Le monde sens dessus dessous

Dilthey

2.2 Le monde à comprendre

La critique hégélienne de la vision moraliste du monde peut non seulement être appliquée à l’évaluation pessimiste de Schopenhauer, mais encore à son inversion nietzschéenne : ces visions moralistes du monde ne sont-elles pas tout simplement en décalage par rapport à la réalité effectué du monde ? Ne s’agit-il pas tout simplement d’une élucubration philosophique ?

Reste que cette critique hégélienne de la vision moraliste du monde pourrait bien être également retournée contre Hegel lui-même, qui succomberait dans les termes de Dilthey à l’illusion métaphysique d’avoir résolu le mystère de la vie en saisissant l’essence du monde à partir d’un point de vue – le point de vue sans point de vue du Savoir absolu –, alors même que le rapport du sujet au monde, quel que soit l’angle du rapport choisi (Verhaltensweise) : philosophique, scientifique, religieux ou artistique, ce rapport donc ne peut exprimer qu’un aspect ou une face du monde (eine Seite der Welt). C’est que le monde reste et restera toujours une énigme (dasselbe Welt- und Lebensrätsel) : c’est le problème (das Weltproblem) qu’affrontent les visions du monde…

2.2.1
Dilthey : l’énigme du monde
de l’image (Weltbild)
à la vision du monde (Weltanschauung) 

Wilhelm Dilthey (1833-1911) publie L’essence de la philosophie en 1907-1908, puis La construction du monde historique dans les sciences humaines en 1910. Dans ces ouvrages, Dilthey élabore la notion de Weltanschauung qui va dès lors devenir courante : employée par Max Weber, par exemple, elle sera remise en question par Heidegger dans l’entre-deux guerre et interrogée par Freud dans la dernière de ses conférences de 1933 « Über eine Weltanschauung ». L’usage que Dilthey fait de cette notion de Weltanschauung permet d’en problématiser la signification :

La vision du monde est-elle de l’ordre d’une intuition ou d’une conception du monde ? Qu’y a-t-il d’intuitif dans la vision ou de conceptuel dans la conception du monde ? En somme, quelle valeur notre représentation du monde (Weltanschauung) a-t-elle et de quelle vérité cette vision ou cette conception du monde est-elle capable ? S’agit-il d’une connaissance fondée en raison, une représentation qui s’avère adéquate grâce au contrôle méthodique de l’analyse du monde par les sciences de l’esprit ou de la culture [Dilthey], ou bien s’agit-il de la construction d’une image du monde (Weltbild) qui transforme le monde en mouvement en une image fixe du monde qui en propose des clichés rassurants [Heidegger] ?

Selon Dilthey, la reconstitution (Aufbau) scientifiquement assurée du monde historique de l’esprit (geistige Welt) implique de confronter les visions du monde de différentes factures (en particulier religieuses et philosophiques) en examinant notamment les différents types de visions philosophiques du monde (métaphysiques ou non) qui prétendent avoir résolu l’énigme du monde. L’énigme du monde et de la vie ((dasselbe Welt- und Lebensrätsel) comme problème à résoudre est l’objet même des visions culturelles du monde élaborées par la religion et la philosophie, ainsi que par la littérature [47/fr.377[1]].

[1] Wilhelm Dilthey, Das Wesen der Philosophie (1907-1908), Felix Meiner Verlag, 1984, S.47. Traduction dans Le monde de l’esprit, Aubier, 1947, t. I, p. 377.

Das Wesen der Philosophie (1907-1908)

Il n’est pas question de l’art (Kunst) en général, mais de cette forme particulière d’art qu’est la littérature ou la poésie (Dichtung) en raison de l’articulation des idées qui s’y expriment [65] : c’est que la parole est nécessaire pour élaborer une vision du monde et de la vie qui soit de l’ordre d’une conception, et non d’une simple intuition. Une vision du monde (Weltanschauung) n’est pas tout simplement une image du monde (Weltbild). Partant du principe hégélien que les visions du monde sont des productions historiques, Dilthey explique le passage historique de l’intuition du monde à sa conception à travers sa réflexion sur l’essence de la philosophie.

