Le monde sens dessus dessous

3.3
Ouverture et opacité du monde perçu et vécu
Merleau-Ponty

S’inscrivant dans la lignée phénoménologique de Husserl et Heidegger plutôt que du perspectivisme de Nietzsche, Merleau-Ponty pense l’intrication du monde et l’être humain à travers la perception qu’il en a du point de vue qui est le sien. À la suite de L’Être et le néant (1943), la Phénoménologie de la perception (1945) conçoit l’être humain comme sujet incarné qui est à la fois situé et engagé dans le monde.

*

thèse

L’entrelacement du monde et du corps dans l’être au monde du sujet incarné fait que le sujet percevant est indissociable du monde perçu et vécu avec lequel il forme un système en raison de l’ouverture constitutive et congénitale du sujet-corps au monde. Or le système qui tient ensemble le corps propre et le monde contient également autrui : le monde entrelacé avec le corps propre n’est pas simplement le monde naturel ; c’est tout autant le monde culturel ou social, le monde (inter)humain ou intersubjectif. Le système de l’expérience implique de facto la présence du monde et des autres, avant même de réfléchir. Car il y a une évidence antéprédicative de l’expérience que je fais de la présence du monde et des autres, à même la perception comme ouverture de l’être (humain) au monde :

l’ouverture à… (au monde, au corps, à soi, à autrui) n’est rien d’autre que la présence à… comme être à… : être du sujet-corps percevant au perçu, au monde, au monde perçu !

argument

L’expérience subjective du monde perçu fait système avec le monde lui-même en raison de l’implication réelle entre le monde primordial, comme point d’appui du corps ancré dans le monde, et mon corps phénoménal, comme pivot du monde (organiquement) en mouvement vers le monde. C’est ce qui explique l’adhésion globale au monde auquel je me fie et me confie, confiant d’y retrouver la constance des choses et, donc, de le retrouver tel que je le connais et le reconnais à travers mon corps-connaissant.

corollaire

Pour autant, même s’il y a bien contact direct ou présence sans distance de la conscience au monde et à autrui, comme à soi et au corps propre, l’évidence de cette présence à… n’implique aucune transparence. Car, en raison de l’irréductible obscurité de l’épaisseur du monde et des choses du monde, il y a opacité du côté de la perception comme du côté du monde.

Méthode

La phénoménologie de la perception se propose d’en revenir au monde primordial vécu par le sujet incarné, au lieu de partir de l’avatar théorique du monde objectif qui existe prétendument en soi : ce qui requiert de réfuter « le préjugé du monde » en soi. Par conséquent, Merleau-Ponty ne peut que se focaliser sur la perception comme ouverture au monde constitutive de l’être au monde du sujet incarné :

« La perception n’est pas une science du monde, ce n’est pas même un acte, une prise de position délibérée, elle est le fond sur lequel tous les actes se détachent et elle est présupposée par eux. Le monde n’est pas un objet dont je possède par devers moi la loi de constitution, il est le milieu naturel et le champ de toutes mes pensées et de toutes mes perceptions explicites. La vérité n’ ‟habite” pas seulement l’ ‟homme intérieur” [Saint-Augustin : In te redi ; ln Interlore homine habitat veritas], ou plutôt il n’y a pas d’homme intérieur, l’homme est au monde, c’est dans le monde qu’il se connaît. Quand je reviens à moi à partir du dogmatisme de sens commun ou du dogmatisme de la science, je trouve non pas un foyer de vérité intrinsèque, mais un sujet voué au monde. » [avant-propos, p. v [1]]

[1] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (1945), Tel-Gallimard. La référence vaut pour toutes les paginations entre crochets.

Le sujet est voué au monde auquel il est noué par son corps [173] comme lieu ou milieu de la perception. La focalisation sur la perception conduit ainsi Merleau-Ponty à élaborer une phénoménologie du corps propre comme champ de présence ouverte au monde qui se caractérise, de part et d’autre, par l’opacité [p. vi vs p. 191] et l’obscurité :

« Il nous faut concevoir les perspectives et le point de vue comme notre insertion dans le monde-individu, et la perception, non plus comme une constitution de l’objet vrai, mais comme notre inhérence aux choses. La conscience découvre en elle-même avec les champs sensoriels et avec le monde comme champ de tous les champs, l’opacité d’un passé originaire. » [403]

Nous sommes insérés dans le système du monde-individu dont la perception est indissociable. Il y a opacité de part et d’autre en raison de l’inhérence de la subjectivité au monde [464]. L’opacité de la facticité irréfléchie fait que le monde vécu est un donné opaque [73-74] auquel je suis relié par l’opacité de toutes les perceptions et expériences passées. C’est que « l’épaisseur du monde » [344] ou de l’être [130] est tellement obscure que « la prise confuse de la subjectivité originaire sur elle-même et sur son monde » ne peut que rester glissante [462-463]. Il faut donc en finir avec le mythe de la transparence à soi et de la transparence de la chose à la perception qu’on en a. La conséquence en est que l’expérience ambigüe du corps propre [231] affecte la perception du monde au point d’obscurcir le monde perçu :

« L’obscurité gagne le monde perçu tout entier. » [232]

Cette sentence clôture la première partie de l’ouvrage de 1945 sur « Le corps » [p. 81-232], de façon à ouvrir la seconde partie sur « Le monde perçu » [p. 235-419] :

« Le corps propre est dans le monde comme le cœur dans l’organisme : il maintient continuellement en vie le spectacle visible ; il l’anime et le nourrit intérieurement, il forme avec lui un système. » [p. 235]

En raison de l’ouverture du corps au monde, le monde et le sujet incarné font ainsi système : comme le monde est perçu et vécu par le sujet incarné dans un corps, « le système corps propre-monde » [60] ne peut être analysé qu’en partant de l’expérience du corps par le sujet qui l’éprouve. Il est donc tout aussi impossible de parler du monde en faisant abstraction du corps qui l’anime (pour moi) que de penser le corps sans la subjectivité qui l’anime :

« L’universalité et le monde se trouvent au cœur de l’individualité et du sujet. On ne le comprendra jamais tant qu’on fera du monde un ob-jet. On le comprend aussitôt si le monde est le champ de notre expérience, et si nous ne sommes rien qu’une vue du monde, car alors la plus secrète vibration de notre être psychophysique annonce déjà le monde, la qualité est l’esquisse d’une chose et la chose l’esquisse du monde. » [465]

L’ouverture du sujet psychophysique aux expériences à vivre, en particulier à travers la sexualité comme « manière d’être au monde physique et interhumain » [185], révèle à ce niveau affectif le caractère métaphysique de l’ambiguïté du corps : lorsque le sujet incarné désire ou aime par exemple, la tension d’une existence vers une autre existence implique la dimension méta-physique de l’ouverture à quelqu’un d’autre [194-195]. Le sujet incarné ne vis pas tout simplement dans le monde physique ou naturel. Ouvert de manière sensorielle aux choses présentes dans le monde naturel [II, chap. III], le sujet incarné s’ouvre affectivement aux autres dans le monde humain [II, chap. IV]. Tout comme Heidegger passe du monde environnant des choses (Umwelt) au monde partagé avec les autres (Mitwelt), Merleau-Ponty progresse ainsi du monde naturel au monde humain qu’il qualifie également de monde culturel [31]. Mais c’est pour soutenir la même thèse d’un « contact direct » avec le sens de l’être individuel, comme un roman ou un tableau [176], à travers l’expérience subjective que la conscience fait tout autant dans « le système moi-autrui-le monde » [73] que dans le système corps propre-monde :

« Être une conscience ou plutôt être une expérience, c’est communiquer intérieurement avec le monde, le corps et les autres, être avec eux au lieu d’être à côté d’eux. S’occuper de psychologie, c’est nécessairement, rencontrer au-dessous de la pensée objective qui se meut parmi les choses toutes faites, une première ouverture aux choses sans laquelle il n’y aurait pas de connaissance objective. Le psychologue ne pouvait manquer de se redécouvrir comme expérience, c’est-à-dire comme présence sans distance au passé, au monde, au corps et à autrui, au moment même où il voulait s’apercevoir comme objet parmi les objets. » [113]

Contre l’objectivation psychologique des faits psychiques, il faut décrire ce phénomène de l’être-avec comme présence sans distance de la conscience subjective non seulement à son propre passé et à son propre corps, mais encore au monde et aux autres, de façon à pouvoir comprendre ce que signifie à proprement parler l’être-au-monde : le sujet incarné n’est pas dans le monde comme une chose parmi les choses. Car la communication intérieure du sujet avec les choses du monde et avec les autres, qui ne sont pas plus à côté de cette conscience que le monde n’est un ob-jet en face du sujet, relève d’un « champ de présence, – présence à soi, à autrui et au monde » qui « le jette au monde naturel et culturel à partir duquel il se comprend » sans pour autant que ce contact avec soi ne soit absolu [515] ou absolument transparent [484] en raison de l’indépassable opacité qui habite le sujet de la perception [276]. Avoir conscience ne signifie rien d’autre qu’être à… ce qui est perçu (sans distance) dans la perception présente et, donc, « mon être et ma conscience ne font qu’un » : néanmoins, la perception reste opaque du fait de « mes complicités primitives avec le monde » qui affectent mes champs sensoriels [485] d’un coefficient de facticité [cf. 451] et d’historicité singulières. C’est précisément cette expérience subjective du monde par le sujet incarné que l’objectivisme élude non seulement du côté de la conscience, en réifiant le vécu en faits psychiques, mais également du côté du monde, réduit à des relations purement fonctionnelles – et, donc, dépourvues de signification – entre des entités physiques considérées comme objets des diverses représentations physiciennes du monde des corps. C’est la pensée objective qui produit la fiction du monde objectif en éludant l’expérience perceptive des choses du monde pour lui substituer leur représentation comme ob-jets du savoir scientifique :

« nous avons appris à révoquer en doute la pensée objective [*Newton vs Spinoza], et nous avons pris contact, en deçà des représentations scientifiques du monde et du corps, avec une expérience du corps et du monde qu’elles ne réussissent pas à résorber. Mon corps et le monde ne sont plus des objets coordonnés l’un à l’autre par des relations fonctionnelles du genre de celles que la physique établit. Le système de l’expérience dans lequel ils communiquent n’est plus étalé devant moi et parcouru par une conscience constituante. J’ai le monde comme individu inachevé à travers mon corps comme puissance de ce monde, et j’ai la position des objets par celle de mon corps ou inversement la position de mon corps par celle des objets, non pas dans une implication logique, et comme on détermine une grandeur inconnue par ses relations objectives avec des grandeurs données, mais dans une implication réelle, et parce que mon corps est mouvement vers le monde, le monde, point d’appui de mon corps. L’idéal de la pensée objective – le système de l’expérience comme faisceau de corrélations physico-mathématiques – est fondé sur ma perception du monde comme individu en concordance avec lui-même, et quand la science cherche à intégrer mon corps aux relations du monde objectif, c’est qu’elle tâche, à sa manière, de traduire la suture de mon corps phénoménal sur le monde primordial. » [402]

Le système corps propre-monde s’avère être le système de l’expérience du monde par le corps propre à chacun, c’est-à-dire le corps phénoménal que le sujet met en mouvement [123] pour le projeter dans un milieu [269,392]. Proposant de substituer à la conscience l’existence conçue comme « être au monde à travers un corps », Merleau-Ponty considère comme un corps-connaissant [356-n] ce « véhicule de l’être au monde » [264-n] qui explore le monde sur la base d’une adhésion globale [279] et aveugle au monde [294] : le sujet fait confiance au monde qu’il perçoit en se fondant sur les expériences passées pour prévoir à présent un avenir d’expériences jamais garanti ; il lui faut bien « croire à un monde » [343-344] pour pouvoir se fier à ses propres perceptions.

C’est à travers mon corps, comme puissance issue du monde, que je prends appui sur l’expérience que j’ai de ce monde pour le rejoindre et en prendre possession dans une certaine mesure [379] : comme individu inachevé qui s’ouvre au monde, le sujet ne peut avoir le monde qu’en se fiant à cette suture de son corps phénoménal sur le monde primordial comme fond de toute perception [279], la perception « comme contact primordial avec l’être » ne pouvant se produire que sur le fond de ce monde-ci [255]. Se fiant aux complicités primitives avec le monde qu’impliquent tous ses champs sensoriels [cf. 485], mon corps phénoménal peut faire l’expérience du monde, primordial, comme « milieu naturel et champ de toutes mes pensées et de toutes mes perceptions » [p. v], en se fondant sur le sentir comme « communication vitale avec le monde qui nous le rend présent comme lieu familier de notre vie. » [64-65] : la sensation nous enseigne le rapport vivant du sujet percevant avec son corps et avec son monde [241]. C’est donc sur la base de cette familiarité avec le monde de vie (Lebenswelt) – il est fait référence par deux fois au concept husserlien [p. i vs p. 419] – que la perception permet « le jaillissement d’un monde vrai et exact » dont la réflexion phénoménologique peut à la fois éclairer l’inhérence vitale et l’intention rationnelle [65]. L’expérience du chaos – sensible (cf. p. 27) – invite à comprendre « le jaillissement de la raison humaine dans un monde qu’elle n’a pas fait », mais où s’est préparé « l’infrastructure vitale sans laquelle raison et liberté se vident » :

« Le premier acte philosophique serait donc de revenir au monde vécu en deçà du monde objectif, puisque c’est en lui que nous pourrons comprendre le droit comme les limites du monde objectif, de rendre à la chose sa physionomie concrète, aux organismes leur manière propre de traiter le monde, à la subjectivité son inhérence historique, de retrouver les phénomènes, la couche d’expérience vivante à travers laquelle autrui et les choses nous sont d’abord donnés, le système « Moi-Autrui-les choses » à l’état naissant, de réveiller la perception et de déjouer la ruse par laquelle elle se laisse oublier comme fait et comme perception au profit de l’objet qu’elle nous livre et de la tradition rationnelle qu’elle fonde.

