Violence symbolique (Bourdieu)

Excursion hors du temps historique :
la violence symbolique à toute époque ?

Dans son cours au Collège de France de 1990-1991 consacré à la sociogenèse de l’État, Pierre Bourdieu rend hommage à Norbert Elias pour avoir, dans ses textes sur la naissance du sport moderne – par exemple « Sport et violence » (1976[1]) –, analysé le processus de captation étatique du droit à exercer la violence physique qui aboutit au monopole de la violence légitime constatée par Max Weber[2].

Il s’agit pour Bourdieu d’amender cette formule afin d’établir que « la violence physique se masque en violence symbolique » exercée par la bureaucratie étatique[3]. C’est la différence décisive avec les sociétés sans État, comme l’Islande des Sagas[4] ou l’ancienne Kabylie dont Bourdieu a fait l’ethnologie, où « l’exercice de la violence physique est laissé à la charge de la famille, sous la forme de la vengeance » : les clans familiaux sont continûment entraînés dans d’interminables cycles de vengeance et donc de violence, en raison de l’absence d’une instance méta-clanique pour arrêter le cycle de la violence – alors que le cycle mise en scène par Eschyle dans l’Orestie est clos par le Tribunal sacré de l’Aéropage qui transmue les Érinyes en Euménides[5] – ; par contraste, les sociétés à États confient l’exercice de la violence physique à un groupement spécialisé et discipliné grâce à une formation des agents reconnaissables par leur uniforme symbolique qui est destinée à entraver « le détournement de la violence physique[6] ». [Dans un tel cas, les agents de la force publique abuseraient de leur pouvoir physique pour commettre des violences alors considérées comme illégitimes]. Or cette concentration de la force physique par l’État qui aurait provoqué, selon Elias, une régression de la violence implique un processus de dépossession, au cours de la première phase de l’État dynastique[7] (xviie siècle), du droit et du devoir dont les nobles jouissaient, dans l’ordre féodal, d’exercer la force militaire : « le monopole statutaire de la noblesse d’épée sur la fonction guerrière » est battu en brèche par la constitution d’une armée de métier qui recrute et enrôle des mercenaires formés aux métiers des armes par des maîtres d’armes statutaires souvent roturiers[8]. Il a donc bien fallu contraindre la noblesse à se soumettre, de gré ou de force (pro vi et violentia), à la domination potentiellement violente de l’État monarchique.

[1] Norbert Elias, Sport und Gewalt ; trad. fr de « Sport et violence », in : Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 2, n°6, décembre 1976, Le sport, l’État et la violence, p. 2-21.
[2] Pierre Bourdieu, Sur l’État (Cours au Collège de France 1989-1992), éditions Raisons d’agir/Seuil, 2012, p. 314-316 (cours du 21 février).
[3] Ibid., p. 322.
[4] Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, Seuil, 1994, « Esprits d’État (genèse et structure du champ bureaucratique », p. 110. Cette conférence donnée à Amsterdam en juin 1991 est la version contractée du cours du 21 février (et 7 mars) au Collège de France.
[5] Bourdieu, cours Sur l’État, p. 317.
[6] Ibid., p. 315. Bourdieu fait référence aux analyses de Max Weber sur la discipline, du fonctionnaire comme du militaire. Dans le même ordre d’idées, Foucault s’était pour sa part appuyé sur le livre II du Capital de Karl Marx pour en induire le schéma d’une disciplinarisation de la société comme technologie politique : voir, par exemple, Michel Foucault, « Les mailles du pouvoir » (1976 vs 1982), Dits et écrits, vol. II, Gallimard, « Quarto », p. 1005-1013.
[7] Ibid., p. 305-306.
[8] Bourdieu, Raisons pratiques, p. 109-111.

Trinité symbolique :
pouvoir-domination-violence

À l’issue de la Fronde (1648-1653), la noblesse de sang est mise au pas : les troupes royales l’emportent contre les troupes rebelles au pouvoir monarchique au cours de ce qui s’apparente à une guerre intérieure à la France compliquée d’une guerre avec l’Espagne, laquelle perdure malgré la paix de Westphalie qui termine la guerre de Trente ans. Même si les sanctions contre les princes et autres nobles frondeurs ont été clémentes, puisque les emprisonnements ou les confiscations de biens et de titres ont souvent été provisoires et qu’aucune exécution pour crime de lèse-majesté n’a eu lieu, c’est bien la violence de la guerre qui a fait la décision, tout comme la violence de la répression militaire et judiciaire permet seule de mettre fin aux émotions populaires. Selon Foucault, en contrepoint de l’expérience de la répression royale des Nu-pieds de Normandie en 1639-1640 par la justice armée du chancelier Séguier, la Fronde a joué un rôle crucial dans la mise en place d’un nouveau système répressif qui confie la force armée exclusivement à un appareil d’État spécialisé pour rétablir et maintenir l’ordre public au sein du Royaume : le corps visible de l’État administratif, constitué par la force armée policière et l’appareil judiciaire, prend la relève des milices bourgeoises et des troupes féodales pour assurer la fonction de réprimer les séditions populaires par une violence qui est tout autant pénitentiaire que judiciaire et militaire[1]. La noblesse d’épée ayant été dépossédée de son monopole statutaire sur la force militaire (au profit de fonctionnaires et/ou de mercenaires), faut-il pour autant considérer que l’abolition effective de ce privilège au xviie siècle, tout comme celle des autres privilèges de la noblesse le 4 août 1789, constitue un exemple de violence symbolique au sens de Bourdieu ?

