Le monde sens dessus dessous

2.1.2
Nietzsche

Schopenhauer (1788-1860) développe une vision négative du monde qui s’inscrit explicitement dans le sillage des conceptions religieuses du monde comme simple illusion. Mais vouloir énoncer une vérité éternelle à propos du monde éternellement illusoire, n’est-ce pas céder à l’illusion d’un raisonnement anhistorique qui fait abstraction du développement social-historique du monde, tout comme de l’évolution corollaire des conceptions du monde, pour donner une interprétation unilatérale des différentes institutions qui constituent le monde de l’esprit (au sens de Hegel) et le monde de l’art (Dilthey) ? Cette vision pessimiste du monde, tout comme son inversion nietzschéenne d’ailleurs, ne tombe-t-elle pas sous le coup de la critique de la vision moraliste du monde (moralische Weltanschauung) que Hegel (1770-1831) énonce dans sa Phénoménologie de l’esprit (1806) ?

Encore faut-il en premier prendre en compte la réponse de Nietzsche à la conception esthétisante du monde comme représentation que défend Schopenhauer en contrepoint de sa critique du monde comme volonté prise dans l’illusion. C’est d’autant plus nécessaire que l’effort généalogique produit par Nietzsche (1844-1900) permet de prendre en compte la dimension historique de la production des conceptions du monde et, à ce titre, son œuvre constitue une des sources qui permettent d’éclairer les travaux de Dilthey (1833-1911) et de Weber (1864-1920).

Nietzsche
ou
Le monde comme Chaos

Le rejet nietzschéen de tout arrière-monde

Nietzsche propose une sorte de renversement des valeurs pour contredire à la fois Schopenhauer et les visions religieuses du monde qui dévalorisent le monde dans lequel les êtres humains vivent effectivement en créant un monde fictif : le monde idéal des valeurs inventées par ces conceptions du monde. C’est par cette création d’un monde fictif opposé au monde effectif que ces conceptions du monde participent à ce que Nietzsche appelle le nihilisme : la négation du monde (Weltverneinung), négation qui repose sur le mépris de toutes les choses charnelles. Pour les conceptions religieuses du monde, tout ce qui relève de ce que Merleau-Ponty appellera la chair du monde n’est rien au regard du monde idéal, vrai et pur que ces conceptions ont inventé. Pour Nietzsche, il s’agit au contraire de revaloriser le monde effectif dans lequel nous vivons, sans en donner pour autant une image unilatéralement positive. Car cela reviendrait à idéaliser et même à diviniser le monde dans lequel vit l’être humain avec pour conséquence de finir par critiquer son imperfection à l’aune de cette vision idéalisée d’un monde divin. C’est pourquoi Nietzsche en arrive à concevoir le monde, non pas comme cosmos divinement constitué par la beauté et l’ordre qui le structure, mais au contraire comme chaos.

Selon Nietzsche, il conviendrait de concevoir le monde comme Chaos [A] pour ne pas sombrer dans la négation nihiliste du monde chaotique au nom d’un autre monde, un arrière-monde conforme à l’idée fantasmée du cosmos à l’aune duquel le monde effectif est déjugé et la nature méprisée [Ā]. C’est que le monde effectif que Nietzsche appelle souvent l’effectivité (Wirklichkeit) est bien souvent dévalorisé au regard d’un autre monde, idéal ou idéalisé, qui a été inventé ou imaginé à partir de la projection sur la nature de jugements de valeur moraux et esthétiques émis par l’être humain : conforme au concept grec de cosmos, la beauté cosmétiquement projetée sur le monde la conforme à cet idéal de l’imagination qui fait office d’arrière-monde permettant de fustiger l’immonde désordre du monde. Pour Nietzsche au contraire, il convient d’opposer l’informe chaos au cosmos, non pour se plaindre d’un manque de structure ou d’une absence d’organisation dans le monde, mais pour assumer la nécessité chaotique de l’informe et de l’immonde comme nécessairement inscrit dans l’éternel retour du même.

C’est le point de départ de la critique nietzschéenne. Nous jugeons le monde d’après nos catégories esthétiques, humaines trop humaines, et nous fabriquons le monde en fonction de nos besoins. À plusieurs reprises, Nietzsche compare notre esprit à une araignée qui tisse sa toile et s’imagine que le monde est tout ce qu’elle a pris dans sa toile. C’est ce qui lui permet de relativiser tous les jugements de valeur de notre conscience limitée des choses et en particulier ceux de notre conscience esthétique et morale du monde. Il faudrait donc cesser de mesurer le monde effectif à l’aune de qualités ou de valeurs esthétiques d’origine humaine qui pourraient avoir été acquises en faisant nos humanités [studia humanitatis], Nietzsche parlant étrangement de « nos humanités esthétiques » (unsere ästhetischen Menschlichkeiten) :

« de toute éternité, le caractère d’ensemble du monde est [d’être] Chaos, non pas au sens de l’absence de nécessité, mais au sens d’un manque d’ordre, de structure, de forme, de beauté, de sagesse, et de toute autre [qualité] esthétique de notre humanité. » [Le gai savoir (1882), § 109]

Dans plusieurs fragments posthumes, Nietzsche évoque les multiples aspects du Chaos selon qu’il apparaît au niveau macroscopique ou microscopique : « c’est la règle même dans le monde le plus sage : Chaos et nécessité et tourbillon des étoiles, alors que la raison est même en moi une exception, déclare Zarathoustra. » [VII.5[1].97, cf. VII.4[5] ]. C’est qu’il y a en moi un monde de sensations chaotiques à la fois informe et informulable (die formlos-unformulirbare Welt des Sensationen-Chaos) : un monde phénoménal, ‟inconnaissable” pour nous [VII.5[1].97], qui se manifeste notamment à travers le chaos temporel du monde du rêve (Zeit-Chaos der Traumwelt). Mais c’est toujours le motif héraclitéen :

« Je vois quelque chose d’effroyable. Chaos en premier lieu, tout coule [Alles Fluß]. » [Fragment posthume (FP) VII.4[80] ].

Or ce monde chaotique n’est rien d’autre que la nature : Nietzsche oppose son « Chaos sive Natura » au « Deus sive Natura » de Spinoza [FP 21[3], été 1883] qu’il interprète – à tort [*Spinoza a précisément refusé de concevoir la nature comme cosmos] – comme une sorte de ‟déshumanisation de la Nature” [FP 11[197], printemps-automne 1881], laquelle équivaudrait à une divinisation. Or Nietzsche ne conclut pas seulement contre Hegel, sur la base de sa prémisse héraclitéenne du devenir de l’esprit, que le monde est incapable d’être et n’a pas plus de but (Ziel) que de bout ou de terme final (Endzustand) :

« Die Thatsache des „Geistes“ als eines Werdens beweist, daß die Welt kein Ziel, keinen Endzustand hat und des Seins unfähig ist.» [FP VII.36[15] 1885].

Nietzsche propose également de rompre avec la nostalgie spinoziste de l’ancien Dieu (projeté sur la Nature) en refusant au monde la capacité miraculeuse de produire à l’infini de nouvelles formes et situations (Wunder-Fähigkeit zur unendlichen Neugestaltung ihrer Formen und Lagen). Au lieu d’attribuer par décret au monde une telle faculté d’éternel renouvellement (der Welt das Vermögen zur ewigen Neuheit aufdekretiren), il faut s’interdire au contraire d’attribuer l’infinité à cette « grande force limitée, déterminée, invariablement égale que ‟le monde” est ». Car, si le monde est bien force ou énergie (Kraft), ce n’est pas pour autant une puissance infinie de transformation (unendliche Verwandlungs-Kraft) ou de création divine (göttliche Schöpferkraft) :

« il n’est pas permis de penser comme illimité le monde en tant que force, car il ne peut pas être pensé ainsi – nous nous interdisons le concept d’une force infinie comme incompatible avec le concept de ‟force”. Il manque donc tout autant au monde la faculté d’éternelle innovation. » [Fragment posthume VII.36[15], 1885]

*

FP VII.36[15], 1885

Hätte die Welt ein Ziel, so müßte es erreicht sein. Gäbe es für sie einen unbeabsichtigten Endzustand, so müßte er ebenfalls erreicht sein. Wäre sie überhaupt eines Verharrens und Starrwerdens, eines „Seins“ fähig, hätte sie nur Einen Augenblick in allem ihrem Werden diese Fähigkeit des „Seins“, so wäre es wiederum mit allem Werden längst zu Ende, also auch mit allem Denken, mit allem „Geiste“. Die Thatsache des „Geistes“ als eines Werdens beweist, daß die Welt kein Ziel, keinen Endzustand hat und des Seins unfähig ist. — Die alte Gewohnheit aber, bei allem Geschehen an Ziele und bei der Welt an einen lenkenden schöpferischen Gott zu denken, ist so mächtig, daß der Denker Mühe hat, sich selber die Ziellosigkeit der Welt nicht wieder als Absicht zu denken. Auf diesen Einfall — daß also die Welt absichtlich einem Ziele ausweiche und sogar das Hineingerathen in einen Kreislauf künstlich zu verhüten wisse — müssen alle die verfallen, welche der Welt das Vermögen zur ewigen Neuheit aufdekretiren möchten, das heißt einer endlichen, bestimmten, unveränderlich gleich großen Kraft, wie es „die Welt“ ist — die Wunder-Fähigkeit zur unendlichen Neugestaltung ihrer Formen und Lagen. Die Welt, wenn auch kein Gott mehr, soll doch der göttlichen Schöpferkraft, der unendlichen Verwandlungs-Kraft fähig sein; sie soll es sich willkürlich verwehren, in eine ihrer alten Formen zurückzugerathen, sie soll nicht nur die Absicht, sondern auch die Mittel haben, sich selber vor jeder Wiederholung zu bewahren; sie soll somit in jedem Augenblick jede ihrer Bewegungen auf die Vermeidung von Zielen, Endzuständen, Wiederholungen hin controliren — und was Alles die Folgen einer solchen unverzeihlich-verrückten Denk- und Wunschweise sein mögen. Das ist immer noch die alte religiöse Denk- und Wunschweise, eine Art Sehnsucht zu glauben, daß irgendworin doch die Welt dem alten geliebten, unendlichen, unbegrenzt-schöpferischen Gotte gleich sei — daß irgendworin doch der alte Gott noch lebe“, — jene Sehnsucht Spinoza’s, die sich in dem Worte „deus sive natura“ (er empfand sogar „natura sive deus“ — ) ausdrückt. Welches ist denn aber der Satz und Glaube, mit welchem sich die entscheidende Wendung, das jetzt erreichte Übergewicht des wissenschaftlichen Geistes über den religiösen götter-erdichtenden Geist, am bestimmtesten formulirt? Heißt er nicht: die Welt, als Kraft, darf nicht unbegrenzt gedacht werden, denn sie kann nicht so gedacht werden — wir verbieten uns den Begriff einer unendlichen Kraft als mit dem Begriff „Kraft“ unverträglich. Also — fehlt der Welt auch das Vermögen zur ewigen Neuheit.

*

Il faut ainsi cesser de croire qu’il y ait un ordre divin et moral du monde : du point de vue de l’être humain, il n’est pas même raisonnable ou juste ; « le monde dans lequel nous vivons, est non-divin, immoral, ‟inhumain” », contrairement au mensonge à l’origine de sa vénération, laquelle est fondée sur notre souhait et notre volonté de le conformer à notre besoin en l’interprétant en ce sens [§ 346 du Gai savoir]. Nietzsche s’inscrit en ce sens dans le sillage de Schopenhauer qui pense que le monde comme volonté part dans tous les sens : c’est une illusion de croire qu’il y ait un sens général, un but poursuivi dans le cadre d’un ordre divin et moral des choses. Nous en venons à dévaloriser le monde en raison de la dureté de la loi cosmique (das Vergeltungsgesetz) énoncée par Schopenhauer. Mais l’illusion consiste à croire que le monde ait en soi la valeur que nous lui accordons (ou refusons), alors que c’est nous qui en jugeons. Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’ait aucune valeur : simplement, il a d’autant moins la valeur qui lui a été attribuée qu’il est ridicule de vouloir surimposer à « la valeur du monde effectif » (Wert der wirklichen Welt) des valeurs inventées par les humains.

Il faut bien plutôt récuser l’attitude même du pessimisme moderne, du bouddhisme ou du christianisme, qui consiste à mettre l’être humain face au monde pour l’y opposer en l’érigeant en principe ‟négateur du monde” et en juge du monde qui serait la mesure des choses : „ Mensch gegen Welt “, écrit Nietzsche en mettant des guillemets à l’expression tout en soulignant le terme gegen (contre, face à, opposé à). Mais qu’en est-il de l’expression „Mensch und Welt“ que Nietzsche met également entre guillemets en soulignant la conjonction de coordination und (et) ?