Ce champ phénoménal n’est pas un « monde intérieur », le « phénomène » n’est pas un « état de conscience » ou un « fait psychique », l’expérience des phénomènes n’est pas une introspection ou une intuition au sens de Bergson. » [69-70]

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À présent que l’entrelacement du monde et du corps a été éclairé (0), il convient de (1) problématiser les sens du monde en partant de la réfutation de ce que Merleau-Ponty appelle « le préjugé du monde » en soi objectif [avant-propos & introduction] : ce qui permettra de définir le sens positif qu’il donne au terme monde conçu comme champ de présence [partie III]. Il faudra ensuite développer l’argument en deux temps, tout d’abord (2) en montrant ce qu’est le monde du corps propre, à savoir son monde propre [partie I], puis en étudiant (3) le monde perçu, comme unique monde de référence, sous l’angle dédoublé du monde naturel et du monde culturel [partie II]. Reste à résoudre ce paradoxe dédoublé :

    1. Comment mon monde peut-il être en même temps le seul et unique monde qui soit non seulement pour moi, mais pour tous les sujets au monde ?
    2. N’y a-t-il pas de surcroît contradiction entre la reconnaissance de la coexistence avec les autres dans un même monde [406-407] et la réfutation de ce que Merleau-Ponty appelle « le préjugé du monde en soi » [527] ?

Problème (reformulé synthétiquement)

    1. Comment le monde pourrait-il être à la fois mon monde, le monde de mon point de vue situé, et le monde des autres, perçu et vécu de leurs points de vue respectifs, sans être pour autant le monde objectif?

Thèse

Pour Merleau-Ponty – c’est la thèse de la Phénoménologie de la perception –, le monde interhumain est vécu en commun : c’est le même monde sans être pour autant le même pour tout le monde ; ce seul et unique monde est le référent commun aux perspectives des uns et des autres qui glissent les unes dans les autres en changeant de point de vue sur le monde.

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1.     Le monde comme champ d’expérience

La phénoménologie de la perception se propose d’en revenir au monde primordial vécu par le sujet incarné, au lieu de partir de l’avatar théorique du monde objectif qui existerait en soi : ce qui requiert de réfuter « le préjugé du monde » en soi, en partant de l’expérience vécue des choses perçues dans la mesure où c’est ce qui paraît le plus objectif.

1.1 Le préjugé du monde en soi

Le monde en soi serait « une masse amorphe et innommable » sans commune mesure avec l’expérience que je fais du monde en tant que moi naturel sur Terre qui a « des mains, des pieds, un corps, un monde » [502]. Je ne vis pas dans ce monde abstrait : j’ai un monde, mon monde, qui est le monde pour moi, le monde vécu par moi du point de vue situé de l’être-au-monde que je suis. Le monde objectif est une pure et simple abstraction, une idée abstraite qui fait abstraction du monde vécu. Pour Merleau-Ponty au contraire, « chercher l’essence du monde, ce n’est pas chercher ce qu’il en idée » [p. x]. Car l’idée de ce monde en soi fait abstraction des expériences vécues par les sujets qui observent ce qui se passe dans le monde objectif conçu comme être indivisible et invariable : c’est pour l’observateur, par exemple, que « le ruisseau s’écoule » ; c’est cet observateur fini qui, de son point de vue situé, découpe les ‟événements” du monde naturel [470]. Il faut donc dépasser « le préjugé du monde objectif » pour découvrir un monde vécu, qui n’est pas non plus « un monde intérieur ténébreux » comme Bergson se l’imagine sous la figure d’une intériorité inaccessible à la conscience naïve [71] de ce qui est vécu dans le monde à travers le corps des sensations éprouvées.

Il y a là deux positions à contredire : l’option spiritualiste de Bergson isole le monde intérieur de la conscience désincarnée en découplant l’âme et le corps, alors que les perceptions sont inconcevables sans le corps ; la conception idéaliste de Kant transforme le monde en spectacle [iii] pour le sujet connaissant, alors que « notre existence est trop étroitement prise dans le monde » pour pouvoir faire abstraction de notre intérêt pour le monde de façon à « reculer en deçà de notre engagement pour le faire apparaître lui-même comme spectacle » [ix].

Engagé que je suis dans le monde comme acteur, je ne suis pas tout d’abord en position de spectateur[1] qui observe de loin ou de l’extérieur, objectivement, le théâtre du monde (comme Kant) : comme l’a enseigné Heidegger, l’attitude théorique face au monde objectivé est à la fois dérivée et seconde, et non pas primordiale ou primitive ; elle est trompeuse si l’on croit y trouver la vérité du monde.

[1] Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible (1959-1960), publié à titre posthume en 1964, Tel-gallimard, p. 23.

Le spectacle du monde dont un esprit impartial prendrait connaissance en enregistrant les informations mécaniquement fournies par le corps propre [64] est une pure et simple fiction. Car ce « préjugé du monde objectif » [11-12] présuppose tout autant la clarté de la sensation [65] que la transparence du monde vécu [73], l’idéalisme transcendantal de Kant dépouillant le monde de son opacité [vi] en analysant avec Newton la causalité efficiente qui y règne.

Merleau-Ponty argumente l’opacité de l’expérience subjective du monde inépuisable en arguant du fait que l’expérience, inachevée et toujours à renouveler, reste à tout jamais ouverte à la vie jaillissante des choses. Il suffit de prêter attention à n’importe quelle perception : si elle paraît claire et transparente au premier abord, elle cesse de l’être dès que mon attention change d’intensité ou de direction, faisant varier la perception des choses.

Il est pourtant aisé de faire l’expérience de l’absence d’objectivité de ma perception subjective du monde qui s’offre à mon regard : un clocher, par exemple, peut me paraître plus petit et plus éloigné dès que je porte mon attention sur les pentes et les champs qui m’en séparent ; je peux ainsi prendre conscience des tensions qui traversent le champ visuel et le système corps propre-monde, de sorte à l’animer « d’une vie sourde et magique en imposant ici et là des torsions, des contractions, des gonflements » [60]. C’est cette « vie secrète » de l’objet perçu qui fait surgir un sens des profondeurs de la nature : un objet est en effet un ensemble organisé de qualités sensibles (couleurs, odeurs, etc.) qui s’accordent entre elles, mais se modifient aussi mutuellement [48]. Il faut rendre justice à ce jaillissement de la vie des choses pour « voir le phénomène de la perception et le monde qui naît en elle à travers le déchirement des expériences séparées » au cours du temps [51] à cause des différences. Par contraste avec l’approche intellectualiste de Descartes qui dissout « cette sourde présence du monde » dans l’idée même d’un monde en soi [51], la révélation du monde que propose la phénoménologie de la perception cherche à rapprendre à voir le monde, qui ne fait pas tant problème qu’il n’est bien plutôt un mystère : il s’agit de révéler le mystère du monde en saisissant le sens du monde à l’état naissant [xvi]. Il faut à cette fin en revenir à l’expérience originaire du monde :

« si je voulais retrouver en moi une pensée naturante qui fasse la membrure du monde ou l’éclaire de part en part, je serais encore une fois infidèle à mon expérience du monde et je chercherais ce qui la rend possible au lieu de chercher ce qu’elle est. L’évidence de la perception n’est pas la pensée adéquate ou l’évidence apodictique. Le monde est non pas ce que je pense, mais ce que je vis, je suis ouvert au monde, je communique indubitablement avec lui, mais je ne le possède pas, il est inépuisable. « Il y a un monde », ou plutôt « il y a le monde » de cette thèse constante de ma vie je ne puis jamais rendre entièrement raison. Cette facticité du monde est ce qui fait la Weltlichkeit der Welt, ce qui fait que le monde est monde » [xi-xii]

Merleau-Ponty adresse le même reproche à l’intellectualisme, qui considère l’univers déterminé de la science comme donné, et au psychologisme, qui place la conscience perceptive au milieu d’un monde tout fait [58]. Le monde n’est pas plus donné tout fait à l’expérience, comme le croit l’empirisme, qu’il n’est constitué par la conscience transcendantale, comme l’affirme l’idéalisme. C’est que la conception scientifique et objectiviste de l’univers comme totalité achevée, qui décolle de mon expérience particulière pour passer à l’idée générale, excède le concept de monde comme multiplicité ouverte et indéfinie des perspectives en rapport d’implication réciproque [85].

La réfutation des positions objectiviste s’effectue au profit d’une conception poly-perspectiviste du monde, ouvert à l’in(dé)fini par des perspectives qui s’impliquent entre elles et qui, donc, ne s’excluent pas mutuellement. Constitutivement ouverts à un monde intersubjectif qu’ils ont en partage, les sujets incarnés ne sont pas enfermés de manière solipsiste dans un monde privé qui serait refermé sur soi. Le monde, commun, est le champ total à l’horizon de tous les champs d’expérience ouverts par chacun des sujets incarnés.

1.2 Le monde comme totalité ouverte

Avant d’être pensé comme monde objectif, le monde est perçu et vécu par chaque sujet incarné. Mais il est bien donné à l’expérience de la conscience à travers la perception mouvante du corps propre :

« Nous avons l’expérience d’un monde, non pas au sens d’un système de relations qui déterminent entièrement chaque événement, mais au sens d’une totalité ouverte dont la synthèse ne peut pas être achevée. […] Nous ne sommes pas obligés d’investir a priori le monde des conditions sans lesquelles il ne saurait être pensé, car, pour pouvoir être pensé, il doit d’abord n’être pas ignoré, exister pour moi, c’est-à-dire être donné, et l’esthétique transcendantale ne se confondrait avec l’analytique transcendantale que si j’étais un Dieu qui pose le monde et non pas un homme qui s’y trouve jeté et qui, dans tous les sens du mot, « tient à lui ». Nous n’avons donc pas à suivre Kant » [254]

Il y a à la fois attachement au monde et échappement [199] ou arrachement[1] [244] à ce monde ouvert par de multiples perspectives que les sujets incarnés prennent en percevant ce qui se donne à voir, à toucher, etc. – sans parler, pour le moment, de tout ce qu’il y a à faire dans le monde… À cet endroit, Merleau-Ponty reprend à sa manière l’antithétique mise en place par Heidegger, au § 14 de Être et Temps, entre la conception du monde comme Tout des choses de la nature ou de la culture, qui sont données à l’intérieur du monde, et le concept existential du monde au sein duquel l’être humain existe [S.63-65] à travers un rapport au monde (Bezug zur Welt) constitutivement ouvert (erschlossen) à la rencontre des étants qui peuvent y être découverts (entdeckbar) [§ 18, S.85]. Mais il la reprend dans le double sens du terme, en la précisant et en la corrigeant. Car Merleau-Ponty n’oppose pas seulement le monde pensé, comme système d’objets à connaître scientifiquement, et le monde vécu, comme ensemble de choses comprises par rapport à nos projets, il insiste de surcroît sur ce point négligé par Heidegger que l’être au monde du sujet, incarné, est précisément le fait du corps propre[2] qui habite l’espace comme le temps [162]. C’est la spatialité propre au corps en mouvement dans le monde qui permet de percevoir les choses en fonction des projets du sujet incarné et, donc, qui assure l’ouverture aux choses à même la perception du monde comme ensemble à l’horizon de toutes les expériences :

[1] Cet arrachement est perpétuel, non seulement dans l’expérience perceptive, mais encore dans l’action libre [501,516] : le point de vue n’est pas seulement situé, il est engagé au sens fort du terme.
[2] Dans le § 23 de Sein und Zeit (1927) consacré à « La spatialité de l’être-au-monde », Heidegger déclare que la spatialisation du Dasein en sa propre ‟chair” (Leiblichkeit) recèle en soi « une problématique qui n’est pas à traiter ici » [108]. Dans la lettre sur l’humanisme, il précise que la chair (Leib) de l’être humain est quelque chose d’essentiellement autre que l’organisme vivant [Über den Humanismus, Klostermann, 1947, S.14].

