Le monde sens dessus dessous

1.2.1.
Le monde absent de la Nature :
la substance acosmique du Deus sive Natura
Spinoza

Rédigé en langue latine sous le titre Ethica entre 1661 et 1675 avant d’être publié à titre posthume en 1677 et interdit l’année suivante, l’Éthique de Spinoza expose more geometrico – à la manière des Éléments d’Euclide – une ontologie naturaliste, physicienne au sens grec du terme, qui désintègre la métaphysique traditionnelle en identifiant Dieu à la nature (phusis) : Deus sive Natura ! Il existe quatre occurrences de cette équation dans la quatrième partie de l’ouvrage qui contient deux doublets de la formule, dans la proposition 4 et tout d’abord dans son avant-propos :

« la Nature n’agit pas pour une fin ; cet Être éternel et infini que nous appelons Dieu ou Nature [Deum seu Naturam], agit avec la même nécessité qu’il existe. Car la même nécessité de nature par laquelle il existe, est celle aussi par laquelle il agit, nous l’avons fait voir (Prop. 16, p. I). Donc la raison, ou la cause, pourquoi Dieu ou la Nature [Deus seu Natura] agit, et pourquoi il existe, est une et toujours la même. N’existant pour aucune fin, il n’agit donc aussi pour aucune ; et comme son existence, son action aussi n’a ni principe, ni fin. Cette cause qu’on appelle finale n’est d’ailleurs rien que l’appétit humain en tant qu’il est considéré comme le principe ou la cause primitive d’une chose. Quand, par exempte, nous disons que l’habitation a été la cause finale de telle ou telle maison, certes nous n’entendons rien d’autre sinon qu’un homme, ayant imaginé les avantages de la vie de maison, a eu l’appétit de construire une maison. L’habitation donc, en tant qu’elle est considérée comme une cause finale, n’est rien de plus qu’un appétit singulier, et cet appétit est en réalité une cause efficiente, considérée comme première, parce que les hommes ignorent communément les causes de leurs appétits. Ils sont en effet, je l’ai dit souvent, conscients de leurs actions et appétits, mais ignorants des causes par où ils sont déterminés à appéter quelque chose. » [IV, préface]

Encadré par une double référence à l’appendice à la première partie de l’ouvrage, ce passage rappelle la critique spinoziste du finalisme qui s’y trouve en effet formulée : renversant totalement (omnino) la nature qui procède par causes efficientes, la doctrine des causes finales postule que « la Nature ne fait rien en vain (c’est-à-dire rien qui ne soit pour l’usage des hommes) » ; jugeant de la complexion d’autrui et de celle des choses naturelles d’après leur propre complexion (ex suo ingenio), « les humains supposent communément que toutes les choses naturelles agissent, comme eux-mêmes [ut ipsos], en vue d’une fin » grâce à Dieu qui aurait tout fait en vue de l’homme pour que l’homme lui rendît un culte[1]. C’est en effet un préjugé, et même le préjugé par excellence, de projeter ainsi de manière anthropomorphique le modèle de l’action intentionnelle de l’être humain sur la Nature et sur Dieu conçu comme une personne (tout-puissante) douée de la liberté humaine et de surcroît dotée de l’imagination nécessaire pour créer toutes choses avec ordre (omnia ordine).

[1] Spinoza, Éthique, appendice à la partie I, édition bilingue par Ch. Appuhn (1934), Vrin, 1983, t. I, p. 98-105 vs trad. par Ch. Appuhn dans Œuvres, III, Garnier-Flammarion, p. 61-64.

Postulant que tout a été voulu par Dieu, la doctrine finaliste justifie l’arrangement extrinsèque de toutes les choses entre elles et l’agencement intrinsèque à toute chose naturelle. Avant d’aborder le cas de ce que Kant appellera la finalité interne à la constitution des corps vivants dans la Critique de la faculté de juger [§ 63-64], Spinoza traite la question de la finalité externe que Kant considérera comme seulement relative dans la mesure où elle advient de manière seulement accidentelle (zufällig) à la chose en soi elle-même : par exemple, il faut de l’herbe pour nourrir les herbivores dont se nourrissent leurs prédateurs carnivores, le sable est inconcevable sans la mer qui le produit, etc. [Ak. V, 368]. Pour sa part, Spinoza avait pris un exemple de coïncidence entre des chaînes de causalité indépendantes pour montrer non pas que le hasard existe, puisque la nécessité règne dans la nature, mais qu’il n’y a aucune coordination entre elles des causes efficientes qui se produisent sans poursuivre les effets qu’elles produisent comme s’il s’agissait de fins, de sorte que cet « admirable arrangement » du Système du monde qu’évoque Newton dans le Scholie général à la toute fin des Principia… est tout simplement une fiction de l’imagination humaine.

