösung von der Welt führt. [378-379]

La véritable sainteté revient à se délivrer du monde comme simple apparence après en avoir compris l’essence grâce à la connaissance de soi et à la reconnaissance de la vanité des désirs. Le monde perceptible (die anschauliche Welt) dont nous sommes conscients sous forme de représentation [51], le monde réel (die wirkliche Welt) donc du moins à nos yeux, celui dont nous faisons effectivement l’expérience subjective, n’est rien d’autre qu’une apparence trompeuse comparable à un rêve : en ce sens, comme Calderon l’a pointé, La vie est un songe (1935), une sorte de mauvais rêve dont il s’agirait de se réveiller ; c’est ce monde effectif pour nous que les Veda appellent le voile de Maya [49], le voile de l’illusion du désir, qu’il s’agit de déchirer pour se délivrer de la misère du monde en parvenant à la négation de la volonté de vivre. Cette considération philosophique de l’essence du monde est donc aux antipodes de l’apparence que prend le monde dans la représentation que nous en avons du point de vue de notre expérience subjective et même de sa connaissance objective par la science. L’art en revanche nous ouvre à une connaissance désintéressée du monde qui permet d’en cerner l’essence : les Idées (platoniciennes) à l’origine des phénomènes qui se répètent inlassablement, trompant tout le monde tant que le voile de Maya n’est pas déchiré. Ce parcours initiatique en quatre étapes ouvre l’horizon d’une délivrance à l’endroit du monde (Erlösung von der Welt) qui présuppose une critique radicale de la conception kantienne du monde tout en acceptant les prémisses de son raisonnement…

*

1. L’énigme du monde

L’ouvrage de Schopenhauer est composé de quatre livres [I-IV] auxquels une « Critique de la philosophie kantienne » est adjointe. C’est dire à quel point Schopenhauer engage sa réflexion sur la base de prémisses kantiennes, alors même que la tradition ne le range pas parmi les post-kantiens à l’instar de Fichte, Hegel et Schelling. Encore faut-il préciser le sens de la conceptualité d’inspiration kantienne de Schopenhauer pour bien comprendre sa thèse et les critiques adressées à Kant.

L’idéalité du monde phénoménal :
la prémisse kantienne acceptée par Schopenhauer

Le jeune Schopenhauer accepte en particulier la distinction fondamentale entre phénomène et chose en soi, même s’il l’interprète à sa façon, se démarquant ainsi de Kant, tout en lui reconnaissant l’insigne mérite d’avoir reconnu que le monde objectif connu par la science n’est que la manifestation phénoménale des choses en soi :

« le monde objectif, tel que nous le connaissons, n’appartient pas à l’essence des choses en soi, il n’en est qu’un phénomène précisément conditionné par ces formes qui résident a priori dans l’intellect humain (le cerveau) et, donc, le monde ne peut rien d’autre que des phénomènes.
Kant, il est vrai, n’est pas arrivé à découvrir que le phénomène est le monde comme représentation et que la chose en soi est la volonté. »
die objektive Welt, wie wir sie erkennen, nicht dem Wesen der Dinge an sich selbst angehört, sondern bloße Erscheinung desselben ist, bedingt durch eben jene Formen, die a priori im menschlichen Intellekt (d.h. Gehirn) liegen, daher sie auch nichts, als Erscheinungen enthalten kann.
Kant gelangte zwar nicht zu der Erkenntniß, daß die Erscheinung die Welt als Vorstellung und das Ding an sich der Wille sei.“ [569-570]

Considérant de manière globale le phénomène et la chose en soi, qu’il assimile respectivement au monde (comme représentation) et à son essence (la volonté), Schopenhauer traduit Kant dans ses propres termes en identifiant la nature, l’ensemble des phénomènes qui constitue le monde sensible, au monde comme représentation. Ce monde phénoménal, c’est le monde réel ou effectif (wirklich) de l’expérience et de la science : c’est le monde visible dans lequel nous vivons concrètement tout autant que le monde objectif des chaînes de causalité effectivement efficientes que la science, par exemple la physique newtonienne, analyse et représente de manière abstraite. Schopenhauer conçoit le monde comme représentation en s’appuyant sur la Critique de la raison pure (1781 vs 1787) tout en imprimant aux concepts fondamentaux de Kant une inflexion qu’il faut pointer.

Si le phénomène est bien, pour Kant, une simple représentation de l’esprit humain qui a une réalité objective, dans la mesure où la constitution de l’esprit est la même pour tout le monde, en revanche, le monde, par contraste avec la nature, est plutôt une idée métaphysique de la raison pure qui pousse l’esprit à penser la nature comme un ensemble constitué de tous les phénomènes. Schopenhauer semble faire peu de cas de ce passage critique, pourtant pointé par Kant, des phénomènes, dont il est fait l’expérience au sein de la nature, à leur totalisation en pensée : le jugement conceptuel des différents phénomènes naturels par l’entendement n’est pas de même niveau que leur totalisation par la raison qui veut les penser comme un ensemble organisé de manière finalisée ; c’est toute la différence entre l’Analytique transcendantale, dans laquelle Kant fonde la possibilité a priori de la connaissance d’expérience, et la Dialectique transcendantale, qui défait les illusions de connaissance de la raison pure. Quelles sont les raisons de cette réinterprétation des concepts kantiens ?

Le monde vécu comme volonté :
une traduction critique de Kant

Pour Schopenhauer, le microcosme est identique au macrocosme [cf. II, §29] et, donc, ce serait comme si chacun des phénomènes constituait à lui seul le Tout du monde… Car – considéré de manière métonymique – le phénomène est « le monde objectif, le monde comme représentation » [678]. L’apposition équivaut en effet à l’identification entre le phénomène et le monde que Schopenhauer effectue en passant pour assigner un fondement (Grund) intelligible au monde visible :

« le phénomène, c’est-à-dire le monde visible, ne peut qu’avoir un fondement, une cause intelligible, qui ne soit pas phénomène et donc ne relève pas d’une expérience possible » [673].

La chose en soi est cette cause (Ursache) intelligible au fondement du monde visible des phénomènes envisagé comme simple représentation. S’inspirant de Critique de la raison pratique, Schopenhauer l’identifie à la volonté que Kant considérait comme un propre de l’être humain seul capable de bonne volonté : c’est la disposition morale de l’être humain qui lui permet de disposer d’un libre-arbitre, alors que l’arbitre animal (arbitrium brutum) est enfermé dans les chaînes de causalité qui le déterminent. Loin d’y voir un privilège humain comme Kant, Schopenhauer fait de la volonté l’essence de tous les êtres naturels, des minéraux aux animaux en passant par les végétaux, qui créent le monde tout comme les êtres humains :

« la volonté en tant que créatrice du monde [der Wille als Weltschaffendes] est comme chose en soi indépendante du principe de raison et par conséquent de toute nécessité : parfaitement indépendante, elle est donc libre et même toute-puissante. » [675]

Reprenant à Kant le schéma d’une double causalité qui rend possible l’effet dans le monde des phénomènes de la causalité par liberté, Schopenhauer discerne donc entre le niveau du phénomène, où l’enchaînement nécessaire des causes efficientes est soumis au principe de raison (Satz vom Grunde) suffisante, et celui de l’essence de l’être à l’origine du phénomène : la volonté comme chose en soi. Comme la volonté n’est pas soumise au principe de raison, la création du monde par la volonté ne peut s’expliquer qu’à partir de la volonté elle-même, et non pas à partir de la causalité (Kausalität) qui régit les phénomènes dans le monde visible des phénomènes :

« Le monde lui-même est à expliquer uniquement par la volonté (car il est cette volonté même en tant que phénomène), et non point par la causalité. Mais dans le monde la causalité est le seul principe d’explication, et tout s’y fait suivant les seules lois de la nature. » [679]

La connaissance scientifique du monde objectif comme représentation des phénomènes soumis aux lois de nature ne suffit donc pas pour expliquer le monde, sauf à confondre nature et monde au sens de Kant : ce qui reviendrait pour Schopenhauer à ne considérer que le monde comme représentation sans prendre en compte la volonté créatrice de ce monde. Or Schopenhauer considère la volonté à partir de l’expérience qu’il a de la volonté humaine tout autant que du monde qui procède de ses actes. Le monde n’est plus seulement conçu comme représentation, il est tout d’abord vécu comme volonté. Le monde au sens de Kant est une idée de la raison qui pense le monde intelligible comme substrat du monde sensible : la nature, c’est le monde sensible tel qu’il nous apparaît à travers les choses de la nature en tant qu’elles sont pensées par la raison humaine comme formant entre elles une totalité absolument cohérente. Pour Schopenhauer en revanche, le monde n’est plus simplement conçu ni comme idée de l’ensemble de tous les phénomènes (c’est le monde suprasensible ou intelligible pensé par la raison), ni comme représentation intellectuelle des chaînes de causalité efficiente dans la nature (c’est le monde sensible comme projection sur la nature de l’idée de la raison). Loin d’être une idée métaphysique de la raison pure (pratique) qui est projetée sur la phusis, le monde est tout à la fois une réalité vécue par la volonté incarnée, qui s’y engage et le constitue en tant que tel, et la représentation qu’en a cet être : ce sont deux aspects d’un seul et même monde.