« Le mouvement du corps ne peut jouer un rôle dans la perception du monde que s’il est lui-même une intentionnalité originale, une manière de se rapporter à l’objet distincte de la connaissance. Il faut que le monde soit autour de nous, non pas comme un système d’objets dont nous faisons la synthèse, mais comme un ensemble ouvert de choses vers lesquelles nous nous projetons. » [444]

Le sujet comme projet du monde sort de lui-même pour s’y projeter. Partageant ainsi la conception heideggérienne du sujet comme ek-stase en rapport de transcendance active avec le monde [491], Merleau-Ponty soutient pour sa part que l’extase du sujet incarné ouvert au monde se produit dès la perception, par exemple « ma vision de l’arbre comme extase muette en une chose individuelle » [424]. C’est cette ouverture primordiale de mon être qui sort de lui-même à travers cette extase qui me met en contact avec l’être du monde ; mais la perception ne m’ouvre à un monde en dépassant les expériences antérieures qu’en raison de l’inachèvement de la ‟synthèse” [432] qui reste donc ouverte à d’autres expériences à venir : en revanche, la position d’un seul objet au sens strict du terme exigerait la composition de toutes ces expériences en un seul acte qui excèderait l’expérience perceptive et la synthèse d’horizons [85] multiples. C’est cette extase de l’expérience perceptive de quelque chose qui fait que « je suis d’emblée hors de moi et ouvert au monde » [520] : « Le monde est là » [p. iv] et le sujet comme transcendance vers le monde ne peut que « s’en étonner » [p. viii] au lieu de croire y voir une évidence qui va de soi. Or cet étonnement devant le monde qu’évoquait Fink en 1933 commence avec la perception subjective des choses du monde que l’objectivisme passe sous silence :

« La pensée objective ignore le sujet de la perception. C’est qu’elle se donne le monde tout fait, comme milieu de tout événement possible, et traite la perception comme l’un de ces événements. […] Car, vue de l’intérieur, la perception ne doit rien à ce que nous savons par ailleurs sur le monde, sur les stimuli tels que les décrit la physique et sur les organes des sens tels que les décrit la biologie. Elle ne se donne pas d’abord comme un événement dans le monde auquel on puisse appliquer, par exemple, la catégorie de causalité, mais comme une re-création ou une re-constitution du monde à chaque moment. Si nous croyons à un passé du monde, au monde physique, aux « stimuli », à l’organisme tel que le représentent nos livres, c’est d’abord parce que nous avons un champ perceptif présent et actuel, une surface de contact avec le monde ou en enracinement perpétuel en lui, c’est parce qu’il vient sans cesse assaillir et investir la subjectivité comme les vagues entourent une épave sur la plage. Tout le savoir s’installe dans les horizons ouverts par la perception. Il ne peut pas être question de décrire la perception elle-même comme l’un des faits qui se produisent dans le monde, puisque nous ne pouvons jamais effacer dans le tableau du monde cette lacune que nous sommes et par où il vient à exister pour quelqu’un, puisque la perception est le « défaut » de ce « grand diamant ». » [240]

Par rapport à la plénitude du monde objectif [427] ou de l’être en soi [481], nous sommes une lacune dans le tableau du monde. Le monde vient à exister pour moi par l’ouverture de ce pli ou de ce creux dans l’être que je suis : je ne suis donc pas plus un trou dans l’être (Hegel) qu’un sujet acosmique en face du bleu du ciel que je contemple [248-249], car le sujet percevant n’est pas en face du monde comme le savant en face de ses expériences [32]. Je suis bien plutôt une expérience en cours qui ne cesse de sentir et d’agir pour s’expliquer avec le monde comme champ d’expérience dont l’unité reste ouverte, à l’horizon… de la concordance intersubjective que je présume entre mes expériences propres et celles des autres : Merleau-Ponty parle même de multiples horizons indéfinis [465]. C’est que le monde « comme unité primordiale de toutes nos expériences à l’horizon de notre vie et terme unique de tous nos projets » est bien là, mais il n’est pas là comme l’être en soi que postule la pensée objective, il ne m’est donné qu’à l’horizon de toutes mes expériences, ouvertes à leur confirmation ou leur infirmation au cours du temps : pour moi, « le monde ‟en soi” n’est que l’horizon de mon présent » [492].

À travers ces guillemets, Merleau-Ponty finit par pointer la difficulté : même pour moi, mon monde, c’est le monde… qui est tout autant le monde des autres ; mais c’est le monde de mon point de vue, situé au sein de ce monde unique, lequel est en ce sens total qu’il comprend, comme champ des champs, tous les champs de présence des sujets incarnés : tous les autres sujets incarnés. Je suis de mon point de vue ouvert au monde total comme unité elle-même ouverte qui s’ouvre à l’horizon de toute perception. Le monde comme totalité ouverte dont je ne peux avoir qu’une expérience inachevée est à l’horizon et, de ce fait, il ne peut être perçu comme une chose du monde. Le monde est aperçu à l’horizon. Contre Heidegger, Merleau-Ponty avance que la perception du monde est un phénomène qu’il caractérise comme dilatation du champ de présence :

« le système de l’expérience n’est pas déployé devant moi comme si j’étais Dieu, il est vécu par moi d’un certain point de vue, je n’en suis pas le spectateur, j’y suis partie, et c’est mon inhérence à un point de vue qui rend possible à la fois la finitude de ma perception et son ouverture au monde total comme horizon de toute perception. Si je sais qu’un arbre à l’horizon reste ce qu’il est en perception prochaine, garde sa forme et sa grandeur réelles, c’est seulement en tant que cet horizon est horizon de mon entourage immédiat, que de proche en proche la possession perceptive des choses qu’il renferme m’est garantie, en d’autres termes, les expériences perceptives s’enchaînent, se motivent et s’impliquent l’une l’autre, la perception du monde n’est qu’une dilatation de mon champ de présence, elle n’en transcende pas les structures essentielles, le corps y reste toujours agent et n’y devient jamais objet. Le monde est une unité ouverte et indéfinie où je suis situé, comme Kant l’indique dans la Dialectique transcendantale, mais comme il semble l’oublier dans l’Analytique. » [350-351]
1.3 La conscience primordiale du monde naturel

Faisant référence à l’analyse de Husserl, Merleau-Ponty explique que le champ de présence (Präsenzfeld) que la perception me donne s’étend à la fois selon la dimension spatiale de l’ici par rapport au là-bas et selon la dimension temporelle du passé-présent-futur [307] : la présence et l’absence des objets extérieurs se produisent à l’intérieur d’un champ de présence primordial qui est le domaine perceptif sur lesquels mon corps a puissance [108]. Or ce champ de présence du sujet incarné, qui est tout à la fois présence à soi, à autrui et au monde [cf. 515], peut se concentrer sur la perception d’un objet ou se dilater au contraire en s’étendant au monde tout entier : la perception du monde est cette extension du champ de présence à l’ensemble du monde comme horizon permanent de toutes mes perceptions et de toutes mes expériences dont je prends conscience sans m’en retirer pour le penser abstraitement, dans la mesure où la réflexion phénoménologique distend les fils intentionnels qui nous relient au monde pour les faire paraître : cette réflexion « seule est conscience du monde » qui permet de le révéler comme étrange et paradoxal [vii-viii], mystérieux même [xvi]. La conscience ne peut juger de la vérité et n’envisager l’erreur ou le doute qu’en ayant présent à l’esprit cet « horizon du monde » comme lieu des expériences qui permettent de valider ou d’invalider ce qui est tenu pour vrai ou douteux [456]. C’est cette conscience primordiale du monde comme horizon permanent de toutes nos expériences qui garantit la constance des choses et la permanence des constances perceptives qui en ressort :

« De ce point de vue, on aperçoit enfin la vraie signification des constances perceptives. La constance de la couleur n’est qu’un moment abstrait de la constance des choses, et la constance des choses est fondée sur la conscience primordiale du monde comme horizon de toutes nos expériences. Ce n’est donc pas parce que je perçois des couleurs constantes sous la variété des éclairages que je crois à des choses, et la chose ne sera pas une somme de caractères constants, c’est au contraire dans la mesure où ma perception est de soi ouverte sur un monde et sur des choses que je retrouve des couleurs constantes. » [362]

Ma perception est ouverte sur un monde qui est le monde. Il n’y a qu’une seule et unique perception du monde : je suis au monde tout entier lorsque je perçois quelque chose de mon point de vue ; cette perception n’est pas la synthèse entre plusieurs perspectives prises sur la chose vue selon différents profils ; mes différentes impressions, par exemple de la ville de Chartres, sont prélevées sur une seule et unique perception du monde, de sorte que toutes mes perceptions et toutes mes expériences s’intègrent à un seul monde dont je fais directement l’expérience. Ce monde unique, qui n’est pas plus en soi qu’objectif vu qu’il dépend de moi et des autres sujets incarnés qui le perçoivent, c’est le monde naturel comme horizon de tous les horizons de nos perceptions et de nos expériences. Mais ce monde primordial dont l’homme naturel a déjà l’expérience originaire n’est pas le monde prétendument objectif du savoir scientifique : percevoir quelque chose de particulier, comme ce vase singulier que je regarde, ce n’est pas le penser en général en le subsumant sous la catégorie générale de la matière qui constitue ce type de vase en céramique. C’est d’autant plus vrai quand la singularité de la production artisanale prend une dimension artistique qui requiert un point de vue esthétique :

« Quand je regarde le vert brillant d’un vase de Cézanne, il ne me fait pas penser à la céramique, il me la présente, elle est là, avec sa croûte mince et lisse et son intérieur poreux, dans la manière particulière dont le vert se module. Dans l’horizon intérieur et extérieur de la chose ou du paysage, il y a une co-présence ou une co-existence des profils qui se noue à travers l’espace et le temps. Le monde naturel est l’horizon de tous les horizons, le style de tous les styles, qui garantit à mes expériences une unité donnée et non voulue par dessous toutes les ruptures de ma vie personnelle et historique, et dont le corrélatif est en moi l’existence donnée, générale et prépersonnelle de mes fonctions sensorielles où nous avons trouvé la définition du corps.
Mais comment puis-je avoir l’expérience du monde comme d’un individu existant en acte, puisqu’aucune des vues perspectives que j’en prends ne l’épuise, que les horizons sont toujours ouverts, et que d’autre part aucun savoir, même scientifique, ne nous donne la formule invariable d’une facies totius universi ? » [380-381]

La perception que je peux avoir à présent du vase de Cézanne co-existe en moi avec les autres profils que j’ai pu apercevoir en changeant de point de vue depuis tout ce temps où je le regarde : cet horizon intérieur de la conscience se double de l’horizon extérieur de la chose ou du paysage que je vois. À l’arrière-plan de la chose singulière que je perçois moi-même en personne (ego ipse), il y a tout le monde comme horizon à la fois intérieur de la conscience et extérieur du monde naturel. Or le corrélat en moi de ce monde naturel à l’horizon de toutes mes perceptions personnelles des choses dans le monde, c’est mon corps comme ensemble naturel des fonctions sensorielles qui sont données au membre de l’espèce humaine que je suis en général : la conscience personnelle du sujet singulier présuppose l’organisme prépersonnel qui permet aux sujets humains d’avoir une perception similaire des choses. La perception du monde naturel par le sujet n’est pas subjective ou personnelle en tant même que les fonctions sensorielles et perceptives du sujet incarné sont prépersonnelles : elles déposent devant [400] le sujet prépersonnel qu’est le sujet percevant [405] un monde naturel qui reste le même. Car mon organisme, en tant que spécimen d’une espèce biologique, est un complexe inné qui se caractérise par une adhésion prépersonnelle à ce qu’il y a d’anonyme et de général dans le monde : c’est ce qui permet au sujet de prendre connaissance des constances perceptives du monde naturel en retrouvant les situations typiques qui s’y reproduisent. Reste que le sujet incarné n’est pas uniquement cet animal défini par un a priori de l’espèce sans option personnelle qui reste toujours pris dans le même monde [92-93]. Car la vie personnelle et historique du sujet humain l’amène à faire des expériences, d’ordre sentimental ou professionnel par exemple, au sein du monde humain et historique :

« En tant que j’habite un « monde physique », où des « stimuli » constants et des situations typiques se retrouvent, – et non pas seulement le monde historique où les situations ne sont jamais comparables, – ma vie comporte des rythmes qui n’ont pas leur raison dans ce que j’ai choisi d’être, mais leur condition dans le milieu banal qui m’entoure. Ainsi apparaît autour de notre existence personnelle une marge d’existence presque impersonnelle, qui va pour ainsi dire de soi, et à laquelle je me remets du soin de me maintenir en vie, – autour du monde humain que chacun de nous s’est fait un monde en général auquel il faut d’abord appartenir pour pouvoir s’enfermer dans le milieu particulier d’un amour ou d’une ambition. De même qu’on parle d’un refoulement au sens restreint lorsque je maintiens à travers le temps un des mondes momentanés que j’ai traversés et que j’en fais la forme de toute ma vie, – de même on peut dire que mon organisme, comme adhésion prépersonnelle à la forme générale du monde, comme existence anonyme et générale, joue, au-dessous de ma vie personnelle, le rôle d’un complexe inné. Il n’est pas comme une chose inerte, il ébauche lui aussi le mouvement de l’existence. » [99]