Transformant la noblesse de sang en cercle de courtisans mendiant des faveurs sans honneur, le pouvoir royal s’octroie le privilège de distribuer le capital symbolique sous forme de charges et d’honneurs[2] : constitué en fountain of honour, of office and of privilege – selon la formule de Blackstone citée par Bourdieu –, en Angleterre donc comme en France, l’État qui dispose du pouvoir de nommer et de démettre (power of appointing and dismissing the high officers of state) nomme non seulement les hauts fonctionnaires publics, mais également les pairs du Royaume, distribuant les honneurs en inventant de nouveaux ordres de chevalerie (knits & baronets). La captation étatico-monarchique du monopole de l’anoblissement et de la nomination en général au profit de la noblesse de robe fait partie intégrante du processus de monopolisation de « l’usage légitime de la violence physique et symbolique » par l’État[3] dont le capital et ses intérêts, les avantages que ces détenteurs en tirent, sont à terme monopolisés par la noblesse d’État qui s’est constituée, en constituant l’État moderne, en revendiquant, avec succès, d’être, et elle seule, au service public de l’intérêt général[4].

Or la violence symbolique consisterait, selon Bourdieu, à imposer la représentation officielle de l’État comme détenant le monopole de l’universel en inculquant à l’ensemble des agents, soumis à travers des rites d’institution (comme la consécration des élus adoubés par un concours), des schèmes de perception et de conception inscrits dans les corps : ces schèmes conforment ces structures mentales incorporées et inconscientes, les habitus, à l’ordre symbolique inhérent aux structures objectives du monde social pour les mettre en accord tacite et apparemment spontané avec le sens commun du monde. Or cette orchestration des habitus qui les accorde à l’ordre établi permet précisément la soumission des sujets, dominés en douceur, sans qu’aucune violence physique ne soit nécessaire : la violence symbolique[5] n’est* donc rien d’autre que la domination symbolique qui facilite l’obéissance aux injonctions de l’ordre – selon le double sens[6] du terme français discerné en allemand (Ordnung vs Befehl) – en imposant et inculquant des rapports de sens que Bourdieu conçoit comme « des rapports de force symbolique » qui permettent d’extorquer aux sujets dominés le consentement tacite et immédiat à la soumission exigée par les « rapports de force les plus brutaux »[7]. Dominer en imposant, tout en extorquant l’assentiment implicite, ce serait faire violence aux dominés. C’est tout le problème !

Au niveau culturel, par exemple, la construction étatique de « l’identité nationale » [*le texte transcrit une conférence de 1991] implique d’imposer « une culture dominante ainsi constituée en culture nationale légitime » par le système scolaire, lequel transmet et inculque universellement l’image nationale de soi, en particulier à travers l’enseignement de l’histoire et de la littérature qui cultivent une forme de nationalisme, en France, sous des dehors universalistes[8]. Dans son essai sur « La production et la reproduction de la langue légitime » (1982), Bourdieu pointait déjà dans le même sens le processus d’unification linguistique qui impose le dialecte parisien comme langue officielle, et seule légitime, de l’administration et de la littérature au détriment de tous les autres dialectes, idiomes, patois ou langues, disqualifiés par rapport à la langue standard écrite, seule légitime[9] : avant et après la Révolution française, la domination politique de l’État exerce bien une domination symbolique, avec la complicité des dominés, qui passe par « l’intimidation, violence symbolique qui s’ignore comme telle (dans la mesure où elle peut n’impliquer aucun acte d’intimidation)[10] ». L’État intimide par tout un arsenal institutionnel de palais et de bâtiments inaccessibles au peuple, de titres honorifiques et de procédures obscures au sens commun, qui font sentir la toute-puissance du Pouvoir sans qu’aucun acte d’intimidation ne soit nécessaire. En quoi cette intimidation, qui participe bien de l’imposition symbolique de la domination étatique, constitue-t-elle une violence symbolique à proprement parler ?

Dans « L’économie des biens symboliques » (1994), Bourdieu explique que la violence symbolique transfigure, pour la dissimuler, la vérité objective des relations de domination sociale et d’exploitation économique (homme/femme, aîné/cadet, maître/domestique, etc.), de façon à enchanter la relation de soumission du métayer domestique à son maître, par exemple, en l’euphémisant sous la forme d’une relation de familiarité domestique qui implique des sentiments et des actes amicaux (marier sa fille, lui faire des cadeaux, etc.) :

« Un des effets de la violence est la transfiguration des relations de domination et de soumission en relations affectives, la transformation du pouvoir en charisme ou en charme propre à susciter un enchantement affectif (par exemple dans les relations entre patrons et secrétaires). La reconnaissance de dette devient reconnaissance, sentiment durable à l’égard de l’auteur de l’acte généreux, qui peut aller jusqu’à l’affection, l’amour, comme on le voit particulièrement bien dans les relations entre générations. […] La violence symbolique, c’est cette violence qui extorque des soumissions qui ne sont même pas perçues comme telles en s’appuyant sur des ‟attentes collectives”, des croyances socialement inculquées. Comme la théorie de la magie, la théorie de la violence symbolique repose sur une théorie de la croyance ou, mieux, sur une théorie de la production de la croyance, du travail de socialisation nécessaire pour produire des agents dotés des schèmes de perception et d’appréciation qui leur permettront de percevoir les injonctions inscrites dans une situation ou dans un discours et de leur obéir.[11] »

La violence symbolique ne peut extorquer la soumission, imperceptible au sujet, qu’en se fondant sur l’accord entre l’habitus des dominés et la relation de domination[12] orchestré par un processus d’inculcation des valeurs d’obéissance et de reconnaissance auquel correspond, du côté des dominants, à tout un travail d’accumulation du capital symbolique qui leur permet de se faire obéir en profitant de l’envoûtement charismatique que leur confère leur position de pouvoir ou d’autorité capable de gratifier de bienfaits les soumis pleins de gratitude. Aucune violence en apparence ! C’est tout l’intérêt de ce conditionnement à la servitude volontaire dans les relations personnelles, en particulier la domination masculine de la femme[13], tout comme dans les relations professionnelles ou officielles.