Reste que la volonté est première de tout point de vue, d’autant que la plupart des êtres ne connaissent pas le monde comme représentation ou ne le connaissent qu’obscurément. Considéré en son essence qui est la même partout dans le monde, le monde est donc en premier lieu une réalité vécue par la volonté comme chose en soi constituant l’essence de son propre phénomène qui l’objective à travers les mouvements de son corps, animé (Leib) ou inanimé (Körper). Le monde est une réalité créée par les volontés incarnées qui le constituent dans le double sens de ce verbe : comme corps constitutifs de ce monde, les volontés créatrices du monde le co-instituent. Le monde comme volonté, c’est la nature comme production effective de la volonté, alors que le monde comme représentation, c’est au mieux la connaissance de son essence (grâce à l’art), la science ne permettant que d’expliquer abstraitement la soumission des phénomènes aux lois de la nature.

La valorisation de l’expérience du monde intuitif :
une critique de Kant

C’est comme si Schopenhauer privilégiait la sensibilité de l’intuition et la volonté, qu’elle soit impulsion ou raison, au détriment de l’entendement abstrait. Car la représentation empirique des choses singulières est une connaissance du monde intuitif (anschauliche Welt) qui se constitue indépendamment de l’entendement [593] et lui fournit des contenus pour les intuitionner (angeschaut im Verstande) avant de les penser par des concepts abstraits sans contenu intuitif (ohne Anschaulichkeit) : déjà intellectuelle, l’intuition empirique est une expérience à validité objective [597]. Au lieu de considérer l’intuition du monde extérieur pour elle-même, Kant l’inféoderait à la réflexion intellectuelle dont elle est pourtant indépendante. C’est le présupposé injustifié de toute la théorie kantienne de la connaissance qui réduirait le monde intuitif aux catégories de la pensée abstraite :

Diese ganze, uns umgebende, anschauliche, vielgestaltete, bedeutungsreiche Welt überspringt er und hält sich an die Formen des abstrakten Denkens; wobei, obschon von ihm nie ausgesprochen, die Voraussetzung zum Grunde liegt, daß die Reflexion der Ektypos aller Anschauung sei, daher alles Wesentliche der Anschauung in der Reflexion ausgedrückt seyn müsse, und zwar in sehr zusammengezogenen, daher leicht übersehbaren Formen und Grundzügen. Demnach gäbe das Wesentliche und Gesetzmäßige des abstrakten Erkennens alle Fäden an die Hand, welche das bunte Puppenspiel der anschaulichen Welt vor unsern Augen in Bewegung setzen. [610]
« Tout ce monde intuitif aux figures multiples et aux riches significations qui nous entoure, Kant saute par-dessus pour s’en tenir aux formes de la pensée abstraite ; ce mettre au fondement le présupposé, nulle part énoncé, que la réflexion est le prototype de toute intuition, de sorte que tout ce qu’il y a d’essentiel dans l’intuition devrait être exprimé dans la réflexion à travers des formes et des caractéristiques fondamentales, il est vrai très contractées qui facilitent une vue d’ensemble. Par conséquent, l’essentiel de la connaissance abstraite et ce qui est conforme à ses lois fourniraient tous les fils qui mettent en mouvement devant nos yeux ce jeu de marionnettes colorées du monde intuitif. »

Pour Schopenhauer, la réflexion intellectuelle sur le monde intuitif est parfaitement incapable de rendre compte de toute la richesse de significations et de toute la multiplicité des figures qui s’y manifestent. Extraites des figures concrètes par la réflexion, les formes abstraites n’en sont pas la matrice originaire comme si la réflexion était à l’origine de toute intuition (der Ektypos aller Anschauung). Loin de cerner l’essentiel du monde intuitif, la réflexion repère bien plutôt des formes qui forcent le trait des figures intuitionnées pour en faciliter l’appréhension (leicht übersehbaren), forcément réductrice : ainsi contracté par la réflexion, le monde de l’intuition est réduit au monde comme représentation abstraite.

Pour Schopenhauer, la représentation du monde par le moyen des catégories abstraites de l’entendement qui permettent, selon Kant, de fonder la connaissance scientifique des phénomènes naturels (par le Système du monde de Newton) n’assure aucunement la connaissance du monde et de son essence. C’est que l’explication scientifique des phénomènes ne peut percer à jour le mystère insondable qui transparaît à travers le masque des choses qui se présentent à notre perception :

in Allem, was wir erkennen, uns ein gewisses Etwas, als ganz unergründlich, verborgen bleibt und wir gestehn müssen, daß wir selbst die gemeinsten und einfachsten Erscheinungen nicht von Grund aus verstehn können. Denn nicht etwa bloß die höchsten Produktionen der Natur, die lebenden Wesen, oder die komplicirten Phänomene der unorganischen Welt bleiben uns unergründlich; sondern selbst jeder Bergkrystall, jeder Schwefelkies, ist vermöge seiner krystallographischen, optischen, chemischen, elektrischen Eigenschaften, für die eindringende Betrachtung und Untersuchung, ein Abgrund von Unbegreiflichkeiten und Geheimnissen.
« dans tout ce que nous connaissons, quelque chose de tout à fait insondable reste caché et il nous faut reconnaître que nous ne pouvons pas comprendre à fond [von Grund aus] même les phénomènes les plus communs et les plus simples. Car ce ne sont pas seulement les productions les plus parfaites de la nature, les êtres vivants, ou les phénomènes complexes du monde inorganique, qui demeurent insondables pour nous ; mais même ce cristal de montagne, chaque morceau de soufre sont, du fait de leurs propriétés cristallographiques, optiques, chimiques et électriques, un abîme de mystères inconcevables pour l’examen et la recherche approfondies. […] notre intuition et donc toute l’appréhension empirique des choses qui se présentent à nous sont essentiellement et principalement déterminées par notre faculté de connaître et conditionnées par ses formes et ses fonctions ; il est ainsi inévitable que les choses se présentent d’une manière tout à fait différente de l’essence qui leur est propre et qu’elles apparaissent en quelque sorte à travers un masque qui laisse supposer ce qui se cache dessous sans jamais permettre de le connaître ; c’est pourquoi cela transparaît comme un mystère insondable, de sorte que la nature d’une chose quelconque ne se laisse jamais saisir entièrement et sans réserve par la connaissance » [Supplément de 1844 au §18]
[...] unsere Anschauung, mithin die ganze empirische Auffassung der sich uns darstellenden Dinge, wesentlich und hauptsächlich durch unser Erkenntnißvermögen bestimmt und durch dessen Formen und Funktionen bedingt ist; so kann es nicht anders ausfallen, als daß die Dinge auf eine von ihrem selbsteigenen Wesen ganz verschiedene Weise sich darstellen und daher wie in einer Maske erscheinen, welche das darunter Versteckte immer nur voraussetzen, aber nie erkennen läßt; weshalb es dann als unergründliches Geheimniß durchblinkt, und nie die Natur irgend eines Dinges ganz und ohne Rückhalt in die Erkenntniß übergehn kann

En restant au niveau des phénomènes et de leurs chaînes de causalité, la plus complète explication étiologique de la nature ne peut que constater l’existence de « forces inexplicables » qui constituent un mystère [154-155] profond (ein tiefes Geheimnis) : car le monde apparent des phénomènes renvoie à quelque chose d’insondable (jenes unergründliches Etwas) qui relie causes et effets entre eux, la volonté elle-même sans fondement (grundlos) sans laquelle le monde visible ne pourrait apparaître [188-190]. C’est pourquoi le monde et notre propre existence nous apparaissent comme une véritable énigme. Mais la solution à cette énigme ne se trouve pas en dehors du monde, comme le croit Kant. Elle est à chercher dans le monde lui-même ou plus exactement dans une compréhension du monde qui n’en reste pas à l’explication scientifique des phénomènes naturels, mais cherche à comprendre le monde à fond (aus dem gründlichen Verständniß der Welt selbst), à partir donc de la volonté sans fond comme fondement insondable du monde :

Die Welt und unser eigenes Daseyn stellt sich uns nothwendig als ein Räthsel dar. Nun wird ohne Weiteres angenommen, daß die Lösung dieses Räthsels nicht aus dem gründlichen Verständniß der Welt selbst hervorgehn könne, sondern gesucht werden müsse in etwas von der Welt gänzlich Verschiedenem (denn das heißt „über die Möglichkeit aller Erfahrung hinaus“); und daß von jener Lösung Alles ausgeschlossen werden müsse, wovon wir irgendwie unmittelbare Kenntniß (denn das heißt mögliche Erfahrung, sowohl innere, wie äußere) haben können […] Dazu hätte man aber vorher beweisen müssen, daß der Stoff zur Lösung des Räthsels der Welt schlechterdings nicht in ihr selbst enthalten seyn könne, sondern nur außerhalb der Welt zu suchen sei [577]
« le monde et notre propre existence se présentent nécessairement à nous comme une énigme. Or il est tout simplement admis [par Kant] que la solution de cette énigme ne peut pas provenir de la compréhension profonde du monde lui-même, mais qu’il faut au contraire la chercher dans quelque chose qui est entièrement différent du monde (c’est ce que signifie ‟au-delà de toute expérience possible”) […] Mais pour cela il aurait fallu démontrer au préalable que la matière nécessaire à la résolution de l’énigme du monde ne pouvait pas être contenue dans le monde lui-même, mais devait être cherchée uniquement en dehors du monde »