Or ce complexe inné qui m’est donné me permet de faire des expériences personnelles qui sont à l’origine de mondes acquis au cours du temps : l’amour que j’éprouve pour une personne ou l’ambition qui m’anime forme, pour un moment, un monde qui fait sens pour moi en donnant sens à l’ensemble de mon existence. En raison de l’intrication entre nature et culture, tout est acquis par le sujet incarné d’une manière ou d’une autre, même dans le monde naturel : notre être au monde donne leur sens à tous nos réflexes, de sorte que l’être humain a non seulement un milieu (Umwelt), mais encore un monde (Welt) [102]. C’est à la fois au niveau de la perception des faits naturels et sur le plan des pensées que sont acquis des tout petits mondes au sein d’un même monde qui existe de toute évidence : antérieure à tout jugement, l’évidence antéprédicative de l’existence de ce monde unique n’a pas besoin d’être démontrée. Le sujet incarné accède donc à un seul et unique monde dans lequel il fait des expériences et acquiert des habitudes au cours de son histoire personnelle. Car ces mondes acquis par le sujet, qui font son monde propre, se découpent sur le fond du monde primordial :

« Il nous faut donc comprendre comment la pensée temporelle se noue sur elle-même et réalise sa propre synthèse. Si le sujet normal comprend d’emblée que le rapport de l’œil à la vision est le même que le rapport de l’oreille à l’ouïe, c’est que l’œil et l’oreille lui sont donnés d’emblée comme des moyens d’accès à un même monde, c’est qu’il a l’évidence antéprédicative d’un monde unique, de sorte que l’équivalence des « organes des sens » et leur analogie se lit sur les choses et peut être vécue avant d’être conçue. Le sujet kantien pose un monde, mais, pour pouvoir affirmer une vérité, le sujet effectif doit d’abord avoir un monde ou être au monde, c’est-à-dire porter autour de soi un système de significations dont les correspondances, les relations, les participations n’aient pas besoin d’être explicitées pour être utilisées. Quand je me déplace dans ma maison, je sais d’emblée et sans aucun discours que marcher [151] vers la salle de bains signifie passer près de la chambre, que regarder la fenêtre signifie avoir la cheminée à ma gauche, et dans ce petit monde chaque geste, chaque perception se situe immédiatement par rapport à mille coordonnées virtuelles. Quand je cause avec un ami que je connais bien, chacun de ses propos et chacun des miens renferme, outre ce qu’il signifie pour tout le monde, une multitude de références aux dimensions principales de son caractère et du mien, sans que nous ayons besoin d’évoquer nos conversations précédentes. Ces mondes acquis, qui donnent à mon expérience son sens second, sont eux-mêmes découpés dans un monde primordial, qui en fonde le sens premier. Il y a de la même manière un « monde des pensées », c’est-à-dire une sédimentation de nos opérations mentales, qui nous permet de compter sur nos concepts et sur nos jugements acquis comme sur des choses qui sont là et se donnent globalement, sans que nous ayons besoin à chaque moment d’en refaire la synthèse. […] mes pensées acquises ne sont pas un acquis absolu, elles se nourrissent à chaque moment de ma pensée présente, elles m’offrent un sens, mais je le leur rends. En fait notre acquis disponible exprime à chaque moment l’énergie de notre conscience présente. Tantôt elle s’affaiblit, comme dans la fatigue, et alors mon « monde » de pensée s’appauvrit et se réduit même à une ou deux idées obsédantes ; tantôt au contraire je suis à toutes mes pensées, et chaque parole que l’on dit devant moi fait alors germer des questions, des idées, regroupe et réorganise le panorama mental et s’offre avec une physionomie précise. Ainsi l’acquis n’est vraiment acquis que s’il est repris dans un nouveau mouvement de pensée et une pensée n’est située que si elle assume elle-même sa situation. L’essence de la conscience est de se donner un ou des mondes, c’est-à-dire de faire être devant elle-même ses propres pensées comme des choses, et elle prouve sa vigueur indivisiblement en se dessinant ces paysages et en les quittant. La structure monde, avec son double moment de sédimentation et de spontanéité, est au centre de la conscience, et c’est comme un nivellement du « monde » que nous allons pouvoir comprendre à la fois les troubles intellectuels, les troubles perceptifs et les troubles moteurs de Schn., sans réduire les uns aux autres. » [151-152]

Si le monde primordial fonde le sens premier de mon expérience, prépersonnelle, en tant que corps vivant dans le monde naturel, le sens second de mon expérience personnelle se forme au sein de ces petits mondes que j’ai acquis au cours du temps, par exemple en prenant des habitudes dans ma maison ou en partageant mes pensées avec un ami de longue date. Mon monde propre est le monde acquis que ma conscience se donne à elle-même en reprenant le sens premier de l’expérience prépersonnelle du monde primordial pour l’investir du sens second et personnel que cette activité, par exemple sexuelle, prend pour moi qui la vit. La structure monde au centre de la conscience est tout à la fois la spontanéité du monde qui jaillit de lui-même et la sédimentation des mondes que j’ai acquis par l’expérience et l’habitude. Il faut à présent (2) décrire ce monde mien ou personnel, avant de (3) montrer comment mon monde est inscrit dans le monde culturel ou intersubjectif.

2. Le monde comme mon monde :
le monde du sujet incarné

Sans cesser pour autant d’être seul et unique, le monde est mon monde à travers la perception que j’en ai du point de vue du corps que je suis : le monde devient mon monde par mon corps comme lieu d’appropriation subjective du monde commun. C’est que le monde est un fond inépuisable ouvert à l’expérience qu’en fait le corps propre des uns et des autres. Car, si l’être-au-monde permet bien à la conscience d’être avec les autres et dans le monde, l’« inhérence de ma conscience à son corps et à son monde » [403] fait que le sujet est au monde par l’intermédiaire de son corps qui s’ouvre de lui-même aux choses grâce à la perception.

2.1 Le corps propre comme pivot du monde

Merleau-Ponty récuse tout autant l’extériorité du corps et de l’esprit que celle du corps et du monde. L’être au monde du corps n’est pas de l’ordre d’une contiguïté ou d’une association spatiale : mon corps est au monde, mais il ne l’est pas dans le sens où un sujet ferait objectivement face à un objet, ni même dans celui où il serait dans le monde ; car ces deux options méconnaissent le corps comme rapport naturel au monde dans lequel le sujet est pris [47]. Mon corps n’étant pas une chose parmi les choses [vii], il n’est pas « une province du monde » que régiraient les lois propres à une physiologie déterministe [401]. Il n’y a pas d’un côté le sujet incarné et de l’autre côté le monde, mais l’être au monde d’un Je qui s’y engage à travers son corps comme véhicule de la mise en œuvre des projets à réaliser dans le monde. Merleau-Ponty l’illustre a contrario à travers l’exemple d’un corps amputé :

« dans la perspective de l’être au monde. Ce qui en nous refuse la mutilation et la déficience, c’est un Je engagé dans un certain monde physique et interhumain, qui continue de se tendre vers son monde en dépit des déficiences ou des amputations, et qui, dans cette mesure, ne les reconnaît pas de jure. Le refus de la déficience n’est que l’envers de notre inhérence à un monde, la négation implicite de ce qui s’oppose au mouvement naturel qui nous jette à nos tâches, à nos soucis, à notre situation, à nos horizons familiers. Avoir un bras fantôme c’est rester ouvert à toutes les actions dont le bras seul est capable, c’est garder le champ pratique que l’on avait avant la mutilation. Le corps est le véhicule de l’être au monde, et avoir un corps c’est pour un vivant se joindre à un milieu défini, se confondre avec certains projets et s’y engager continuellement. Dans l’évidence de ce monde complet où figurent encore des objets maniables, dans la force du mouvement qui va vers lui et où figurent encore le projet d’écrire ou de jouer du piano, le malade trouve la certitude de son intégrité. Mais au moment même où il lui masque sa déficience, le monde ne peut manquer de la lui révéler : car s’il est vrai que j’ai conscience de mon corps à travers le monde, qu’il est, au centre du monde, le terme inaperçu vers lequel tous les objets tournent leur face, il est vrai pour la même raison que mon corps est le pivot du monde : je sais que les objets ont plusieurs faces parce que je pourrais en faire le tour, et en ce sens j’ai conscience du monde par le moyen de mon corps. » [97]

La conscience du monde et la perception des choses du monde présupposent le corps comme pivot du monde pour moi. C’est en ce sens que « le corps a son monde et que les objets ou l’espace peuvent être présents à notre connaissance sans l’être à notre corps. » [162] Mais ce monde propre au corps n’est pas en dehors du monde qu’il perçoit. Il faut bien plutôt « décrire le corps comme le lieu de cette appropriation » de son monde par le sujet incarné [180]. Or l’appropriation du monde qui permet au sujet incarné de se l’incorporer se produit selon les trois modalités de l’engagement de l’être-au-monde : perception, affection et action. Mon monde est donc fait de toutes les expériences que je fais du monde à travers ces trois dimensions de mon être au monde.

Si Merleau-Ponty se focalise sur la perception du monde, qui est le point de départ de la description phénoménologique [partie I, chap. I-IV & partie II, chap. I-III], il aborde néanmoins la dimension de l’affectivité sous l’angle du « corps comme être sexué » [partie I, chap. V] et traite l’activité humaine à travers les projets que le sujet libre entreprend de réaliser dans le monde humain [partie II, chap. IV & partie III, chap. III], le sujet incarné étant « projet du monde » [464].

2.2 L’expérience sensorielle du sens des choses du monde

Tous les aspects de l’être au monde sont empreints de significations : perception des choses du monde, affection des êtres sexués et action des sujets libres font sens pour le sujet incarné qui leur donnent sens. C’est cette donation de sens et de signification (Sinn-gebung selon l’expression de Husserl) qui fait « surgir un monde orienté, un sens des choses. » [498] C’est cette opération qui constitue mon monde, fait de significations données aux choses et aux événements par le sujet tourné vers les choses à travers l’acte centrifuge de signifier. Or ce sens attribué aux choses, loin d’être arbitraire, prend en compte ce qui fait sens dans le monde, même naturel, du moins du point de vue du sujet humain qui reconnaît cette signification. C’est pourquoi mon monde est bien dans le monde, commun.

La phénoménologie conjoignant « l’extrême subjectivisme et l’extrême objectivisme » [p. xv], Merleau-Ponty récuse le déni idéaliste des signes naturels, non pas tant pour affirmer qu’il y a des signes dans le monde naturel [cf. 220], mais bien plutôt pour avancer que le sujet se met au diapason du monde en se fiant à son expérience pour comprendre les signes de ce qui se passe habituellement dans le monde physique ou naturel :

« Il y a sens pour nous lorsqu’une de nos intentions est comblée, ou inversement lorsqu’une multiplicité de faits ou de signes se prête de notre part à une reprise qui les comprend, en tout cas, lorsqu’un ou plusieurs termes existent comme... représentants ou expression d’autre chose qu’eux-mêmes. […] quand je comprends une chose, par exemple un tableau, je n’en opère pas actuellement la synthèse, je viens au-devant d’elle avec mes champs sensoriels, mon champ perceptif, et finalement avec une typique de tout l’être possible, un montage universel à l’égard du monde. Au creux du sujet lui-même, nous découvrions donc la présence du monde, de sorte que le sujet ne devait plus être compris comme activité synthétique, mais comme ek-stase, et que toute opération active de signification ou de Sinn-gebung apparaissait comme dérivée et secondaire par rapport à cette prégnance de la signification dans les signes qui pourrait définir le monde. » [490].