Le simple fait de juxtaposer humain et monde est en soi déjà ridicule en raison de la prétention démesurée de ce tout petit mot ‟ et ” à dissocier l’humain du monde dans lequel il vit. Nietzsche pousse le soupçon jusqu’à mettre en question l’opposition entre le monde familier, celui que nous supportions jusqu’à présent grâce à nos vénérations, et « un autre monde : celui que nous sommes nous-mêmes » en critiquant cette divinisation du monde. Toute la question est en effet de savoir ce que serait pour nous le monde effectif sans nos évaluations contradictoires : s’agit-il du même monde ?

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Gai savoir, § 346

wir uns einfach mit einem älteren Ausdruck Gottlose oder Ungläubige oder auch Immoralisten nennen […] es in der Welt durchaus nicht göttlich zugeht, ja noch nicht einmal nach menschlichem Maaße vernünftig, barmherzig oder gerecht: wir wissen es, die Welt, in der wir leben, ist ungöttlich, unmoralisch, „unmenschlich“, — wir haben sie uns allzulange falsch und lügnerisch, aber nach Wunsch und Willen unsrer Verehrung, das heisst nach einem Bedürfnisse ausgelegt. Denn der Mensch ist ein verehrendes Thier! Aber er ist auch ein misstrauisches: und dass die Welt nicht das werth ist, was wir geglaubt haben, das ist ungefähr das Sicherste, dessen unser Misstrauen endlich habhaft geworden ist. So viel Misstrauen, so viel Philosophie. Wir hüten uns wohl zu sagen, dass sie weniger werth ist: es erscheint uns heute selbst zum Lachen, wenn der Mensch in Anspruch nehmen wollte, Werthe zu erfinden, welche den Werth der wirklichen Welt überragen sollten, — gerade davon sind wir zurückgekommen als von einer ausschweifenden Verirrung der menschlichen Eitelkeit und Unvernunft, die lange nicht als solche erkannt worden ist. Sie hat ihren letzten Ausdruck im modernen Pessimismus gehabt, einen älteren, stärkeren in der Lehre des Buddha; aber auch das Christenthum enthält sie, zweifelhafter freilich und zweideutiger, aber darum nicht weniger verführerisch. Die ganze Attitüde „Mensch gegen Welt“, der Mensch als „Welt-verneinendes“ Prinzip, der Mensch als Werthmaaß der Dinge, als Welten-Richter, der zuletzt das Dasein selbst auf seine Waagschalen legt und zu leicht befindet — die ungeheuerliche Abgeschmacktheit dieser Attitüde ist uns als solche zum Bewusstsein gekommen und verleidet, — wir lachen schon, wenn wir „Mensch und Welt“ nebeneinander gestellt finden, getrennt durch die sublime Anmaassung des Wörtchens „und“! Wie aber? Haben wir nicht eben damit, als Lachende, nur einen Schritt weiter in der Verachtung des Menschen gemacht? Und also auch im Pessimismus, in der Verachtung des uns erkennbaren Daseins? Sind wir nicht eben damit dem Argwohne eines Gegensatzes verfallen, eines Gegensatzes der Welt, in der wir bisher mit unsren Verehrungen zu Hause waren — um deren willen wir vielleicht zu leben aushielten —, und einer andren Welt, die wir selber sind: einem unerbittlichen, gründlichen, untersten Argwohn über uns selbst, der uns Europäer immer mehr, immer schlimmer in Gewalt bekommt und leicht die kommenden Geschlechter vor das furchtbare Entweder-Oder stellen könnte: „entweder schafft eure Verehrungen ab oder — euch selbst!“ Das Letztere wäre der Nihilismus; aber wäre nicht auch das Erstere — der Nihilismus? — Dies ist unser Fragezeichen.

*

C’est en raison de ce dualisme produit par notre conscience morale et esthétique que nous déjugeons le monde effectif. Il s’agit donc tout aussi bien d’abolir (abschaffen) toute vénération du monde, car c’est la condition préalable à sa négation nihiliste en raison des déceptions que provoque inévitablement une telle idéalisation du monde. Il faut en finir avec la négation du monde qui n’est rien d’autre que la négation de la vie. C’est la réponse de Nietzsche à Schopenhauer : non pas anéantir la volonté de vivre, mais affirmer la volonté de puissance dans le monde comme force même de vivre !

1.     une critique radicale du « monde de fiction » du christianisme (de Kant et de Schopenhauer)

Aurore (1881), § 304

Les négateurs du monde, révoltés (empört) qu’ils sont, en appellent à sa destruction en lançant un immonde cri désespéré qui est en vérité le sommet de l’envie : puisqu’ils ne peuvent pas avoir quelque chose, ils souhaitent que le monde ne soit pas du tout et que tout le monde soit comme eux et donc que personne n’ait rien !

soll alle Welt nichts haben soll alle Welt nichts sein !

Crépuscule des idoles (1888),
« Morale contre-nature », § 6 [III,415]

Au lieu d’être approuvé, le monde fait donc l’objet d’une négation qui passe par la construction d’un monde fictif idéal que Nietzsche présente en quatre thèses synthétiques dans le § 6 de la section sur la « Raison dans la philosophie » du Crépuscule des idoles :

*

Götzen-Dämmerung, « Vernunft in der Philosophie », § 6

Man wird mir dankbar sein, wenn ich eine so wesentliche, so neue Einsicht in vier Thesen zusammendränge: ich erleichtere damit das Verstehen, ich fordere damit den Widerspruch heraus.
Erster Satz. Die Gründe, darauf hin „diese“ Welt als scheinbar bezeichnet worden ist, begründen vielmehr deren Realität, — eine andre Art Realität ist absolut unnachweisbar.
Zweiter Satz. Die Kennzeichen, welche man dem „wahren Sein“ der Dinge gegeben hat, sind die Kennzeichen des Nicht-Seins, des Nichts, — man hat die „wahre Welt“ aus dem Widerspruch zur wirklichen Welt aufgebaut: eine scheinbare Welt in der That, insofern sie bloss eine moralisch-optische Täuschung ist.
Dritter Satz. Von einer „andren“ Welt als dieser zu fabeln hat gar keinen Sinn, vorausgesetzt, dass nicht ein Instinkt der Verleumdung, Verkleinerung, Verdächtigung des Lebens in uns mächtig ist: im letzteren Falle rächen wir uns am Leben mit der Phantasmagorie eines „anderen“, eines „besseren“ Lebens.
Vierter Satz. Die Welt scheiden in eine „wahre“ und eine „scheinbare“, sei es in der Art des Christenthums, sei es in der Art Kant’s (eines hinterlistigen Christen zu guter Letzt) ist nur eine Suggestion der décadence, — ein Symptom niedergehenden Lebens … Dass der Künstler den Schein höher schätzt als die Realität, ist kein Einwand gegen diesen Satz. Denn „der Schein“ bedeutet hier die Realität noch einmal, nur in einer Auswahl, Verstärkung, Correctur … Der tragische Künstler ist kein Pessimist, — er sagt gerade Ja zu allem Fragwürdigen und Furchtbaren selbst, er ist dionysisch

*

Après avoir décrété que ‟ce” monde était une apparence, alors qu’aucune autre réalité n’est démontrable, absolument parlant (1), un ‟vrai monde” est édifié à partir de son opposition au monde effectif, alors qu’un tel monde idéal est effectivement une simple apparence qui résulte d’une illusion d’optique moral (2) ; cette affabulation d’un ‟autre” monde provient d’un instinct de diffamation et de mépris contre la vie, par lequel nous nous vengeons de la vie à travers cette fantasmagorie d’une vie ‟autre” et ‟meilleure” (3) ; diviser le monde en dissociant un ‟vrai monde” d’un ‟monde apparent”, qu’il s’agisse du christianisme ou de Kant, est un symptôme de décadence : même l’appréciation esthétique de l’artiste qui juge l’apparence meilleure que la réalité n’est pas une objection, car il faut affirmer la vie et dire Oui à tout ce qui est problématique et horrible, à la manière de Dionysos… Il faut donc détruire ce véritable monde comme une affabulation du vertueux, qu’elle prenne une figure platonicienne, chrétienne ou kantienne.

Dans la section suivante du Crépuscule des idoles, Nietzsche explique « Comment le ‟monde vrai” est finalement devenu une fable » dans un aphorisme qui raconte les différentes étapes de l’ « Histoire d’une erreur » (c’est le sous-titre) : il y a d’abord Platon, qui prétend que le vrai monde peut être atteint par le sage vertueux (1) ; vient ensuite le christianisme, qui rend le monde vrai inaccessible à présent, mais le promet aux pieux repentis (2), avant que la représentation nordique du monde en soi comme inconnaissable n’en donne avec Kant une idée pâle, puisque le monde vrai s’avère indémontrable et ne peut donc être promis, même si l’impératif catégorique constitue un devoir consolateur (3) ; pour le positivisme, même si le vrai monde est en principe atteignable, de facto il n’est pas atteint et, donc, ce monde inconnu ne peut consoler ou obliger (4). En revenant au bon sens, il faudrait se défaire enfin de cette idée inutile et réfutée en abolissant l’idée même d’un ‟monde vrai” (5). Nous voilà à l’heure de midi, où il y a le moins d’ombre, au terme de l’erreur la plus durable, au sommet de l’humanité et à l’aube de Zarathoustra :

« 6. Nous avons aboli le monde vrai : quel monde reste-t-il ? le monde apparent peut-être ? … Mais non ! avec le monde vrai, nous avons aussi aboli le monde apparent ! »

*

Wie die „wahre Welt“ endlich zur Fabel wurde.
Geschichte eines Irrthums.
  1. Die wahre Welt erreichbar für den Weisen, den Frommen, den Tugendhaften, — er lebt in ihr, er ist sie.
(Älteste Form der Idee, relativ klug, simpel, überzeugend. Umschreibung des Satzes „ich, Plato, bin die Wahrheit“.)
  1. Die wahre Welt, unerreichbar für jetzt, aber versprochen für den Weisen, den Frommen, den Tugendhaften
(„für den Sünder, der Busse thut“). (Fortschritt der Idee: sie wird feiner, verfänglicher, unfasslicher, — sie wird Weib, sie wird christlich …)
  1. Die wahre Welt, unerreichbar, unbeweisbar, unversprechbar, aber schon als gedacht ein Trost, eine Verpflichtung, ein Imperativ.
(Die alte Sonne im Grunde, aber durch Nebel und Skepsis hindurch; die Idee sublim geworden, bleich, nordisch, königsbergisch.)
  1. Die wahre Welt — unerreichbar? Jedenfalls unerreicht. Und als unerreicht auch unbekannt. Folglich auch nicht tröstend, erlösend, verpflichtend: wozu könnte uns etwas Unbekanntes verpflichten? …
(Grauer Morgen. Erstes Gähnen der Vernunft. Hahnenschrei des Positivismus.)
  1. Die „wahre Welt“ — eine Idee, die zu Nichts mehr nütz ist, nicht einmal mehr verpflichtend, — eine unnütz, eine überflüssig gewordene Idee, folglich eine widerlegte Idee: schaffen wir sie ab!
(Heller Tag; Frühstück; Rückkehr des bon sens und der Heiterkeit; Schamröthe Plato’s; Teufelslärm aller freien Geister.)
  1. Die wahre Welt haben wir abgeschafft: welche Welt blieb übrig? die scheinbare vielleicht? … Aber nein! mit der wahren Welt haben wir auch die scheinbare abgeschafft!
(Mittag; Augenblick des kürzesten Schattens; Ende des längsten Irrthums; Höhepunkt der Menschheit; INCIPIT ZARATHUSTRA.)

*

Il n’y a plus aucun monde d’apparence illusoire, ni de vrai monde à lui opposer. En guise de monde, il n’y a plus que la réalité effective du chaos des impressions du monde intérieur et des événements du monde extérieur. Encore faut-il, pour bien le comprendre, reprendre la critique incisive du christianisme que Nietzsche développe à plusieurs reprises en s’appuyant sur une analyse de passages de l’évangile discréditant ce monde, le monde d’ici-bas, au nom d’un autre monde [*cf. p.10].