Schopenhauer pense ainsi que l’énigme du monde ne peut être percée à jour qu’à partir d’une compréhension du monde lui-même qui le comprenne en son fond (von Grund aus) en considérant l’expérience que nous en faisons effectivement, et non pas en raisonnant abstraitement. Ce qui revient à confronter l’expérience que nous faisons des choses extérieures avec l’expérience intérieure des impressions que nous éprouvons :

die Lösung des Räthsels der Welt aus dem Verständniß der Welt selbst hervorgehn muß; daß also die Aufgabe der Metaphysik nicht ist, die Erfahrung, in der die Welt dasteht, zu überfliegen, sondern sie von Grund aus zu verstehn, indem Erfahrung, äußere und innere, allerdings die Hauptquelle aller Erkenntniß ist; daß daher nur durch die gehörige und am rechten Punkt vollzogene Anknüpfung der äußern Erfahrung an die innere, und dadurch zu Stande gebrachte Verbindung dieser zwei so heterogenen Erkenntnißquellen, die Lösung des Räthsels der Welt möglich ist; wiewohl auch so nur innerhalb gewisser Schranken, die von unserer endlichen Natur unzertrennlich sind, mithin so, daß wir zum richtigen Verständniß der Welt selbst gelangen, ohne jedoch eine abgeschlossene und alle ferneren Probleme aufhebende Erklärung ihres Daseyns zu erreichen. [578]
« la solution à l’énigme du monde ne peut provenir que de la compréhension du monde lui-même et, donc, la tâche de la métaphysique n’est point de passer par-dessus l’expérience dans laquelle le monde se trouve, mais au contraire de la comprendre de fond en comble [von Grund aus], attendu que l’expérience, externe et interne, est sans contredit la source principale de toute connaissance ; c’est uniquement par la liaison convenable, et au bon endroit, de l’expérience externe avec l’expérience interne et, donc, par la mise en relation de ces deux sources de connaissance hétérogènes qu’il est possible de résoudre l’énigme du monde ; même si ce n’est dans de certaines limites, qui sont inséparables de notre nature finie, de sorte que nous parvenons à la compréhension correcte du monde lui-même sans parvenir pour autant à une explication achevée de son existence qui supprimerait tous les autres problèmes. »

Chercher la solution à l’énigme du monde permet de parvenir à une juste compréhension du monde qui ne signifie pas pour autant que le mystère de la vie et du monde a été résolu par une explication de l’existence du monde qui serait aussi ferme et définitive (abgeschlossen) qu’est clos le circuit achevé de l’esprit infini accédant au savoir absolu mis en scène par Hegel. Une telle explication intégrale est en effet incompatible avec notre finitude, laquelle ne nous permet d’espérer qu’une juste compréhension du monde comme fondé dans la volonté elle-même sans fond. Considérer de fond en comble le monde effectif des chaînes de causalité efficientes revient bien à éprouver l’insondable dans le monde visible. La métaphysique de la volonté de vivre doit donc traverser et dépasser la strate abstraite de l’explication de la nature pour comprendre ce qui se passe vraiment dans le monde. C’est comme si Schopenhauer prenait en quelque sorte attache dans le monde des affaires humaines qui fait l’objet des réflexions de Kant dans l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique pour en donner, néanmoins, une interprétation radicalement différente.

Si la critique de la théorie kantienne de la connaissance par Schopenhauer valorise l’intuition du monde visible au détriment de sa représentation abstraite par l’entendement, c’est pour mieux relativiser le caractère objectif du monde effectif dans lequel s’affairent les êtres humains. La valorisation du monde intuitif préparerait et faciliterait la dévalorisation du monde qui apparaît comme simple apparence : un monde d’illusion…

Le phénomène comme phantasme ou l’apparition (Erscheinung) comme apparence (Schein) : une interprétation critique de Kant

La traduction de Kant dans ses propres termes par Schopenhauer implique en vérité une interprétation critique de l’apparition comme apparence. Le phénomène qu’est le monde visible dans lequel la volonté s’affaire et s’excite ne serait qu’un pur et simple phantasme. Schopenhauer se démarque ainsi de l’idéalisme transcendantal de Kant en interprétant le phénomène qui apparaît (Erscheinung) comme une apparence (Schein) trompeuse, faisant ainsi du monde de l’expérience (Erfahrungswelt), dont la connaissance scientifique est censée établir la réalité objective, un simple trompe-l’œil qui serait l’œuvre de Māyā : la puissance cosmique à l’origine de la création du monde d’illusion dans lequel nous vivons. Ce qui revient à projeter sur Kant la vérité découverte dans les Védas, les écrits sacrés de l’hindouisme, et dans les purāna, les enseignements qui en découlent :

« La même vérité, à nouveau présentée de manière complètement différente, est également une des thèses principales des Védas et des purāna : c’est la doctrine de la Maya, laquelle correspond très exactement à ce que Kant nomme le phénomène par opposition à la chose en soi. Car l’œuvre de Maya est précisément présentée comme ce monde sensible dans lequel nous sommes : l’effet de la magie, une apparence sans consistance ni essence en soi [ein bestandloser, an sich wesenloser Schein], comparable à une illusion d’optique et à un songe, un voile qui enveloppe la conscience humaine, quelque chose dont il est tout aussi faux que vrai de dire qu’elle est ou qu’elle n’est pas. – Toutefois, Kant n’exprimait pas seulement la même doctrine d’une manière tout à fait neuve et originale, il en a fait une incontestable vérité démontrée grâce à une présentation au plus haut point sereine et sobre, alors que Platon et les Hindous n’avaient fondé leurs affirmations que sur une intuition générale du monde [eine allgemeine Anschauung der Welt], les soutenant comme l’expression immédiate de leur conscience et les présentant de manière plus mythique et poétique que philosophique et claire. […] Cette claire connaissance et cette présentation sereine et réfléchie de la constitution du monde entier comme un songe est la base de toute la philosophie kantienne, son âme et son plus grand mérite. Il l’a constituée en montrant une admirable sagacité et habileté pour analyser et examiner pièce à pièce toute la machinerie de notre faculté de connaissance grâce à laquelle est engendrée la phantasmagorie du monde objectif. » [567]

En assimilant le simple phénomène de Kant à l’œuvre de Maya et au monde d’ombre (Schattenwelt) de la Caverne de Platon – auquel il est fait par ailleurs allusion [cf. §36] –, Schopenhauer projette en vérité sa propre thèse sur toutes ces positions : le monde objectif ne serait qu’un songe. Le phénomène étant phantasme, le monde objectif dont l’esprit humain construit la représentation à travers la machinerie de sa faculté de connaître n’est plus qu’une fantastique phantasmagorie. Abstraite au regard de l’engagement concret de la volonté dans le monde, la strate du monde effectif est une simple apparence phénoménale qui serait inconsistante (bestandlos) sans la volonté de vivre. Reconnaître l’inconsistance de cette apparence est la condition sine qua non pour découvrir l’inanité de cet engagement dans le monde et tirer de cette expérience une représentation adéquate du monde comme lieu de l’illusion réitérée et, donc, de la répétition incessante des mêmes expériences dont il s’agirait en fin de compte de se délivrer.

*

2. Se délivrer du monde d’illusion du désir

L’ouvrage du jeune Schopenhauer est composé de quatre considérations [livres I-IV], chacune traitant un des deux aspects ou faces du monde. La connaissance de l’essence du monde nécessite une sorte d’initiation qui commence par la critique radicale du monde comme représentation abstraite de l’entendement [livre I]. C’est la condition pour reconnaître la réalité du monde comme volonté : la nature comme produit du désir est le monde comme objectivation de la volonté [livre II]. Reste à élucider l’essence du monde grâce à l’art [livre III] et par la connaissance philosophique qui permet de dépasser les apparences trompeuses du monde du désir en se délivrant du monde grâce à l’auto-anéantissement de la volonté de vivre [livre IV]. Mais pourquoi commencer par le monde comme représentation et initier cette considération du monde par l’idée que le monde est ma représentation [§1] ?

