Argument du cours
Il s’agit de problématiser l’importance que la technique prend dans notre existence à une époque dite technologique où une multitude de savoir-faire médiatise notre rapport au réel au point de modifier radicalement notre place au sein de la nature et même d’altérer la nature biologique de l’être humain. Issu du grec technè (lui-même dérivé de teukhein), le terme technique regroupe l’ensemble des manières de faire, de produire et de se conduire que les groupes humains ont inventés au cours de l’évolution et de l’histoire du genre humain dans l’objectif, du moins à l’origine, de s’insérer au mieux dans la nature et de pouvoir affronter l’adversité qui s’y manifeste : en particulier, forger des outils en vue de fabriquer d’autres choses encore à partir des éléments naturels et instituer des rites en vue de réguler les comportements. Ces types d’activités relèvent respectivement d’un des deux secteurs cardinaux au fondement de la constitution d’un monde proprement humain : le procès de production matérielle par le moyen de procédés techniques au cœur de la vie économique ; le processus d’organisation culturelle de la vie sociale par le biais ritualisé des manières habituelles de procéder.
Les rites ne sont rien d’autre que des techniques de vie adoptées par un groupe social. Dans la langue courante, le latin ritus a le sens plus général de mœurs (mos, mores) et dérive étymologiquement de la racine *er– à l’origine du terme ars, artis qui désigne la façon d’être ou d’agir, le talent au sens de l’habileté technique : le rite n’est donc pas propre aux cérémonies religieuses, mais règle ou ajuste également les us et coutumes.
La technique, entendue comme ensemble des procédés en tout genre à la disposition des êtres humains, fait ainsi partie intégrante du processus culturel de conformation de la nature aux besoins et aux désirs humains : le monde technique, technicisé et technologisé entre-temps dans lequel existent et s’exaltent des Technos en tout genre a pris le pas, à tous les niveaux, sur le monde vivant au sein de la nature entendue comme complexe de vie supportant toutes les formes de vie sur Terre. C’est dire que la dimension naturelle des phénomènes qui apparaissent aux yeux des individus humains est refoulée sous la surface technicisée des choses : qui voit par exemple les terres rares dans les composants électroniques des appareils numériques ?
La santé fournit un autre exemple, qui s’avère d’autant plus crucial que le corps humain est à la croisée des chemins entre nature et culture : à la fois agent des techniques de production matérielle à partir de la nature et sujet des techniques de vie sociale. Or, au niveau de l’art médical également, la médecine dite préventive, qui a pour objectif de stimuler les forces naturelles de régénérescence du corps vivant de l’être humain, est refoulée de manière systémique par la médecine curative dont l’intervention, comme Kant l’avait déjà expliqué, repose sur la paire physico-chimique : les interventions chirurgicales et les traitements médicamenteux. L’inflation des possibilités biotechnologiques est telle en ce domaine que l’objectif de réparation prothétique d’une articulation ou de transplantation d’un organe donné est désormais supplanté par les perspectives qu’ouvrent de nouvelles prouesses bio-techniques comme, entre autres, la transformation complète du corps sexué, déjà effective à présent, ou la procréation purement technique d’un être humain à partir d’un ovule et d’une cellule, qui se profile à l’horizon.
Le problème du rapport technique à la nature se pose donc tout autant au niveau de l’intervention sur le corps vivant de l’être humain et des autres animaux que sur le plan du mode de production technico-économique qui s’avère désormais capable d’épuiser les ressources naturelles qu’il exploite. L’antinomie du rapport socioculturel à la nature, dupliquée par celle portant sur les sens de la culture, détermine tout aussi bien une antinomie spécifique sur les sens et donc sur l’essence de la technique :
la technique est-elle un simple moyen en vue d’une fin déterminée par ailleurs, de sorte que le technicien humain reste maître du processus de production ou de l’action en jeu
ou bien
le processus technique et, donc, la technicisation du monde culturel et même de la nature échappe-t-il à tout contrôle humain en raison de l’intrication réversible entre fin et moyen, tout comme de la multitude des effets imprévisibles que les techniques ont les unes sur les autres ?
Insérée dans l’objectif d’une théorie critique de la société technicisée, la réflexion sur les sens de la technique implique un diagnostic du processus en cours à l’heure actuelle dont il convient de recueillir les éléments en discussion afin de les confronter. En bref, l’hypothèse à propos du procès sans sujet au cœur de l’époque est la suivante : la technicisation du monde de vie qu’analyse Habermas (dans les années 1980) serait indissociable de l’insertion des procédés techniques et des procédures tactiques en tout genre dans un processus technologique qui les dépasse, tout en en soutenant la production au sein de dispositifs stratégiques au sens de Foucault (dans les années 1970) ou encore, selon une filiation assumée, au sein d’agencements machiniques et collectifs dont Deleuze et Guattari affirment le primat sur l’élément technique [Mille plateaux, Minuit, 1980, p. 496]. Mais quel sens a le terme processus (technique) ?