1.1 le rejet chrétien de la mondanité de ce monde charnel au nom

Paul de Tarse, Épître 1 aux Corinthiens (6 :2 vs 1:20-29)

« Ne savez-vous pas que les saints jugeront le monde ? et si le monde est jugé par vous, êtes-vous indignes de juger des moindres choses ? » Οὐκ οἴδατε ὅτι οἱ ἅγιοι τὸν κόσμον κρινοῦσιν; Καὶ εἰ ἐν ὑμῖν κρίνεται ὁ κόσμος, ἀνάξιοί ἐστε κριτηρίων ἐλαχίστων; [6:2]

Οὐχὶ ἐμώρανεν ὁ θεὸς τὴν σοφίαν τοῦ κόσμου τούτου; Dieu n’a-t-il pas rendu folle la sagesse du monde ? Ἐπειδὴ γὰρ ἐν τῇ σοφίᾳ τοῦ θεοῦ οὐκ ἔγνω ὁ κόσμος διὰ τῆς σοφίας τὸν θεόν, εὐδόκησεν ὁ θεὸς διὰ τῆς μωρίας τοῦ κηρύγματος σῶσαι τοὺς πιστεύοντας. Car puisque, dans la sagesse de Dieu, le monde n’a point connu Dieu par la sagesse, il a plu à Dieu de sauver, par la folie de la prédication, les croyants. Ἐπειδὴ καὶ Ἰουδαῖοι σημεῖον αἰτοῦσιν, καὶ Ἕλληνες σοφίαν ζητοῦσιν: Et tandis que les Juifs demandent des signes, et que les Grecs cherchent la sagesse, ἡμεῖς δὲ κηρύσσομεν χριστὸν ἐσταυρωμένον, Ἰουδαίοις μὲν σκάνδαλον, Ἕλλησιν δὲ μωρίαν: nous, nous prêchons Christ crucifié, scandale pour les Juifs, et folie pour les païens [...] Car, considérez, frères, votre vocation ; il n’y a pas parmi vous beaucoup de sages selon la chair, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de nobles ; Dieu a choisi les choses folles du monde, pour confondre les sages ; et Dieu a choisi les choses faibles du monde, pour confondre les fortes ; et Dieu a choisi les choses viles du monde, et les plus méprisées, celles qui ne sont point, pour anéantir celles qui sont ; afin que nulle chair ne se glorifie devant Dieu. » [1:26-29]

Dans lAntéchrist [§ 45], Nietzsche cite ce passage de Paul de Tarse, l’apôtre de la vengeance, de façon à critiquer la mise en opposition d’une morale noble et d’une morale née du ressentiment et de la vengeance impuissante (des pauvres). Le christianisme juge le monde et le déjuge, inversant les valeurs en déconsidérant la sagesse du monde comme pure folie et en choisissant ce qui paraît fou, faible, vil et méprisable pour anéantir tout ce qui vaut quelque chose dans le monde. Car la négation du monde est la conséquence du mépris de la chair et de l’inversion des valeurs qui règnent dans le monde critiqué au nom de Dieu : la sagesse du monde devient folie, et la folie du monde devient sagesse divine ; ce qui passe pour faible et pauvre aux yeux du monde est fort et riche, etc. Nietzsche attaque cette relativisation critique de tout ce qui est tenu pour juste et sage dans le monde en vue de profiter de la vie et de vivre bien dans le monde (carpe diem). Car la négation de ce monde est négation de la vie charnelle du corps comme méprisable et dépourvue de valeur. Cette dévalorisation moraliste de tout ce qui relève de la chair repose sur une méprise de la vie dans le monde fondée sur le mépris de tout ce qui est d’ordre charnel et affectif, et ce au nom de l’idée métaphysique que le moi véritable serait d’ordre spirituel. Cette dévalorisation du monde équivaut ainsi à la dévalorisation de la vie. Dévaloriser le monde d’ici-bas en tant qu’illusoire et vain revient à dévaloriser la vie de l’être humain qui est en effet indissociable du monde dans lequel il vit.

[*Dilthey, avant la Grande Guerre, et Heidegger, après cette même guerre, s’inscriront dans la perspective de la philosophie de la vie ouverte par Nietzsche].

Le fanatisme chrétien s’est accru, à l’époque antique, jusqu’au point de vouloir « dépasser-surmonter le monde » (überwinden), c’est-à-dire tout autant Rome et les classes nobles dans tout l’empire, en se fondant sur l’interprétation de la vie du petit peuple : Jésus ou Paul de Tarse ont interprété cette vie modeste, vertueuse et opprimée en y projetant le sens et la valeur suprême [Gai savoir, § 353]. Cette valorisation de la vie modeste des pauvres est le pendant à la dévalorisation de la noble vie des riches à l’époque romaine. C’est ce monde au sens spatio-temporel du terme que le christianisme entend dépasser à l’origine dans une sorte de confusion entre la mondanité du monde des classes dominantes et le monde sensible des corps naturels en général. La beauté du monde au sens du cosmos a disparu… au profit de l’immonde corruption du monde !

Aurore. Pensées sur les préjugés moraux
Morgenröte. Gedanken über die moralischen Vorurtheile

Dans Aurore (1881), Nietzsche soutient en ce sens que la haine chrétienne de Rome a fait que « Rome, le ‟monde” et le ‟péché” ont été résumés en une sensation », dans une seule et même sensation de dégoût. Cette interprétation moraliste du monde romain dénonce la corruption des mœurs et le péché dans le monde en identifiant le monde et le siècle : la vita activa est dévalorisée au profit de la vita contemplativa. La prédiction d’un déclin soudain du monde n’est que l’expression d’une vengeance contre ce monde romain [§ 71].

[Ayant cru au moment du millénaire (dans le calendrier de l’époque) que la fin du monde était proche, des groupes chrétiens fanatisés ont d’ailleurs renoncé à tout dans ce monde au nom en vue d’un monde meilleur à venir : c’est la foi dite millénariste dans la réalisation du royaume de Dieu sur Terre au cours du Millénium post-apocalyptique].

C’est la conséquence de l’introduction mensongère du péché dans le monde par le christianisme [§ 29, *II,34] qui a fait croire à la culpabilité qu’il y aurait à vivre dans un monde corrompu. Le christianisme diabolise la vie dans le monde en raison de son « profond mépris pour le monde sensible, séducteur et méchant [böse] » qui amène les croyants à fantasmer une autre vie : le jeu avec des êtres imperceptibles issues de d’images des mots et des choses est vécu « comme une vie dans un autre monde supérieur » [§ 43]. L’évaluation méprisante du monde est indissociable de la langue pour le dire et de la confiance accordée aux mots et aux images présents dans la conscience. Sous l’emprise des moments d’extase (Rausch), les illuminés délirants n’ont que de la haine pour le monde entier, fatigués qu’ils sont du monde qu’ils méprisent [§ 50]. Relativisant ces 2 000 ans d’histoire de l’humanité interprétée d’un point de vue chrétien d’une Europe qui va ensuite coloniser le monde, Nietzsche conspue cette manière de déblatérer sur le monde entier depuis ce petit coin (Winkel) du monde qu’est le christianisme [§ 61].

*

Fragment posthume VIII.5[25]
Mit einem sehr schlechten Willen, in einem der bisherigen Weltbetrachtungs-Winkel sitzen zu bleiben, so tief auch die Neugierde mich in jeden von ihnen einmal hineingetrieben hat: mit einem um so strengeren Willen, den Zustand, aus dem jede einzelne dieser Weltwinkel-Perspektiven, die man eine Philosophie oder eine „Religion“ nennt, entstanden ist, einmal selbst zu erleben

*

Mais cette vision étriquée du monde (Weltbetrachtungs-Winkel) qui croit disposer d’un savoir complet sur toute la vie contemplative (Allwissenheit über die ganze bisherige vita contemplativa) n’est pas une simple croyance. Car cette théorie exige en pratique des sacrifices : le christianisme a toujours exigé un sacrifice, que l’objet du sacrifice soit « le ‟monde”, l’ ‟histoire” ou la ‟raison”, ou encore la joie et la tranquillité des autres hommes – il a toujours fallu que quelque chose de bon meurt pour leur péché » [§ 94]. Le christianisme invente le péché (originel), il prétend que le sacrifice du fils de Dieu lave les péchés du monde [cf. épître de Paul aux Romains, 3:23-24], puis il commande de sacrifier ce qui est censé être la cause de péché : la chair…

Or tout cela repose sur la croyance délirante à l’existence d’un ordre moral du monde (Wahn der sittlichen Weltordnung) [§ 563, cf.164,202,425,558], dont l’origine est la décision chrétienne de trouver le monde laid et mauvais. Car c’est précisément ce qui a rendu le monde laid et mauvais :

Ein gefährlicher Entschluß. – Der christliche Entschluß, die Welt hässlich und schlecht zu finden, hat die Welt hässlich und schlecht gemacht. [Gai savoir, § 130, cf. § 135 vs § 357]

Dans l’Antichrist, Nietzsche déclare ainsi son dépit que tout le travail du monde antique, tout le sens même du monde antique ait été rendu vain (umsonst) par le christianisme [§ 59]. Or le christianisme est à l’origine d’un monde pur fictif qui, de surcroît, se distingue du monde rêvé (par tout un chacun et par l’artiste) en ce que le Traumwelt constitue le miroir du monde effectif (die Wirklichkeit), alors que le monde pur fictif du christianisme falsifie, dévalorise et nie le monde effectif en opposant à Dieu la nature, jugée méprisable [§ 15].

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Der Antichrist, § 15

Weder die Moral noch die Religion berührt sich im Christenthume mit irgend einem Punkte der Wirklichkeit. Lauter imaginäre Ursachen („Gott“, „Seele“, „Ich“ „Geist“, „der freie Wille“ — oder auch „der unfreie“); lauter imaginäre Wirkungen („Sünde“, „Erlösung“, „Gnade“, „Strafe“, „Vergebung der Sünde“). Ein Verkehr zwischen imaginären Wesen („Gott“, „Geister“ „Seelen“); eine imaginäre Naturwissenschaft (anthropocentrisch; völliger Mangel des Begriffs der natürlichen Ursachen) eine imaginäre Psychologie (lauter Selbst-Missverständnisse, Interpretationen angenehmer oder unangenehmer Allgemeingefühle, zum Beispiel der Zustände des nervus sympathicus mit Hülfe der Zeichensprache religiös-moralischer Idiosynkrasie, — „Reue“, „Gewissensbiss“, „Versuchung des Teufels“, „die Nähe Gottes“); eine imaginäre Teleologie („das Reich Gottes“, „das jüngste Gericht“, „das ewige Leben“). — Diese reine Fiktions-Welt unterscheidet sich dadurch sehr zu ihren Ungunsten von der Traumwelt, dass letztere die Wirklichkeit wiederspiegelt, während sie die Wirklichkeit fälscht, entwerthet, verneint. Nachdem erst der Begriff, Natur“ als Gegenbegriff zu „Gott“ erfunden war, musste „natürlich“ das Wort sein für „verwerflich“, — jene ganze Fiktions-Welt hat ihre Wurzel im Hass gegen das Natürliche ( — die Wirklichkeit! — ), sie ist der Ausdruck eines tiefen Missbehagens am Wirklichen … Aber damit ist Alles erklärt. Wer allein hat Gründe sich wegzulügen aus der Wirklichkeit?

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Aux yeux de Nietzsche, cette réalité effective (Wirklichkeit) du monde dans lequel nous visons est la nature : ce qui correspond au monde sensible de Kant et au monde visible de Schopenhauer. Pour Nietzsche, il faut cesser de mépriser ce qui est naturel et donc il faut rompre avec cette conception chrétienne de l’ordre éthique du monde qui postule l’existence d’un sauveur de ce monde (Welterlöser) au nom d’un autre monde : se délivrer du monde, c’est très exactement ce que Schopenhauer propose. C’est pourquoi Nietzsche ne peut que critiquer Schopenhauer, dans la mesure où ce dernier a prolongé la vision moralement ascétique du monde qui s’est imposée avec le christianisme. Il faut rompre avec une idée même de délivrance (Erlösung) du monde et approuver le monde au lieu de chercher à s’en délivrer. Car cette vision ascétique du monde ne peut en effet que dévaloriser les valeurs de la nature par une falsification méchante au plus point en ce qu’elle empoisonne la vie : c’est pourquoi il faut en considérer le monde chrétien comme un asile de fous (Irrenhaus-Welt) qui dure depuis des siècles et le prêtre comme une espèce très dangereuse de parasite qui empoisonne la vie comme peut le faire une araignée vénéneuse [§ 38].

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Der Antichrist, § 38

Gegen das Vergangne bin ich, gleich allen Erkennenden, von einer grossen Toleranz, das heisst grossmüthigen Selbstbezwingung: ich gehe durch die Irrenhaus-Welt ganzer Jahrtausende, heisse sie nun Christenthum, christlicher Glaube, christliche Kirche mit einer düsteren Vorsicht hindurch, – ich hüte mich, die Menschheit für ihre Geisteskrankheiten verantwortlich zu machen. […] Auch der Priester weiss, so gut es Jedermann weiss, dass es keinen „Gott“ mehr giebt, keinen „Sünder“, keinen „Erlöser“, – dass „freier Wille“, „sittliche Weltordnung“ Lügen sind – der Ernst, die tiefe Selbstüberwindung des Geistes erlaubt niemandem mehr, hierüber nicht zu wissen… Alle Begriffe der Kirche sind erkannt als das, was sie sind, als die bösartigste Falschmünzerei, die es giebt, zum Zweck, die Natur, die Natur-Werthe zu entwerthen; der Priester selbst ist erkannt als das, was er ist, als die gefährlichste Art Parasit, als die eigentliche Giftspinne des Lebens…

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Nietzsche retourne ainsi contre le christianisme sa conception de ce monde comme asile de fous que révèle la vision de Dieu transmise par son messager. Qu’en est-il de Kant qui critiquait également cette conception apocalyptique du christianisme extrémiste de son époque et désapprouvait la dévalorisation du monde comme dégoûtant dans La fin de toutes choses (1794) ?