Rien ne peut prouver la doctrine des causes finales, sinon un artifice argumentatif que Spinoza s’évertue à démonter : l’argumentation, non par l’absurde, mais par l’ignorance des causes efficientes est en effet abîmée par un subterfuge qui consiste à se réfugier dans cet asile de l’ignorance qu’est la volonté divine, comme cause soi-disant première de toute chose, pour remédier à l’ignorance des causes. Car la recherche rationnelle des causes efficientes, lorsqu’elle est poussée à bout, ne peut qu’aboutir au constat de l’ignorance de « la cause de la cause » ou de la cause de cette cause de la cause, et ainsi de suite à l’infini… Il s’agit donc de mettre arbitrairement fin à ce processus forcément interminable de recherche des causes en amont des choses à expliquer en substituant subrepticement à cet indéfini l’infini de la volonté divine :

« les sectateurs de cette doctrine, qui ont voulu faire briller leur esprit dans l’explication des causes finales des choses, ont inventé, pour établir leur système, un nouveau genre d’argumentation, lequel consiste à réduire son contradicteur, non pas à l’absurde, mais à l’ignorance ; et cela fait bien voir qu’il ne leur restait plus aucun moyen d’argumenter. Si, par exemple, une pierre [lapis] tombe du toit d’une maison sur la tête d’un homme et le tue, ils démontreront de cette manière que la pierre est tombée pour tuer cet homme. Comment, en effet, si Dieu ne l’avait fait tomber à cette fin, tant de circonstances y auraient-elles concouru (et il est vrai de dire que ces circonstances sont souvent en très-grand nombre) ? Vous répondrez peut-être que cela est arrivé parce que le vent soufflait et qu’un homme passait par là. Mais, insisteront-ils, pourquoi le vent soufflait-il à ce moment et pourquoi un homme passait-il par-là précisément à ce même moment ? Si vous répondez alors que le vent s’est levé parce que la mer, le jour avant, par un temps encore calme, avait commencé à s’agiter, et que l’homme a passé par là parce qu’il se rendait à l’invitation d’un ami, ils vous presseront encore d’autres questions : mais pourquoi la mer était-elle agitée ? pourquoi cet homme a-t-il été invité pour tel moment ? Et ainsi ils ne cesseront de vous demander la cause de la cause, jusqu’à ce que vous vous soyez réfugié dans la volonté de Dieu, qui est l’asile de l’ignorance. De même aussi, quand ils considèrent la fabrication du corps humain, ils tombent dans un étonnement stupide, et comme ils ignorent les causes de tant d’art, ils concluent qu’il n’est point formé mécaniquement, mais par un art divin ou surnaturel, et en telle façon qu’aucune partie ne nuise à l’autre. C’est pourquoi quiconque cherche les véritables causes des miracles, et s’efforce de comprendre les choses naturelles en savant, au lieu de les admirer en homme stupide, est tenu aussitôt pour hérétique et pour impie, et proclamé tel par les hommes que le vulgaire adore comme les interprètes de la Nature et de Dieu. » [I, appendice, trad. Appuhn, t. I, p. 104-107 vs p.64-65]

Cette interprétation de la Nature et de Dieu ne montre rien d’autre sinon que la Nature et les Dieux sont atteints du même délire que les hommes (Naturam, Deosque aequè, ac homines, delirare). Faisant fi de toutes les choses nuisibles, comme les tremblements de terre ou les maladies, qui échoient pourtant indistinctement aux pieux et aux impies, les hommes s’imaginent ainsi que Dieu a mis à leur disposition toutes les choses naturelles (omnia naturalia) comme des moyens à leur usage, qu’il s’agisse de leur propre corps ou des autres corps : Dieu leur a procuré, par exemple, « des yeux pour voir, des dents pour mâcher, des herbes et des animaux pour manger, le soleil pour s’éclairer, la mer pour nourrir des poissons, etc. » Ce délire superstitieux à l’origine de l’invention des causes finales porte donc à la fois sur la finalité externe, qui est censée régir l’ensemble de la nature, et sur la finalité interne qui organiserait spécifiquement le corps vivant, notamment de l’être humain : stupéfaits à la vue de la fabrication du corps humain (corporis humani fabrica), dont l’arrangement a été produit par des causes qu’ils ignorent, les hommes jugent que tant d’art (tantae artis) ne peut s’expliquer que par l’art divin ou surnaturel, et non mécaniquement (non mechanica, sed divina vel supernaturali arte fabricari), comme le stipule le déterminisme spinoziste. Toutes les qualités attribuées aux corps le sont ainsi en fonction de l’utilité qu’en tirent les hommes qui inventent des notions, comme la beauté ou l’ordre, pour expliquer la nature des choses.