La présence du monde au creux du sujet – sujet qui est creux lui-même comme ouverture du corps à travers la perception des choses – se traduit, au sein du corps, par un montage du champ perceptif préparé à la rencontre dans le monde des figures typiques ou habituelles qui s’y trouvent : avant d’être personnelle, l’expérience perceptive, émotive ou active du monde est prépersonnelle. Par exemple, la signification vitale qu’ont les couleurs de déclencher certaines réactions motrices, par exemple au vert reposant ou au rouge déchirant, cette signification motrice donc est un montage général du corps par lequel je suis adapté au monde [243-244]. Le sujet incarné rejoint ainsi le monde, dont il a l’expérience prépersonnelle, pour en reprendre intérieurement ou personnellement la signification en intégrant les nouveaux signes perçus dans la logique du monde. En raison de ce montage universel, le corps adhère globalement au monde et à sa logique par son attachement primordial au monde dans lequel il est jeté (dès la naissance) :

« Plus généralement, il y a une logique du monde que mon corps tout entier épouse et par laquelle des choses intersensorielles deviennent possibles pour nous. Mon corps en tant qu’il est capable de synergie sait ce que signifie pour l’ensemble de mon expérience telle couleur en plus ou en moins, il en saisit d’emblée l’incidence sur la présentation et le sens de l’objet. Avoir des sens, par exemple avoir la vision, c’est posséder ce montage général, cette typique des relations visuelles possibles à l’aide de laquelle nous sommes capables d’assumer toute constellation visuelle donnée. Avoir un corps, c’est posséder un montage universel, une typique de tous les développements perceptifs et de toutes les correspondances intersensorielles par-delà le segment du monde que nous percevons effectivement. Une chose n’est donc pas effectivement donnée dans la perception, elle est reprise intérieurement par nous, reconstituée et vécue par nous en tant qu’elle est liée à un monde dont nous portons avec nous les structures fondamentales et dont elle n’est qu’une des concrétions possibles. Vécue par nous, elle n’en est pas moins transcendante à notre vie parce que le corps humain, avec ses habitus qui dessinent autour de lui un entourage humain, est traversé par un mouvement vers le monde lui-même. […] Le comportement humain s’ouvre à un monde (Welt) et à un objet (Gegenstand) par-delà les ustensiles qu’il se construit, il peut même traiter le corps propre comme un objet. La vie humaine se définit par ce pouvoir qu’elle a de se nier dans la pensée objective, et ce pouvoir, elle le tient de son attachement primordial au monde lui-même. La vie humaine « comprend » non seulement tel milieu défini, mais une infinité de milieux possibles, et elle se comprend elle-même, parce qu’elle est jetée à un monde naturel. » [377]

Pour Merleau-Ponty, il s’agit de retrouver cette expérience irréfléchie ou primordiale du monde et de ses structures fondamentales que présuppose mon expérience intersensorielle d’un segment du monde, dans la mesure où cet acte perceptif prélève ce segment dans un champ perceptif sur fond de monde [279]. Or le monde intersensoriel auquel mon corps comme unité intersensorielle [115-116] est tout naturellement ouvert, c’est le monde naturel comme typique des relations intersensorielles qui se répètent tout naturellement : c’est donc à travers mon corps que je suis, comme sujet fini, mis en contact direct avec les choses intersensorielles du monde. Car les différents sens dont le corps humain est doté sont un don de la nature qui lui donne accès et ouverture aux êtres du champ perceptif en question : « le monde visible et le monde tangible ne sont pas le monde en entier » [250-251], vu que « chaque sens constitue un petit monde à l’intérieur du grand » [256]. Comme ces différentes expériences et ces différents champs « ne se distinguent que sur le fond d’un monde commun », j’ai néanmoins l’expérience sensorielle du monde intersensoriel. Par exemple, lorsque je m’abandonne au bleu du ciel sans plus avoir conscience d’en avoir la perception visuelle, le ciel devient tout simplement mon monde du moment :

« Si je veux m’enfermer dans un de mes sens et que, par exemple, je me projette tout entier dans mes yeux et m’abandonne au bleu du ciel, je n’ai bientôt plus conscience de regarder et, au moment où je voulais me faire tout entier vision, le ciel cesse d’être une « perception visuelle » pour devenir mon monde du moment. L’expérience sensorielle est instable et elle est étrangère à la perception naturelle qui se fait avec tout notre corps à la fois et s’ouvre sur un monde intersensoriel. Comme celle de la qualité sensible, l’expérience des « sens » séparés n’a lieu que dans une attitude très particulière et ne peut servir à l’analyse de la conscience directe. » [260-261].

Car, dans la perception, « nous sommes à l’objet et nous nous confondons avec ce corps qui en sait plus que nous sur le monde » [275-276] perçu de manière intersensorielle. Or c’est l’expérience et, donc, l’appropriation du sens inhérent aux choses à travers mes propres sens qui me permet de comprendre le monde à travers mon corps-connaissant :

« Dans une célèbre pensée, Pascal montre que sous un certain rapport je comprends le monde et que sous un autre rapport, il me comprend[1]. Il faut dire que c’est sous le même rapport : je comprends le monde parce qu’il y a pour moi du proche et du lointain, des premiers plans et des horizons et qu’ainsi il fait tableau et prend un sens devant moi, c’est-à-dire enfin parce que j’y suis situé et qu’il me comprend. Nous ne disons pas que la notion du monde est inséparable de celle du sujet, que le sujet se pense inséparable de l’idée du corps et de l’idée du monde, car s’il ne s’agissait que d’une relation pensée, de ce fait même elle laisserait subsister l’indépendance absolue du sujet comme penseur et le sujet ne serait pas situé. Si le sujet est en situation, si même il n’est rien d’autre qu’une possibilité de situations, c’est qu’il ne réalise son ipséité qu’en étant effectivement corps et en entrant par ce corps dans le monde. Si, réfléchissant sur l’essence de la subjectivité, je la trouve liée à celle du corps et à celle du monde, c’est que mon existence comme subjectivité ne fait qu’un avec mon existence comme corps et avec l’existence du monde et que finalement le sujet que je suis, concrètement pris, est inséparable de ce corps-ci et de ce monde-ci. Le monde et le corps ontologiques que nous retrouvons au cœur du sujet ne sont pas le monde en idée ou le corps en idée, c’est le monde lui-même contracté dans une prise globale, c’est le corps lui-même comme corps-connaissant. » [467]

[1] « Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité, mais c’est du règlement de ma pensée. Je n’aurai point d’avantage en possédant des terres. Par l’espace l’univers me comprend et m’engloutit comme un point : par la pensée je le comprends. » [113-348 Roseau pensant.]

2.3 Mon monde comme contraction du monde
(par mon corps-connaissant)

Le sujet fait corps avec le monde. Si mon monde est le monde effectif à mes yeux, il n’en demeure pas moins que le monde pour moi, mon monde, c’est le monde contracté par mon corps qui le saisit dans une prise globale. C’est ce qui me permet de le prendre et de le comprendre, de mon point de vue, grâce au montage universel à l’égard du monde qu’est mon corps-connaissant comme champ perceptif. Cette prise active conforme le monde à mes projets, en m’en assurant une connaissance pratique (et non pas théorique) à partir de la saisie des occasions suggérées par le monde :

« toutes ces opérations exigent un même pouvoir de tracer dans le monde donné des frontières, des directions, d’établir des lignes de force, de ménager des perspectives, en un mot d’organiser le monde donné selon les projets du moment, de construire sur l’entourage géographique un milieu de comportement, un système de significations qui exprime au dehors l’activité interne du sujet. […] chez le normal les projets polarisent le monde, et y font paraître comme par magie mille signes qui conduisent l’action, comme les écriteaux dans un musée conduisent le visiteur. » [130]

La sensibilité de mon corps est parée pour percevoir le monde et m’orienter en fixant des repères dans l’espace et en dégageant des perspectives en vue d’agir. [*Uexkull avait même affirmé que le système sensoriel est calé sur le système opérationnel : chez l’animal, l’action prime la perception et l’émotion]. Car l’action qui fait sens présuppose de reconnaître les directions comme pôles de l’action en passant de l’entourage, l’environnement physique du corps, au milieu du comportement.

Loin que la signification soit une création ex nihilo du sujet libre, elle s’oriente bien plutôt dans le monde par rapport aux signes qui s’y trouvent du point de vue subjectif du sujet en projet de soi-même. Il n’y a là aucun arbitraire. C’est que le sens n’est pas une construction ou une invention de l’être humain : en même temps et en tant même qu’il y a le monde, il y a déjà du sens dans le monde et dans les choses du monde. Le sujet familier avec son monde met sa connivence avec le monde au service de la compréhension du sens des choses et de ce qui fait signe dans le monde (humain). En ce sens, ce serait comme si mon monde accomplissait le monde comme ‟ouvrage inachevé” [cf. 465] :

« Naître, c’est à la fois naître du monde et naître au monde. Le monde est déjà constitué, mais aussi jamais complètement constitué. Sous le premier rapport, nous sommes sollicités, sous le second nous sommes ouverts à une infinité de possibles. » [517]

Il y a donc une correspondance vivante ou mouvante entre mes projets et les significations que me suggèrent les choses sensibles [152-153] en se donnant, par exemple, à toucher, à prendre ou à franchir. Cette reconnaissance du sens des choses du monde ne relève donc pas d’un véritable acte d’interprétation :

« Chez le normal l’objet est « parlant » et significatif, l’arrangement des couleurs « veut dire » d’emblée quelque chose, tandis que chez le malade la signification doit être apportée d’ailleurs par un véritable acte d’interprétation. - Réciproquement, chez le normal les intentions du sujet se reflètent immédiatement dans le champ perceptif, le polarisent, ou le marquent de leur monogramme, ou enfin y font naître sans effort une onde significative. Chez le malade le champ perceptif a perdu cette plasticité. […] Au total le monde ne lui suggère plus aucune signification et réciproquement les significations qu’il se propose ne s’incarnent plus dans le monde donné. Nous dirons en un mot que le monde n’a plus pour lui de physionomie » [153]

[*Merleau-Ponty reprend ici le motif heideggérien de la compréhension quotidienne des choses comme simple ex-plicitation (Auslegung) de l’implicite, par contraste avec l’interprétation qui s’interpose pour ajouter arbitrairement quelque chose. Cette compréhension consiste à reconnaître les significations (Bedeutsamkeiten) qui s’offrent à la perception, et ce conformément à la structure de l’Einsicht présupposée par la méthode phénoménologique]

En dehors des cas pathologiques que Merleau-Ponty évoque, c’est normalement la physionomie même du monde donné qui suggère des significations que le sujet décide ou non de saisir ou de reprendre, librement, de sorte que les significations que le sujet se donne s’incarnent dans le monde donné en s’ajustant aux choses. Le sens autochtone du monde est le sol sur lequel le sujet se repose pour décider librement des significations qu’il se donne en fonction des projets qui sont les siens, comme franchir quelque chose qui lui apparaît comme obstacle à franchir :

« la liberté utilise le regard et ses valorisations spontanées. Sans elles, nous n’aurions pas un monde, c’est-à-dire un ensemble de choses qui émergent de l’informe en se proposant à notre corps comme « à toucher », « à prendre », « à franchir », nous n’aurions jamais conscience de nous ajuster aux choses et de les atteindre là où elles sont, au-delà de nous, nous aurions seulement conscience de penser rigoureusement les objets immanents de nos intentions, nous ne serions pas au monde, impliqués nous-mêmes dans le spectacle et pour ainsi dire mélangés aux choses, nous aurions seulement la représentation d’un univers. Il est donc bien vrai qu’il n’y a pas d’obstacles en soi, mais le moi qui les qualifie comme tels n’est pas un sujet acosmique, il se précède lui-même auprès des choses pour leur donner figure de choses. Il y a un sens autochtone du monde qui se constitue dans le commerce avec lui de notre existence incarnée et qui forme le sol de toute Sinngebung décisoire. » [503]

La perception du monde par le corps-connaissant en donne donc une connaissance originaire [53-54]. Or cette connaissance originaire n’est pas la connaissance scientifique du monde comme objet : le monde ne devient objet que par la connaissance scientifique, qui nous égare en nous faisant croire qu’il y a des chaînes de causalité déterminantes ; originairement, « le monde n’est pas un objet », mais un « milieu naturel » [p. v]. Ce milieu conditionne sans contraindre ma perception du monde du point de vue de mon corps-connaissant. Car la perspective que je prends sur le monde n’est pas déterminée par les choses elles-mêmes, par exemple la fenêtre qui me donne un point de vue sur l’église : tout d’abord, « mon corps m’en impose un [point de vue] sur le monde » [107]. L’expérience du monde vécu est indissociable d’une « vue mienne » [ii-iii] qui constitue mon monde : « mon corps, qui est mon point de vue sur le monde » [85] à la fois perceptif et significatif, est situé ici et maintenant à même le monde qu’il habite [162-163], tout en pouvant changer de place et de point de vue. Loin d’être déterminé par le monde naturel, le point de vue de mon corps-connaissant sur le monde peut changer non seulement en se déplaçant dans l’espace, mais également au cours du temps, à travers l’acquisition d’habitudes corporelles qui configurent mon monde culturel.