1.2 le monde indémontrable de Kant : son empire moral

Aurore, préface, § 3

Um Raum für sein „moralisches Reich“ zu schaffen, sah Kant sich genötigt, eine unbeweisbare Welt anzusetzen, ein logisches „Jenseits“, – dazu eben hatte er seine Kritik der reinen Vernunft nötig! Anders ausgedrückt: er hätte sie nicht nötig gehabt, wenn ihm nicht eins wichtiger als alles gewesen wäre, das „moralische Reich“ unangreifbar, lieber noch ungreifbar für die Vernunft zu machen, – er empfand eben die Angreifbarkeit einer moralischen Ordnung der Dinge von seiten der Vernunft zu stark! denn angesichts von Natur und Geschichte, angesichts der gründlichen Unmoralität von Natur und Geschichte war Kant, wie jeder gute Deutsche von alters her, Pessimist; er glaubte an die Moral, nicht weil sie durch Natur und Geschichte bewiesen wird, sondern trotzdem dass ihr durch Natur und Geschichte beständig widersprochen wird.

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Ayant besoin d’espace pour son empire moral, dont il faut bâtir l’édifice majestueux [KrV, B 375-376] – comme un conquérant peut se lancer à la conquête du monde pour bâtir un empire (Reich) –, Kant a été contraint d’admettre « un monde indémontrable » de façon à pouvoir établir solidement (baufest) cet empire moral que tout contredit : car l’ordre moral des choses est en contradiction avec l’amoralité profonde de la nature et de l’histoire. Ce qu’a attesté Hegel pour sa part : « ‟La contradiction meut le monde, toutes les choses se contredisent elles-mêmes” ».

Il est donc vain de chercher un ordre moral dans la nature ou l’histoire et de vouloir rendre cohérent le monde chaotique dans lequel nous vivons en prétendant avoir résolu l’énigme du monde (Welträtsel) à partir de principes philosophiques qui prétendent retrouver dans les choses, sous les choses ou derrière les choses, ce qui nous est familier (bekannt) et que nous croyons être connu (erkannt) : notre propre logique ou notre volonté. C’est ainsi que ce philosophe – Kant ou Schopenhauer ? – a cru de manière délirante (wähnen) pouvoir ‟connaître” le monde en le ramenant à son ‟Idée”, comme si le monde familier auquel nous sommes habitués (gewohnt) était plus facile à connaître que l’étranger (das Fremde) :

« par exemple, il serait méthodiquement recommandé de partir du ‟monde intérieur”, des ‟faits de la conscience”, parce qu’il serait le monde le plus familier pour nous ! Erreur des erreurs ! » [Gai savoir, § 355]

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Gai savoir, § 355

ist unser Bedürfniss nach Erkennen nicht eben dies Bedürfniss nach Bekanntem, der Wille, unter allem Fremden, Ungewöhnlichen, Fragwürdigen Etwas aufzudecken, das uns nicht mehr beunruhigt? Sollte es nicht der Instinkt der Furcht sein, der uns erkennen heisst? Sollte das Frohlocken des Erkennenden nicht eben das Frohlocken des wieder erlangten Sicherheitsgefühls sein?... Dieser Philosoph wähnte die Welt „erkannt“, als er sie auf die „Idee“ zurückgeführt hatte: ach, war es nicht deshalb, weil ihm die „Idee“ so bekannt, so gewohnt war? weil er sich so wenig mehr vor der „Idee“ fürchtete? — Oh über diese Genügsamkeit der Erkennenden! man sehe sich doch ihre Principien und Welträthsel-Lösungen darauf an! Wenn sie Etwas an den Dingen, unter den Dingen, hinter den Dingen wiederfinden, das uns leider sehr bekannt ist, zum Beispiel unser Einmaleins oder unsre Logik oder unser Wollen und Begehren, wie glücklich sind sie sofort! Denn „was bekannt ist, ist erkannt“: darin stimmen sie überein. Auch die Vorsichtigsten unter ihnen meinen, zum Mindesten sei das Bekannte leichter erkennbar als das Fremde; es sei zum Beispiel methodisch geboten, von der „inneren Welt“, von den „Thatsachen des Bewusstseins“ auszugehen, weil sie die uns bekanntere Welt sei! Irrthum der Irrthümer!

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L’erreur des erreurs, qui repose sur la confusion entre le familier et le connu, consiste à croire, depuis Descartes, que le monde intérieur des faits de conscience est vraiment connu sous prétexte qu’il nous est familier : comme si l’on se connaissait vraiment soi-même… C’est la source de l’illusion qui amène ce philosophe à croire que le monde est connu dès qu’il est ramené et, donc, réduit à son idée – claire et distincte ? – : comme s’il suffisait de partir du monde intérieur pour résoudre le mystère du monde (extérieur) ! La pluralité des diverses solutions proposées par ces savants connaisseurs (die Erkennende) pour résoudre ce mystère du monde (Welträthsel-Lösungen) –*cf. Dilthey, L’essence de la philosophie (1907) – confirme l’illusion idéaliste qui consiste à projeter le monde intérieur de la conscience sur le monde effectif.

Nietzsche reconnaît qu’il y a une certaine cohérence dans l’affabulation qui fabrique ce monde fictif à partir du monde intérieur de la conscience. Loin de prétendre que ce monde intérieur n’existe pas, Nietzsche fait bien plutôt la généalogie des croyances illusoires de la conscience morale. C’est que nous voyons le monde à travers la conscience : il faut juste en prendre conscience et reconnaître que cette interprétation morale est subjective, au lieu de céder à l’autosatisfaction des sachants (die Genügsamkeit der Erkennenden) qui ont cessé de rechercher le savoir comme il se doit pour un philo-sophe en quête d’une vérité qui toujours se dérobe à l’emprise tout autant que le monde et la vie [§ 339]. La critique nietzschéenne ne porte pas uniquement sur l’idéalisme allemand, mais sur toute la tradition intellectualiste de la philosophie moderne, de Descartes à Hegel en passant par Kant et Fichte. Qu’en est-il de Schopenhauer ?

1.3 l’ascétisme moral de Schopenhauer à l’origine de sa négation du monde

La critique vaut tout autant de Schopenhauer qui est resté installé dans la perspective morale de l’ascétisme chrétien en se contentant de poser la question de savoir si l’existence a un sens, ouvrant la voie au pessimisme négateur du monde [Gai savoir, § 357]. La critique résolue de Schopenhauer revient sur l’évaluation plus favorable du jeune Nietzsche qui montre dans quelle mesure la référence au Monde comme volonté et représentation fait partie intégrante du monde intellectuel dans lequel vit Nietzsche et, à ce titre, participe à l’élaboration de la conception nietzschéenne du monde.

2. Le monde de Nietzsche
À présent, le cours va suivre la leçon magistrale que Philippe Choulet a publiée dans l’article « Monde » du Dictionnaire Nietzsche (sous la dir. de Dorian Astor, éd. Robert Laffont, coll. Bouquins, mars 2017). Selon Ph. Choulet, « la pensée nietzschéenne du monde obéit aux trois moments de sa pensée : le moment romantique (marqué par le pessimiste moral de Schopenhauer), le moment Aufklärung, avec la critique des préjugés et des projections anthropomorphiques, et le moment généalogique (du pessimisme tragique dionysiaque). »

Après avoir tout d’abord adhéré à une esthétisation du monde fondée sur son intuition du monde dionysiaque (1), Nietzsche revient sur cette esthétisation inspirée de Schopenhauer pour lui préférer une réévaluation dionysiaque de l’existence tragique qui refuse désormais de croire que le monde de l’art soit plus riche de sens que le monde familier : ce qui ouvre au perspectivisme nietzschéen (2).

2.1 L’intuition nietzschéenne du monde dionysiaque : une esthétisation du monde

Sous l’influence de Schopenhauer, Nietzsche réinterprète l’idée même de cosmos dans ses premiers textes sur le monde grec, écrits à l’époque de son enseignement de philologie classique à l’université de Bâle (1869-1879). C’est à cette époque qu’est publié son premier texte dont le titre varie entre la première et la seconde édition :

Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik (1872)
– La naissance de la tragédie à partir de l’esprit de la musique –
vs Die Geburt der Tragödie. Oder : Griechenthum und Pessimismus (1886)
– La naissance de la tragédie. Ou : Hellénité et pessimisme.

Dans cet ouvrage, Nietzsche soutient que la tragédie grecque est parvenue à coupler les deux tendances (Triebe) artistiques du monde grec, respectivement symbolisées dans le monde des dieux par Apollon et Dionysos, alors même que « les mondes de l’art du rêve et de l’ivresse » étaient pourtant séparés par un antagonisme abyssal : d’une part, l’art plastique de la belle forme apollinienne, qui correspond à « la belle apparence de mondes rêvés » ou encore à celle du « monde intérieur de l’imagination » (der schöne Schein der Traumwelten vs der inneren Phantasie-Welt) ; de l’autre, l’art musical de facture dionysiaque, qui révèle la violence esthétique de la nature entière en son unité originaire [§ 1]. Dans les termes de Schopenhauer, Apollon donne l’image divine du principe d’individuation, qui fait briller la beauté de l’apparence, alors que l’orgie dionysiaque déchire le voile de Maya pour nous entraîner dans la souffrance originaire du monde (Urleiden der Welt) et nous pousser à l’autodestruction de l’individuel au sein de l’Un universel [cf. § 21] : le dithyrambe de Dionysos forçait ainsi le Grec à comprendre que sa conscience apollinienne était comme un voile lui cachant le monde dionysiaque [§ 2]. Si le monde de l’apparence manifeste aux yeux de Nietzsche la splendeur de la forme – c’est le moment apollinien de la beauté –, le dieu de l’extase exalte la sublime « joie métaphysique du tragique », laissant béant l’abîme qui ouvre la voie aux « mères de l’être » [§ 16] – c’est le délire illusoire (Wahn) de la volonté (Wille) en souffrance (Wehe) [§ 20] –, de sorte que peut surgir l’abîme tragique des choses (der innerste Abgrund der Dinge) – c’est le moment dionysiaque de la danse dithyrambique et du sentiment orgiaque de liberté éprouvé dans l’élément originaire de la musique – : de ce fait, la violence de la tragédie parvient à absorber la frénésie suprême de la musique (Musikorgiasmus), la parachevant ainsi, pendant que le héros tragique prend en charge « tout le monde dionysiaque » ; en raison de cet excès dionysiaque qui « mène à la véritable réalité, au cœur du monde » d’où elle surgit, « la musique est la véritable idée du monde », alors que le drame n’en est qu’une pâle copie [§ 21].

C’est pourquoi il existe « un combat éternel entre la contemplation théorique du monde et la conception tragique du monde » [§ 17]. Favorable à la renaissance de la tragédie dans notre monde contemporain (l’Allemagne de Wagner), Nietzsche approuve la célèbre adversité de la conception tragique du monde (Weltbetrachtung), s’exprimant dans un besoin d’art (Kunstbedürftigkeit) tragique pour accéder au tréfonds des choses, face à l’incorrigible optimisme de la connaissance théorique [§ 16] incarnée par Socrate qui, pris d’un délire puissant, cherche à saisir l’ensemble du monde des phénomènes (die ganze Welt der Erscheinungen) et croit pouvoir, par la pensée, sonder l’abîme le plus profond de l’être [§ 15] et donc résoudre le mystère de l’être. Si la tragédie d’Eschyle parvenait à entremêler les deux pulsions esthétiques (Kunsttriebe) opposées de l’Apollinien et du Dionysiaque, l’art et la conception du monde anti-dionysiaques d’Euripide ont combattu et battu Eschyle en s’alliant à la tendance socratique pour expulser « cet élément dionysiaque originaire et tout-puissant au sein de la tragédie », alors même cette dualité (Doppelheit) en tension formant une sorte de duo en duel constituait « l’origine et l’essence de la tragédie grecque » [§ 12]. Là où Socrate succombe à l’illusion délirante d’avoir une vision globale du monde, l’art tragique à travers la musique nous mène au cœur du monde [cf. § 15 vs § 21]. Dès La Naissance de la tragédie (1870), le perspectivisme à venir de Nietzsche commence à se faire sentir…