C’est qu’il faut progresser de l’apparence à l’essence du monde en partant de l’expérience trompeuse que nous en avons, celle du monde subjectif de nos désirs, de façon à accéder en fin de compte à cette vérité qu’il n’y a qu’un seul et unique monde. Contrairement à l’impression trompeuse que pourrait donner cette première phrase du §1 de l’ouvrage, le monde est unique, dans la mesure où le microcosme est identique au macrocosme :

« ce monde, où nous vivons et existons, est en son essence [ihrem ganzem Wesen] de part en part volonté et en même temps représentation de part en part [diese Welt, in der wir leben und sind, ihrem ganzen Wesen nach, durch und durch Wille und zugleich durch und durch Vorstellung] ; cette représentation présuppose déjà, comme telle, une forme, celle de l’objet et du sujet, et par conséquent elle est relative ; enfin, si nous nous demandons ce qui subsiste, abstraction faite de cette forme et de toutes celles qui lui sont subordonnées et qui sont exprimées par le principe de raison, ce résidu, considéré comme différent toto genere [*en tout point] de la représentation, ne peut être autre que volonté, c’est-à-dire la chose en soi proprement dite. Chacun s’éprouve lui-même comme cette volonté, en laquelle consiste l’essence intime du monde, de sorte qu’il s’éprouve également lui-même comme le sujet connaissant, dont la représentation est le monde entier, lequel monde n’a donc d’existence qu’en relation à sa conscience comme le support nécessaire du monde. Ainsi, sous ce double rapport, chacun est lui-même le monde entier : le microcosme trouve en lui-même les deux faces du monde entièrement et complètement. Et ce que chacun reconnaît comme sa propre essence, cela même épuise également l’essence du monde entier, du macrocosme : comme l’individu, le monde lui-même est donc lui aussi de part en part volonté et de part en part représentation, et il n’y a rien d’autre en sus. Ainsi, nous voyons cici que la philosophie de Thalès, celle du macrocosme, se confond avec celle de Socrate, qui considère le microcosme, dans la mesure où leur objet se révèle être le même. » [II, §29]

Chaque être humain s’éprouve comme volonté et aussi comme sujet connaissant ayant une représentation du monde entier. Ainsi, sous ce double rapport, chacun est le monde entier. Le monde n’est pas l’ensemble des choses qui le constituent : microcosme et macrocosme ont la même essence. Si le macrocosme ne nous permet pas de mieux connaître l’essence du monde que le microcosme, c’est que le monde n’est pas conçu comme l’ensemble de tous les microcosmes que serait le macrocosme. L’infiniment grand ne nous révèle pas plus l’essence du monde que l’infiniment petit. Même si la grandeur incommensurable du système du monde (Weltgebäude) qu’on appelle l’univers est impressionnante, elle ne révèle pourtant pas l’essence du monde :

« entre-temps, ce qui me semble le plus important dans la considération de l’immensité du monde, c’est que l’essence en soi dont le phénomène est le monde – quel qu’il puisse être – ne peut avoir ainsi dispersé et divisé son identité véritable dans l’espace illimité, mais toute cette étendue infinie relève uniquement de son phénomène : en revanche, cette essence est présente entière et indivisée [ganz und ungetheilt gegenwärtig] en chaque chose de la nature, en chaque être vivant ; c’est pourquoi on ne perd rien à s’en tenir à n’importe quelle chose singulière, et la véritable sagesse ne requiert pas de mesurer le monde illimité ou, ce qui serait plus adapté à ce but, de parcourir en personne l’espace sans fin, mais elle requiert bien plutôt d’étudier à fond [ganz] n’importe quelle chose singulière en cherchant à connaître et comprendre parfaitement la véritable essence qui lui est propre. » [§25]
Inzwischen ist mir, bei Betrachtung der Unermeßlichkeit der Welt, das Wichtigste Dieses, daß das Wesen an sich, dessen Erscheinung die Welt ist, - was immer es auch seyn möchte, - doch nicht sein wahres Selbst solchergestalt im gränzenlosen Raum auseinandergezogen und zertheilt haben kann, sondern diese unendliche Ausdehnung ganz allein seiner Erscheinung angehört, es selbst hingegen in jeglichem Dinge der Natur, in jedem Lebenden, ganz und ungetheilt gegenwärtig ist; daher eben man nichts verliert, wenn man bei irgend einem Einzelnen stehn bleibt, und auch die wahre Weisheit nicht dadurch zu erlangen ist, daß man die gränzenlose Welt ausmißt, oder, was noch zweckmäßiger wäre, den endlosen Raum persönlich durchflöge; sondern vielmehr dadurch, daß man irgend ein Einzelnes ganz erforscht, indem man das wahre und eigentliche Wesen desselben vollkommen erkennen und verstehn zu lernen sucht. [194-195]

Comprendre le monde en son essence, ce n’est donc pas calculer l’intégrale de tous les microcosmes et de toutes les visions microscopiques du monde : c’est considérer en chaque phénomène son essence véritable, qui est l’essence en soi de toutes les choses, toujours égale à elle-même et également présente en toute chose sans être divisée entre les différentes choses (ganz und ungetheilt gegenwärtig). Cette essence est toujours la même : l’Unique égal à soi-même (das Gleiche und Eine) [173] est le même donc (dasselbe vs Nämliche) [181*], non pas simile, mais idem [366]. C’est que le monde est et reste entièrement lui-même dans chacune de ses manifestations phénoménales en tant que celle-ci est comprise en son essence. L’essence du monde peut donc être connue à partir de n’importe quel microcosme : ce qui vaut en premier lieu de l’être humain, chacun comprenant tout le monde et le monde entier de son point de vue subjectif.

Il est donc légitime de partir du cas particulier de l’être humain comme volonté et représentation pour en induire l’essence même de ce qui se passe dans le monde à partir d’une généralisation, laquelle n’est pas abusive dès lors qu’on s’est libéré de l’illusion que ce que l’on poursuit soi-même a quelque chose de particulier et de fondamentalement différent de ce que poursuivent les autres. La volonté de vivre est compréhensible à partir d’elle-même. Le contenu change, certes, et c’est ce qui donne l’impression que tout change : le monde est en devenir et en mouvement au niveau des phénomènes. Mais, en vérité, c’est tout le temps la même chose : les variations sensibles ne sont qu’une apparence illusoire, vu que tout se répète inlassablement de la même manière. Le monde est unique, parce qu’il est en son essence le même pour tout le monde : tous les êtres naturels vivent et s’affirment, des éléments les plus infinitésimaux du monde sensible jusqu’aux êtres humains. L’essence du monde reste toujours la même.

A. Le monde en apparence :
du monde de la représentation au monde de l’illusion du désir
Le monde comme représentation [I]

« Le monde est ma représentation. » Tout être (vivant) voit le monde de son propre point de vue : cette intuition (Anschaung) ou perception du monde lui en donne la représentation. Mais cette vérité unilatérale, qui considère le monde et même le corps propre comme la simple représentation d’un sujet, fait abstraction de manière unilatérale et arbitraire d’une autre vérité : « Le monde est ma volonté. » [§1] C’est vrai de tous les êtres : le sujet est en général le support du monde (Träger der Welt) [§2]. Comme le titre de l’ouvrage l’indique, le monde comme représentation est consécutif au monde comme volonté…

Le monde comme volonté [II]

Il y a identité d’essence de la force, qui s’exprime, aspire et agit dans la nature, avec la volonté de l’être humain : il n’y a pas d’hétérogénéité entre la force (naturelle) et la volonté (humaine) ; c’est la même force dans le monde minéral, végétal, animal et humain. La volonté n’est pas ce que l’on croit, elle peut prendre d’autres formes. La volonté n’est pas la volonté humaine motivée par des raisons abstraites, ce n’est rien d’autre que la force de la nature (Naturkraft) dans sa dimension cosmique ou universelle qui se manifeste tout autant dans le monde végétal que dans le monde minéral, par exemple à travers la cristallisation du cristal et l’attraction de l’aimant. Malgré une différence apparente dans la multiplicité des phénomènes, il y a unité et identité de l’essence de la volonté dans le monde : l’être humain a un caractère, la pierre a une qualité ; la différence est que le cristal cristallise et que la plante pousse. C’est la volonté qui est le moteur intérieur de l’essence du sujet individuel, de son agir et de ses mouvements. Car il y a identité entre la volonté et le corps (Leib) entendu comme corps vivant, le terme pour corps (Leib) signifiant originellement la vie (Leben) [§18].