2.4 Mon monde culturel

Le monde comme milieu naturel devient de surcroît un champ culturel d’apprentissage du rapport avec les choses et avec le monde qui est à l’origine de toutes les acquisitions du monde culturel. Ces mondes acquis [151] se traduisent par les habitudes prises en fonction des projets du sujet :

« Le mouvement du corps ne peut jouer un rôle dans la perception du monde que s’il est lui-même une intentionnalité originale, une manière de se rapporter à l’objet distincte de la connaissance. Il faut que le monde soit autour de nous, non pas comme un système d’objets dont nous faisons la synthèse, mais comme un ensemble ouvert de choses vers lesquelles nous nous projetons. […] Notre corps en tant qu’il se meut lui-même, c’est-à-dire en tant qu’il est inséparable d’une vue du monde et qu’il est cette vue même réalisée, est la condition de possibilité, non seulement de la synthèse géométrique, mais encore de toutes les opérations expressives et de toutes les acquisitions qui constituent le monde culturel. » [444-445]

Le corps est activé par la conscience dans le sens d’une acquisition des habitudes, qu’elles soient perceptives, motrices ou affectives (notamment sexuelles). Ces habitudes acquises, qui manifestent un certain style, contribuent à donner une certaine allure à mon corps [175-176] : ce que les autres voient et ce dont ils me renvoient l’image, par exemple à travers un regard. Autrement dit, le corps ne subit pas tout simplement les déterminations biologiques ou physiologiques : ce ne sont pas des déterminismes naturels qui nous amènent à adopter certains usages corporels. Ces usages du corps propre sont des habitudes acquises par lesquelles le corps montre qu’il a compris comment faire dans telle ou telle situation typique du monde (naturel ou culturel) :

« c’est le corps qui « comprend » dans l’acquisition de l’habitude. […] Comprendre, c’est éprouver l’accord entre ce que nous visons et ce qui est donné, entre l’intention et l’effectuation – et le corps est notre ancrage dans un monde. Quand je porte la main vers mon genou, j’éprouve à chaque moment du mouvement la réalisation d’une intention qui ne visait pas mon genou comme idée ou même comme objet, mais comme partie présente et réelle de mon corps vivant, c’est-à-dire finalement comme point de passage de mon mouvement perpétuel vers un monde. Quand la dactylographe exécute sur le clavier les mouvements nécessaires, ces mouvements sont dirigés par une intention, mais cette intention ne pose pas les touches du clavier comme des emplacements objectifs. Il est vrai, à la lettre, que le sujet qui apprend à dactylographier intègre l’espace du clavier à son espace corporel.
L’exemple des instrumentistes montre encore mieux comment l’habitude ne réside ni dans la pensée ni dans le corps objectif, mais dans le corps comme médiateur d’un monde. » [169]

Le corps est notre ancrage dans un monde dont il est le médiateur parce qu’il s’en incorpore les directions et les dimensions. En tant même qu’il acquiert l’habitude de se servir d’autres corps, le corps propre est un espace expressif [171] qui implique un « ensemble de significations vécues » en mouvement vers un nouveau nœud de significations ou un nouvel usage du corps propre [179] :

« mon corps est, non pas une somme d’organes juxtaposés mais un système synergique dont toutes les fonctions sont reprises et liées dans le mouvement général de l’être au monde, en tant qu’il est la figure figée de l’existence. » [270]

Comme mon corps est un espace expressif qui s’incorpore à sa manière les choses qui se trouvent dans le monde, cela signifie que « le corps a son monde » [162, cf. 113], propre, dans lequel certaines significations ont été élaborées d’un certain point de vue :

« Mon corps est le lieu ou plutôt l’actualité même du phénomène d’expression (Ausdruck), en lui l’expérience visuelle et l’expérience auditive, par exemple sont prégnantes [272] l’une de l’autre, et leur valeur expressive fonde l’unité antéprédicative du monde perçu, et, par elle, l’expression verbale (Darstellung) et la signification intellectuelle (Bedeutungréférence à Cassirer en note. Mon corps est la texture commune de tous les objets et il est, au moins à l’égard du monde perçu, l’instrument général de ma ‟compréhension”.
C’est lui qui donne un sens non seulement à l’objet naturel, mais encore à des objets culturels comme les mots. ». [271-272]

Le monde qui est mien est tout autant le monde de mes pensées de mes mots. C’est à travers les mots de mon monde linguistique que je peux imaginer et donc me rendre présent l’absent, de sorte que mon monde peut persister autour de moi grâce à ce pouvoir de l’imagination :

« le mot est en un certain lieu de mon monde linguistique, il fait partie de mon équipement, je n’ai qu’un moyen de me le représenter, c’est de le prononcer, comme l’artiste n’a qu’un moyen de se représenter l’œuvre à laquelle il travaille : il faut qu’il la fasse. Lorsque j’imagine Pierre absent, je n’ai pas conscience de contempler un Pierre en image numériquement distinct de Pierre lui-même ; si loin qu’il soit, je le vise dans le monde, et mon pouvoir d’imaginer n’est rien que la persistance de mon monde autour de moi » [210]

Tous les sens du terme sens sont à présent rassemblés pour constituer mon monde : mes sens, à l’origine des sensations, me procurent des données sensibles à propos de ce qui fait sens dans le monde, pour moi qui leur donne une signification de mon point de vue en orientant mon existence dans la direction déterminée par mes projets. À la mesure de tous ces sens, le monde est toujours mon monde, c’est le monde que je perçois et le monde que je projette :

« Sous toutes les acceptions du mot sens, nous retrouvons la même notion fondamentale d’un être orienté ou polarisé vers ce qu’il n’est pas, et nous sommes ainsi toujours amenés à une conception du sujet comme ek-stase et à un rapport de transcendance active entre le sujet et le monde. Le monde est inséparable du sujet, mais d’un sujet qui n’est rien que projet du monde, et le sujet est inséparable du monde, mais d’un monde qu’il projette lui-même. Le sujet est être-au-monde et le monde reste « subjectif » référence à Heidegger en note puisque sa texture et ses articulations sont dessinées par le mouvement de transcendance du sujet. Nous découvrions donc avec le monde comme berceau des significations, sens de tous les sens, et sol de toutes les pensées, le moyen de dépasser l’alternative du réalisme et de l’idéalisme, du hasard et de la raison absolue, du non-sens et du sens. Le monde tel que nous avons essayé de le montrer, comme unité primordiale de toutes nos expériences à l’horizon de notre vie et terme unique de tous nos projets, ce n’est plus le déploiement visible d’une Pensée constituante, ni un assemblage fortuit de parties, ni, bien entendu, l’opération d’une Pensée directrice sur une matière indifférente, mais la patrie de toute rationalité. » [491-492]

Néanmoins, comme Merleau-Ponty le précise dans la note en référence à Heidegger [Sein und Zeit, § 69, S.366], la ‟subjectivité” du monde en assure l’ ‟objectivité” : aucune des significations et des pensées du sujet, en effet, n’auraient pu être élaborées abstraction faite du monde comme berceau ou comme sol sur lequel le sujet ne peut que prendre appui pour voir et concevoir le monde à sa façon. Or, loin d’être arbitraire et insensée, cette manière propre de comprendre le monde est en principe falsifiable grâce à l’expérience que je peux faire du point de vue des autres :

« Le monde perçu n’est pas seulement mon monde, c’est en lui que je vois se dessiner les conduites d’autrui, elles le visent elles aussi et il est le corrélatif, non seulement de ma conscience, mais encore de toute conscience que je puisse rencontrer. » [390]

Loin d’être figé en un point de vue clos sur lui-même, mon monde est ouvert en principe et s’élargit de facto grâce à l’expérience que je peux faire du monde au cours du temps en me laissant instruire par les enseignements de l’histoire collective du monde culturel dans lequel je vis avec les autres :

« mon monde se trouve élargi à la mesure de l’histoire collective que mon existence privée reprend et assume. La solution de tous les problèmes de transcendance se trouve dans l’épaisseur du présent préobjectif, où nous trouvons notre corporéité, notre socialité, la préexistence du monde, c’est-à-dire le point d’amorçage des « explications » dans ce qu’elles ont de légitime, – et en même temps le fondement de notre liberté. » [495]

3. Le monde commun et interhumain
comme champ permanent de mon existence

Mon monde comme point de vue sur le monde fait partie intégrante du monde tout à la fois naturel et culturel. Si mon corps est le pivot du monde pour moi, le monde est le point d’appui et de référence de mon monde. Même si ma perception propre des choses et l’affection éprouvée pour les autres constituent un monde qui m’est propre, je ne suis jamais enfermé dans un monde solipsiste ou encore un monde privé. Car j’habite avec les autres un monde commun, un monde intersubjectif ou interhumain qui est d’ordre social ou culturel :

« Il est donc essentiel à la chose et au monde de se présenter comme « ouverts », de nous renvoyer au-delà de leurs manifestations déterminées, de nous promettre toujours « autre chose à voir ». C’est ce que l’on exprime quelquefois en disant que la chose et le monde sont mystérieux. Ils le sont, en effet, dès qu’on ne se borne pas à leur aspect objectif et qu’on les replace dans le milieu de la subjectivité. Ils sont même un mystère absolu, qui ne comporte aucun éclaircissement, non par un défaut provisoire de notre connaissance, car alors il retomberait au rang de simple problème, mais parce qu’il n’est pas de l’ordre de la pensée objective où il y a des solutions. Il n’y a rien à voir au-delà de nos horizons, sinon d’autres paysages encore et d’autres horizons, rien à l’intérieur de la chose, sinon d’autres choses plus petites. L’idéal de la pensée objective est à la fois fondé et ruiné par la temporalité. Le monde au sens plein du mot n’est pas un objet, il a une enveloppe de déterminations objectives, mais aussi des fissures, des lacunes par où les subjectivités se logent en lui ou plutôt qui sont les subjectivités elles-mêmes. On comprend maintenant pourquoi les choses, qui lui doivent leur sens, ne sont pas des significations offertes à l’intelligence, mais des structures opaques, et pourquoi leur sens dernier demeure brouillé. La chose et le monde n’existent que vécus par moi ou par des sujets tels que moi, puisqu’ils sont l’enchaînement de nos perspectives, mais ils transcendent toutes les perspectives parce que cet enchaînement est temporel et inachevé. » [384-385]

Dans Le visible et l’invisible (1959-1960), Merleau-Ponty travaillait en ce sens à accéder à l’expérience originaire de l’homme naturel qui, présent en soi et en dehors de soi, devient monde et devient autrui à cet endroit où se produit « le passage du soi dans le monde et dans l’autre » [p. 212]. Car cet entrelacs ou chiasme où je deviens monde atteste que « le petit monde privé de chacun » est prélevé sur le monde de tous les autres [p. 187. Par conséquent, cette vie auprès de soi du sujet ouvert à soi n’est pas nécessairement fermé aux autres, puisqu’elle « ne donne pas sur un autre monde que le monde commun » [p. 36]. C’est ce qui pousse Merleau-Ponty à mettre des guillemets autour du monde privé qui n’est jamais privé de monde commun :

« les ‟mondes privés” communiquent, chacun d’eux se donne à son titulaire comme variante d’un monde commun. La communication fait de nous les témoins d’un seul monde » [p. 27]

Or le monde commun comme champ de tous les champs sensoriels [403] n’est pas seulement le monde naturel comme lieu de tous les thèmes et tous les styles possibles [514], dans la mesure où l’être au monde du sujet incarné vaut d’un monde indissociablement naturel et culturel. C’est que la conscience subjective est présente à elle-même et aux autres dans la cohérence d’une vie intersubjective au sein d’un monde interhumain qui se détache sur le fond du monde naturel :

« le flux absolu se profile sous son propre regard comme « une conscience » ou comme homme ou comme sujet incarné, parce qu’il est un champ de présence, – présence à soi, à autrui et au monde, – et que cette présence le jette au monde naturel et culturel à partir duquel il se comprend. […] l’expérience de chacun se noue à celle des autres. Mais c’est la question elle-même qu’il faut mettre en question : car ce qui est donné, ce n’est pas un fragment de temps puis un autre, un flux individuel, puis un autre, c’est la reprise de chaque subjectivité par elle-même et des subjectivités l’une par l’autre dans la généralité d’une nature, la cohésion d’une vie intersubjective et d’un monde. » [515]
3.1 Les mondes culturels et personnels sur fond du monde naturel

Il n’y a qu’un seul monde, puisque le monde est à la fois naturel et culturel. Même si le monde naturel est premier et primordial, les deux mondes sont désormais pour nous indissociables comme deux aspects du même monde [thèse]. Car il n’y aurait pas superposition des strates naturelle et culturelle dans le monde humain, mais bien plutôt expression réciproque entre les deux dimensions du même monde qui s’interpénètrent et se diffusent l’une dans l’autre au regard de leur signification pour les sujets humains [argument]. Merleau-Ponty élabore ainsi un modèle d’entrelacement entre la perception prépersonnelle du monde naturel et l’expérience personnelle du monde culturel en se focalisant sur l’affectivité : le milieu affectif étant le secteur de notre expérience qui n’a de sens que pour nous [180], il convient d’argumenter au niveau affectif ou émotif de la sexualité plutôt qu’au niveau perceptif pour pouvoir poser la question du sens [méthode]. Au niveau de la sexualité, le sens premier de mon expérience corporelle et prépersonnelle est investi par le sens second de mon expérience personnelle et culturelle qui s’étaye initialement sur les possibilités ouvertes par le corps naturel. Car il y a bien un sens naturel du rapport sexuel, qui s’effectue dans une certaine direction et avec la signification de reproduction sexuée, mais ce sens naturel est dépassé sans être nié par la signification culturelle que les sujets lui donnent. C’est que la signification élaborée dans le monde culturel transcende le sens immanent au monde naturel en l’investissant sans le supprimer pour autant [thème].