C’est l’imagination humaine qui met de l’ordre dans la nature et trouve de l’harmonie dans les mouvements célestes en attribuant aux choses elles-mêmes les qualités éprouvées à travers les affections, d’ailleurs variables, que chacun éprouve en fonction de la sensibilité de son corps et de la disposition de son cerveau qui en résulte : le cerveau enregistre en effet les impressions des sens transmises par les nerfs touchés par un mouvement (motus) et jugent en conséquence les choses belles ou laides (à leurs yeux), agréables ou désagréables (au goût), etc. Comme il y a entre les cerveaux autant de différence qu’entre les palais et qu’il y a énormément de différences entre les corps humains, les hommes imaginent les choses en fonction de la sensibilité variable de leur corps plutôt qu’ils ne les connaissent [*grâce à la puissance de l’esprit qu’est la raison qui leur permet de reconnaître les causes efficientes]. L’esprit humain n’étant que l’idée du corps [II, prop. 13], l’être humain ne peut en effet se placer hors de la nature pour juger de l’ordre des choses naturelles d’un point de vue métaphysique qui permettrait à son esprit de surplomber la nature. Loin d’être comme un empire dans un empire [III, préface], l’être humain fait, corps et âme, partie intégrante de la Nature :

« La puissance par laquelle les choses singulières et par suite l’homme conservent leur être, c’est la puissance même de Dieu ou de la Nature [Dei sive Naturae] (par le Coroll. de la Prop. 24, p. I), non en tant qu’elle est infinie, mais en tant qu’elle peut s’expliquer par l’essence actuelle d’un homme (Prop. 7, p. III). Donc la puissance de l’homme, en tant qu’elle s’explique par son essence actuelle est une partie de la puissance infinie, c’est-à-dire de l’essence (Prop. 34, p. I), de Dieu ou de la Nature [Dei seu Naturae] » [IV, démonstration de la prop. 4].

L’intégration de la puissance finie de l’être humain au sein de la puissance infinie de Dieu est le pendant anthropologique de la désintégration de la métaphysique accomplie par l’ontologie naturaliste du Deus sive Natura. Spinoza ne se contente donc pas d’identifier Dieu à la nature, il prend congé de toute métaphysique en réintégrant l’esprit humain dans la nature tout en désintégrant le monde clos au sein de la substance infinie : il s’agit tout à la fois de réfuter le statut privilégié de l’être humain au sein de la nature et de récuser l’idée même du monde comme ensemble ordonné (cosmos) pour mieux refuser le postulat métaphysique d’un ordre du monde. Le geste subversif d’appropriation du nom de Dieu permet ainsi à Spinoza de se soustraire aux deux autres idées métaphysiques que Kant analysera dans la Dialectique de la raison pure : l’âme de la psychologie et le monde de la cosmologie. Si Kant soumet en effet les trois Idées de la raison au cœur de la métaphysique traditionnelle à la Critique de la raison pure pour montrer l’apparence transcendantale qui les fait prendre à tort pour des connaissances, Spinoza écarte pour sa part ces trois idées produites par l’imagination méta-physicienne : le Dieu transcendant, le monde comme totalité inconditionnée, l’âme comme ontologiquement séparée du corps. Mais Kant ne déconstruira la métaphysique traditionnelle en 1781 que pour mieux la reconstruire de manière critique sous la triple figure d’une psychologie-cosmologie-théologie rationnelle, alors qu’un siècle plus tôt Spinoza construit une ontologie naturaliste qui dissout tout élément métaphysique avec pour conséquence de revaloriser le corps naturel des êtres à un double niveau : sur le plan traditionnellement qualifié de cosmologique, le Deus sive Natura a pour effet de mettre en avant et en valeur la substance corporelle de la nature, dont l’idée vraie permet d’écarter le concept métaphysique de cosmos ; au niveau qu’on pourrait appeler psycho-anthropologique, le mens idea corporis revalorise le corps proprement humain en excluant de penser l’esprit indépendamment du corps dont elle est l’idée.

Pour mieux comprendre pourquoi Spinoza n’use pas du concept de monde (2), il convient au préalable d’élucider le rapport entre Dieu et la substance corporelle des choses naturelles (1).