Schopenhauer utilise énormément de mots dans le sens de la volonté. Ainsi, l’énergie vitale au sein d’un corps (Naturkraft ou Lebenskraft), c’est-à-dire le système immunitaire, peut être interprétée, pour un être humain, en termes de désir : par exemple, quelqu’un qui agonise peut encore avoir un désir à l’origine d’une énergie qui le fait tenir à la vie. De même, l’essence de la gravitation peut, à la suite de Jacob Boehme, être présentée comme inclination et désir des corps (Neigung und Begierde). De même, l’aimantation est interprétée comme une forme de nostalgie (Sehnsucht), tout comme la tension entre forces centripètes et centrifuges, qui maintient le monde en mouvement, est comparée à la tension sexuelle :

« Comme il faut considérer tout corps comme apparition d’une volonté, mais que la volonté se présente nécessairement comme une aspiration, l’état originaire de tout corps constitué en sphère dans le monde ne peut être le repos, c’est le mouvement, l’aspiration en avant dans l’espace infini sans arrêt, ni but. » [§27]
Im Großen zeigt es sich in dem Verhältniß zwischen Centralkörper und Planet: dieser, obgleich in verschiedener Abhängigkeit, widersteht noch immer, gleichwie die chemischen Kräfte im Organismus; woraus dann die beständige Spannung zwischen Centripetal- und Centrifugalkraft hervorgeht, welche das Weltgebäude in Bewegung erhält und selbst schon ein Ausdruck, ist jenes allgemeinen der Erscheinung des Willens wesentlichen Kampfes, den wir eben betrachten. Denn da jeder Körper als Erscheinung eines Willens angesehn werden muß, Wille aber nothwendig als ein Streben sich darstellt; so kann der ursprüngliche Zustand jedes zur Kugel geballten Weltkörpers nicht Ruhe seyn, sondern Bewegung, Streben vorwärts in den unendlichen Raum, ohne Rast und Ziel. [220]

Schopenhauer rejoint en quelque sorte Newton : ce n’est pas parce que je mesure l’attraction que je peux expliquer pourquoi elle existe. La réponse est la même quand deux amants s’attirent : il y a quelque chose de mystérieux dans cette vie qui émerge et se développe (ein Geheimnis), quelque chose d’inexplicable et d’insondable (unergründlich). C’est partout pareil dans le monde que crée la volonté de vivre.

Comme le monde a son fondement dans la volonté de vivre (comme chose en soi), il est vain de chercher l’essence du monde au niveau des causes (efficientes ou finales) des phénomènes qui se produisent dans le monde effectif. Ce serait une erreur de croire qu’il y ait une quelconque valeur, du sens ou de la finalité dans le monde visible : le mouvement incessant dans l’espace du monde ne connaît ni arrêt, ni but (ohne Rast und Ziel). Chaque être naturel s’affirme tout naturellement, parce que c’est inhérent à l’être qu’il est : en s’affirmant, chaque être s’exprime ou se manifeste lui-même dans le monde, envers et contre les autres. C’est qu’il y a lutte et division entre les êtres, et même entre les êtres qui s’attirent. Le désir inhérent à la vie prend la forme dédoublée de l’attraction amoureuse (éros) et de la lutte (éris).

Chez l’être humain, le désir se traduit en acte, soit par des actions dont il ne connaît pas la motivation, soit par des actions motivées par des raisons conscientes. Les désirs conscients, dont le sujet connaissant a conscience comme de motivations de ses actes volontaires, ces désirs donc interviennent au niveau phénoménal de l’apparition de la volonté dans le monde animal et même végétal : dans l’instinct, animal, les animaux ont conscience de ce qu’ils font sans avoir de représentation du monde dans lequel ils vivent ; ce désir comme force pulsionnelle inhérent à l’être est tout particulièrement obscur dans le monde animal et végétal. Le désir est donc un autre nom pour la volonté de vivre : le désir est la modalité de vivre en général et, donc, Schopenhauer ne distingue pas entre désir et volonté ; comme la volonté, le désir est aspiration, impulsion, inclination, passion. Tous ces termes disent la même chose, à savoir cette force de vivre qui pousse l’être vivant à s’affirmer : c’est valable non seulement pour les humains et pour les animaux, mais aussi pour les végétaux et les minéraux.

L’essence du désir étant la même dans toute la nature, l’attraction des aimants est de même nature que l’attirance des amants. Schopenhauer a une vision cosmique du désir : entre le désir du cristal, qui cristallise sans en avoir conscience, et le désir humain, qui a conscience de lui-même, il n’y a pas de différence de nature, mais seulement une différence de degré. Il n’y a pas de différence dans l’essence de l’être, mais il y a bien des différences dans le degré de l’expression de la volonté de vivre selon le niveau de l’être : ce que Schopenhauer appelle la forme (eidos) au sens de l’Idée platonicienne de cet être naturel correspond à un stade de l’objectivation de la volonté [§25] plus ou moins élevé dans l’échelle des êtres naturels, depuis le stade inférieur de la matière brute [§26] jusqu’au stade supérieur de l’être humain capable de se représenter le monde. L’essence de l’être humain lui permet de concevoir le monde humain comme représentation et de comprendre l’essence du monde. C’est la spécificité de l’être humain de pouvoir comprendre l’essence de la volonté de vivre qui est partout la même dans le monde. Reste que la plupart des êtres humains ne s’élèvent pas à cette considération philosophique de l’essence du monde à laquelle l’art nous ouvre

B. L’essence du monde :
de la représentation artistique du monde
à la délivrance du monde comme volonté
Le monde de l’art [III]

Si le monde comme représentation est au service du monde comme volonté de façon à servir l’action en général, dans le cas particulier de l’être humain, la représentation du monde peut être à l’origine d’une connaissance désintéressée de type intuitif (et non pas abstrait comme la connaissance scientifique) grâce à l’art qui nous donne connaissance des Idées des êtres. Le monde comme représentation est bien consécutif au monde comme volonté, mais il peut lui être supérieur au niveau de la connaissance, du moins à condition que la représentation n’en reste pas avec la science au niveau des causes des phénomènes, mais s’élève avec l’art dans le monde des Idées grâce à la connaissance intuitive (anschauliche Erkenntnis) de l’essence des choses qui est première par rapport à la représentation intellectuelle des phénomènes. Car, pour Schopenhauer, les Idées au sens de Platon ne sont pas d’ordre intellectuel, elles sont de part en part intuitives (durchaus anschaulich) en ce qu’elles donnent à voir attentivement [an-schauen] les figures impérissables des choses périssables qui apparaissent dans le monde à travers d’innombrables exemplaires qui re-produisent et démultiplient (vervielfältigen) la même chose au cours du temps [655]. En rupture avec la perception quotidienne des choses qui est en relation intéressée avec les buts poursuivis par la volonté, l’art ouvre génialement à la contemplation désintéressée des choses du monde en leur aspect essentiel (eidos) :

« Lorsque, s’élevant par la force de l’esprit, on renonce à la manière habituelle de considérer les choses et que l’on cesse de rechercher, à la lumière des différentes expressions du principe de raison, leurs relations entre elles dont le but ultime est toujours la relation à la volonté propre et, donc, lorsqu’on ne considère plus le lieu, le temps, le pourquoi et le pour quoi, mais uniquement ce qui les constitue[das Was], et qu’on ne laisse pas non plus la pensée abstraite, et les concepts de la raison, occuper la conscience ; mais qu’au lieu de tout cela, on tourne toute la puissance de son esprit vers l’intuition et qu’on s’y engloutit tout entier, laissant toute la conscience se remplir de la contemplation paisible d’un objet naturel actuellement présent, qu’il s’agisse d’un paysage, d’un arbre, d’un rocher, d’un édifice ou de tout autre chose, de sorte à se perdre entièrement dans cet objet […], c’est-à-dire à oublier son individualité et sa volonté en ce que ne subsiste plus que le sujet pur comme clair miroir de l’objet ; c’est comme si l’objet était là tout seul sans personne qui le perçoive de sorte qu’on ne puisse plus séparer de l’intuition celui qui l’éprouve, les deux se confondant en un seul, dans la mesure où toute la conscience est entièrement prise (eingenommen) et remplie par une seule image intuitive ; par conséquent, lorsque le sujet s’affranchit à ce point de toute relation avec la volonté, tout comme l’objet de toute relation avec ce qui n’est pas lui, ce qui est ainsi connu, ce n’est plus alors la chose individuelle en tant que telle, c’est l’Idée, la forme éternelle, l’objectité immédiate de la volonté à ce stade, tout comme celui qui est saisi par cette intuition n’est plus un individu, car l’individu s’est perdu dans une telle intuition : désormais, il est le sujet pur de la connaissance, sans volonté, ni douleur, et en dehors du temps. […] Dans une telle contemplation, la chose individuelle devient d’un seul coup Idée de son genre et l’individu éprouvant l’intuition devient sujet pur de la connaissance. […] Lorsque l’individu connaissant s’élève de cette manière en se transmuant en sujet connaissant et élève par là-même l’objet considéré en le transmuant en Idée, c’est alors seulement que le monde comme représentation est mis en avant en son intégrité et en sa pureté et que se produit la parfaite objectivation de la volonté, puisque seule l’Idée en est l’objectité adéquate. […] En pensant l’une après l’autre l’ensemble des Idées ou stades d’objectité de la volonté à l’aune du même, cette conscience constitue véritablement tout le monde comme représentation. Les choses individuelles partout et de tout temps ne sont pas rien d’autre que les Idées démultipliées par le principe de raison (la forme de la connaissance des individus en tant que tels) avec pour conséquence de rendre obscure leur pure objectité. De même que sujet et objet ne sont plus discernables dans l’Idée lorsqu’elle est mise en avant, parce que l’Idée, l’objectité adéquate de la volonté, le véritable monde comme représentation (die eigentliche Welt als Vorstellung) naît de ce que sujet et objet se remplissent et se pénètrent de manière parfaitement mutuellement ; de même également, l’individu connaissant et l’individu connu comme choses en soi ne sont plus distincts. Car, si nous faisons complètement abstraction de ce véritable monde comme représentation, il ne reste plus rien d’autre que le monde comme volonté. La volonté constitue l’en soi de l’Idée qui l’objectivise parfaitement ; la volonté est aussi l’en soi de la chose individuelle et du même individu connaissant, qui l’objectivisent imparfaitement la volonté. » [§34]