Bourdieu invoque en ce sens la critique kantienne du despotisme spirituel dans l’État qui est fondé sur l’observation du droit à dominer spirituellement les esprits en imposant une foi d’église en des dogmes (fides statutaria comme fides imperata) à laquelle il faudrait adhérer servilement (fides servili) conformément aux commandements des officiers (officiales) en charge du ministère, qui se sont autoproclamés seuls interprètes autorisés de l’écriture sacrée. Même sans pouvoir extérieur pour soutenir la hiérarchie, les hauts fonctionnaires de l’église qui commandent (gebietend) les comportements peuvent ainsi se faire passer pour de simples serviteurs (ministri) de façon à pouvoir d’autant plus aisément exercer leur domination (imperium) sur leurs ouailles :

« des ‟fonctionnaires de haut grade” […] transforment ainsi ‟le service de l’Église (ministerium) en une domination [Beherrschung] sur ses membres (imperium), quoique, pour dissimuler cette usurpation, il se servent du titre modeste de serviteurs[14]”. Le mystère du ministère n’agit qu’à la condition que le ministre dissimule son usurpation, l’imperium qu’elle lui confère en s’affirmant comme simple ministre. Le détournement au profit de la personne des propriétés de la position n’est possible que pour autant qu’il se dissimule – c’est la définition même du pouvoir symbolique. Un pouvoir symbolique est un pouvoir qui suppose la reconnaissance, c’est-à-dire la méconnaissance de la violence qui s’exerce à travers lui. Donc la violence symbolique du ministre ne peut s’exercer qu’avec une sorte de complicité que lui accordent, par l’effet de la méconnaissance qu’encourage la dénégation, ceux sur qui cette violence s’exerce.[15] »

Le pouvoir symbolique est donc la capacité de produire la dissimulation de la violence symbolique en usurpant une position d’autorité pour bénéficier des propriétés de la position, à savoir l’avantage de commander, ou d’ordonner à son profit personnel, en tant que membre de la caste sacerdotale des hauts fonctionnaires. Bourdieu poursuit en 1983 en citant deux extraits du Léviathan de Hobbes sans préciser que le contrat au tiers exclu [chap. 18] revient à justifier rationnellement la soumission à une domination qui peut tout aussi bien être extorquée par la force des armes [chap. 20] : ce qui aurait pourtant conforté sa caractérisation, en 1977, du « Pouvoir idéologique comme contribution spécifique de la violence symbolique (orthodoxie) à la violence politique (domination) ». Car la méconnaissance idéologique de la domination comme violence politique passe tout autant par la construction rationnelle d’une idéo-logie que par la propagation de l’opinion dominante (orthè doxa) à laquelle il convient d’adhérer.

Faisant fi du présupposé rationaliste de Kant qui distinguait en principe entre foi d’église et foi de la raison, Bourdieu assène que la forme par excellence de « la violence symbolique est* le pouvoir qui, par-delà l’opposition rituelle entre Habermas et Foucault, s’exerce par les voies de la communication rationnelle, c’est-à-dire avec l’adhésion (extorquée) » des dominés qui acquiescent à « l’arbitraire de la force rationalisée.[16] » Par exemple, la violence symbolique s’exerce souvent au nom de la philosophie[17] au sein d’un microcosme social fondé sur un privilège culturel qui se dissimule derrière le discours universaliste de l’Aufklärung : c’est d’abord à l’école, comme force d’imposition culturelle, que s’exerce la violence symbolique à travers la déculturation scolaire des traditions culturelles marginales[18]. Comme l’atteste « la violence réflexe de certaines dénonciations de l’intégrisme religieux », l’obscurantisme des Lumières peut céder à un fétichisme de la raison prétendument universaliste qui jouit d’un privilège culturel : la violence, symbolique, s’avère être abus du pouvoir de la raison comme instrument de domination et de légitimation à la source de profits matériels et symboliques[19]. En quoi cette violence se distingue-t-elle de la domination et du pouvoir symboliques ?

La différence entre violence (symbolique) et domination (symbolique) n’est pas minime. La distinction est même imperceptible*, au point qu’une théorie critique de la violence, qui s’évertue à la circonscrire pour la discerner de ses doubles – la domination, le pouvoir, la force, etc. –, ne peut que déceler, dans la « théorie générale de la violence et de la violence légitime » que Bourdieu construit dès 1970, une confusion* entre violence et domination à laquelle s’agrègent de surcroît le pouvoir et la force, également symboliques. Pour Bourdieu, la violence symbolique est en effet le double du pouvoir d’imposition comme concept ‟systémique” dissimulé derrière la domination[20]. C’est du moins ce qu’il est possible d’inférer de La reproduction (1970), ouvrage dans lequel Bourdieu et Passeron ont élaboré un système des relations logiques entre concepts qui postule l’équivalence systématique entre « arbitraire culturel, violence symbolique, rapport de communication pédagogique, mode d’imposition, mode d’inculcation, légitimité » :

« le terme de violence symbolique, qui dit expressément la rupture avec toutes les représentations spontanées et les conceptions spontanéistes de l’action pédagogique comme action non-violente, s’est imposé pour signifier l’unité théorique de toutes les actions caractérisées par le double arbitraire de l’imposition symbolique, en même temps que l’appartenance de cette théorie générale des actions de violence symbolique (exercée par le guérisseur, le sorcier, le prêtre, le prophète, le propagandiste, le professeur, le psychiatre ou le psychanalyste) à une théorie générale de la violence et de la violence légitime, appartenance dont témoignent directement la substituabilité des formes de violences sociales et indirectement l’homologie entre le monopole scolaire de la violence symbolique légitime et le monopole étatique de l’exercice légitime de la violence physique.[21] »