1. La substance corporelle

De manière tout à fait significative, il est question du corps au tout début de l’Éthique, dès la seconde des définitions qui ouvrent la première partie de l’ouvrage : avant même la pensée (cogitatio), le corps (corpus) y est cité comme premier exemple de chose (res) finie en son genre, toute chose finie – c’est la signification de la définition – pouvant être limitée par autre chose de même genre, mais non par quelque chose d’un autre genre, un corps par une pensée ou une pensée par un corps [I, déf. 2]. Le genre d’une chose finie est ce qui en fait le mode [I, déf. 5] d’un des attributs [I, déf. 4] de la substance [I, déf. 3] infinie qu’est Dieu [I, déf. 6]. C’est qu’il n’y a qu’une seule substance, absolument infinie : Dieu est unique [I, prop. 14, cor. 1], dans la mesure où toute chose, pensée ou étendue, appartient à la substance soit comme attribut, soit comme affection d’un attribut de Dieu [I, prop. 14, cor. 2], c’est-à-dire comme mode. La distinction entre la substance et ses modifications [I, prop. 8, scolie2] fait que toute chose est donc en Dieu [I, prop. 15] comme mode : ce qui vaut tout autant des corps que des pensées. Faut-il alors concevoir Dieu comme corporel ?

Si Spinoza écarte cette opinion tout autant que la fiction anthropomorphique d’un dieu composé d’un corps et d’une âme qui serait soumis aux passions, il refuse tout autant d’éloigner complètement de la nature divine cette substance corporelle ou étendue (substantiam ipsam corpoream), dont d’aucuns pensent qu’elle a été créée par Dieu sans pouvoir expliquer quelle puissance (potentia) divine aurait pu produire une telle création [I, prop. 15, scolie]. Comprendre la position spinoziste, tout comme son assimilation indue au panthéisme d’ailleurs, présuppose de bien tenir ensemble les deux thèses réfutées par Spinoza et de bien entendre les raisons de leur réfutation : Dieu n’est pas corporel, mais la substance corporelle fait partie intégrante de la nature divine.

Selon la première thèse, Dieu n’est pas corporel. Dans le Traité théologico-politique (1670), Spinoza avait déjà pris position à propos des visions qui reposent sur des images corporelles par exemple de Dieu descendant du ciel entouré de feu [Exode : 19, v. 18] : il y compare ces jugements, qui suivent la disposition imprimée à l’imagination par les sens externes, à l’opinion du vulgaire qui se forge pour la même raison un Dieu corporel, se l’imaginant détenteur du pouvoir d’un roi dont le trône s’appuie à la voûte du ciel, au-delà des étoiles [Deum corporeum, et imperium regium tenentem imaginatur, cujus solium in convexitate coeli supra stellas esse fingit], sans le croire à une distance extrêmement grande de la terre [TTP, Caput VI, cf. chap. 6 vs trad. Appuhn, Œuvres, GF, t. 2, p. 130]. Dans l’Éthique, Spinoza précise sa conception de Dieu comme Nature que le TTP présuppose. Spinoza entendant par corps « toute quantité longue, large et profonde, limitée par une certaine figure » dans l’étendue, l’être absolument infini qu’est Dieu ne peut pas être considéré comme corporel pour deux raisons : non seulement parce que Dieu n’est pas un corps, limité, mais encore parce que Dieu comme substance infinie [I, prop. 8] a une infinité d’attributs, ce qui interdit de le limiter à la dimension uniquement corporelle de la substance.

[*C’est l’argument qui permet de réfuter le panthéisme imputé à Spinoza. À cet égard, la substitution impensée du monde à la substance (corporelle) pourrait bien constituer un élément clé de la querelle du panthéisme (1779-1790) : pour Jacobi, le système spinoziste du rationalisme conséquent ou absolu serait un athéisme qui reviendrait à un cosmothéisme (lettre à Mendelssohn, S.173) et équivaudrait donc à une divinisation du monde (Weltvergötterrung). Par contraste, Christian Wolff avait parfaitement compris, dans sa Theologia naturalis (1737), l’acosmisme de Spinoza (II, § 696) qui confond (Vermengung) Dieu et la Nature (§ 671). C’est que les protagonistes de la querelle du panthéisme (Lessing, Mendelssohn, Jacobi, Herder, Kant, etc.) usent du concept de monde comme s’il allait de soi, en attribuant implicitement l’emploi à Spinoza : pour sa part, Lessing résume son spinozisme à la formule Έν καì Πãν (S.77) qui conçoit la substance unique comme le Tout et l’Un].