Dans La philosophie à l’époque tragique des Grecs (1873) – resté inachevé et non publié –, Nietzsche analyse les conceptions présocratiques du monde qu’il résume à la fin d’un autre essai inachevé, « Science et sagesse en lutte » : alors que Parménide dévalorise théoriquement le monde comme une illusion (Täuschung), Anaxagore le considère comme déraisonnable, mais beau et mesuré, tandis que Démocrite pense que le monde déraisonnable n’est pas plus beau que mesuré, mais seulement nécessaire ; mettant de la sorte un terme définitif à tout ce qui est d’ordre mythique, Démocrite (qui veut la polis) rend le monde compréhensible (begreiflich) [*Cf.III,348]. Pour sa part, Héraclite refuse la dissociation – admise par Anaximandre – entre le monde physique comme empire des qualités déterminées et le monde métaphysique comme empire de l’indétermination indéfinissable. La puissance suprême de sa représentation intuitive lui a permis de comprendre « le monde présent comme changeant et bigarré en raison de toutes les expériences qui s’imposent à nous ». C’est de la guerre entre les éléments opposés qu’advient le devenir, et ce éternellement. Héraclite part en réalité de l’expérience grecque de la lutte (agon) pour en faire un principe cosmique autour duquel tourne le monde tout entier comme tout le monde :

« Seul un Grec était à même de mettre cette représentation au fondement d’une cosmodicée ; c’est la bonne lutte [éris] d’Hésiode transfigurée en principe du monde, c’est le sens de la compétition des individus grecs et de la Cité grecque à l’origine des gymnases et des palestres, des luttes entre artistes, du combat entre partis politiques et entre cités, qui est à présent transposé de manière universelle de sorte qu’à présent, les rouages du cosmos tournent autour de ce pivot. » [La philosophie à l’époque tragique des Grecs, § 5]

Héraclite met ainsi au fondement de sa cosmodicée « le devenir éternel et unique, l’inconstance complète de tout ce qui est effectif ». Comme le conflit aboutit à l’harmonie d’une Justice cosmique soumise à des lois intangibles et éternelles, il ne reste aucune goutte d’injustice dans le monde épuré des formes impures par le Feu pur. Héraclite trouve une sublime comparaison pour décrire le monde :

« Un devenir et un finir, un construire et un détruire sans aucune imputabilité morale à même l’innocence éternellement égale à elle-même, comme seul le jeu de l’artiste et de l’enfant [en est capable] dans ce monde. Et ainsi, tout comme l’enfant et l’artiste jouent, le feu éternellement vivant joue, bâtit et détruit, en toute innocence – et c’est le jeu que joue avec lui-même l’Æon [*αἰών : l’énergie vitale vs l’Éternité ou le Temps éternel]. Se transformant en eau et en terre, il construit des châteaux de sable à la mer, comme un enfant, et les détruit : de temps en temps, il recommence à jouer. » [§ 7]

Comme Anaximandre, Héraclite croit qu’une fin du monde (Weltuntergang) se produit périodiquement et qu’un autre monde s’élève de manière toujours renouvelée à partir d’un feu du monde qui détruit tout [§ 6]. Nietzsche cite à profusion Schopenhauer et il s’inspire de nouveau tout particulièrement de son interprétation de la musique, laquelle ne représente pas de belles choses, mais est toujours en train de changer [cf. B qui commente cette interprétation dans la partie III de son ouvrage]. Schopenhauer décrit bien le combat inhérent à tout devenir et le basculement incessant de la victoire, mais il en fait une preuve de l’auto-division de la volonté de vivre qui s’épuise et se consume dans ce combat, alors que, chez Héraclite, c’est un phénomène heureux et non pas effrayant : le ton au fond (Grundton) n’est pas le même [§ 5]. Car Héraclite se contentait du « beau jeu et innocent de l’Æon », sans avoir aucune raison de se plaindre ou de devoir démontrer, comme Leibniz, que ce monde serait même le meilleur des mondes : seuls des gens insatisfaits avec la nature humaine considèrent le monde présent (die vorhandene Welt) de manière pessimiste et peuvent le trouver ténébreux et haïssable, au lieu de prendre plaisir à le regarder comme l’artiste admire son œuvre en devenir [§ 7].

Dans son « essai d’autocritique » qui préface la réédition en 1886 de La naissance de la tragédie, Nietzsche rappelle que « l’existence du monde n’y était justifiée que comme phénomène esthétique » de façon à s’opposer à sa dévalorisation moraliste par la doctrine chrétienne qui fustige l’art comme mensonge, alors que « toute vie repose sur l’apparence, l’art, l’illusion, l’optique, la nécessité du perspectivisme et de l’erreur » : puisant dans « la profondeur d’un penchant antimoral », cette manière de mettre en avant l’art – et non pas la morale – permettait de formuler « une interprétation et justification purement esthétiques du monde » (Weltauslegung und Weltrechtfertigung) [§ 5]. Reste que Nietzsche regrette d’avoir obscurci et corrompu des visions dionysiaques par des formulations schopenhaueriennes qui mènent à interpréter l’esprit tragique des Grecs, à contresens, dans le sens moderne d’une résignation pessimiste au monde d’inspiration romantique [§ 6]. Assimilant le monde à la vie [*ce que montrent tout à la fois l’apposition des deux termes et l’usage des verbes pouvoir et être au singulier], Nietzsche cite en ce sens un passage du supplément au § 48 du Monde comme représentation esthétique :

« Ce qui donne au tragique, quelle qu’en soit la forme, son élan propre à l’élévation, c’est la manifestation de cette connaissance que le monde, la vie, ne peut nous procurer aucune satisfaction véritable et, donc, qu’il n’est pas digne de notre attachement : c’est en cela que consiste l’esprit tragique, il mène par conséquent à la résignation. » [Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation (1859), 2e réédition avec ses suppléments aux quatre livres, « De l’esthétique de la poésie », chap. 37 (en supplément au chap. 48 du livre III)]

Was allem Tragischen, in welcher Gestalt es auch auftrete, den eigenthümlichen Schwung zur Erhebung giebt, ist das Aufgehn der Erkenntniß, daß die Welt, das Leben, kein wahres Genügen gewähren könne, mithin unserer Anhänglichkeit nicht werth sei: darin besteht der tragische Geist: er leitet demnach zur Resignation hin. [*Die Welt als Wille und Vorstellung cité et souligné par Nietzsche au § 6]
2.2 Les toiles des mondes en multiples perspectives

Une critique rétrospective de l’esthétisation du monde

Dans un second temps de sa pensée, Nietzsche revient sur l’esthétisation du monde inspirée de Schopenhauer pour lui préférer une réévaluation dionysiaque de l’existence tragique qui renonce à l’idée que le monde secret révélé par l’art serait plus riche de sens que le monde familier…

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Fragment posthume 22[9], printemps 1877

« Ce monde caché pour nous [est] bien plus vide de signification que le monde familier. On admet involontairement le contraire. Mais la nécessité comme mère et l’erreur comme père ont engendré cette croyance. »

Jene uns verborgene Welt viel bedeutungsleerer als die bekannte. Unwillkürlich nimmt man das Gegentheil an. Aber Noth als Mutter, Irrthum als Vater haben den Glauben geschaffen.

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C’est insensé de chercher du sens comme s’il existait en soi dans les choses, alors que c’est nous qui donnons sens au monde par l’évaluation. Ce qui se passe dans le monde serait le produit non pas d’un Dieu tout-puissant qui aurait voulu les choses comme elles sont, mais plutôt d’un artiste ou d’un enfant parfaitement innocent. La démystification de la représentation esthétique du monde comme spectacle divinement mis en scène est le moment, pour Nietzsche, d’une réflexion éclairée sur les préjugés qui amènent à dévaloriser le monde, non seulement d’un point de vue moral que son appréciation esthétique permettait de dépasser (c’est la position de Schopenhauer), mais également d’un point de vue esthétique. Nietzsche lui-même reconnaît ce tournant de sa pensée.

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Fragment posthume 30[51], été 1878

« Autrefois, je croyais que le monde était d’un point de vue esthétique un spectacle, et voulu comme tel par son auteur, mais qu’il était une escroquerie en tant que phénomène moral : c’est pourquoi j’en arrivai à conclure que le monde se laisse uniquement justifier comme phénomène esthétique » (FP).

Damals glaubte ich daß die Welt vom aesthetischen Standpunkt aus ein Schauspiel und als solches von ihrem Dichter gemeint sei, daß sie aber als moralisches Phänomen ein Betrug sei: weshalb ich zu dem Schlusse kam, daß nur als aesthetisches phänomen die Welt sich rechtfertigen lasse.

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La critique du romantisme moderne, qui présuppose la souffrance dont il s’agirait de se sauver, amène Nietzsche à prédire un « pessimisme dionysiaque » de l’avenir qui célèbre la surabondance de la vie au lieu de l’appauvrir en cherchant à se délivrer de la souffrance par l’art [Gai Savoir (1882), § 370]. La critique de la dévalorisation romantique de la vie n’implique donc aucunement qu’il n’y ait plus du tout d’évaluation de la vie et du monde qui sont bien plutôt appréciés d’un point de vue exaltant de facture dionysiaque : Dionysos étant joué contre Appolon, ce serait comme si Nietzsche s’enthousiasmait à propos du sublime pour mieux prendre congé de l’Analytique du beau. L’évaluation nietzschéenne du monde de Nietzsche s’énoncera désormais non seulement Par-delà le bien et le mal (1886), mais également par-delà le beau et le laid. Car il faut se garder des jugements de valeur esthétiques (et non seulement moraux), qui décrètent que le monde est divinement beau : « si le monde déborde de belles choses, il n’en reste pas moins pauvre, très pauvre en beaux moments » qui permettent de les découvrir, la vie étant comme une femme séduisante, à la fois prometteuse et pudique, ironique et pleine de compassion, qui couvre de son voile de belles possibilités [Gai Savoir, § 339].

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Gai Savoir, § 339

Die Griechen beteten wohl: „Zwei und drei Mal alles Schöne!“ Ach, sie hatten da einen guten Grund, Götter anzurufen, denn die ungöttliche Wirklichkeit gibt uns das Schöne gar nicht oder einmal! Ich will sagen, dass die Welt übervoll von schönen Dingen ist, aber trotzdem arm, sehr arm an schönen Augenblicken und Enthüllungen dieser Dinge. Aber vielleicht ist dies der stärkste Zauber des Lebens: es liegt ein golddurchwirkter Schleier von schönen Möglichkeiten über ihm, verheißend, widerstrebend, schamhaft, spöttisch, mitleidig, verführerisch. Ja, das Leben ist ein Weib!

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Il convient non seulement de se défaire des jugements esthétiques qui embellissent le monde, mais il faut également se garder de toutes les comparaisons qui préjugent de l’essence et de la forme du monde. Fidèle à sa rhétorique du soupçon, Nietzsche nous met en garde dans le § 109 du Gai savoir contre tous ces paradigmes : le monde n’est pas un être vivant ; le Tout (das All) n’est pas plus une machine construite en vue d’un but fonctionnel qu’un organisme se nourrissant pour croître. Ce que nous voyons des mouvements cycliques dans le ciel ne permet pas de présupposer qu’il en aille de même dans tout l’univers, au sein duquel les mouvements sont bien plutôt désordonnés et contradictoires : un simple regard sur la voie lactée suffit pour renoncer d’une forme géométriquement bien constituée. L’ordre astral dans lequel nous vivons est l’exception extra-ordinaire qui a permis la formation encore plus extraordinaire de l’organisme comme l’exception des exceptions. Autrement dit, le caractère chaotique de l’ensemble du monde (Gesamtcharakter der Welt) interdit de lui imputer toutes les qualités esthétiques que notre jugement humain, trop humain, projette sur lui : l’ordre, la structure, la forme, la beauté ou la sagesse. Jugé d’un point de vue rationnel, les tirs ratés sont la règle que ne peuvent contredire les exceptions, comme si elles étaient le but secret de la création du monde : le carillon de l’univers répète éternellement sa musique propre qui est tout sauf une mélodie (das ganze Spielwerk wiederholt ewig seine Weise, die nie eine Melodie heißen darf). Ce serait à nouveau une esthétisation anthropomorphique, tout comme le tir raté constitue encore un blâme anthropomorphique. Il faut donc se garder de blâmer ou de louer l’univers, qui n’est pas plus parfait que noble ou beau, tout comme il faut éviter de parler de lois de la nature : personne ne commande, ni n’obéit ou transgresse ; car il n’y a que des nécessités et, donc, il n’y a pas plus de buts que le hasard, ce dernier n’ayant de sens que dans un monde finalisé (Welt von Zwecken). Il faut tout autant se garder de penser que le monde crée éternellement quelque chose de nouveau (die Welt schaffe ewig Neues) comme si la matière était un dieu. Nietzsche se demande quand nous serons suffisamment éclairés pour renoncer à toutes ces « ombres de Dieu » qui obscurcissent la vision du monde en divinisant la nature effective :

« Mais quand serons-nous au bout de nos prudences et de nos précautions ? Quand toutes ces ombres de Dieu cesseront-elle de nous assombrir ? Quand aurons-nous entièrement cessé de diviniser la nature ? Quand nous sera-t-il permis de commencer de nous naturaliser, nous autres hommes, en même temps que la pure nature à nouveau retrouvée et délivrée ? » [Gai savoir, § 109]

Perspectives d’évaluation du monde

Contre le fantasme d’une nature divinisée par toutes ces valorisations humaines, il faut au contraire renaturaliser la nature (vernatürlichen) en la dé-divinisant (entgöttlichen) pour y reconnaître le devenir éternel sans projeter de but secret dans l’univers ou le monde. Car le monde effectif est en fait la nature. Pour autant, cette re-naturalisation ne revient pas à la conception réaliste du monde. Car les réalistes confondent la manière dont le monde leur apparaît avec sa constitution effective, une fois qu’a été dévoilée la réalité effective (Wirklichkeit). Or ces hommes sobres, qui s’imaginent être armés contre passion et fantasme, sont semblables à un artiste amoureux qui apprécie les choses affectivement en fonction de sa passion amoureuse :

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Gai savoir, § 57.