Prétendant ainsi saisir « les fonctions sociales de la violence pédagogique » en reconnaissant « sa vérité de violence sociale », Bourdieu peut concevoir en général « la violence symbolique comme une forme de violence sociale » produites par des « rapports de force » entre les forces historiques qui s’imposent à chaque époque[22]. L’axiome de départ confirme l’identification –* à mes yeux, la confusion – entre contrainte (idéologique) et violence (symbolique) sous couvert de l’invocation de la force (d’imposition par inculcation) :

« 0. Tout pouvoir de violence symbolique, i.e. tout pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force, ajoute sa force propre, i.e. proprement symbolique, à ces rapports de force.[23] »

C’est que Bourdieu entend articuler ensemble ce que les théories classiques des fondements du pouvoir ont fictivement séparé : Durkheim ne voit que la contrainte sociale qui s’exerce de l’extérieur ; Marx y voit des rapports de violence sans reconnaître l’efficacité réelle du « renforcement symbolique des rapports de force » par la reconnaissance de la légitimité de la domination par les dominés sur laquelle insiste Weber, tout en méconnaissant pour sa part la vérité objective des rapports de force qu’il présente comme une des modalités des rapports de puissance (Macht) parmi d’autres formes de pouvoir comme l’influence ou la domination. Appliquant ce schéma général à l’intervention pédagogique, Bourdieu et Passeron peuvent identifier la violence (symbolique) que constitue la simple imposition (d’un arbitraire culturel) par le pouvoir lui-même arbitraire de l’institution scolaire :

« Toute action pédagogique est objectivement une violence symbolique en tant qu’imposition, par un pouvoir arbitraire, d’un arbitraire culturel.[24] »

Dans les termes d’Althusser (1970), le système d’enseignement constitue un appareil idéologique d’État qui permet à une formation sociale de « s’assurer le monopole de la violence symbolique légitime[25] » de façon à garantir sa propre reproduction. Si le pouvoir symbolique combine force d’imposition et communication, la violence symbolique consiste, objectivement, à se fonder sur un pouvoir arbitraire pour imposer et inculquer de manière arbitraire des contenus ou significations arbitraires qu’il convient de sélectionner ou d’exclure[26], de retenir ou de passer sous silence.

En résumé, « cette théorie générale des actions de violence symbolique (exercée par le guérisseur, le sorcier, le prêtre, le prophète, le propagandiste, le professeur, le psychiatre ou le psychanalyste) » prend le contre-pied de la conception spontanéiste de l’action pédagogique comme intervention non-violente pour dévoiler « sa vérité de violence sociale » et ainsi, plus généralement, pour « constituer la violence symbolique comme une forme de violence sociale » : cette théorie générale postule ainsi que tout pouvoir de violence symbolique, qui parvient à imposer des significations comme légitimes, ajoute sa propre force, d’ordre symbolique, aux rapports de force qui sont pourtant au fondement de sa force proprement symbolique ; le pouvoir arbitraire de l’action pédagogique consiste objectivement à commettre la violence symbolique d’imposer et d’inculquer « l’arbitraire culturel des classes dominantes ou des classes dominées[27] » pour mieux dissimuler les rapports de force (non symboliques) que Marx conçoit comme des rapports de violence au fondement des idéologies de légitimation de ce que Durkheim conçoit comme contrainte sociale (indivise de l’ordre social sur tous les gens).

Identique à la domination symbolique, la violence d’ordre symbolique se réduit en fait à la contrainte exercée sur les dispositions corporelles et mentales des sujets qui, à leur insu et avec leur complicité, sont forcés d’intérioriser et d’incorporer les principes de vision et de division de la société qui leur sont inculqués par l’éducation et imposés par leur socialisation de façon à justifier l’ordre établi. Mais la force contraignante, qui s’exerce au niveau des rapports de sens en imposant des catégories perceptives et cognitives dans l’objectif de légitimer des rapports d’exploitation et de domination, à la fois déniés et sublimés grâce à leur transfiguration symbolique, a précisément pour effet et pour fonction d’« entraîner sans violence » physique les sujets à se soumettre à l’autorité : il s’agit d’une citation du Contrat social (livre II, chap. 7) que Bourdieu et Passeron mettent en exergue du livre 1 de La reproduction pour prendre Rousseau à contre-pied en démystifiant l’idée d’une autorité pédagogique non-violente[28].

Pourquoi ne pas reconnaître au contraire* qu’au niveau symbolique, il existe une différence, tout aussi cruciale au sein des rapports de sens, que la différence, aisément perceptible au niveau des rapports de force physique, entre un régime de soumission potentiellement violent, qui préfère l’oppression par la domination symbolique à la violence de la répression physique, et le règne de la violence effective qui, pour sa part, privilégie la violence de la terreur en acte alliée à la propagande psycho-terroriste ? Ne faut-il pas ainsi circonscrire le domaine bien plus restreint de la violence symbolique, comme l’est l’identification d’êtres humains à des parasites à exterminer, en le démarquant résolument du champ bien plus vaste de la domination symbolique ? Qu’en est-il de la domination symbolique des classes dominantes que Bourdieu évoque à plusieurs reprises ?

Domination ou violence symbolique ?