Pourtant – c’est la seconde thèse –, la substance divine est bien corporelle : Spinoza réfute en ce sens l’idée que la substance corporelle (ou étendue) soit indigne de la nature divine du fait même que la substance corporelle serait composée de parties. C’est précisément ce présupposé d’une divisibilité de la substance que Spinoza récuse. Partant du principe inverse que la substance corporelle est infinie, unique et indivisible [I, prop. 8, 5 & 12], Spinoza conteste que la substance corporelle soit composée de corps ou de parties : c’est l’imagination qui conçoit ainsi la quantité, de manière abstraite ou superficielle, en divisant réellement la substance corporelle, alors que l’entendement sait bien que la différence entre les parties diversement affectées de la matière, qui est la même partout (materia ubique aedaem est), est une différence uniquement modale, et non réelle (modaliter, non realiter). Spinoza prend l’exemple de l’eau pour illustrer cette distinction entre le point de vue de l’imagination, qui divise la substance, et celui de l’entendement, qui la conçoit comme indivisible et éternelle : si l’eau comme eau (aqua, quatenus aqua), c’est-à-dire comme mode de la substance étendue, peut être divisée en parties diversement affectées par la génération et la corruption au cours du temps, en revanche l’eau comme substance (aqua, quatenus substantia) ne souffre aucune division ou séparation, ni ne s’engendre ou se corrompt. C’est que la substance corporelle est bien plutôt éternelle et infinie : loin d’être indigne de la nature divine, la matière suit de la nécessité de l’essence de Dieu comme tout ce qui arrive (omnia, quae fiunt) arrive par les seules lois de la nature infinie de Dieu. Reste à savoir quelle est la connexion entre toutes les parties (omnes partes) de la Nature qui doivent s’ajuster ou convenir entre elles en tant que modes d’une seule et même substance :

La connexion naturelle entre tous les modes de la substance infinie fait-elle de l’ensemble de la nature un Tout qui l’apparenterait à ce que les Grecs appelaient le cosmos ? Pourquoi Spinoza n’emploie-t-il pas en ce sens même le terme mundus dans l’Éthique ?

2. La Nature plutôt que le monde !

Il conviendrait d’interpréter le sens de l’absence tout à fait significative du concept de monde dans l’Éthique : pourquoi la substance infinie de la Nature n’y est-elle pas conçue comme monde ?

Méthode

Suivant à la trace la méthode frayée par Leo Strauss dans son essai sur Persécution et art d’écrire (1952), il ne s’agit pas tant de révéler un impensé de Spinoza – à la manière de la lecture symptomale du Capital de Karl Marx par Althusser qui donne à voir l’invisible sous forme « d’absence et de manque ou de symptôme théoriques » [Louis Althusser & Étienne Balibar, Lire le Capital (1968), « petite collection maspero », 1980, t. I, p. 27)] – : il s’agirait bien plutôt de donner sens à l’absence en la considérant positivement comme bien pensée. Dans le chapitre consacré à Spinoza, il est question de « La manière d’étudier le Traité théologico-politique de Spinoza » : la doctrine de Dieu de l’Éthique n’y est que marginalement analysée [Leo Strauss, Persecution and the Art of Writing, The University of Chicago Press, 1952, p. 186-189] sans que l’absence symptomatique du concept de monde ne soit même évoquée. Il conviendrait de combler ce manque en interprétant la signification de cette absence. Leo Strauss indique un élément de réponse en évoquant en passant une occurrence du terme mundus dans un passage du Tractatus theologico-politicus qui interprète le tout début de la Genèse [chap. 1, v. 2] où il est en fait question de la création divine du ciel et de la terre, de la lumière et des mers [Genèse : 1, v. 1-10] sans que le terme de monde ou d’univers n’apparaisse dans la Bible :

« l’Être suprême a fait passer ce monde visible (Genèse, chap. I, v. 2) du chaos à l’ordre, et y a déposé les germes des choses naturelles [docuit praeterea, hoc ens mundum hunc visibilem ex Chao (vide cap. 1 Gen. v. 2) in ordinem redegisse, seminaque naturae indidisse]. Il a sur toutes choses un droit souverain et une souveraine puissance, et c’est en vertu de cette puissance et de ce droit qu’il s’est choisi pour lui seul la nation hébraïque (Deutéron., chap. X, vers. 14-15), ainsi qu’une certaine contrée du monde [certamque mundi plagam], laissant les autres nations et les autres contrées aux soins de dieux subordonnés. » [Traité théologico-politique, Caput II, cf. chap. 2 vs trad. Appuhn, Œuvres, GF, t. 2, p. 59].

Dans le traité publié en 1670, Spinoza n’emploie le terme mundus qu’en référence à son usage dans la Bible hébraïque, par exemple dans le chap. 1 pour désigner la Palestine comme monde inhabité selon Noé (p. 39), ou dans l’évangile [Jean : 1:9-10] qui est cité dans le chap. 12 du TTP (p. 222). La notion biblique de monde n’est donc pas un concept propre à Spinoza qui ne peut reprendre à son compte le motif d’un surgissement du monde visible à partir du chaos dans lequel Dieu mettrait volontairement de l’ordre. Voici l’hypothèse interprétative qui me semble éclairer l’absence du terme mundus dans l’Éthique à la lumière de son usage référentiel dans le Traité théologico-politique :

Hypothèse interprétative

L’ontologie naturaliste de Spinoza s’écarte de toute cosmologie métaphysique en ce qu’elle refuse le postulat d’un ordre du monde au point de récuser l’idée même du monde comme ensemble ordonné (cosmos) et clôturé par l’achèvement final (telos).