Ces deux mondes n’en font qu’un pour l’être humain. Car le monde culturel se constitue sur le fond du monde naturel sans lequel il ne pourrait être. Le monde naturel semble donc être le support initial du monde culturel ou humain : en ce sens, il faudrait « chercher les premières ébauches du langage dans la gesticulation émotionnelle par laquelle l’homme superpose au monde donné le monde selon l’homme. » [219] Mais de facto cette superposition initiale de strates distinctes se serait effacée au cours de l’histoire primitive du genre humain, le monde culturel de l’esprit humain ayant investi le monde physique de significations métaphysiques, par exemple au niveau de l’affection et du désir sexuel [194-195] : désormais, la vie génitale est embrayée sur la vie totale du sujet [185]. Plus généralement, si l’on peut dire que l’existence biologique est embrayée sur l’existence humaine, cela ne contredit aucunement la relation inverse de conditionnement des événements personnellement vécus dans le monde interhumain ou culturel par des comportements impersonnels typiques du monde naturel : « vivre (leben) est une opération primordiale à partir de laquelle il devient possible de vivre (erleben) tel ou tel monde » [186]. Merleau-Ponty récuse donc le schéma statique d’une superposition entre les mondes naturel et culturel au profit d’un modèle dynamique d’expression réciproque entre le culturel entrelacé de nature et le naturel se sédimentant dans un monde culturel [399] :

« Il est impossible de superposer chez l’homme une première couche de comportements que l’on appellerait « naturels » et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme […]. Déjà la simple présence d’un être vivant transforme le monde physique, fait apparaître ici des « nourritures », ailleurs une « cachette », donne aux « stimuli » un sens qu’ils n’avaient pas. À plus forte raison la présence d’un homme dans le monde animal. Les comportements créent des significations qui sont transcendantes, à l’égard du dispositif anatomique et pourtant, immanentes au comportement comme tel puisqu’il s’enseigne et se comprend. On ne peut pas faire l’économie de cette puissance irrationnelle qui crée des significations et qui les communique. La parole n’en est qu’un cas particulier. » [221]

Il est donc impossible de tracer une ligne de démarcation tranchée entre les événements naturels de la vie charnelle et la signification qui leur est donnée, dans le monde du langage et de la pensée constitués, par l’existence personnelle qui reprend leur existence donnée et anonyme [187] pour leur donner un sens humain. C’est ainsi que la sexualité est tout à la fois « une manière d’être au monde physique et interhumain » [185] : comme la sexualité humaine est inconcevable sans la parole comme modalité de l’existence en commun [187] dans le monde intersubjectif [191], l’existence diffuse dans la sexualité tout autant que la sexualité diffuse dans l’existence, de sorte que cette existence est la reprise et l’explicitation d’une situation sexuelle [197]. Mais la reprise de l’un dans les termes de l’autre transforme le fait d’ordre physique, ce qui fait sens dans le monde naturel, en un événement ayant une signification humaine dans le monde culturel :

« Ce dialogue du sujet avec l’objet, cette reprise par le sujet du sens épars dans l’objet et par l’objet des intentions du sujet qui est la perception physionomique, dispose autour du sujet un monde qui lui parle de lui-même et installe dans le monde ses propres pensées. » [154]

Il y a bien un rapport d’expression réciproque et équivoque [194] entre les deux ordres : le sujet rejoint et recueille le sens immanent au monde naturel pour le reformuler dans le monde des pensées ; inversement, le monde humain comme milieu et patrie de nos pensées [32] ne prend corps dans le monde sensible qu’à travers le mot et la parole [212], dans la mesure où tous les mots du monde parlant sont une modulation existentielle du monde sonore [461-462]. S’il y a bien un sens qui préexiste à la signification dans le monde de la parole, l’expression de l’un dans les termes de l’autre fait passer d’un monde à l’autre : pour indissociables qu’ils soient en réalité, les deux mondes sont bien distincts en pensée.

Merleau-Ponty veut comprendre comment l’existence subjective projette différents mondes qui masquent à ses yeux l’objectivité du monde physique « en détachant ces ‟mondes” sur le fond d’un unique monde naturel » [340]. Les guillemets de distanciation signalent le caractère relatif de ce détachement des mondes personnels ou collectifs par rapport à la réalité physique du seul et unique monde que tous ces mondes culturellement élaborés présupposent comme leur fondement. C’est vrai même lorsque le monde en question est d’ordre imaginaire, comme c’est le cas pour « le monde du schizophrène » [334] qui se dissocie du monde objectif offert par la perception : se retirant en elle-même, la schizophrène ne vit plus dans le monde commun, mais dans un monde privé » [332]. Reste que le monde privé du malade, du rêveur ou de l’enfant [cf. 335] présuppose toujours le monde commun de la perception : c’est vrai tout autant des mythes que de la poésie [328]. Dans le rêve par exemple, la signification vitale et sexuelle du haut et du bas correspond à une signification générale et symbolique de ces directions dans le monde physique pour l’être toujours situé dans un milieu : de même que le rêveur éprouve de manière existentielle la direction de l’envol, par exemple, de même les primitifs vivent dans l’espace existentiel du mythe [328-330]. Si « le monde du mythe » [335] en est bien un, c’est que les éléments constitutifs du mythe forment ensemble une totalité de sens cohérente que le primitif comprend en relation avec les significations symboliques des événements qu’il vit par ailleurs :

« La conscience mythique ou onirique, la folie, la perception dans leur différence ne sont pas fermées sur elles-mêmes, ne sont pas des îlots d’expérience sans communication et d’où l’on ne pourrait sortir. Nous avons refusé de faire l’espace géométrique immanent à l’espace mythique et, en général, de subordonner toute expérience à une conscience absolue de cette expérience qui la situerait dans l’ensemble de la vérité, parce que l’unité de l’expérience ainsi comprise en rend incompréhensible la variété. Mais la conscience mythique est ouverte sur un horizon d’objectivations possibles. Le primitif vit ses mythes sur un fond perceptif assez clairement articulé pour que les actes de la vie quotidienne, la pêche, la chasse, les rapports avec les civilisés, soient possibles. Le mythe lui-même, si diffus qu’il puisse être, a un sens identifiable pour le primitif, puisque justement il forme un monde, c’est-à-dire une totalité où chaque élément a des rapports de sens avec les autres. » [338]

Ces mondes vécus, au niveau personnel comme collectif, construisent un espace anthropologique qui repose sur la conscience de l’espace objectif et unique [333], dans la mesure où « je ne vis jamais entièrement dans les espaces anthropologiques, je suis toujours attaché par mes racines à un espace naturel et inhumain » en raison des structures de l’être au monde qui garantissent ce lien entre la subjectivité et l’objectivité, non seulement dans l’expérience normale, mais déjà dans la conscience mythique ou enfantine, tout comme dans le sommeil et même dans la folie :

« mon corps, qui assure par mes habitus mon insertion dans le monde humain, ne le fait justement qu’en me projetant d’abord dans un monde naturel qui transparaît toujours sous l’autre, comme la toile sous le tableau, et lui donne un air de fragilité. Même s’il y a une perception de ce qui est désiré par le désir, aimé par l’amour, haï par la haine, elle se forme toujours autour d’un noyau sensible, si exigu qu’il soit, et c’est dans le sensible qu’elle trouve sa vérification et sa plénitude. Nous avons dit que l’espace est existentiel ; nous aurions pu dire aussi bien que l’existence est spatiale, c’est-à-dire que, par une nécessité intérieure, elle s’ouvre sur un « dehors » au point que l’on peut parler d’un espace mental et d’un « monde des significations et des objets de pensée qui se constituent en elles ». Les espaces anthropologiques s’offrent eux-mêmes comme construits sur l’espace naturel » [339-340]
3.2 Le monde partagé avec autrui

Le monde commun n’est donc pas seulement le monde naturel qui s’entrelace avec ma vie personnelle, c’est également le monde culturel qui résulte, dans ce monde naturel, de la sédimentation des actions humaines en choses anonymes comme les routes frayées, les édifices bâtis et les ustensiles fabriqués : tout objet culturel atteste la présence d’autrui sous le voile d’anonymat de la modalité impersonnelle du On [399-400]. Le premier des objets culturels, c’est le corps d’autrui [401] qui, comme moi, réside dans le monde : le sujet prépersonnel que je découvre en moi par la réflexion sur mes perceptions excentrées vers le monde commun, je le suppose en tout autre et je le projette donc sur autrui, de sorte que « ce monde peut demeurer indivis entre ma perception et la sienne » : du fait même de ses perceptions du monde commun, chacun est dépassé par son propre monde, tout en étant également dépassé par les autres [405]. Car, de même que mes vues glissent l’une dans l’autre pour être recueillies par la chose perçue, de même ma perspective glisse dans celle des autres pour être recueillie dans un seul monde :

« il nous faut apprendre à retrouver la communication des consciences dans un même monde. En réalité, autrui n’est pas enclos dans ma perspective sur le monde parce que cette perspective elle-même n’a pas de limites définies, qu’elle glisse spontanément dans celle d’autrui et qu’elles sont ensemble recueillies dans un seul monde auquel nous participons tous comme sujets anonymes de la perception. » [406]

L’ouverture à autrui de ma propre perspective est donc structurelle, et non pas accidentelle, dans la mesure où nos points de vue sur le monde ont ce monde en commun :

« Autour du corps perçu se creuse un tourbillon où mon monde est attiré et comme aspiré : dans cette mesure, il n’est plus seulement mien, il ne m’est plus seulement présent, il est présent à X, à cette autre conduite qui commence à se dessiner en lui. Déjà l’autre corps n’est plus un simple fragment du monde, mais le lieu d’une certaine élaboration et comme d’une certaine « vue » du monde. Il se fait là-bas un certain traitement des choses jusque-là miennes. Quelqu’un se sert de mes objets familiers. Mais qui ? Je dis que c’est un autre, un second moi-même et je le sais d’abord parce que ce corps vivant a même structure que le mien. J’éprouve mon corps comme puissance de certaines conduites et d’un certain monde, je ne suis donné à moi-même que comme une certaine prise sur le monde ; or, c’est justement mon corps qui perçoit le corps d’autrui et il y trouve comme un prolongement miraculeux de ses propres intentions, une manière familière de traiter le monde ; désormais, comme les parties de mon corps forment ensemble un système, le corps d’autrui et le mien sont un seul tout, l’envers et l’endroit d’un seul phénomène et l’existence anonyme dont mon corps est à chaque moment la trace habite désormais ces deux corps à la fois » [406]

Or la convergence des points de vue que les sujets anonymes ont sur le monde s’éprouve à travers le dialogue qui tisse deux pensées en une seule grâce à une parfaite réciprocité dans l’échange entre les interlocuteurs qui collaborent :

« Dans l’expérience du dialogue, il se constitue entre autrui et moi un terrain commun, ma pensée et la sienne ne font qu’un seul tissu, mes propos et ceux de l’interlocuteur sont appelés par l’état de la discussion, ils s’insèrent dans une opération commune dont aucun de nous n’est le créateur. Il y a là un être à deux, et autrui n’est plus ici pour moi un simple comportement dans mon champ transcendantal, ni d’ailleurs moi dans le sien, nous sommes l’un pour l’autre collaborateurs dans une réciprocité parfaite, nos perspectives glissent l’une dans l’autre, nous coexistons à travers un même monde. Dans le dialogue présent, je suis libéré de moi-même, les pensées d’autrui sont bien des pensées siennes, ce n’est pas moi qui les forme, bien que je les saisisse aussitôt nées ou que je les devance, et même, l’objection que me fait l’interlocuteur m’arrache des pensées que je ne savais pas posséder, de sorte que si je lui prête des pensées, il me fait penser en retour. » [407]

Reste que l’expérience du dialogue réussi est sujette à caution tant elle paraît dépendre de la bonne volonté des interlocuteurs. C’est pourquoi Merleau-Ponty atteste l’existence du monde intersubjectif en invoquant l’expérience qu’en fait spontanément l’enfant qui, ignorant tout d’abord le monde privé, est persuadé de l’évidence du monde commun où tout se passe : pour Merleau-Ponty, cette doxa originaire issue du monde de l’enfant, la certitude primordiale d’être toujours déjà situé dans un monde intersubjectif, reste à tout jamais un acquis [408] qui est présupposé non seulement par l’expérience de la solitude ou de l’isolement des autres, mais encore par l’expérience personnelle de la conduite des autres, par exemple à l’occasion d’un deuil [409]. Car, si l’émotion éprouvée n’a jamais exactement le même sens pour autrui et pour moi, elle ne peut faire sens pour moi que sur la base de l’appartenance à un même monde : ce monde commun est certes projeté du fond de ma subjectivité vécue, mais le sujet que je suis ne fait que polariser un monde en fonction de ses projets sans le créer [412].