Même si c’est inacceptable pour une théorie critique de la violence antisociale orientée vers l’émancipation des classes dominées et exploitées, force est de constater que la théorie générale de la violence symbolique construite par Bourdieu s’applique en principe et en général à toutes les classes déclassées. Elle vaut donc pour la noblesse de sang en tant qu’ordre autrefois dominant et déclassé au cours du temps au profit de la noblesse de robe, d’Empire et d’État, tout autant que pour une classe dominée dont la condition s’aggrave. Bourdieu ne peut, en toute contradiction avec ses convictions socio-politiques, tirer cette conséquence de sa théorie générale et relativiste de l’arbitraire culturel qui ne laisse aucune place à la perspective de l’émancipation sociale.

À la suite de Burke, Rehberg avait dès le début de la Révolution française dénoncé la violence révolutionnaire au niveau symbolique non seulement de la déclaration des droits, mais de l’intrusion des émeutiers dans le château royal pendant la nuit du 5 au 6 octobre 1789 : si toute institution relève de l’arbitraire, autant préférer l’arbitraire de la tradition culturelle qui a fait ses preuves à l’arbitraire révolutionnaire qui s’avère tributaire des circonstances[29]. Dans cette même lignée allemande du réformisme anti-révolutionnaire, le professeur Eberhard fustige les violences révolutionnaires consécutives au despotisme arbitraire de la populace, par exemple lors des massacres de septembre 1792, tout autant que l’abolition égalitariste des signes de distinction sociale, à la fois dans les manières de se vêtir et de parler : dans la France révolutionnaire, le déni de l’inégalité des Ordres (Stände) et des intelligences a forcé les Grands à s’abaisser aux coutumes les plus vulgaires du peuple inculte, revêtant par exemple ses costumes ou adoptant ses coiffures pour se prêter, contraints et forcés, à la mascarade de l’égalité qui ne supporte pas plus l’usage distinctif des titres de noblesse[30]. L’humiliation d’un noble d’ancien régime, brutalement soumis à la même condition que le vulgaire, ou encore la blessure d’amour-propre qu’il a pu éprouver à se voir supplanté par la noblesse d’empire sont les effets, d’ordre affectif, d’une domination symbolique sans commune mesure avec la violence physique qui lui fait perdre non seulement son rang, mais la tête…

Comme il lui faut bien reconnaître cette différence indéniable, Bourdieu la déplace au sein même de la violence en discernant, dans Le sens pratique (1980), entre la violence ouverte, qui s’exerce brutalement, et la violence latente qui, censurée et euphémisée, paraît douce : « la violence symbolique est la forme douce et larvée que prend la violence lorsque la violence ouverte est impossible »[31]. En lieu et place d’une différence d’ordre entre violence et domination, la domination symbolique n’étant que potentiellement violente par rapport à la violence physique effective, il n’y aurait donc qu’une différence de modalité dans l’intensité, qui relève d’une simple transformation de ce que Bourdieu appelle la violence sociale : la violence de la domination et de « l’exploitation directe et brutale[32] », qui prend une forme adoucie et dissimulée dès que la manière forte est réprouvée socialement. Le sociologue s’appuie sur son expérience ethnologique en Kabylie pour analyser la forme de violence propre à une société traditionnelle. Dès lors que la violence ouverte de l’usurier ou du maître impitoyable se heurte à la réprobation collective au point de menacer le profit à tirer de l’exploitation brutale, la violence symbolique et invisible prendrait ainsi le relais pour poursuivre le même objectif qui est, pour le dominant exploiteur, de tenir durablement le dominé exploité sous sa dépendance, par exemple par la dette qui le contraint à renouveler son contrat. C’est ainsi que le maître kabyle tient durablement son métayer, le khammes, en combinant ou alternant violence matérielle et violence symbolique : la mesure brutale de saisir toute sa récolte pour recouvrer la dette est bien différente, en effet, de l’aide apportée au khammes, par exemple pour marier son fils, pour l’assister économiquement, en cas de disette, ou pour le défendre « contre les agressions, vols, offenses ou injures[33] ».

Ce dernier exemple, qui évoque la violence de l’agression corporelle en l’associant d’ailleurs à des torts d’un autre ordre (le vol d’ordre économique et la blessure d’amour-propre), montre que Bourdieu entend principalement par violence matérielle une violence d’ordre économique qui n’est rien d’autre qu’une forme d’exploitation brutale, alors que la violence symbolique consiste à dissimuler l’exploitation et la domination à travers un dispositif conceptuel ayant pour fonction idéo-logique de produire la méconnaissance de la violence exercée.

Reste que la violence symbolique n’a pas la même importance selon le type d’exploitation inhérent au système économique : dans les sociétés modernes, l’économie capitaliste dispose de « la violence implacable et cachée des mécanismes objectifs » du marché autoréglé et du système scolaire, qui permettent aux dominants de se contenter des stratégies de reproduction négatives (sans avoir à s’investir positivement dans la relation personnelle aux dominés) ; en revanche, dans les sociétés archaïques, « l’économie précapitaliste est le lieu par excellence de la violence symbolique » en raison de stratégies d’euphémisation de la domination qui censurent « la manifestation ouverte de la violence, en particulier sous sa forme brutalement économique », pour lui préférer des formes de domination qui apparaissent à l’observateur contemporain « plus primitives, plus barbares et tout à la fois plus douces, plus humaines, plus respectueuses de la personne » du fait même de « la coexistence de la violence ouverte, physique ou économique, et de la violence symbolique la plus raffinée »[34]. La théorie générale de la violence tend à assimiler sous le même concept des violences de genre bien distinct :

  1. N’y a-t-il pas en effet une différence décisive entre commettre2 une violence d’ordre physique et faire violence1, au niveau économique, en volant l’exploité sous couvert de lui rendre service en lui donnant du travail ?
  2. Qu’en est-il de cette violence symbolique que Bourdieu juge à la fois plus barbare et plus humaine ?