Seul l’art permet au monde comme représentation d’être véritablement ou proprement (eigentlich) lui-même en révélant l’Idée comme représentation adéquate de l’objectité de la volonté qui se manifeste dans le monde visible des phénomènes. Le véritable monde comme représentation révèle ainsi le monde comme volonté en son essence grâce à l’art du génie dont les œuvres, de différentes factures, permettent de contempler intuitivement, et non intellectuellement, les Idées de toutes les choses du monde en la pureté de la volonté qui est à l’origine de leur production démultipliée dans le monde visible. C’est donc l’art qui permet seul d’accéder au véritable monde comme représentation en donnant une connaissance intuitive, non pas des objets dans leur individualité, mais de l’Idée de ces objets comme forme éternelle de tous les objets de ce genre d’être qui en constitue la connaissance adéquate. L’Idée est l’objectivation adéquate ou parfaite de la volonté (comme chose en soi), dont l’objectivation individualisée dans le monde visible est l’expression imparfaite et démultipliée dans l’espace et au cours du temps (comme phénomène). Comme l’art découvre l’aspect essentiel de toutes les choses dans le monde, la conscience esthétique de toutes les Idées objectivant la volonté dans le monde constitue donc tout le monde comme représentation : il n’y a rien d’autre, sinon, que le monde comme volonté qui fait l’objet de la représentation intuitive par l’art, alors que la représentation scientifique du monde ne donne pas l’idée de ce qu’il est véritablement (eigentlich) lui-même. C’est dire que le monde n’est représenté lui-même qu’à travers l’art conçu comme connaissance intuitive de ce qu’il y a d’essentiel dans le monde : les Idées, abstraction faite des phénomènes inessentiels [262]. C’est son caractère intuitif qui permet à l’art de véritablement représenter le monde lui-même (eigentlich), alors que la représentation abstraite des relations et des lois causales entre les phénomènes spatio-temporels n’accède pas à l’essence du monde comme volonté :

« Quel mode de connaissance considère ce qui constitue seul véritablement (eigentlich) l’essentiel dans le monde [das Wesentliche der Welt] indépendamment de toutes les relations, le vrai contenu véritable des phénomènes, ce qui n’est soumis à aucun changement et est donc connu de tout temps comme la même vérité, en un mot : les Idées, qui sont l’objectité immédiate et adéquate de la chose en soi, de la volonté ? – C’est l’art, l’œuvre du génie. L’art reproduit [wiederholt ou re-cherche] les Idées éternelles appréhendées par le moyen de la contemplation pure : l’essentiel et le permanent à même tous les phénomènes du monde et, selon la matière pour cette reproduction, il est art plastique, poésie ou musique. Son unique origine est la connaissance des Idées ; son unique but, la communication de cette connaissance. » [§36]
Es ist die Kunst, das Werk des Genius. Sie die durch reine Kontemplation aufgefaßten ewigen Ideen, das Wesentliche und Bleibende aller Erscheinungen der Welt, und je nachdem der Stoff ist, in welchem sie wiederholt, ist sie bildende Kunst, Poesie oder Musik. [265]

Le génie artistique est cet œil clair du monde (klares Weltauge) qui se fait miroir lucide de l’essence du monde (hellen Spiegel des Wesens der Welt) pour mettre le monde en pleine lumière et nous permettre de le regarder attentivement :

« Ce n’est que par cette contemplation pure et tout entière absorbée dans l’objet que les Idées sont appréhendées conçoit, et l’essence du génie consiste dans une capacité éminente à cette contemplation, puisqu’elle exige un oubli complet de sa propre personne et de ses relations ; ainsi, la génialité n’est rien d’autre chose que l’objectité la plus parfaite, c’est-à-dire la direction objective de l’esprit par contraste avec la direction subjective qui porte sur la personne propre et la volonté. Par suite, la génialité consiste dans une capacité à se comporter de manière purement intuitive, à se perdre dans l’intuition et à soustraire la connaissance à la volonté, alors qu’elle n’était originairement là que pour la servir : ce qui revient à perdre complètement de vue son intérêt, sa volonté, ses buts et, donc, à aliéner complètement sa personnalité pour un maman, de façon à n'être plus que pur sujet connaissant, œil limpide du monde, et cela non pour quelques instants, mais aussi longtemps et avec autant de réflexion qu’il est nécessaire pour reproduire l’appréhendé à l’aide d’un art avisé et ‟fixer en des formules durables ce qui flotte dans le vague des apparences” (Goethe, Faust, I, v.348, ). – Pour que le génie se manifeste dans un individu, c’est comme s’il fallait que lui soit donné une faculté de connaître démesurée par rapport à ce qui est nécessaire pour servir une volonté individuelle : c’est cet excédent de connaissance libéré qui devient à présent sujet dépourvu de volonté, clair miroir de l’essence du monde. » [§36]
so ist Genialität nichts Anderes, als die vollkommenste Objektivität, d.h. objektive Richtung des Geistes, entgegengesetzt der subjektiven, auf die eigene Person, d.i. den Willen, gehenden. Demnach ist Genialität die Fähigkeit, sich rein anschauend zu verhalten, sich in die Anschauung zu verlieren und die Erkenntniß, welche ursprünglich nur zum Dienste des Willens daist, diesem Dienste zu entziehn, d.h. sein Interesse, sein Wollen, seine Zwecke, ganz aus den Augen zu lassen, sonach seiner Persönlichkeit sich auf eine Zeit völlig zu entäußern, um als rein erkennendes Subjekt, klares Weltauge, übrig zu bleiben: und dieses nicht auf Augenblicke; sondern so anhaltend und mit so viel Besonnenheit, als nöthig ist, um das Aufgefaßte durch überlegte Kunst zu wiederholen und „was in schwankender Erscheinung schwebt, zu befestigen in dauernden Gedanken“. - Es ist als ob, damit der Genius in einem Individuo hervortrete, diesem ein Maaß der Erkenntnißkraft zugefallen seyn müsse, welches das zum Dienste eines individuellen Willens erforderliche weit übersteigt; welcher frei gewordene Ueberschuß der Erkenntniß, jetzt zum willensreinen Subjekt, zum hellen Spiegel des Wesens der Welt wird [266]

Comme « l’artiste nous laisse voir le monde [in die Welt blicken] à travers ses yeux » [278], il nous invite à devenir nous-même cet unique œil du monde (das eine Weltauge) qui permet de tout regarder et admirer dans le monde d’un même point de vue esthétique [282]. Stimulant ainsi la force intérieure d’un état d’esprit artistique (innere Kraft eines künstlerischen Gemüthes) en l’amateur d’art [281], le génie peut l’entraîner avec lui dans sa contemplation désintéressée du Beau. Il s’agit d’une connaissance désintéressée de la beauté du monde, dans la mesure où la représentation du monde n’est plus au service des objectifs poursuivis par la volonté dans le monde : admirer un tableau de Ruysdael, par exemple, produit un plaisir esthétique qui ne sert à rien. Ce moment de l’expérience esthétique de la beauté du monde permet de prendre du recul par rapport au monde dans lequel la volonté de vivre s’exprime et s’exténue. Le monde de l’art, le monde produit par l’art, est un autre monde : le monde comme représentation esthétique est affranchi du monde comme volonté. Grâce à cette connaissance du monde de type esthétique, et non pas scientifique, l’amateur d’art entre dans un autre monde où il n’est plus question de bonheur ou malheur :

« du moment où, arrachés à la volonté pour nous livrer à la connaissance pure de toute volonté, nous sommes pour ainsi dire entrés dans un autre monde où tout ce qui met en branle notre volonté et nous bouleverse si brutalement a disparu. Cette libération de la connaissance nous soustrait à tout cela autant et aussi complètement que le sommeil et le songe : heur et malheur sont évanouis ; nous ne sommes plus l’individu, il est oublié, nous ne sommes plus que pur sujet de la connaissance : nous ne sommes plus là qu’en tant que l’œil unique du monde, cet œil par lequel regardent tous les êtres connaissants et qui ne peut que chez l’être humain cesser complètement d’être au service de la volonté, ce qui fait disparaître entièrement toute différence de l’individualité, de sorte qu’il est indifférent de savoir si l’œil qui regarde appartient à un roi puissant ou bien à un misérable mendiant. » [§38]
in dem Augenblicke, wo wir, vom Wollen losgerissen, uns dem reinen willenlosen Erkennen hingegeben haben, sind wir gleichsam in eine andere Welt getreten, wo Alles, was unsern Willen bewegt und dadurch uns so heftig erschüttert, nicht mehr ist. Jenes Freiwerden der Erkenntniß hebt uns aus dem Allen eben so sehr und ganz heraus, wie der Schlaf und der Traum: Glück und Unglück sind verschwunden: wir sind nicht mehr das Individuum, es ist vergessen, sondern nur noch reines Subjekt der Erkenntniß: wir sind nur noch da als das eine Weltauge, was aus allen erkennenden Wesen blickt, im Menschen allein aber völlig frei vom Dienste des Willens werden kann, wodurch aller Unterschied der Individualität so gänzlich verschwindet, daß es alsdann einerlei ist, ob das schauende Auge einem mächtigen König, oder einem gepeinigten Bettler angehört. [282]