L’énigme du monde comme problème des visions culturelles du monde est l’objet commun à ces trois systèmes de la culture que sont la littérature, la religion et la philosophie [50-51/fr.379-380]. Ces trois systèmes culturels de la société humaine [46] interprètent la réalité effective (Wirklichkeit) pour lui donner sens et signification [49/fr.379]. Même si ces systèmes culturels sont collectifs, ils sont à l’origine élaborés à un moment donné par des individus, qu’il s’agisse d’un prophète, d’un philosophe ou d’un poète : au cours de la vie de cet individu qui l’élabore, la vision du monde varie énormément en fonction des expériences faites, et ce alors même que le monde indépendant de nous, le monde des objets (gegenständliche Welt 49) reste le même (Identität der Welt vs Selbigkeit der Wirklichkeit) [46/fr.376]. C’est que le monde culturel est un monde vécu par les individus, par chaque individu et par les individus ensemble, lesquels ont à leur disposition les visions collectives du monde que leur donnent la religion, la philosophie et l’art : il y a des visions culturelles très différentes, alors même que la condition humaine est la même face à ce monde physique.

1.     La vision du monde entre intuition et conception

[Thèse]

L’image du monde (Weltbild) provient d’une expérience de la vie, au cœur de la vision du monde, qui fait apparaître la réalité sous différents jours en fonction des humeurs fluctuantes de notre vie intérieure (Innenleben) qui déterminent la valeur accordée à la vie (Lebenswertung) et au monde (Auffassung und Schätzung der Welt) [49]. Cette expérience vécue définit notre rapport au monde environnant, lequel est considéré de manière intuitive comme formant un Tout (als ein anschauliches Ganzes) dont nous avons une vision d’ensemble, laquelle est donc d’ordre intuitif (anschaulich). Car l’individu n’a tout d’abord qu’une image intuitive du monde qu’il se forge en fonction de son expérience, laquelle lui ouvre l’esprit aux conceptions élaborées par la philosophie, la religion et l’art : vivre dans un monde historique, c’est être confronté, selon l’époque, à une ou à plusieurs conceptions du monde différentes et même divergentes. Il y a donc bien une distinction à faire entre image et conception du monde, même si l’une comme l’autre trouve sa source dans l’expérience vécue (Lebenserfahrung). C’est toujours cette expérience qui est à l’origine d’un idéal de vie (Lebensideal) fondé sur l’institution de valeurs (Werte) dont découlent des buts (Zwecke) à poursuivre [43 vs 50] : ce sont les trois éléments constitutifs d’une vision du monde.

[Problème]

Il s’agirait de comprendre l’articulation entre l’image du monde (Weltbild) environnant, que l’individu a en fonction des expériences vécues (das Erlebte), et les visions du monde comme créations culturelles de l’esprit qui donnent au monde sens et signification (Sinn und Bedeutung) en l’interprétant [49]. Toute vision du monde implique trois dimensions ou aspects : (a) connaissance du monde (Welterkenntnis) ; (b) valorisation normative (Wertgebung) de ce qui se produit dans le monde ; (c) prescription d’un idéal de vie (Lebensideal) qui définit des règles et le but ultime de la vie humaine [50 vs 56]. La première composante, cognitive, fournit une représentation du monde qui permet de connaître la réalité effective. Comme ce n’est pas la même chose de connaître et d’évaluer, la seconde dimension porte sur les valeurs qui permettent, sur la base de la connaissance, d’interpréter de manière normative la signification des choses et l’importance des événements [43]. Le dernier aspect concerne l’idéal de la vie qui fixe des buts et donne du sens, en fonction à la fois de la connaissance du monde et de la valorisation de ce qui se passe dans le monde : par contraste avec la valorisation normative, l’idéal donne ainsi du sens en prescrivant une direction à la vie. Ce sont différents modes du rapport au monde (Verhaltungsweise) qui sont inscrits dans la structure de l’âme [79]. Si toutes les visions du monde intègrent ces trois éléments, il n’en demeure pas moins que chacune leur accorde une importance différente en fonction du type de vision du monde.

Entre religion, philosophie et littérateur, il y a une différence d’approche pour constituer la vision du monde. La philosophie est dominée par la conceptualisation, de sorte que la vision du monde est une conception. La religion est un mélange d’intuition visionnaire et de déduction conceptuelle qui aboutit à une sorte d’intuition rationalisée. L’art, enfin, est une vision de prime abord intuitive qui procède des sentiments éprouvés par l’artiste : comme c’est la moins systématisée des visions du monde, c’est celle qui se rapproche le plus d’une image du monde, puisque le poète par exemple esquisse sa propre vision du monde sans prétendre qu’elle ait une valeur universelle. Ces formations de l’esprit (geistiges Gebilde) que sont les visions du monde saisissent ainsi le monde sous un certain angle, déterminant un rapport au monde (Verhältnis zur Wirklichkeit) qui se caractérise par une manière de vivre, c’est-à-dire d’envisager en acte (Verhaltungsweise) le monde. Toute vision du monde est toujours élaborée au sein d’un élément dominant : la sensibilité esthétique, l’expérience religieuse ou la conceptualité.