Le glissement incessant entre le concept ‟systémique” de violence et la réalité du système de domination-exploitation que ce concept recouvre, en toute confusion, explique que Bourdieu puisse s’en passer par ailleurs. Il remplace ainsi le concept problématique de violence symbolique par la notion d’efficacité magico-symbolique à assigner une essence et à imposer une identité dans un texte attaché à décrire « Les rites d’institutions » (1981). Ces rites de passage consacrent la domination symbolique[35] que Le sens pratique (1980) s’évertuait à concevoir comme la douce violence exercée par une autorité pour s’imposer, à force d’investissements en temps et en argent. Mais, comme le dominant paye de sa personne le pouvoir dont il jouit de mobiliser le groupe à son gré, le jugement de Bourdieu semble aussi anachronique qu’ethnocentrique à vouloir projeter une conceptualité marxisante sur un système de domination traditionnelle.  En quoi est-ce en effet de la violence, alors que l’absence de profit économique et le temps investi pour jouir du titre de maître montre, tout comme l’affection réciproque, que la relation n’est pas même économiquement rentable ?

La charge assumée par le maître en Kabylie, qui doit protéger son khammes contre les violences des autres sans en exercer lui-même, rappelle moins la figure traditionnelle de l’exploiteur paternaliste en milieu (pré)capitaliste que l’archétype clastrien du chef dépourvu de tout pouvoir coercitif[36] d’exercer une quelconque violence sur le groupe : la communauté primitive ne le soutient qu’à cette condition expresse, de sorte qu’elle peut en changer ou le mettre à mort si le chef se risque à devenir mauvais autant que violent[37]. Loin d’être un rapport de domination barbare, la relation humaine entre le maître et son métayer devrait être comprise à l’aune d’un schéma primitif du don contre don épuré des catégories utilitaristes qui le falsifient. Dans La Domination masculine (1998), Bourdieu semble finir par reconnaître implicitement sa propre confusion entre domination et violence :

« Parler de domination ou* de violence symbolique, c’est dire que, sauf révolte subversive conduisant à l’inversion des catégories de perception et d’appréciation, le dominé tend à prendre sur lui-même le point de vue dominant : à travers notamment l’effet de destin que produit la catégorisation stigmatisante et en particulier l’insulte, réelle ou potentielle, il peut être ainsi conduit à s’appliquer et à accepter, contraint et forcé, les catégories de perceptions droites (straight par opposition à crooked, tordu, comme dans la vision méditerranéenne), et à vivre dans la honte l’expérience sexuelle qui, du point de vue des catégories dominantes, le définit, balançant entre la peur d’être perçu, démasqué, et le désir d’être reconnu des autres homosexuels.[38] »

Cela vaut tout autant de la domination masculine sur les femmes que de l’oppression homophobe. La domination masculine est l’exemple par excellence de cette soumission paradoxale qui est l’effet de la violence symbolique : « violence douce, insensible, invisible pour ses victimes », qui s’exerce par les voies symboliques de la communication, de la connaissance et même du sentiment[39]. L’adhésion comme médiation de la violence symbolique à l’origine d’une soumission enchantée est une forme de domination symbolique (au niveau de l’ethnie, du genre, de la culture, de la langue, etc.) qui est extorquée par un pouvoir, lui-même d’ordre symbolique, dont la force symbolique permet d’inculquer aux corps des dispositions conformes aux intérêts dominants : « la force symbolique est une forme de pouvoir qui s’exerce sur les corps, directement, et comme par magie, en dehors de toute contrainte physique », de sorte que l’oppression subie semble choisie[40], alors même qu’elle discrimine et stigmatise[41]. Toute la chaîne symbolique de la soumission est ici déroulée : violenceoppression-domination-pouvoir-force, sans que les différences ne soient marquées, ni que la différence de la violence physique ne soit remarquée autrement qu’en passant[42]. Qu’en est-il en effet de la violence physique dont il n’est question qu’en marge de l’analyse de la domination masculine ?

Pourtant, la culture de la virilité est bien culte de la violence du combat et de la vengeance : il ne s’agit pas d’une métaphore déplacée, la « virilité dans sa vérité de violence » devant être attestée, aux yeux des autres hommes, par le ‟courage” qu’il y aurait à commettre des actes criminels, comme les viols collectifs[43]. Le viol est la preuve manifeste de la différence colossale entre la violence physique et la domination symbolique. Reste à cerner le critère qui permet de discerner la violence symbolique de façon à montrer à la fois comment elle agit au sein même de la violence physique et sa différence avec la domination symbolique. Un passage de La Domination masculine fournit furtivement un élément de réponse à cette question décisive. Selon Bourdieu, la circulation sadienne du corps féminin entre les hommes, comme une sorte de monnaie, rendrait possible un désenchantement monétariste qui porterait au grand jour « la violence sur laquelle repose la circulation légitime des femmes légitimes » :

« Le tabou de l’inceste dans lequel Lévi-Strauss voit l’acte fondateur de la société, en tant qu’il implique l’impératif de l’échange entendu comme communication égale entre les hommes, est corrélatif de l’institution de la violence par laquelle les femmes sont nées en tant que sujets de l’échange et de l’alliance qui s’instaure à travers elles, mais en les réduisant à l’état d’objets* ou, mieux, d’instruments symboliques de la politique masculine : étant vouées à circuler comme des signes fiduciaires et instituer ainsi des relations entre les hommes, elles sont réduites au statut d’instruments de production ou de reproduction du capital symbolique et social.[44] »