An die Realisten. — Ihr nüchternen Menschen, die ihr euch gegen Leidenschaft und Phantasterei gewappnet fühlt und gerne einen Stolz und einen Zierath aus eurer Leere machen möchtet, ihr nennt euch Realisten und deutet an, so wie euch die Welt erscheine, so sei sie wirklich beschaffen: vor euch allein stehe die Wirklichkeit entschleiert, und ihr selber wäret vielleicht der beste Theil davon, — oh ihr geliebten Bilder von Sais! Aber seid nicht auch ihr in eurem entschleiertsten Zustande noch höchst leidenschaftliche und dunkle Wesen, verglichen mit den Fischen, und immer noch einem verliebten Künstler allzu ähnlich? — und was ist für einen verliebten Künstler „Wirklichkeit“! Immer noch tragt ihr die Schätzungen der Dinge mit euch herum, welche in den Leidenschaften und Verliebtheiten früherer Jahrhunderte ihren Ursprung haben! […] Zieht einmal das Phantasma und die ganze menschliche Zuthat davon ab, ihr Nüchternen! Ja, wenn ihr das könntet! Wenn ihr eure Herkunft, Vergangenheit, Vorschule vergessen könntet, — eure gesamte Menschheit und Thierheit! Es giebt für uns keine „Wirklichkeit“

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Tout comme l’artiste, ces hommes prétendument réalistes transportent avec eux leurs estimations qui ont leur source dans leurs passions et leurs amours fantasques (Phantasterei). Céder à l’objectivisme réaliste qui croit pouvoir soulever le voile des choses pour découvrir leur réalité effective en soi, ce serait naïvement nier notre appréciation des choses en fonction de nos affects et de nos fantasmes (Phantasma) fantasques d’êtres humains. C’est pourquoi Nietzsche préfère dire qu’il n’y a pas de ‟réalité effective tout en mettant le terme Wirklichkeit entre guillemets pour bien marquer qu’il s’agit d’une manière de parler tout à fait relative : Es giebt für uns keine „Wirklichkeit“ ! Accepter de croire avec les réalistes que le monde soit effectivement en soi comme il nous apparaît, ce serait en effet faire comme si nous avions une perception objective du monde en soi, alors que le monde n’est monde pour nous que dans la mesure où nous l’apprécions en fonction « des passions et des amours des siècles passés » qui nous ont marqués et imprégnés. Le perspectivisme de Nietzsche n’équivaut donc pas à une sorte de subjectivisme naïf, puisque ces interprétations affectives du monde sont héritées et, donc, ces jugements de valeur sont à l’origine d’une perception collective du monde qui est historiquement déterminée.

Notre intelligence du monde dépend ainsi d’une perception humaine du monde qui est à la fois culturellement héritée et naturellement déterminée. Dans Aurore, Nietzsche compare l’être humain à une araignée d’une manière qui pourrait avoir inspiré la conception du monde ambiant de l’animal (Umwelt) que Jakob von Uexküll (1864-1944) développera dans Umwelt und Innenwelt der Tiere (1909).

Uexküll reprendra plusieurs fois l’exemple de l’araignée pour illustrer la thèse d’après laquelle les choses qui apparaissent dans son monde environnant sont remarqués par l’animal en fonction du cercle (Kreis) qui détermine son activité à ce moment-là. Par exemple, selon que la mouche est ou non prisonnière de la toile d’araignée, elle lui apparaît comme une proie à capturer ou à dévorer [voir sa Biologie théorique (1920 vs 1928), S.121 vs S.181].

Pour Nietzsche, chaque être (Wesen) est au centre d’un cercle concentrique dont la circonférence constitue l’horizon indépassable dans lequel il est enclos. Nietzsche explique à la première personne du singulier que chacun tisse et vit dans la partie du monde que voit son œil, qu’il soit aiguisé ou non : la ligne d’horizon de ce que je peux voir est la prison (Gefängnis) dans laquelle je suis fatalement enfermé (Verhängnis) ; ce qui vaut tout autant de mes autres sens, l’ouïe comme le toucher formant un des murs de ma prison sensoriellement circonscrite. C’est dans le cadre défini par ces divers horizons circonscrits par nos sens que nous mesurons le monde, trouvant ceci ou cela proche ou lointain, grand ou petit, dur ou mou : cette mesure des choses, c’est ce que l’on appelle sentir (empfinden). Comme les habitudes de nos sens constituent « les fondations de tous nos jugements et ‟connaissances” », il n’y aucun moyen de s’en échapper pour accéder au monde effectif : nous sommes comme des araignées dans notre toile et nous ne pouvons rien prendre d’autre que ce qui se laisse prendre dans notre toile [§ 117].

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Aurore (1881), § 117

Im Gefängnis. — Mein Auge, wie stark oder schwach es nun ist, sieht nur ein Stück weit, und in diesem Stück webe und lebe ich, diese Horizont-Linie ist mein nächstes grosses und kleines Verhängniss, dem ich nicht entlaufen kann. Um jedes Wesen legt sich derart ein concentrischer Kreis, der einen Mittelpunct hat und der ihm eigenthümlich ist. Ähnlich schliesst uns das Ohr in einen kleinen Raum ein, ähnlich das Getast. Nach diesen Horizonten, in welche, wie in Gefängnissmauern, Jeden von uns unsere Sinne einschliessen, messen wir nun die Welt, wir nennen Dieses nah und Jenes fern, Dieses gross und Jenes klein, Dieses hart und Jenes weich: diess Messen nennen wir Empfinden, — es sind Alles, Alles Irrthümer an sich! […] Die Gewohnheiten unserer Sinne haben uns in Lug und Trug der Empfindung eingesponnen: diese wieder sind die Grundlagen aller unserer Urtheile und „Erkenntnisse“, — es giebt durchaus kein Entrinnen, keine Schlupf- und Schleichwege in die wirkliche Welt! Wir sind in unserem Netze, wir Spinnen, und was wir auch darin fangen, wir können gar Nichts fangen, als was sich eben in unserem Netze fangen lässt.

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L’araignée sert de paradigme pour illustrer le perspectivisme de Nietzsche. Le seul monde auquel nous avons effectivement accès est ainsi relatif à notre capacité sensorielle, la ‟connaissance” n’est rien d’autre qu’une manière de tisser la toile qui forme notre monde. Mais, à même le double sens du verbe spinnen, l’araignée peut bien délirer en tissant sa toile (die Spinne spinnt), c’est-à-dire s’inventer un monde fictif. Avec un humour sarcastique, Nietzsche raconte comment le dieu judéo-chrétien des pauvres du monde entier qui se niche dans tous les coins sombres et les quartiers malsains du monde entier a été transmué en araignée par les métaphysiciens : ce dieu tissa le monde, une fois encore, à partir de lui-même. La connaissance métaphysique s’apparente à la création divine du monde qui fait sortir de soi-même le monde en identifiant la nature à Dieu, à la manière de Spinoza (sub specie Spinozae), à moins que dieu ne se transfigure en Idéal (Kant) ou en esprit pur (Hegel)…

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Der Antichrist (1888), § 17

der Gott der „großen Zahl“ […] blieb der Gott der Winkel, der Gott aller dunklen Ecken und Stellen, aller ungesunden Quartiere der ganzen Welt! … Sein Weltreich ist nach wie vor ein Unterwelts-Reich, ein Hospital, ein Souterrain-Reich, ein Ghetto-Reich … Und er selbst, so blass, so schwach, so décadent … Selbst die Blassesten der Blassen wurden noch über ihn Herr, die Herrn Metaphysiker, die Begriffs-Albinos. Diese spannen so lange um ihn herum, bis er, hypnotisirt durch ihre Bewegungen, selbst Spinne, selbst Metaphysicus wurde. Nunmehr spann er wieder die Welt aus sich heraus — sub specie Spinozae —, nunmehr transfigurirte er sich ins immer Dünnere und Blässere, ward „Ideal“, ward „reiner Geist“, ward „absolutum“, ward „Ding an sich“… Verfall eines Gottes: Gott ward „Ding an sich“…

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Le délire métaphysique s’invente de la sorte un monde à sa mesure. Filant à nouveau la métaphore de l’araignée dans Aurore, Nietzsche explique que la nouvelle fable du bon Dieu a pris la relève de celle du « vieux monde devenu trop raffiné » qui dénommé Destin (Moira) l’empire de l’incalculable et de la sublime bêtise éternelle : selon cette nouvelle fable, le bon Dieu tisse lui-même la toile d’araignée des buts derrière l’empire tout-puissant de la bêtise cosmique des hasards (Zufälle) en tout genre qui interviennent dans « l’autre monde, le monde des buts et des intentions » pour déchirer sublimement cette toile d’araignée des buts dans lesquelles nous vivons (das Leben im Spinnennetze der Zwecke). Nietzsche suggère d’en finir avec cette fable : comme volonté et buts sont le produit de l’imagination (eingebildet), peut-être n’y aurait-il qu’un seul monde (Reich), l’empire des accidents (Zufälle) bêtes par lesquels nous déchirons nous-mêmes nos propres toiles à travers nos buts et actes volontaires qui seraient les coups de dés du hasard faisant le jeu de la Nécessité :

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Aurore, § 130

« Ces mains de fer de la Nécessité, qui secouent le cornet des dés du hasard, jouent leur jeu pendant un temps infini : il faut que des coups de dés paraissent parfaitement similaires à la finalité et à la rationalité de tout degré. Peut-être nos actes volontaires, nous buts ne sont-ils pas rien d’autre que de tels coups — et nous sommes seulement trop bornés et trop vaniteux pour comprendre notre bêtise extrême, à savoir que nous secouons nous-mêmes avec des mains de fer le cornet des dés, et que nous ne faisons rien d’autre avec nos actions les plus intentionnelles que de jouer le jeu de la Nécessité. Peut-être ! »

Jene eisernen Hände der Nothwendigkeit, welche den Würfelbecher des Zufalls schütteln, spielen ihr Spiel unendliche Zeit: da müssen Würfe vorkommen, die der Zweckmässigkeit und Vernünftigkeit jedes Grades vollkommen ähnlich sehen. Vielleicht sind unsere Willensacte, unsere Zwecke nichts Anderes, als eben solche Würfe — und wir sind nur zu beschränkt und zu eitel dazu, unsere äusserste Beschränktheit zu begreifen: die nämlich, dass wir selber mit eisernen Händen den Würfelbecher schütteln, dass wir selber in unseren absichtlichsten Handlungen Nichts mehr thun, als das Spiel der Nothwendigkeit zu spielen. Vielleicht!

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Tout serait donc soumis dans le monde effectif à la Nécessité des coups de dés qui jamais n’aboliront le hasard. En 1897, Mallarmé pourrait être s’être souvenu de cet aphorisme de Nietzsche qui s’inspirait lui-même d’un fragment légué par Héraclite :

« Le Temps [Æon] est un enfant qui joue, la royauté est à l’enfant. » 
(αἰὼν παῖς ἐστι παίζων, πεσσεύων· παιδὸς ἡ βασιληίη)
[Fragment 52 selon Diels Kranz].