Même les différents types de conception philosophique du monde peuvent définir le rapport au monde en privilégiant un des trois aspects : la connaissance (scientifique) du monde, les sentiments vécus dans le monde (Gefühlleben) ou l’action au sein du mdone [77-78]. Une vision du monde peut ainsi se former à partir de la réflexion philosophique ou partir plutôt de l’expérience religieuse (religiöses Erlebnis). Mais l’existence même et la persistance de ces différents types de visions du monde montrent qu’ils ne peuvent exprimer qu’un aspect du monde : même s’ils peuvent exprimer ensemble la multiplicité des aspects du monde, il n’y a pas de savoir absolu, alors qu’il n’y a qu’un seul monde diversement interprété. Car il n’est pas possible de saisir plus qu’un aspect de notre rapport au monde (nur eine Seite) : il n’est jamais possible de concevoir le rapport tout entier (nie das ganze Verhältnis). C’est la raison de l’échec de la métaphysique à vouloir déduire le monde d’un principe suprême, alors qu’il n’est possible de le saisir que sous l’aspect d’une des catégories fondamentales : (a) être, cause ; (b) valeur ; (c) but.

Par exemple, la méthode constructiviste de Kant a su reconnaître que le monde extérieur n’est pour nous que comme phénomène pour la conscience [21] : ce qui est à l’origine de l’idée fichtéenne que le Moi pur soit le fondement du monde (Weltgrung) par une extrapolation indue de la phénoménalité du monde pour moi à l’essence de l’univers (Schopenhauer). Kant s’avère lui-même incapable de rendre compte de la plénitude du monde historique dans la pensée comme dans l’action politique [20] : en voulant décrire conceptuellement le monde phénoménal, il ne peut que rencontrer la difficulté du passage d’un concept scolastique de la philosophie, purement théorique, au concept de la philosophie dans le monde (Weltbegriff der Philosophie) [25].

Par suite, les types persistants de vision du monde sont l’expression de la multiplicité des aspects du monde : ce sont autant de manières différentes qu’a l’esprit de se rapporter à une seule et même réalité du monde (die Eine Realität der Welt) qui est là pour nous, sous nos yeux [80-81]. C’est le même monde unique (dieselbe Eine Welt) qui apparaît, par exemple, à travers les visions du monde de type philosophique dont il existe, de surcroît, plusieurs orientations fondamentales, entre l’idéalisme de la liberté et le naturalisme matérialiste [76-77]. De même, toute littérature sérieuse s’évertue à découvrir (aufschließen) un trait du monde jusqu’alors inconnu, nous révélant (offenbaren) différentes facettes de la vie dans des œuvres toujours nouvelles, sans jamais disposer d’une vision d’ensemble de la vie dans un seul ouvrage, bien qu’il nous soit possible de nous approcher d’une conception d’ensemble en considérant son œuvre globalement [80].

[Méthode]

L’objectif (Aufgabe) de la doctrine de visions du monde conçue par Dilthey, qui récuse l’impasse du relativisme (subjectiviste ou même perspectiviste) est de présenter le rapport de l’esprit humain à l’énigme du monde et de la vie, en analysant méthodiquement l’articulation historique des trois perspectives culturelles de la religiosité, de la littérature et de la métaphysique – sans parler de la science (considérée comme faisant partie de la philosophie naturelle – [81], tout autant que leurs spécificités et leurs différences spécifiques [B.II] du point de vue de l’essence de la philosophie.

Dans Die Aufbau der geschichtlichen Welt in den Geisteswissenschaften (1910), Dilthey précise qu’il s’agit de (re)construire le monde historique grâce aux sciences de l’esprit, dans la mesure où le monde humain qui change en fonction des cultures, par contraste avec l’identité du monde physique, est une construction social-historique tout à fait singulière à chaque époque (ein Singulares). Le monde humain, indissociablement social et historique (die menschlich-gesellschaftlich-geschichtliche Welt) est un tissu compliqué (verwickeltes Gewebe) de relations [7] et d’interprétations qu’il faut démêler en tâchant d’en comprendre la singularité. Il s’agit de revivre (nacherleben) l’unité vécue (erlebt) de la vie, à la fois individuelle et collective, en comprenant les énoncés et les actes individuels, tout autant que les institutions collectives (familles, nations, etc.) [5]. Pour le penseur qui s’intéresse au monde historique dans sa singularité, la tâche est donc de comprendre après coup (nachverstehen) les relations vécues au monde extérieur à partir des témoignages individuels de la vie intérieure de l’esprit (Seelenleben) qui constituent le monde de l’esprit (geistige Welt) [40].