Argument

Il n’est pas question dans l’Éthique du ‟monde” visible, à l’exception d’une occurrence en rapport avec une manière de parler proverbiale : la « vanité du monde » qu’invoquent hypocritement les gens avides de gloire [V, prop. 10, scolie]. Il n’y est pas non plus question du ciel, la figure aristotélicienne du cosmos, même si Spinoza évoque à plusieurs reprises le soleil, invoqué pour illustrer l’illusion d’optique de l’imagination humaine incapable d’en évaluer la vraie distance [II, prop. 35, scolie vs IV, prop. 1, scolie]. En proposant une analyse rationnelle du mauvais calcul par l’imagination de la distance entre la terre et le soleil, Spinoza écarte implicitement la mythologie du dieu soleil, tout comme l’invocation de la force symbolique de la lumière : si Jésus déclare être la lumière du monde [Jean 8:12], Spinoza n’affirme pas pour sa part que le soleil soit la lumière du monde visible. Dans le Traité théologico-politique (1670), Spinoza avait évoqué l’adoration païenne du Soleil et d’autres Dieux visibles comme la Lune ou la Terre (Ethnicos, qui Deos visibiles adorabant, videlicet Solem, Lunam, Terram, Aquam, Aërem etc.) [TTP, Caput VI, cf. chap. 6 vs trad. Appuhn, Œuvres, trad. Appuhn, GF, t. 2, p. 118, cf. p. 129]. Écartant tout croyance mythico-religieuse concernant le Soleil, le philosophe naturaliste part d’un constat très sobre qui ravale le soleil au rang d’une chose naturelle parmi d’autres :

« quand nous regardons le soleil, nous imaginons qu’il est distant de nous d’environ deux cents pieds […]. Plus tard, tout en sachant que le soleil est distant de plus de 600 fois le diamètre terrestre, nous ne laisserons pas néanmoins d’imaginer qu’il est près de nous ; car nous n’imaginons pas le soleil aussi proche parce que nous ignorons sa vraie distance, mais parce qu’une affection de notre corps enveloppe l’essence du soleil, en tant que le corps lui-même est affecté par cet astre. » [II, prop. 35, scolie].

Il est donc parfaitement possible d’en connaître l’essence, même si notre rapport au soleil est tout naturellement dominé tout d’abord par l’imagination, laquelle nous donne l’idée de « la constitution du corps humain plutôt que de la nature du corps extérieur » [IV, prop. 1, scolie]. Comme l’explique l’appendice à la première partie de l’Éthique, l’imagination se fie à la perception sensorielle des choses, qui nous affectent, et aux images, qui lui sont associées, pour décider de leur beauté ou laideur en fonction de notre propre complexion. Pour autant, l’affection de notre corps par le soleil qui nous apporte lumière et chaleur enveloppe l’essence de cet astre : il nous serait impossible de connaître quoi que ce soit sans en être affecté d’une manière ou d’une autre, physiquement ou corporellement, par la chose à connaître. Mais la connaissance rationnelle de l’essence du soleil, comme de toute autre chose, présuppose de cesser de faire confiance à l’imagination qui finalise la causalité efficiente dans la nature, en l’occurrence en nous faisant croire que le soleil est là pour nous éclairer.

Comme la notion héritée de monde – qui serait, grâce à un Dieu transcendant, organisé selon des fins à l’origine d’un ordre du monde faisant sens pour les hommes – participe du délire de l’imagination à propos de la nature, il convient pour Spinoza d’éviter cette notion pour lui substituer celle de substance unique et infinie, de façon à penser rationnellement ce que l’on appelle habituellement monde sans y chercher des signes, des fins ou des fonctions. Le faire reviendrait en effet à projeter des significations symboliques dans un monde fictif que l’imagination de l’être humain conforme à sa perception des choses :

« comme ceux qui ne connaissent pas la nature des choses, n’affirment rien qui s’applique à elles, mais les imaginent seulement et prennent l’imagination pour l’entendement, ils croient donc fermement qu’il y ait en elles de l’Ordre, dans l’ignorance où ils sont de la nature tant des choses que d’eux-mêmes. Quand elles sont disposées en effet de façon que, nous les représentant par les sens, nous puissions facilement les imaginer et, par suite, nous les rappeler facilement, nous disons qu’elles sont bien ordonnées ; dans le cas contraire, qu’elles sont mal ordonnées ou confuses. Et, comme nous trouvons plus d’agrément qu’aux autres, aux choses que nous pouvons imaginer avec facilité, les hommes préfèrent l’ordre à la confusion ; comme si, sauf par rapport à notre imagination, l’ordre était quelque chose dans la nature [quasi ordo aliquid in Natura præter respectum ad nostram imaginationem esset]. Ils disent encore que Dieu a créé toutes choses avec ordre [omnia ordine]. » [I, appendice, trad. Appuhn, t. I, p. 109 vs p.65-66].