Même s’il est lancé par des initiatives humaines, le processus technique se distingue du mouvement social et culturel qui l’engendre et, comme tout processus, il déclenche lui-même des ré-actions et provoque de tout temps des résistances à l’origine de mouvements collectifs qui visent à contrarier et même à contredire le processus enclenché. Aucune dialectique ne sera jamais à même de surmonter l’opposition fondamentale entre mouvement et processus, sauf à dissoudre l’antinomie entre processus et mouvement, du moins en pensée, en croyant pouvoir la résoudre dialectiquement. Il faut penser l’effectivité de cette interaction sans espérer une quelconque réconciliation finale entre processus de soumission et mouvement d’émancipation.
Si le processus est constitutivement inconscient, même s’il peut faire l’objet d’une réflexion consciente et d’une analyse critique, le mouvement est par contraste déterminé conformément à la triple dimension des actions humaines que Freud a su discerner à propos des mouvements d’ordre psychique : lancé par des initiatives individuelles, le mouvement collectif est un phénomène qui se manifeste à la perception consciente des individus et peut, à ce titre, faire l’objet d’une rationalisation préconsciente ou d’un oubli de même type, tout en renvoyant plus profondément à une strate de pulsions inconscientes que Le Mouvement inconscient du politique (2017) s’est évertué à dégager dans le cas de sociétés dites primitives ou sauvages.
À l’heure actuelle, le processus de technicisation du monde de vie fait effectivement partie intégrante d’un processus civilisationnel de facture polémique et antisociale qui s’impose, à l’échelle planétaire, envers et contre tout mouvement social, culturel et politique des groupes. Initié par une conspiration d’intérêts oligarchiques, le processus globalitaire repose sur toute une panoplie d’innovations techniques et technologiques qui déterminent désormais les relations interhumaines et surdéterminent le rapport à l’altérité naturelle et animale. Une théorie critique de la société technicisée doit analyser l’articulation entre le processus de technicisation et le technicisme qui l’accompagne pour légitimer la dimension proprement technique du processus de modernisation que le modernisme justifie de manière tout aussi idéologique par le biais d’une pétition de principe. À la surface idéologique des choses, le technicisme – qui pousse à s’enticher de toutes les nouvelles techniques – est l’aspect même du modernisme qui dissimule le productivisme capitaliste comme face désormais cachée de l’idéologie. Il s’avère donc crucial de déterminer le moment technique du processus globalitaire de mise en place du système polémique de soumission des groupes et des individus aux intérêts oligarchiques.
Néanmoins, avant de passer au diagnostic de l’époque technique comme aspect effectif du processus en cours de technicisation des rapports en général et des relations humaines en particulier (à partir d’une lecture de Foucault), il convient de faire retour sur les sens du terme technique, de façon à esquisser un déchiffrage descriptif du champ de la technique en posant deux questions en corrélation :
-
- Les techniques du corps décrites par Marcel Mauss et la discipline qu’elles requièrent relèvent-elles de l’imposition culturelle d’une forme de dressage, comparable à ce que Foucault nietzschéen décrit dans Surveiller et punir (1975), ou s’apparentent-elles bien plutôt aux techniques de soi sur lesquelles se penche le dernier Foucault ?
- Entre technique et art, la technè que Platon démarque brutalement de la tribè invite à élucider à la fois les sens de l’art et les sens de la technique. Quelle différence y a-t-il entre la tribè des savoir-faire traditionnels et la technè enracinée dans l’epistémè célébrée par Platon ? Y a-t-il une commune mesure entre l’art au sens de l’habileté à savoir faire, que la puissance créatrice des beaux-arts pousse à son paroxysme, et la technique au sens de l’efficacité à produire, que l’actuelle technicité des procédés, procédures et protocoles raffine au plus haut point ?
Plan du cours
I. Avancée préliminaire : les sens de la technique
II. Incursion dans le dispositif technologique au sens de Foucault :
1. Techniques de domination des individus dans la société disciplinaire
2. Techniques de gouvernement des masses humaines: régulation biopolitique des populations dans la société libérale
3. Techniques de soi dans la société grecque, romaine et chrétienne
III. Excursions dans la théorie critique de la société :
- Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée (1936) vs Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit (1955)
- Max Horkheimer, Eclipse of Reason (1947) vs Zur Kritik der instrumentellen Vernunft (1967)
- Jürgen Habermas, Theorie des kommunikativen Handelns (1980)
Littérature
Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, seuil, 1975, p. 383-399, cf. p. 367 & « Technique » (article pour l’encyclopaedia universalis), Les carrefours du labyrinthe, t. 1, Seuil, 1978, p. 289-324.
Max Horkheimer, Eclipse of Reason (1947) vs Zur Kritik der instrumentellen Vernunft (1967), Gesammelte Schriften, Band 6, Fischer, 2008