« Cette béatitude de l’intuition dépourvue de volonté [Säligkeit des willenlosen Anschauens] qui répand sur le passé ou sur le lointain une si merveilleuse magie » a pour effet de faire disparaître le monde comme volonté pour ne plus laisser apparaître que le monde comme représentation : « Die Welt als Vorstellung ist dann allein noch übrig, und die Welt als Wille ist verschwunden. » [283]. L’art ouvre au monde comme représentation esthétique qui permet d’en connaître et reconnaître la sublime beauté. L’art ouvre à la beauté du monde et découvre ainsi le monde entier sous cette modalité de la connaissance esthétique en couvrant tous les objets qui apparaissent dans le monde. De l’architecture à la musique en passant par la peinture et la littérature, les différents types d’art donnent accès à cet autre monde chacun à leur manière.

C’est vrai tout d’abord de ces magnifiques peintures de genre Nature morte des peintres hollandais qui donnent à voir des figures idéal-typiques d’un objet qui paraît habituellement insignifiant, mais qui devient phénoménal grâce à sa représentation esthétique. Cette chose qui est figurée par le peintre représente symboliquement toutes les choses de son espèce : ce qui donne bien une connaissance désintéressée et intuitive de l’Idée de cette chose, qu’il s’agisse d’une corbeille de fleurs ou de fruits, de gibier ou d’huîtres, etc., sans parler du crane des vanités. Or la peinture d’une nature morte présuppose l’humeur tranquille et sereine d’un artiste :

« Humeur intérieure, prépondérance de la connaissance sur le vouloir peut provoquer cet état dans tout environnement. C’est ce que nous montrent ces judicieux peintres hollandais, qui ont dirigé une telle intuition objective sur les objets les plus insignifiants et ont érigé un monument durable de leur objectivité et sérénité comme Nature morte. Ce que l’amateur d’art ne peut considérer sans émotion, car cela manifeste l’état d’âme tranquille, serein et dépourvu de volonté, dont l’artiste avait besoin pour avoir une intuition si objective de choses si insignifiantes, pour les considérer si attentivement et pour reproduire si fidèlement cette intuition : et, en tant même que le tableau exige également de l’amateur d’art d’éprouver un tel état, son émotion s’accroît souvent d’autant plus par contraste avec la propre disposition de son esprit agité et troublé par l’impétuosité de la volonté. C’est dans ce même esprit que des peintres de paysage, particulièrement Ruysdael, ont souvent peint des sites parfaitement insignifiants et qu’ils ont ainsi produit le même effet d’une manière plus joyeuse encore. » [§38]

La peinture illustre parfaitement la manière dont l’art présente les choses du monde de manière intuitive sous l’angle [*idéal-typique ou symbolique] des Idées que ces choses expriment. La spécificité de l’art, c’est d’offrir au monde une re-présentation intuitive ou encore une présentation (Darstellung) esthétique des choses qui se produisent dans le monde : leur reproduction est une fidèle imitation qui donne une Idée adéquate de la volonté (de vivre) à l’origine des choses. C’est vrai de la musique, dont il est question dans le §52, mais dans un sens très singulier : loin d’être en effet de recopier (Nachbildung) ou reproduire (Wiederholung) les Idées des êtres du monde, elle entretient une relation bien plus profonde et sérieuse à l’essence la plus intime du monde et de notre être propre [357] dans la mesure où elle met en scène le mouvement même de la volonté de vivre à l’origine du monde. La propriété exclusive de la musique, c’est de n’exprimer que « la quintessence de la vie et de ses événements » en général sans jamais se focaliser sur les variations particulières de ces événements [365]. C’est ce qui lui donne une signification et importance (Bedeutung) tout à fait spécifique par rapport aux autres arts :

« Les Idées (platoniciennes) sont l’objectivation adéquate de la volonté ; le but de tous les autres arts est de stimuler […] par la présentation [Darstellung] la connaissance de ces choses individuelles (car les œuvres d’art ne sont rien d’autre). Tous ces autres arts n’objectivent donc la volonté qu’indirectement, c’est-à-dire par l’intermédiaire des Idées : et, comme notre monde n’est rien d’autre que le phénomène des Idées dans la multiplicité par l’intermédiaire de l’entrée dans le principium individuationis […] ; alors la musique, qui va au-delà des Idées, est complètement indépendante du monde phénoménal qu’elle ignore absolument : elle pourrait en quelque sorte exister, alors même que l’univers n’existerait pas, ce qu’on ne peut pas dire des autres arts. C’est que la musique est une objectivation et une copie [Abbild] tellement immédiate de toute la volonté, comme l’est le monde lui-même et même comme le sont les Idées elles-mêmes, dont le phénomène démultiplié constitue le monde des choses individuelles. Elle n’est donc pas, comme les autres arts, la copie des Idées, mais elle est copie de la volonté elle-même dont les Idées sont également l’objectité. C’est pourquoi l’effet de la musique est d’autant plus puissante et plus pénétrante que celui des autres arts : ceux-ci ne portent en effet que sur l’ombre, tandis qu’elle parle de l’essence. » [359]
« Ce rapport intime entre la musique et l’essence vraie de toutes les choses explique que, si une musique donne le ton juste d’une quelconque scène ou action, d’un quelconque événement ou environnement, nous percevons les sons d’une musique, cette musique semble nous en révéler le sens le plus secret et nous en livrer le commentaire le plus juste et le plus évident. Cela explique également que, pour celui qui se laisser entièrement emporter par l’impression produite par une symphonie, c’est comme s’il voyait défiler devant lui tous les événements possibles de la vie et du monde : pourtant, à bien y réfléchir [besinnen], il ne peut découvrir aucune similitude entre les airs exécutés et nos visions des choses. Car, nous l’avons dit, la musique se distingue des autres arts en cela qu’elle n’est pas copie [Abbild] du phénomène ou, plus exactement, de l’objectité adéquate de la volonté, mais elle est immédiatement copie de la volonté elle-même et, donc, elle présente ce qu’il y a de métaphysique dans le monde physique, la chose en soi de tout phénomène. Le monde pourrait ainsi être appelé musique incarnée tout autant que volonté incarnée : ce qui permet de comprendre pourquoi la musique permet de mettre en avant tout tableau, toute scène de la vie réelle ou du monde, en magnifiant sa signification, et ce de d’autant plus que sa mélodie est analogue à l’esprit intime du phénomène en jeu. » [366]

L’expérience de la beauté du monde à travers l’art permet d’apprécier le monde tel qu’il est, esthétiquement, abstraction faite donc de tous les intérêts que peut éprouver la volonté de vivre. L’art produit l’harmonie avec le monde en nous permettant d’oublier ce qui nous fait souffrir, tant du moins que nous nous réjouissons de la beauté des choses du monde et donc de la beauté de l’être humain lui-même :

« notre personnalité, notre vouloir avec sa constante souffrance disparaît tant que dure la joie purement esthétique ; c’est là ce qui fait dire à Goethe : ‟Rien de mal ne peut arriver à celui qui contemple la beauté humaine : il se sent en accord avec lui-même et avec le monde.” [Les affinités électives, I,6] » [§45, 312]

La beauté pour l’être humain consiste précisément en cette capacité spécifique à pouvoir admirer le monde. C’est en fin de compte la thèse que Schopenhauer soutient dans ce livre III consacré au monde comme représentation esthétique : si le monde n’est rien d’autre que ce qui rend visible la volonté, l’art élucide ce qui est rendu visible en le présentant intuitivement d’une manière plus concentrée et accomplie grâce à l’attention aux choses du monde dont le génie artistique est capable en tant même qu’il re-produit leur beauté avec autant de circonspection que de réflexion attentionnée (Besonnenheit). L’art est pour l’essentiel la même chose que le monde visible mais c’est sous la forme plus accomplie de sa représentation esthétique. C’est ce qui fait toute l’importance et la valeur de l’art que Schopenhauer rappelle à la fin du §52 en conclusion du livre III :