Renversant totalement la nature en prenant l’effet pour la cause, transmuant donc l’effet (d’une cause efficiente) en cause finale, l’imagination insuffle dans la nature un ordre fictif qui correspond non à l’ordre effectif des choses dans la nature, mais à l’ordre communément perçu par les sens et l’imagination d’un esprit méconnaissant son rôle dans la mise en ordre des choses naturelles et, donc, se méconnaissant lui-même en ignorant sa propre intervention : toutes les fois que l’esprit humain perçoit les choses suivant l’ordre commun de la nature (ex communi Naturae ordine), il n’a de lui-même, de son propre corps et des corps extérieurs qu’une connaissance confuse et mutilée [II, prop. 29, corollaire]. Le jugement porté par nous sur l’ordre des choses (de rerum ordine) et la liaison des causes étant fondé sur l’imagination plutôt que sur la réalité [IV, prop. 62, scolie], nous admettons communément et confusément un ordre de la nature, qui repose ainsi sur la connaissance inadéquate des trois éléments en jeu dans la représentation des choses : l’esprit humain lui-même, en lequel se produit la connaissance ; le corps humain, dont l’esprit est l’idée ; et les corps extérieurs, par lesquels ce corps est affecté. S’appuyant sur les perceptions sensibles du corps humain pour imaginer les choses à sa convenance, la connaissance du premier genre qu’est l’imagination [II, prop. 40, scolie 2] invente ainsi au sein de la nature un ordre fictif, ignorant par là même l’ordre effectif des causes efficientes dans la nature dont seule la raison peut prendre connaissance. La condition pour pouvoir reconnaître l’ordre effectif des choses au sein de la nature, c’est donc que l’esprit humain acquière grâce à la raison une connaissance adéquate non seulement des corps extérieurs, mais également de son propre corps, lequel fait partie intégrante de la nature, tout comme l’esprit lui-même : car « nous sommes une partie de la nature entière [partinem totius Naturae], dont nous suivons l’ordre » [IV, chap. 32] commun [IV, prop. 52, scolie]. C’est précisément ce qui nous permet de reconnaître en pensée l’ordre de la nature entière, qui est le même (idem) pour les idées et pour les choses : « L’ordre et la connexion [ordo et connexio] des idées est identique à l’ordre et la connexion des choses. » [II, prop. 7]. Car, la puissance de pensée de Dieu étant égale (aequalis) à sa puissance actuelle d’agir, « tout ce qui suit formellement de la nature infinie de Dieu suit aussi objectivement en Dieu de l’idée de Dieu, dans le même ordre et avec la même connexion [eodem ordine eademque connexione] » [II, prop. 7, corollaire] :

« Dieu, l’entendement de Dieu et les choses dont il forme l’idée, sont une seule et même chose. Par exemple, un cercle existant dans la Nature et l’idée du cercle existant, laquelle est aussi en Dieu, c’est une seule et même chose qui s’explique par le moyen d’attributs différents ; et ainsi, que nous concevions la Nature sous l’attribut de l’Étendue ou sous l’attribut de la Pensée ou sous un autre quelconque, nous trouverons un seul et même ordre ou une seule et même connexion de causes [unum eumdemque ordinem, sive unam eumdemque causarum connexionem], c’est-à-dire les mêmes choses suivant les unes des autres. […] aussi longtemps que les choses sont considérées comme des modes du penser, nous devons expliquer l’ordre de la nature entière [ordinem totius Naturae], c’est-à-dire la connexion des causes par le seul attribut de la Pensée ; et en tant qu’elles sont considérées comme des modes de l’Étendue, l’ordre de la nature entière [ordo totius Naturae] doit être expliqué aussi par le seul attribut de l’Étendue, et je l’entends de même pour les autres attributs. C’est pourquoi Dieu est réellement, en tant qu’il est constitué par une infinité d’attributs, cause des choses comme elles sont en elles-mêmes » [II, prop. 7, scolie].