Ce monde m’est donné en partage [411] comme monde à la fois physique et social auquel je suis moi-même donné : si je suis bien donné à moi-même dans ce monde, je n’y suis pourtant pas isolé dans mon monde, puisque la liberté que j’ai de me projeter (dans le monde) est indissociable de mon insertion dans le monde auquel m’ouvre la perception [413]. C’est qu’il m’est impossible de fuir le monde commun pour me réfugier dans un monde imaginaire sans y emporter des débris du monde réel : je peux m’en détourner, mais je ne peux pas le faire disparaître pour vivre dans un monde solipsiste dans lequel aurait été retranché tout ce qui constitue l’être au monde d’un sujet empirique, comme sa nationalité, ses partis pris et ses amitiés [414]. La raison en est que le monde social est une dimension de l’existence qui constitue un champ permanent [415] et non contingent. Mais que serait ce monde culturel sans le milieu d’élaboration du sens qu’est le monde linguistique ?

« pour l’empirisme, les objets « culturels » et les visages doivent leur physionomie, leur puissance magique à des transferts et à des projections de souvenirs, le monde humain n’a de sens que par accident. […] Si au contraire nous admettons que toutes ces « projections », toutes ces « associations », tous ces « transferts » sont fondés sur quelque caractère intrinsèque de l’objet, le « monde humain » cesse d’être une métaphore pour redevenir ce qu’il est en effet, le milieu et comme la patrie de nos pensées. Le sujet percevant cesse d’être un sujet pensant « acosmique » et l’action, le sentiment, la volonté restent à explorer comme des manières originales de poser un objet » [31-32].
3.3 Le monde des pensées et des mots au sein du monde intersubjectif

Tout être humain, comme sujet incarné qui est à la fois corps et conscience, est donc au monde sous cette double modalité qui lui assure une présence simultanée dans le monde physique des corps et dans le monde interhumain des paroles et des pensées. Car la pensée et le langage objectif sont, pour Merleau-Ponty, les deux manifestations de l’activité fondamentale par laquelle le sujet se projette vers un « monde » [222] et donne sens à ce qui s’y passe :

« le langage […] présente ou plutôt il est la prise de position du sujet dans le monde de ses significations. Le terme de « monde » n’est pas ici une manière de parler : il veut dire que la vie « mentale » ou culturelle emprunte à la vie naturelle ses structures et que le sujet pensant doit être fondé sur le sujet incarné. Le geste phonétique réalise, pour le sujet parlant et pour ceux qui l’écoutent, une certaine structuration de l’expérience, une certaine modulation de l’existence, exactement comme un comportement de mon corps investit pour moi et pour autrui les objets qui m’entourent d’une certaine signification. » [225]

Si le terme de monde n’est pas employé au sens figuré ou métaphorique, c’est que le monde des significations culturelles n’est pas un monde à part : il est précisément le monde lui-même au sens propre du terme, dans la mesure où le monde parlant épouse les formes du monde naturel pour investir le sens qui s’y trouve avec des significations culturelles qui se confondent désormais avec le sens naturel des choses pour le sujet humain comme corps parlant. Le monde pour moi, mon monde, c’est tout à la fois ce que je perçois du monde naturel, le ciel par exemple [250] dans mon monde visuel [390], et ce que je sais de « mon monde culturel » [415] grâce aux mots de mon monde linguistique [210] qui me permettent de comprendre le monde naturel :

« Le sens du mot n’est pas fait d’un certain nombre de caractères physiques de l’objet, c’est avant tout l’aspect qu’il prend dans une expérience humaine, par exemple mon étonnement devant ces grains durs, friables et fondants qui descendent tout faits du ciel. C’est une rencontre de l’humain et de l’inhumain, c’est comme un comportement du monde, une certaine inflexion de son style, et la généralité du sens aussi bien que celle du vocable n’est pas la généralité du concept, mais celle du monde comme typique. Ainsi le langage présuppose bien une conscience du langage, un silence de la conscience qui enveloppe le monde parlant et où les mots d’abord reçoivent configuration et sens. » [462]

S’il existe bien un silence primordial sous le bruit des paroles, il n’en demeure pas moins que nous co-existons avec les autres dans un monde parlé et parlant de significations échangées à propos du monde commun :

« … je communique d’abord avec un sujet parlant, avec un certain style d’être et avec le « monde » qu’il vise. […] Nous vivons dans un monde où la parole est instituée. Pour toutes ces paroles banales, nous possédons en nous-mêmes des significations déjà formées. Elles ne suscitent en nous que des pensées secondes ; celles-ci à leur tour se traduisent en d’autres paroles qui n’exigent de nous aucun véritable effort d’expression et ne demanderont à nos auditeurs aucun effort de compréhension. Ainsi le langage et la compréhension du langage paraissent aller de soi. Le monde linguistique et intersubjectif ne nous étonne plus, nous ne le distinguons plus du monde même, et c’est à l’intérieur d’un monde déjà parlé et parlant que nous réfléchissons. » [214]

La parole est un geste dont la signification est le monde visé par cette parole. C’est mon corps qui donne de la voix à la pensée que je partage avec les autres dans le monde sonore et linguistique du dialogue : le monde commun que j’habite avec les autres est un monde intersubjectif d’échange sur la signification pour nous de la présence des choses naturelles et des événements du monde culturel. Autrui est donc toujours déjà là dans ce monde linguistique de la parole. Avant de l’entendre parler, je peux m’imaginer qu’autrui vit dans un autre monde, en particulier si je le regarde de manière inhumaine en l’observant comme un insecte [414]. Mais l’être-au-monde présuppose la perception même implicite de l’intersubjectivité qui saisit autrui comme fond inépuisable [414-415] grâce à la communication au sein du monde commun des significations acquises en société :

« C’est par mon corps que je comprends autrui, comme c’est par mon corps que je perçois des « choses ». Le sens du geste ainsi « compris » n’est pas derrière lui, il se confond avec la structure du monde que le geste dessine et que je reprends à mon compte, il s’étale sur le geste lui-même, - comme, dans l’expérience perceptive, la signification de la cheminée n’est pas au-delà du spectacle sensible et de la cheminée elle-même telle que mes regards et mes mouvements la trouvent dans le monde.
Le geste linguistique comme tous les autres, dessine lui-même son sens. Cette idée surprend d’abord, on est pourtant bien obligé d’y venir si l’on veut comprendre l’origine du langage, problème toujours pressant, bien que les psychologues et les linguistes s’accordent pour le récuser au nom du savoir positif. Il semble impossible d’abord de donner aux mots comme aux gestes une signification immanente, parce que le geste se borne à indiquer un certain rapport entre l’homme et le monde sensible, que ce monde est donné au spectateur par la perception naturelle, et qu’ainsi l’objet intentionnel est offert au témoin en même temps que le geste lui-même. La gesticulation verbale, au contraire, vise un paysage mental qui n’est pas donné d’abord à chacun et qu’elle a justement pour fonction de communiquer. Mais ce que la nature ne donne pas c’est ici la culture qui le fournit. Les significations disponibles, c’est-à-dire les actes d’expression antérieurs établissent entre les sujets parlants un monde commun auquel la parole actuelle et neuve se réfère comme le geste au monde sensible. Et le sens de la parole n’est rien d’autre que la façon dont elle manie ce monde linguistique ou dont elle module sur ce clavier de significations acquises. » [216-217]
« une contraction de la gorge, une émission d’air sifflante entre la langue et les dents, une certaine manière de jouer de notre corps se laisse soudain investir d’un sens figuré et le signifient hors de nous. Cela n’est ni plus ni moins miraculeux que l’émergence de l’amour dans le désir ou celle du geste dans les mouvements incoordonnés du début de la vie. Pour que le miracle se produise, il faut que la gesticulation phonétique utilise un alphabet de significations déjà acquises, que le geste verbal s’exécute dans un certain panorama commun aux interlocuteurs, comme la compréhension des autres gestes suppose un monde perçu commun à tous où il se déroule et déploie son sens. » [226]

Le sens figuré des mots indique et atteste que le sujet incarné joue avec le son et le sens des mots pour exprimer des émotions, et non pas seulement pour tout simplement désigner les choses dans le monde. L’émotion comme mise en forme du monde qui joue sur les notes du corps montre que le sens exprime la sensibilité du sujet au monde :

« l’émotion comme variation de notre être au monde est contingente à l’égard des dispositifs mécaniques contenus dans notre corps, et manifeste le même pouvoir de mettre en forme les stimuli et les situations qui est à son comble au niveau du langage. […] Le Japonais en colère sourit, l’occidental rougit et frappe du pied ou bien pâlit et parle d’une voix sifflante. Il ne suffit pas que deux sujets conscients aient les mêmes organes et le même système nerveux pour que les mêmes émotions se donnent chez tous deux les mêmes signes. Ce qui importe c’est la manière dont ils font usage de leur corps, c’est la mise en forme simultanée de leur corps et de leur monde dans l’émotion. » [220]

Le monde parlant signifie le monde parlé dans un autre sens que la désignation d’un monde extérieur au monde linguistique. Car la charge émotionnelle des mots et des sons, en particulier dans la poésie qui en joue, permet de chanter et de célébrer le monde sensible de façon à le faire vivre et vibrer :

« le sens émotionnel du mot, son sens gestuel, est essentiel par exemple dans la poésie. On trouverait alors que les mots, les voyelles, les phonèmes sont autant de manières de chanter le monde et qu’ils sont destinés à représenter les objets, non pas, comme le croyait la théorie naïve des onomatopées, en raison d’une ressemblance objective, mais parce qu’ils en extraient et au sens propre du mot en expriment l’essence émotionnelle.
La prédominance des voyelles dans une langue, des consonnes dans une autre, les systèmes de construction et de syntaxe ne représenteraient pas autant de conventions arbitraires pour exprimer la même pensée, mais plusieurs manières pour le corps humain de célébrer le monde et finalement de le vivre. De là viendrait que le sens plein d’une langue n’est jamais traduisible dans une autre. Nous pouvons parler plusieurs langues, mais l’une d’elle reste toujours celle dans laquelle nous vivons. […] Pour assimiler complètement une langue, il faudrait assumer le monde qu’elle exprime et l’on n’appartient jamais à deux mondes à la fois » [218]
« Le sens d’une phrase nous paraît intelligible de part en part, détachable de cette phrase même et défini dans un monde intelligible, parce que nous supposons données toutes les participations qu’elle doit à l’histoire de la langue et qui contribuent à en déterminer le sens. » [219]

Le monde linguistique présuppose ainsi toute une histoire du déplacement des significations au cours du temps et de l’entreglose à la fois culturelle et intertextuelle qu’évoquait Montaigne [Essais, III, 13] dans ses Essais. Mais Merleau-Ponty l’interprète comme la référence à un monde commun qui est au cœur de la littérature, par contraste avec la musique :

« Car la musique aussi peut s’écrire, et, bien qu’il y ait en musique quelque chose comme une initiation traditionnelle – bien qu’il soit peut-être impossible d’accéder à la musique atonale sans passer par la musique classique – chaque artiste reprend la tâche à son début, il a un nouveau monde à délivrer, au lieu que dans l’ordre de la parole, chaque écrivain a conscience de viser le même monde dont les autres écrivains s’occupaient déjà, le monde de Balzac et le monde de Stendhal ne sont pas comme des planètes sans communication, la parole installe en nous l’idée de vérité comme limite présomptive de son effort. » [221]

Pour sublime qu’il soit, le monde littéraire n’est pas plus un monde à part du monde intersubjectif que ne l’est le monde de La comédie humaine par rapport à celui de Stendhal. Le monde de l’art en général, du fait même qu’il vise le même monde que les autres, fait partie intégrante du monde culturel. Le monde visé par la culture des uns et des autres, c’est le monde social…

3.4 Le monde social

Le monde social est une dimension de l’existence qui constitue un champ permanent [415] pour les sujets humains. Car je suis d’emblée en contact avec le monde social qui est toujours déjà là, sourdement, comme champ permanent m’ouvrant à d’autres cultures comme à ma propre culture qui m’interpelle : l’expérience concrètement vécue de la classe ou de la nation comme mode de coexistence m’ouvre à ce qui me dépasse tout en me sollicitant à reprendre à mon compte ces expériences vécues en commun [416-417]. Cette ouverture à l’expérience historique des groupes et à l’existence du style propre aux autres sujets est la condition de possibilité du monde subjectivement vécu dans toute son ambiguïté, vu que la signification des événements du monde culturel reste tout aussi équivoque que le sens de la présence des choses naturelles :

« Avec le monde naturel et le monde social, nous avons découvert le véritable transcendantal, qui n’est pas l’ensemble des opérations constitutives par lesquelles un monde transparent, sans ombres et sans opacité, s’étalerait devant un spectateur impartial [*Ā=Kant], mais la vie ambiguë où se fait l’Ursprung des transcendances, qui, par une contradiction fondamentale, me met en communication avec elles » [418].

Le monde n’est pas, comme le pensait Kant, une somme de choses dont la raison aurait l’Idée. Le monde de vie au sens de Husserl [cf. 419-n] est le champ ouvert à l’expérience ambigüe, par le sujet incarné, de l’opacité et de l’équivocité des phénomènes naturels et culturels.