Il y aurait proprement violence à traiter les femmes comme de simples objets d’échange entre hommes avec pour conséquence de leur dénier le statut de partenaires dans cette alliance dont elles font l’objet : selon Lévi-Strauss en effet, l’institution culturelle du mariage comme relation globale d’échange entre deux groupes d’hommes fait que « la femme y figure comme un des objets de l’échange, et non comme un des partenaires entre lesquels il a lieu »[45]. Dans cet échange total de biens entre groupes qui comprend nourriture et objets fabriqués, la femme est le bien le plus précieux, le cadeau suprême[46] qu’un homme peut recevoir d’un père ou d’un frère qui lui donne sa fille ou sa sœur : du fait même qu’elles servent à tisser l’alliance, « il en est donc des femmes comme de la monnaie d’échange dont elles portent souvent le nom »[47]. Selon Lévi-Strauss, l’inceste abuse d’une femme à ne pas la communiquer en refusant de l’employer comme un signe : objet du désir d’autrui tout en étant sujet de son propre désir, la femme dans un monde d’hommes reste « tout de même une personne » ayant la valeur particulière du talent à jouer son rôle dans le duo[48].

D’un point de vue ethnologique, Godelier conteste que l’échange des femmes par les hommes et pour les hommes soit une formule universelle : ce coup de force de Lévi-Strauss qui se focalise sur un cas particulier repose sur une généralisation abusive que Gayle Rubin a critiquée dans « Traffic in Women » (1975)[49]. Lévi-Strauss rétorque à la critique féministe que la structure du système ne serait pas altérée s’il y avait échange des hommes par les femmes[50] : dans nos sociétés contemporaines, déclare-t-il, c’est de toute façon la femme qui se donne elle-même[51]. Selon Lévi-Strauss, Bourdieu aurait donc tort de prétendre que sa conception de l’échange des femmes par les hommes revient à les réduire à l’état d’objets ayant le statut d’instruments symboliques au service d’une politique masculine : dans un monde d’hommes, la femme est (tout de même) une personne, sujet de désir propre et, à ce titre, ayant une valeur qui n’en fait pas un simple objet d’échange ; dans le monde contemporain, la femme est même de facto sujet de droit des échanges et des alliances qu’elle tisse en tant que partenaire. Quoi qu’il en soit de la position de Lévi-Strauss et du statut de la femme dans une société régie par la domination masculine, le fait est que la discussion permet de pointer ce qui définit en général la violence proprement symbolique :

il y a violence symbolique à dénier à une catégorie d’êtres humains le statut de personne juridique et morale pour ne la considérer et traiter que comme une chose à manipuler !

L’être humain comme sujet de droit est déconsidéré comme simple objet et maltraité, en conséquence, comme simple moyen de satisfaire des fins qui lui sont étrangères. Le critère de la violence symbolique repose manifestement sur une norme kantienne du respect de l’humanité de la personne comme fin en soi que Lévi-Strauss accepte, alors que Bourdieu semble peiner à la reconnaître : selon Kant, l’impératif pratique interdit catégoriquement de ne jamais utiliser une personne simplement comme moyen (niemals bloß als Mittel) qui doit toujours l’être en même temps comme fin (jederzeit zugleich als Zweck). La violence d’ordre symbolique consisterait ainsi, pour les femmes ou pour toute autre catégorie de sujet asservi comme esclave, à les nier en pensée comme partenaires de l’échange et de l’alliance, de façon à pouvoir mieux les manipuler en acte. La violence physique actualise la violence symbolique en maltraitant effectivement l’objet du désir de domination et d’exploitation.

Bourdieu indique, sans le dire, ce critère kantien de la violence proprement symbolique qui permet de la discerner tout autant de la violence physique que de la domination symbolique. Car la domination peut s’exercer sans violence au niveau symbolique comme au niveau physique. La domination symbolique consiste bien, comme Bourdieu l’enseigne, à inculquer des jugements de valeur qui déprécient une catégorie de personnes, même à leurs propres yeux, en abusant de la force idéologique du discours dominant qui fait autorité dans l’esprit aliéné des dominés et même des dominants : ce sont les préjugés qui président à l’attribution sexiste ou raciste de qualités négatives à une catégorie d’êtres humains. S’appuyant sur l’exemple kabyle, Bourdieu a construit le modèle de ces oppositions taxinomiques qui valorise le masculin comme droit (en haut, au sec et au chaud, etc.) au détriment du féminin comme gauche ou tordu (en bas, humide, au froid, etc.)[52]. L’aliénation à l’idéologie dominante provient de l’adhésion doxique à de tels jugements de valeur dépréciatifs : selon Bourdieu, cette croyance « ‟fait” en quelque sorte la violence symbolique qu’elle subit » dont l’effet réel sont les violences physiques contre les « femmes battues, violées, exploitées »[53].

Il y a deux points à reprendre ici. En premier lieu, Bourdieu ne mentionne la différence de la violence physique que pour la dissoudre dans la matérialité de l’exploitation économique qu’il conçoit par ailleurs comme ‟violence sociale” : il est vrai que l’exploitation fait violence à1 l’exploité, de manière bien trop souvent assez brutale pour affecter sa santé et réduire son temps de vie ; pour autant, l’exploitation quotidienne de l’ouvrière ou du travail ménager de l’épouse ou de la fille au domicile reste sans commune mesure avec le fait de lui infliger des violences physiques qui sont la plupart du temps commises2 avec cruauté3.

En second lieu, l’adhésion aux préjugés de genre, de classe, de race, etc. est un acte de reconnaissance pratique de la légitimité de la domination, et non pas de la violence. Il suffit de remplacer violence par domination pour lever la confusion entre les deux de façon à pouvoir réserver le terme de violence symbolique au cas où l’être humain est ravalé au rang de chose à maltraiter sans égard ou de bestiole à exterminer. Dénier l’existence d’un génocide pour blesser survivants et descendants des victimes constitue un tort qui reste de l’ordre de l’outrage, même si cette injustice verbale peut provoquer des blessures psychologiques et éventuellement ouvrir la voie à des violences physiques : les énoncés polémiques programment la guerre (polemos) en forgeant, par exemple, une image négative de l’ennemi (comme féroce, fourbe, etc.) sans commettre aucune violence symbolique.