La Nécessité se joue de nous dans la mesure même où nous jouons son jeu en tissant notre propre toile : notre “monde” n’est rien d’autre que la toile d’araignée qui sert à s’y répérer. Tout comme l’araignée tisse pour attraper sa proie et s’en nourrir, nous tissons notre connaissance (du soleil et des atomes, par exemple) pour répondre à nos besoins insatiables dans une perspective nécessairement affectée par une illusion d’optique. Car c’est nous qui importons nos lois dans le monde (Unsere Gesetze und Gesetzmäßigkeiten sind es, die wir in die Welt hineinlegen) qui, élaborées en fonction de notre système perceptif, falsifie forcément l’être qu’il s’agit de connaître :

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Fragment posthume 15[9], fin 1881

Zuletzt thun wir nicht mehr mit der Erkenntniß als die Spinne mit Netze-weben und Jagd und Aussaugen thut: sie will leben vermöge dieser Künste und Thätigkeiten und ihre Befriedigung haben — und ebendies wollen auch wir, wenn wir Erkennenden Sonnen und Atome erhaschen festhalten und gleichsam feststellen — wir sind da auf einem Umwege zu uns hin, zu unseren Bedürfnissen, welche auf die Dauer bei jeder fehlerhaften unmenschlichen und rein willkürlichen Perspektive ungesättigt bleiben und uns Noth machen. […]
Unsere Erkenntniß ist keine Erkenntniß an sich und überhaupt nicht sowohl ein Erkennen als ein Weiterschließen und Ausspinnen: es ist die großartige seit Jahrtausenden wachsende Folgerung aus lauter nothwendigen optischen Irrthümern — nothwendig, falls wir überhaupt leben wollen — Irrthümern, falls alle Gesetze der Perspektive Irrthümer an sich sein müssen. Unsere Gesetze und Gesetzmäßigkeiten sind es, die wir in die Welt hineinlegen — so sehr der Augenschein das Umgekehrte lehrt und uns selber als die Folge jener Welt, jene Gesetze als die Gesetze derselben in ihrer Wirkung auf uns zu zeigen scheint. Unser Auge wächst — und wir meinen, die Welt sei im Wachsen. Unser Auge, welches ein unbewußter Dichter und ein Logiker zugleich ist!
Wir würden ohne die Annahme einer der wahren Wirklichkeit entgegengesetzten Art des Seins nichts haben, an dem es sich messen und vergleichen und abbilden könnte: der Irrthum ist die Voraussetzung des Erkennens. Theilweises Beharren, relative Körper, gleiche Vorgänge, ähnliche Vorgänge — damit verfälschen wir den wahren Thatbestand, aber es wäre unmöglich, von ihm irgendetwas zu wissen, ohne ihn erst so verfälscht zu haben. Es ist nämlich so zwar jede Erkenntniß immer noch falsch, aber es giebt doch so ein Vorstellen, und unter den Vorstellungen wieder eine Menge Grade des Falschen. Die Grade des Falschen festzustellen und die Nothwendigkeit des Grundirrthums als der Lebensbedingung des vorstellenden Seins — Aufgabe der Wissenschaft. Nicht wie ist der Irrthum möglich, heißt die Frage, sondern: wie ist eine Art Wahrheit trotz der fundamentalen Unwahrheit im Erkennen überhaupt möglich? — Das vorstellende Sein ist gewiß, ja unsere einzige Gewißheit: was es vorstellt und wie es vorstellen muß, ist das Problem. Daß das Sein vorstellt, ist kein Problem, es ist eben die Thatsache: ob es ein anderes als ein vorstellendes Sein überhaupt giebt, ob nicht Vorstellen zur Eigenschaft des Seins gehört, ist ein Problem.

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Nietzsche refuse d’admettre l’idée d’un arrière-monde fait de choses en soi qui serait le support métaphysique du monde phénoménal. L’intelligibilité du monde effectif n’est rien d’autre que le produit affectif de nos besoins : le monde effectif est indissociable de notre monde affectif qui falsifie les données factuelles en fonction de nos besoins organiques et autres. Loin d’être pour autant subjectiviste, le perspectivisme nietzschéen est indissociable des conceptions du monde qui nous sont léguées avec toutes les falsifications qu’elles véhiculent.

Genèse des interprétations du monde

Nietzsche fait la généalogie de l’affabulation du monde idéal que produit le langage en repérant, dans le Crépuscule des idoles (1888), « Les quatre grandes erreurs » qui sont à l’origine de la création du monde de la conscience : nous avons « créé le monde comme un monde de causes, un monde de la volonté et un monde des esprits » [§ 3]. Or « ce monde intérieur est plein d’images trompeuses et d’éclairages trompeurs ». Car ces esprits (Geister) qui agissent de manière fantomatique inventent des agents (Täter) coupables, en tant que causes, d’actes volontairement commis : l’invention d’un monde de causes répond au besoin d’imputer des responsabilités pour pouvoir accuser le comportement des uns ou des autres.

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Götzen-Dämmerung, « Die vier grossen Irrthümer. », § 3 [III,419]

Von diesen drei „inneren Thatsachen“, mit denen sich die Ursächlichkeit zu verbürgen schien, ist die erste und überzeugendste die vom Willen als Ursache; die Conception eines Bewusstseins („Geistes“) als Ursache und später noch die des Ich (des „Subjekts“) als Ursache sind bloss nachgeboren, nachdem vom Willen die Ursächlichkeit als gegeben feststand, als Empirie … Inzwischen haben wir uns besser besonnen. Wir glauben heute kein Wort mehr von dem Allen. Die „innere Welt“ ist voller Trugbilder und Irrlichter: der Wille ist eins von ihnen. Der Wille bewegt nichts mehr, erklärt folglich auch nichts mehr — er begleitet bloss Vorgänge, er kann auch fehlen. Das sogenannte „Motiv“: ein andrer Irrthum. Bloss ein Oberflächenphänomen des Bewusstseins, ein Nebenher der That, das eher noch die antecedentia einer That verdeckt, als dass es sie darstellt. Und gar das Ich! Das ist zur Fabel geworden, zur Fiktion, zum Wortspiel: das hat ganz und gar aufgehört, zu denken, zu fühlen und zu wollen! … Was folgt daraus? Es giebt gar keine geistigen Ursachen! Die ganze angebliche Empirie dafür gieng zum Teufel! Das folgt daraus! — Und wir hatten einen artigen Missbrauch mit jener „Empirie“ getrieben, wir hatten die Welt daraufhin geschaffen als eine Ursachen-Welt, als eine Willens-Welt, als eine Geister-Welt. Die älteste und längste Psychologie war hier am Werk, sie hat gar nichts Anderes gethan: alles Geschehen war ihr ein Thun, alles Thun Folge eines Willens, die Welt wurde ihr eine Vielheit von Thätern, ein Thäter (ein „Subjekt“) schob sich allem Geschehen unter. Der Mensch hat seine drei „inneren Thatsachen“, Das, woran er am festesten glaubte, den Willen, den Geist, das Ich, auch sich herausprojicirt, — er nahm erst den Begriff Sein aus dem Begriff Ich heraus, er hat die „Dinge“ als seiend gesetzt nach seinem Bilde, nach seinem Begriff des Ichs als Ursache.

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Reste que tout est en fait beaucoup plus compliqué que ne permet de le penser le modèle schématique de la causalité psychologique emprunté à la physique newtonienne qui présuppose des entités bien définies à l’origine de tous les événements : ce qui lui fait croire qu’un sujet est toujours la cause de ce qui se produit (alles Geschehen) dans le monde, c’est l’invention de la volonté, de l’esprit et du Moi que l’être humain tient pour des faits (Tatsachen), alors qu’il ne fait que les projeter hors de lui-même avant de concevoir les choses d’après cette image ; pour la psychologie, le monde est constitué d’agents (coupables). En général, l’être humain croit à tort pouvoir s’appuyer sur des faits, alors qu’il n’y a que des interprétations orientées dans une perspective intéressée.

Dans Par-delà le bien et le mal (1888), Nietzsche l’enseigne au § 108 : « Il n’y a pas de phénomènes moraux, il n’y a qu’une surinterprétation morale des phénomènes… » (Es gibt keine moralischen Phänomene, sondern nur eine moralische Ausdeutung von Phänomene…) ; et cette interprétation morale des phénomènes a tout faussé et endommagé, du fait que « la violence des préjugés moraux a profondément pénétré dans le monde de l’esprit, le monde apparemment le plus froid et le plus dépourvu de présupposés » (Die Gewalt der moralischen Vorurteile ist tief in die geistigste, in die anscheinend kälteste und voraussetzungloseste Welt gedrungen – und, wie es sich von selbst versteht, schädigend, hemmend, blendend, verdrehend) [§ 23]. Or c’est la langue qui préprogramme une telle interprétation falsificatrice du monde en acceptant un postulat logico-grammatical inhérent au je pense et au je fais (quelque chose) permet seul d’affirmer que c’est moi qui suis la cause à l’origine de la pensée ou de l’acte [§ 16].

Fragment posthume VIII.10[158]

„Es wird gedacht: folglich giebt es Denkendes“: darauf läuft die argumentatio des Cartesius hinaus. Aber das heißt, unsern Glauben an den Substanzbegriff schon als „wahr a priori“ ansetzen: — daß, wenn gedacht wird, es etwas geben muß, „das denkt“, ist aber einfach eine Formulirung unserer grammatischen Gewöhnung, welche zu einem Thun einen Thäter setzt. Kurz, es wird hier bereits ein logisch-metaphysisches Postulat gemacht — und nicht nur constatirt… Auf dem Wege des Cartesius kommt man nicht zu etwas absolut Gewissem, sondern nur zu einem Faktum eines sehr starken Glaubens

Ce sont donc les habitudes linguistiques induites par la structure logico-grammaticale de la langue qui sont à l’origine de l’erreur de fabrication de ce « monde simplifié, de part en part artificiel, bien inventé et tout aussi bien falsifié » en fonction de nos besoins [§ 24].

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Jenseits von Gut und Böse (1886), § 24

Mag nämlich auch die Sprache, hier wie anderwärts, nicht über ihre Plumpheit hinauskönnen und fortfahren, von Gegensätzen zu reden, wo es nur Grade und mancherlei Feinheit der Stufen giebt; mag ebenfalls die eingefleischte Tartüfferie der Moral, welche jetzt zu unserm unüberwindlichen „Fleisch und Blut“ gehört, uns Wissenden selbst die Worte im Munde umdrehen: hier und da begreifen wir es und lachen darüber, wie gerade noch die beste Wissenschaft uns am besten in dieser vereinfachten, durch und durch künstlichen, zurecht gedichteten, zurecht gefälschten Welt festhalten will, wie sie unfreiwillig-willig den Irrthum liebt, weil sie, die Lebendige, — das Leben liebt!

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Pour aimer la vie, nous qui aimons le mensonge, nous nous inventons (dichten) un monde à notre mesure, simplifiant et falsifiant le monde en le redressant (zurecht) à notre convenance. Nous les vivants, c’est nous, en pensant et en ressentant, qui créons et inventons le monde : « le monde, en pleine croissance éternelle, des évaluations, des couleurs, des poids, des perspectives, des échelles, des affirmations et des négations ». C’est nous en effet qui ressentons et pensons : tout ce qui a de la valeur dans le monde actuel n’en a pas en soi, par nature, car la nature est sans valeur ensoi ; c’est nous qui donnons de la valeur à ce qui n’en avait pas auparavant. Nous, en donnant et en offrant, nous avons créé le monde qui concerne l’être humain

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Gai savoir, § 301

Wir, die Denkend-Empfindenden, sind es, die wirklich und immerfort Etwas machen, das noch nicht da ist: die ganze ewig wachsende Welt von Schätzungen, Farben, Gewichten, Perspectiven, Stufenleitern, Bejahungen und Verneinungen. Diese von uns erfundene Dichtung wird fortwährend von den sogenannten practischen Menschen (unsern Schauspielern wie gesagt) eingelernt, eingeübt, in Fleisch und Wirklichkeit, ja Alltäglichkeit übersetzt. Was nur Werth hat in der jetzigen Welt, das hat ihn nicht an sich, seiner Natur nach, — die Natur ist immer werthlos: — sondern dem hat man einen Werth einmal gegeben, geschenkt, und wir waren diese Gebenden und Schenkenden! Wir erst haben die Welt, die den Menschen Etwas angeht, geschaffen!

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Contre l’illusion d’un génie de l’espèce, Nietzsche pointe le fait que notre conscience animale est à l’origine d’un monde superficiel de signes fondé sur des généralisations abusives et triviales. Le phénoménisme de Nietzsche est un perspectivisme qui implique ainsi la démystification du monde de la conscience comme imposant une traduction falsifiante du monde effectif.

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Gai savoir, § 354

Unsre Handlungen sind im Grunde allesamt auf eine unvergleichliche Weise persönlich, einzig, unbegrenzt-individuell, es ist kein Zweifel; aber sobald wir sie in’s Bewusstsein übersetzen, scheinen sie es nicht mehr… Diess ist der eigentliche Phänomenalismus und Perspektivismus, wie ich ihn verstehe: die Natur des thierischen Bewusstseins bringt es mit sich, das die Welt, deren wir bewusst werden können, nur eine Oberflächen- und Zeichenwelt ist, eine verallgemeinerte, eine vergemeinerte Welt, — dass Alles, was bewusst wird, ebendamit flach, dünn, relativ-dumm, generell, Zeichen, Heerden-Merkzeichen wird, dass mit allem Bewusstwerden eine grosse gründliche Verderbniss, Fälschung, Veroberflächlichung und Generalisation verbunden ist. [II,221]

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Nietzsche l’avait déclaré dès ce livre pour esprits libres qu’est Humain, trop humain (1878) : comme on trouve « beaucoup plus de bonheur dans le monde » que ne le voient les yeux embrouillés (trübe) par ces dévalorisations moralistes qui font oublier tous ces moments de bien-être dont est riche une vie [§ 49], il faut lutter contre ces assombrissements du monde en se libérant de cette foule de représentations torturées et torturantes sur la culpabilité ou l’incapacité à agir bien, lesquelles ne sont que des images ombragées issues de fausses considérations à propos du monde et de la vie (falsche Welt- und Lebensbetrachtungen) :

Ueberdiess ist er einer Menge quälender Vorstellungen losgeworden, er empfindet Nichts mehr bei dem Worte Höllenstrafen, Sündhaftigkeit, Unfähigkeit zum Guten: er erkennt darin nur die verschwebenden Schattenbilder falscher Welt- und Lebensbetrachtungen.