« De notre point de vue, l’ensemble du monde visible n’est que l’objectivation, le miroir de la volonté, l’accompagnant en vue de lui permettre de se connaître elle-même et de lui donner une possibilité de délivrance ; et, en même temps, le monde comme représentation est l’aspect de la vie le plus réjouissant et le seul qui soit innocent, quand on le considère isolément en s’arrachant à la volonté pour n’avoir plus conscience que de ce monde comme représentation. Nous avons vu dans l’art l’intensification la plus grande et le développement le plus parfait de tout cela, puisqu’il procure pour l’essentiel précisément la même chose que le monde visible, mais en plus condensé et plus achevé, avec intention et attention [Besonnenheit], de sorte que l’art peut être appelé la floraison de la vie, dans toute l’acception du mot. Si tout le monde comme représentation n’est que la visibilité de la volonté, alors l’art est la clarification de cette visibilité, la Camera obscura qui permet de montrer les objets de manière plus pure et d’en avoir une meilleure vision d’ensemble, le spectacle dans le spectacle, la scène sur la scène dans Hamlet. » [371-372]

Ce que fait l’art, c’est présenter chacune de ces formes diversifiées qui expriment cette identique volonté de vivre qui caractérise le monde en général. Mais ce sentiment esthétique de la beauté du monde sous toutes ses formes présuppose ainsi de ne plus s’engager dans le monde dans l’espoir d’y être heureux : c’est la délivrance à l’endroit du monde dont le livre IV va exposer les termes…

Se délivrer du monde illusoire du désir [IV]

La considération du monde comme représentation esthétique [livre III] fait de l’art un stade préalable à la compréhension philosophique de la nécessité de se libérer de la volonté de vivre dans un monde d’apparences trompeuses [livre IV]. C’est le sens du sous-titre de cette quatrième considération : acquise grâce à l’expérience de l’essence du monde qu’est la volonté de vivre [II] et grâce à la connaissance esthétique de l’essence du monde [III], la connaissance de soi ouvre à l’affirmation de la volonté de vivre, puis à sa négation (Bejahung und Verneinung des Willens zum Leben). La connaissance esthétique de l’essence du monde permet d’en apprécier toute la beauté et de s’en réjouir : ce qui permet tout d’abord à l’individu d’apprécier la vie dont il jouit et d’affirmer en conséquence sa volonté de vivre dans ce monde constitué d’une myriade de choses plus belles les unes que les autres. Mais cette affirmation initiale de la volonté de vivre aboutit à sa négation : ce n’est pas l’individu qui met fin à sa vie en refusant de s’engager dans le monde, c’est la volonté de vivre qui se détruise ou se supprime pour cesser de souffrir et de faire souffrir au sein du monde comme volonté dont il s’agit de se délivrer. L’auto-destruction de la volonté de vivre prouve a contrario que la volonté ne produit le monde que parce qu’elle s’y investit en croyant à tort pouvoir atteindre le bonheur miroité.

Quand on comprend l’essence de la volonté de vivre égoïstement, si possible avec les autres, mais souvent au détriment des autres, et qu’on analyse objectivement notre condition, on s’aperçoit que le malheur est la chose du monde la mieux partagée : on n’est jamais content. C’est la conclusion du livre II : le monde comme volonté est une arène où chacun se bat pour satisfaire ses désirs aux dépens des autres sans jamais parvenir pour autant au bonheur escompté ; c’est à cet égard un monde d’apparence où tout se répète partout et tout le temps, inlassablement et désespérément, sans que rien d’essentiellement nouveau se produise sous le soleil à travers les innombrables variations sur les mêmes thèmes. Si Nietzsche célébrera l’éternel retour du même, Schopenhauer semble bien plutôt en désespérer.

C’est l’argument développé par Schopenhauer au § 65. La plupart des désirs (Begehrungen) reste, en effet, insatisfaits et le combat égoïste pour les satisfaire nous pousse à agir mal et même à devenir mauvais au sens de méchant (böse) : la source principale de la souffrance, c’est éris, la lutte comme moyen de s’imposer contre les autres pour satisfaire ses désirs. Éris, c’est le combat des individus en conflit qui amène le plus fort à commettre des injustices dont l’autre doit pâtir. Cela veut dire que la volonté cosmique de vivre se retourne contre elle-même. Dans ce paragraphe, Schopenhauer répond à la question de l’origine du mal, du désir de faire du tort à autrui et même de faire souffrir l’autre.

Le bonheur, d’ordre imaginaire, est lié à l’imagination et, en particulier, au désir d’être supérieur aux autres, lequel est fondamentalement égoïste. À cet égard, l’art propose une image fidèle et fiable de l’essence du monde et de la vie, une représentation esthétique de la condition humaine : le drame épique met en scène un héros qui se bat (Ringen, Streben und Kämpfe) en vue d’un bonheur impossible à présenter (darstellen) en affrontant les dangers et surmontant les difficultés dans l’illusion (wähnen) de pouvoir atteindre cet objectif brillant. Par contraste, la musique rend compte des oscillations du cœur humain en exprimant mélodiquement l’histoire la plus intime de la volonté consciente de soi, la plus secrète vie et aspiration (Sehnen), tout en introduisant la dissonance la plus douloureuse, de façon à finalement retrouver la tonalité de base qui exprime l’apaisement de la volonté (tout en évitant l’ennui). Insatisfait de sa vie, cherchant à en dissimuler le vide et à exclure l’ennui, l’esprit humain préfère entretenir l’illusion du bonheur par la création d’un monde imaginaire de démons, dieux et autres saints auxquels il désire rendre un culte. C’est le symptôme de la double détresse (Bedürftigkeit) dans laquelle il se trouve : il a besoin d’aide et il a besoin d’occupation. Heureusement, selon Schopenhauer, qu’il est possible de se délivrer du désir…

Le monde comme volonté, c’est la nature, alors que le monde comme représentation, c’est la connaissance. Mais seule la connaissance peut offrir la possibilité de se délivrer de la volonté par un renoncement volontaire de la volonté à la volonté : ce qui revient à une autosuppression. Or, comme la volonté de vivre implique le malheur, l’affirmation de cette volonté de vivre doit justifier la souffrance. Quand on vit et qu’on est confronté à une difficulté grave, les autres sont d’ailleurs là pour nous dire que c’est comme ça. La volonté produit le malheur : Schopenhauer appelle ça la justice éternelle, qu’il ne faut pas confondre avec la justice temporelle, laquelle implique la négation égoïste de la volonté d’autrui. En raison de cet égoïsme, il y a un combat entre les individus (éris), qui est tout aussi bien un conflit intrinsèque à la volonté de vivre (Widerstreit) : une division de la volonté de vivre, qui peut être représentée sous l’angle épouvantable des guerres et des tyrannies ou sous l’angle comique de la vanité. Éris est donc bien la source principale de souffrance : l’affirmation du corps propre passe par la destruction du corps des autres qui s’opposent à la satisfaction de nos désirs, le pire étant le cannibalisme.

Contre cette illusion égocentrique qui nous empêche de voir que tout se paye ici-bas [Vergeltungsgesetz], il faut donc comprendre l’intrication entre les maux ressentis par l’un et le mal fait par l’autre. Cette philosophie indienne du karma, c’est la justice éternelle qui règne dans le monde. En réalité, le monde est identique au mal : c’est la vallée des lamentations dont parle Luther ; le monde, c’est le mal lui-même (das Übel). Mais Schopenhauer va plus loin encore. La grande vérité, à ses yeux, c’est que Übel et Böse sont une seule et même chose. Si quelqu’un a mal, c’est parce que quelqu’un d’autre lui a fait du mal : on ne peut pas dissocier le mal et la méchanceté. Les maux de ce monde sont indissociables de la méchanceté de ceux qui occasionnent les maux. Il ne suffit donc pas d’en finir avec les méchants. Il faut comprendre qu’il y a une unité dans les phénomènes du monde : le désir égoïste de bonheur se paye naturellement par le malheur des autres. Si l’on n’est pas d’accord avec cela, il faut déchirer le voile de maya, c’est-à-dire rompre avec la volonté de vivre : c’est la voie qui ouvre à la délivrance ultime du monde. Le voile de Maya, c’est le voile de l’illusion, le voile de l’illusion du désir, le voile d’un monde d’apparence paraphrasé par amor. Ce qui revient à déchirer le voile de Maya, révélé par la mythologie indienne, comme la seule voie pour se délivrer de la souffrance du monde.

En somme, le salut et la délivrance par rapport à la misère du monde ne peuvent venir que de la volonté au sens de cette chose en soi, de ce caractère qui permet de s’opposer à l’expression phénoménale de la volonté que l’on appelle les désirs. Cette délivrance va consister à percer à jour le voile de Maya, c’est-à-dire à se surmonter soi-même en dépassant l’illusion du principe d’individuation. Cela invite à renoncer à vouloir : il s’agit en ce sens d’en finir avec le désir. C’est la volonté comme chose en soi, comme caractère intelligible, qui va nier la volonté phénoménale : celle-là même qui se traduit par des désirs égoïstes, par les douleurs que nous éprouvons et par les souffrances que nous faisons subir aux autres. C’est au niveau des choses en soi qu’il y a liberté humaine et, donc, qu’une éthique est possible, laquelle mène à la vraie sainteté et à la délivrance (Erlösung) du monde du désir…