En revanche, dénier l’humanité de groupes d’êtres humains en les comparant à des parasites, ou à des rats, constitue bien une violence symbolique qui est sciemment perpétrée contre les personnes visées dans le but de leur infliger la violence psychologique de craindre pour leur vie : il y a bien violence verbale dans ce cas d’une idéologie raciste en général, et antisémite en particulier, qui en appelle à l’élimination physique d’êtres humains symboliquement déshumanisés.

Contre les confusions en tout genre entretenues par la théorie générale de la violence généralisée, il faut opposer les arguments différenciés d’une théorie critique de la violence distinguée… de ses doubles !

*
Notes

[1] Foucault, cours de 1971-1972, p. 122-124 & p. 114-115.
[2] Bourdieu, Raisons pratiques, p. 119-121.
[3] Ibid., p. 107. [4] Ibid., p. 131. [5] Ibid., p. 107.
[6] Ibid., p. 126. [7] Ibid., p. 124. [8] Ibid., p. 115.

[9] Il faudrait mentionner à cet égard le cas très spécial de l’Alsace et de la Lorraine qui furent alternativement, depuis l’annexion allemande de 1871, soumise à l’interdiction de parler le français ou le dialecte germanique en vigueur dans le pays.

[10] Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Seuil, 2001, p. 71-79.
[11] Bourdieu, Raisons pratiques, p. 189-190. [12] Ibid., p. 212.
[13] Ibid., p. 187-188.

[14] Kant, La religion dans les limites de la simple raison (1793), livret 4, section I, chap. II (Ak. VI, 165) ; trad. fr. de J. Gibelin, Vrin, 1983, p. 184.

[15] Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Fayard, 2001, p. 266 (conférence de 1983 sur le fétichisme politique impliqué dans la délégation de pouvoir à un représentant) ; cf. « Sur le pouvoir symbolique » (1977), p. 202.
[16] Bourdieu, Méditation pascaliennes, Seuil, 1997, p. 99. [17] Ibid., p. 10.
[18] Ibid., p. 92. [19] Ibid., p. 94.
[20] Pierre Bourdieu & Jean-Claude Passeron, La reproduction, Minuit, 1970, p. 15. [21] Ibid., p. 11. [22] Ibid., p. 12. [23] Ibid., p. 18. [24] Ibid., p. 19.
[25] Ibid., p. 20. [26] Ibid., p. 20-22. [27] Ibid., p. 18-20. [28] Ibid., p. 14.

[29] C. Ferrié, Théorie critique du réformisme conservateur (Genèse de la matrice réformiste en Allemagne à l’époque de la Révolution française), Classiques Garnier, coll. « PolitiqueS », 2018, p. 348-350.
[30] Ibid., p. 451-456. Il y est fait référence à Johann August Eberhard, Ueber Staatsverfassungen und ihre Verbesserung, Berlin, 1793 & 1794, fac-similé (1977), t. I, p. 61-62.

[31] Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Minuit, 1980, p. 230. [32] Ibid., p. 220.
[33] Ibid., p. 221. [34] Ibid., p. 217-218.
[35] Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, « Les rites d’institutions » (1981), p. 178-180, cf. p. 186.

[36] Pierre Clastres, « Échange et pouvoir : philosophie de la chefferie indienne » (1962), La société contre l’État, Minuit, 1974.
[37] C. Ferrié, Le Mouvement inconscient du politique, Lignes, 2017, p. 236-240 : il s’agit de la séquence capitale de cet essai à partir de Clastres qui reconstruit le moment où la tribu primitive condamne le mauvais chef à la peine capitale…

[38] Bourdieu, La Domination masculine (1998), Seuil, coll. « points-essais », 2002, p. 162. [39] Ibid., p. 11-12, cf. p. 56. [40] Ibid., p. 53-64.
[41] Ibid., p. 162-163. [42] Ibid., p. 54. [43] Ibid., p. 75-78 & notes 79-80. [44] Ibid., p. 66-67.

[45] Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté (1947), Mouton & Co and Maison des Sciences de l’Homme, 1967, p. 135.
[46] Ibid., p. 71 vs p. 76. [47] Ibid., p. 549.
[48] Ibid., p. 568-569 : « la pensée symbolique devait exiger que les femmes, comme les paroles, fussent des choses qui s’échangent » comme « le seul moyen de surmonter la contradiction qui faisait percevoir la femme sous deux aspects incompatibles : d’une part, objet* de désir propre, et donc excitant des instincts sexuels et d’appropriation ; et en même temps, sujet* perçu comme tel, du désir d’autrui, c’est-à-dire moyen de le lier en se l’alliant. » Il me semble correct de reprendre la formulation de Lévi-Strauss en inversant son emploi des termes de sujet et d’objet qui pourrait bien être, malencontreusement, influencé par leur usage sartrien dans L’être et le néant (1943).

[49] Maurice Godelier, Les métamorphoses de la parenté, Fayard, 2004, p. 140-143 & p. 152, cf. p. 89.

[50] Claude Lévi-Strauss & Didier Eribon, De près et de loin, Odile Jacob, 1988, p. 148-149.
[51] Lévi-Strauss, « Discussion » après la contribution d’André Green au séminaire interdisciplinaire dirigé par Lévi-Strauss en 1974-1975, L’identité, Grasset, 1977, p. 104.

[52] Bourdieu, La Domination masculine, p. 24. [53] Ibid., p. 54.