Menschliches, Allzumenschliches. Ein Buch für freie Geister (1878), § 56
2.3 L’étoile du chaos comme lumière du monde de Nietzsche

Le perspectivisme de Nietzsche semble impliquer un relativisme des perspectives en contradiction avec l’évaluation résolue des autres perspectives que Nietzsche défend. En effet, s’il est bien question de l’effectivité du monde, le fait est qu’il est impossible d’accéder objectivement au monde effectif en raison des sensations et des affects, tout comme des conceptions du monde, qui s’interposent entre nous et le monde : faute de norme permettant d’apprécier une perspective par rapport à une autre, nous serions tout autant pris dans le relativisme que dans le perspectivisme… Qu’est-ce qui permet donc à Nietzsche de valoriser son propre point de vue ?

C’est en effet de son propre point de vue que Nietzsche apprécie la perspective de la vision chrétienne du monde et qu’il la dévalorise en raison de son invention d’un monde fictif : ce monde prétendument supérieur (die sogenannte höhere Welt) qui n’est rien d’autre qu’un monde imaginaire (eine eingebildete Welt). Ce relativisme du point de vue de Nietzsche l’autorise parfaitement à juger le point de vue des autres perspectives en se fondant – c’est son argument – sur l’appréciation de la vie comme étant une bonne chose. Il conviendrait donc de regarder le monde autrement, avec l’œil pur et purifiant de ‟génies” comme Platon, Spinoza ou Goethe : un tel œil permet de regarder le monde comme on regarderait un Dieu [Aurore, § 497]. Tout résultant du jeu innocent de l’enfant divin d’Héraclite, il s’agirait d’apprécier toute chose, même horrible ou laide, au lieu de le rejeter comme une tare. Voir le monde comme une production de formes qui n’ont aucune raison d’être permet de profiter de la vie en éprouvant le plaisir de tout ce qui est effectivement (Lust am Wirklichen). Or l’envie de vivre qu’il s’agit de cultiver présuppose de tenir à distance toutes les évaluations moralistes du monde qui s’imaginent un autre monde en délirant (spinnen) sur tous les sentiments (respect, gratitude, amour, etc.) à l’origine de ce monde imaginaire (eine eingebildete Welt).

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Aurore, § 33 (II,36)

Unter dem Drucke abergläubischer Angst argwöhnt man, es müsse sehr viel mehr mit diesem Abwaschen der Unreinlichkeit auf sich haben, man legt zweite und dritte Bedeutungen hinein, man verdirbt sich den Sinn und die Lust am Wirklichen und hält diess zuletzt, nur insofern es Symbol sein kann, noch für werthvoll. So verachtet der Mensch im Banne der Sittlichkeit der Sitte erstens die Ursache zweitens die Folgen, drittens die Wirklichkeit, und spinnt alle seine höheren Empfindungen (der Ehrfurcht, der Erhabenheit, des Stolzes, der Dankbarkeit, der Liebe) an eine eingebildete Welt an: die sogenannte höhere Welt. Und noch jetzt sehen wir die Folge: wo das Gefühl eines Menschen sich erhebt, da ist irgendwie jene eingebildete Welt im Spiel. Es ist traurig: aber einstweilen müssen dem wissenschaftlichen Menschen alle höheren Gefühle verdächtig sein, so sehr sind sie mit Wahn und Unsinn verquickt. Nicht dass sie es an sich oder für immer sein müssten: aber gewiss wird von allen allmählichen Reinigungen, welche der Menschheit bevorstehen, die Reinigung der höheren Gefühle eine der allmählichsten sein.

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Il faut donc privilégier une interprétation morale des phénomènes qui aille dans le sens de la vie au lieu de dévaloriser le monde effectif dans lequel nous vivons. Or ce monde inclut effectivement une infinité d’interprétations qu’il serait ridicule de vouloir limiter aux seules possibilités d’interprétations humaines, trop humaines, que nous connaissons. Le perspectivisme de Nietzsche invite désormais à considérer l’infinité du monde sans cet angle nouveau (au regard de l’infinité de l’univers physique) :

« Le monde est encore une fois devenu ‟infini”, dans la mesure où nous ne pouvons écarter la possibilité qu’il inclut en soi des interprétations infinies. » (Die Welt ist uns vielmehr noch einmal „unendlich“ geworden: insofern wir die Möglichkeit nicht abweisen können, dass sie unendliche Interpretationen in sich schliesst.)

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Gai savoir, § 374

Unser neues „Unendliches“. — Wie weit der perspektivische Charakter des Daseins reicht oder gar ob es irgend einen andren Charakter noch hat, ob nicht ein Dasein ohne Auslegung, ohne „Sinn“ eben zum „Unsinn“ wird, ob, andrerseits, nicht alles Dasein essentiell ein auslegendes Dasein ist — das kann, wie billig, auch durch die fleissigste und peinlich-gewissenhafteste Analysis und Selbstprüfung des Intellekts nicht ausgemacht werden: da der menschliche Intellekt bei dieser Analysis nicht umhin kann, sich selbst unter seinen perspektivischen Formen zu sehn und nur in ihnen zu sehn. Wir können nicht um unsre Ecke sehn: es ist eine hoffnungslose Neugierde, wissen zu wollen, was es noch für andre Arten Intellekt und Perspektive geben könnte: zum Beispiel, ob irgend welche Wesen die Zeit zurück oder abwechselnd vorwärts und rückwärts empfinden können (womit eine andre Richtung des Lebens und ein andrer Begriff von Ursache und Wirkung gegeben wäre). Aber ich denke, wir sind heute zum Mindesten ferne von der lächerlichen Unbescheidenheit, von unsrer Ecke aus zu dekretiren, dass man nur von dieser Ecke aus Perspektiven haben dürfe. Die Welt ist uns vielmehr noch einmal „unendlich“ geworden: insofern wir die Möglichkeit nicht abweisen können, dass sie unendliche Interpretationen in sich schliesst. Noch einmal fasst uns der grosse Schauder — aber wer hätte wohl Lust, dieses Ungeheure von unbekannter Welt nach alter Weise sofort wieder zu vergöttlichen? Und etwa das Unbekannte fürderhin als „den Unbekannten“ anzubeten? Ach, es sind zu viele ungöttliche Möglichkeiten der Interpretation mit in dieses Unbekannte eingerechnet, zu viel Teufelei, Dummheit, Narrheit der Interpretation, — unsre eigne menschliche, allzumenschliche selbst, die wir kennen…

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Nietzsche ne renonce donc pas à la notion de monde au profit de celle de nature. Son phénoménisme permet de l’ouvrir à de nouvelles découvertes de points de vue nouveaux : tout comme le polythéisme avait eu l’énergie de produire des nouvelles manières de voir (sich neue und eigne Augen) à la mesure de l’absence d’horizons et de perspectives éternels [Gai savoir, § 143], il s’agirait de s’ouvrir à un poly-perspectivisme qui permette de découvrir le monde effectif avec des nouveaux yeux. Car « il y a encore un autre monde à découvrir » pour de nouveaux philosophes [§ 289] éprouvant le « désir de mondes et de mers encore non-découverts [§ 302]. Par-delà le bien et le mal (1888), Nietzsche affirme que ces audacieux aventuriers et voyageurs s’ouvrent « un monde plus profond à comprendre [Einsicht] » par-delà la morale [§ 23], vu que ces philosophes de l’avenir sont de libres esprits [§ 44] qui en ont fini avec la dévalorisation moraliste du monde dépéri ou fané.

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Fragment posthume 1[38-39], hiver 1879-1880

Freie Geister versuchen andere Arten des Lebens, unschätzbar! die moralischen Menschen würden die Welt verdorren [fané, dépéri] lassen. Die Versuchs-Stationen der Menschheit Es wird erstaunlich viel Schmerz auf den Versuchsstationen neuer Lebensweisen und Nützlichkeiten umsonst erlitten — es hilft nichts: möge es nur Andern helfen! daß sie erkennen, was hier für ein verfehltes Experiment gemacht wurde.

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Le fait que le sens et le non-sens proviennent de notre interprétation [Gai savoir, § 374] ne justifie pas pour autant l’apologie de l’absurde. Il s’agit bien encore et toujours de connaître le monde sans sacrifier l’intellect. Mais, pour Nietzsche, la vita contemplativa du penseur solitaire n’a rien à voir avec la vie de la nonne qui renonce au monde sans le connaître [Aurore, § 440]. Car le penseur cherche à comprendre le monde pour y vivre sans désirer l’embellir à travers l’art. Contre Schopenhauer, Nietzsche soutient dans Humain, trop humain (1878) que le monde reste toujours aussi laid que jamais, même s’il signifie un monde plus beau que jamais grâce à la musique et à l’entendement artistique qui ont conquis la face laide du monde, originairement hostile aux sens [§ 217]. Car cette signification métaphysique du monde ne peut abolir cette face visiblement laide du monde effectif. Refusant l’opposition entre le monde visible des phénomènes et le monde de l’artiste qui en a une image rêvée, il s’agirait bien plutôt de cultiver l’art du monde effectif (die Kunst der wirklichen Welt), l’art qui enseigne le plaisir de vivre (Kunst, Lust am Dasein zu haben) et de se réjouir à propos de toute forme de vie (Lust auf das Leben in jeder Gestalt) en développant nos sensations et en satisfaisant de la sorte l’impérieux besoin de connaître, de sorte que l’homme scientifique s’avère être le développement de l’homme artistique [§ 222].

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Humain, trop humain, I, § 222

gesetzt, dass unsere sichtbare Welt nur Erscheinung wäre, wie es die Metaphysiker annehmen, so käme die Kunst der wirklichen Welt ziemlich nahe zu stehen: denn zwischen der Erscheinungswelt und der Traümbild-Welt des Künstlers gäbe es dann gar zu viel Ähnliches § 222[I,581]

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Ainsi parla Zarathoustra, I (1883)
« Des hallucinés de l’arrière-monde »

Tout comme la connaissance, l’art doit donc être au service de l’art de vivre dans le monde effectif. Mais apprécier de vivre dans ce monde, le seul qui soit effectif, suppose de congédier l’autre monde (jene Welt) : « ce monde déshumanisé inhumain, qui est un néant céleste », a été imaginé par les prédicateurs de l’arrière-monde (Hinterweltler). Il faut se débarrasser de ce monde fictif en arrière-plan du monde effectif pour se consacrer à ce monde, tant il est riche en merveilles, grandes ou petites (so reich ist die Welt an Wunderlichen) : l’air à présent pur (des impuretés moralistes) permet de voir bien plus du monde aujourd’hui qu’autrefois…

Ainsi parla Zarathoustra, IV (1885)
« L’offrande au miel »

« si le monde est comme une sombre forêt peuplée de bêtes, jardin des délices pour tous les chasseurs sauvages, il me semble ressembler plutôt encore à une mer abondante et sans fond [abgründlich],
— une mer pleine de poissons multicolores et de crabes dont les dieux mêmes seraient friands, en sorte qu’à cause de la mer ils deviendraient pêcheurs et jetteraient leurs filets : tant le monde est riche en prodiges grands et petits !
Singulièrement le monde humain [Menschen-Welt], la mer des hommes : — c’est vers elle que je jette ma ligne dorée en disant : ouvre-toi, abîme humain !
Ouvre-toi et jette-moi tes poissons et tes crabes scintillants ! Avec ma meilleure amorce j’attrape aujourd’hui pour moi les plus prodigieux poissons humains !
[…] Car je suis cela dès l’origine et jusqu’au fond du cœur, tirant, attirant, soulevant et élevant, un tireur, un dresseur et un éducateur, qui jadis ne s’est pas dit en vain : ‟Deviens qui tu es !” »

Comparable à une mer abyssale plus encore qu’à une sombre forêt, le monde chaotique s’ouvre, en même temps que l’abîme (Menschen-Abgrund) de la mer humaine, à celui qui devient lui-même en laissant le Chaos en soi engendrer l’étoile dansante qui éclaire le monde comme son monde :

« Je vous le dis : il faut avoir encore en soi du chaos pour pouvoir engendrer une étoile dansante. Je vous le dis : vous avez encore en vous du chaos. »

Ich sage euch: man muss noch Chaos in sich haben, um einen tanzenden Stern gebären zu können. Ich sage euch: ihr habt noch Chaos in euch.

Ainsi parla Zarathoustra (1883), prologue, § 5