Si la substance infinie qu’est Dieu a une infinité d’attributs [partie I], l’être humain n’est mode de la substance que selon deux d’entre eux : en tant que corps, il est mode de la substance infinie sous l’attribut de l’Étendue ; en tant qu’esprit (mens), il est un mode de la substance infinie sous l’attribut de la Pensée [partie II]; l’être humain n’est qu’esprit et corps [II, corollaire à la prop. 13]. Or c’est cet esprit de l’être humain qui permet de connaître l’ordre entre les corps, à condition du moins de raisonner (et non plus d’imaginer). Car l’ordre rationnel entre les idées des choses correspond très exactement à l’ordre effectif entre les corps. L’ordre entier de la Nature n’est donc rien d’autre que cette seule et même connexion de causes efficientes d’après lesquelles les mêmes choses suivent les unes des autres. Or la raison est seule capable d’expliquer, selon le seul attribut de la Pensée, cette connexion des causes qui est identique à l’ordre naturel des choses expliqué selon le seul attribut de l’Étendue. La connaissance rationnelle des chaînes de causalité efficiente permet donc de reconnaître l’ordre effectif des choses au sein de la nature. Mais cet ordre entier de la Nature est sans commune mesure avec l’Ordre du monde imaginé par des traditions de pensée qui projettent sur la Nature la finalité et la beauté de leur monde imaginaire. C’est pourquoi Spinoza parle de l’ordre des choses au sein de la nature, et non pas de l’ordre dans le monde…

Le concept hérité de monde comme totalité étant indissociable de la finalité et de la beauté inhérentes à la sémantique même des termes cosmos et mundus, l’ontologie naturaliste de Spinoza ne peut éviter la métaphysique finaliste de la cosmologie traditionnelle qu’en écartant l’idée même de monde à cause de ses présupposés et de ses implications. Le concept purement rationnel de substance permet ainsi à Spinoza de concevoir la réalité de ce que l’on appelle habituellement le monde. Le monde visible dans lequel nous vivons, c’est la Nature (naturée) : en tant que l’être humain est un corps, ce monde sensible n’est rien d’autre que la substance considérée sous l’attribut de l’Étendue ; en tant qu’il est un esprit, le monde intelligible dans lequel il vit intellectuellement, c’est cette même substance considérée sous l’attribut de la Pensée. Contre la vision métaphysique du monde, le monde dans lequel l’être humain vit et existe n’est rien d’autre que la Nature comme substance infinie qui existe de toute éternité.

Or la Nature ne se réduit pas plus à la Nature Naturée (Natura Naturata) qu’à la partie de cette Nature que nous avons sous les yeux : la Nature Naturée est l’effet immanent à sa cause, la Nature Naturante (Natura Naturans) comme substance éternelle et infinie qui est en soi et par soi cause libre [I, prop. 29, scolie], c’est-à-dire à la fois cause de soi (causa sui) et cause de toutes choses (omnium rerum causa) [I, prop. 25 & scolie]. Comme Spinoza parle de toutes les choses (omnia vs omnes) pour dire toute au sens de chacune (quicquid est parfois utilisé) et qu’il n’use du terme toto que dans l’expression ‟tout ou partie” pour désigner un corps [II, prop. 38-39], et rarement pour qualifier l’ensemble de la Nature comme un seul Individu [II, lemme 7, scolie ; cf. I, prop. 11, scolie vs IV, démonstration de la prop. 4 (totius Naturae ordo) & V, préface (causa totius Universi)], toutes ces choses qui sont dans la Nature Naturée ne constituent donc pas une totalité métaphysiquement ordonnée en un Tout du monde. C’est que cet Individu total qu’évoque Spinoza dans un scolie, comme tous les corps composés formant un unique Individu (illa corpora invicem unita dicemus, et omnia simul unum corpus, sive Individuum componere, quod a reliquis per hanc corporum unionem distinguitur) [II, définition axiomatique & lemme 4], la Nature tout entière donc est composée et ordonnée sans être mise en ordre (diakosmos) et commandée par un artiste divin [Platon, Timée (30-32) vs Phédon (99c-99a)] :

« toute la nature est un seul individu dont les parties, c'est-à-dire tous les corps, varient selon une infinité de modes, sans aucune mutation de l'individu total [totam Naturam unum esse Individuum, cujus partes, hoc est, omnia corpora infinitis modis variant, absque ulla totius Individui mutatione]. » [II, lemme 7, scolie]

Néanmoins, à risquer une traduction dans les termes d’une cosmologie qui se voudrait strictement physicienne ou naturaliste, la Nature Naturante équivaudrait à l’Univers infini à l’origine du monde en acte comme élément de la Nature Naturée dans laquelle nous vivons. Car il n’y a qu’un seul et unique univers : c’est l’univers infini de la substance éternelle que Spinoza appelle Dieu pour dissoudre l’ontothéologie métaphysique par une réduction physicienne de toute transcendance qui résout tout l’être à la phusis