[argument]

[A]

La philosophie comme science de l’expérience intérieure, ou science de l’esprit [29] qui cherche à résoudre l’énigme du monde et de la vie d’une manière universellement valide [33, cf. 11], proviendrait d’une impulsion (Trieb) philosophique qui aurait consisté, historiquement parlant, à élever la foi religieuse en ce qu’elle a d’historiquement particulier (son intuition visionnaire) en la convertissant en une « vision universelle du monde » [36]. Par conséquent, la conception du monde philosophiquement élaborée de manière conceptuelle puise dans une expérience vécue de la vie qu’atteste par ailleurs, en sus de l’expérience religieuse (Erlebnis), la littérature dont l’idéal de vie provient de la vie elle-même [37].

[A-III]

Entre les trois grands types de vision du monde, il y a toute une panoplie de formes intermédiaires, par exemple les essayistes comme Marc-Aurèle ou Montaigne, qui font part de leur compréhension conceptualisée du monde sous la figure d’un art de vivre ou de mener sa vie. C’est également le cas de la philosophie de la vie de l’époque moderne (Émerson, Nietzsche, etc.) qui, de même, part de l’expérience de la vie pour en tirer une interprétation (Deutung) de la vie à partir d’elle-même (Leben aus ihm selber gedeutet) d’une manière plus libre [*que les systèmes philosophiques]

[B à propos de la position de la philosophie
dans le monde de l’esprit]

Toutes les productions culturelles constituent une interprétation de l’énigme du monde à partir de l’expérience vécue (Erlebnisse) de la vie [41]. En effet, c’est à partir de la même structure de la vie que naît la diversité des systèmes culturels qui déterminent toujours une corrélation entre les buts [45] et les valeurs au sein du monde social-historique conçu comme faisceau de tout ce qui agit (Wirkungszusammenhang)S.167 sur les individus, et ce quelle que soit la diversité des personnalités individuelles et la différence du contexte racial, climatique, sociopolitique des conditions de vie.

C’est que l’être humain, conditionné par son époque, aborde l’énigme du monde et de la vie à partir du monde de l’esprit (Reich der Religion, Poesie und Philosophie), lequel lui ouvre des horizons de signification en interprétant le sens et le but, tout comme de la valeur de la vie. L’individu le fait en s’efforçant de mettre en relation les intuitions qu’il éprouve lui-même ici et maintenant (Anschauungen in denen er lebt hier) avec tout ce qui qui s’impose à lui comme produit par le monde collectif de l’esprit : (a) la connaissance de la réalité effective [du monde extérieur physique], (b) valeur et (c) idéal, buts et règles. Ce sont les productions des institutions de la culture humaine par les grands types de visions du monde dont Dilthey souligne les différences caractéristiques. La principale différence, c’est que ces visions du monde (Anschauungen) sont partagées entre visions intuitives et conceptions déductives (ou déductions conceptuelles).

[B-II]

Si la littérature reste dans la région du sentiment (Gefühl) et de l’intuition (Anschauung) sans imposer de détermination normative du but, en revanche religion et philosophie – qui appartiennent à la même classe [51] – ont ceci en commun de méditer ou de réfléchir (Besinnung) sur le sens de la vie dans son ensemble en vue de lui donner forme (Gestaltung des Lebens), la religion créant une conception (Konzeption) d’ensemble de ce qui agit sur l’individu (wirkender Zusammenhang) et de ce à quoi il se rapporte ou par rapport à quoi il se comporte. C’est que la profondeur de l’esprit se débat avec l’énigme du monde [11] et, donc, l’esprit lutte (ringen, Kampf) avec toutes les forces de configuration de la vie qui combattent pour l’existence (Kampf um ihr Dasein) dans l’objectif d’élaborer une vision cohérente du monde qui peut prétendre avoir une validité universelle en tant que pensée conceptuelle. La raison en est l’entrain (Zug, trieb) de l’esprit humain à une Weltanschauung que la philosophie aspire à fonder de manière universellement valide [10].

[Méthode]

La méthode suivie par Dilthey consiste à comparer ces trois formes fondamentales, ainsi que les différents types de vision du monde qu’il s’agit de mettre en ordre au sein de ces trois systèmes de la culture, tout en déterminant, à partir de leurs différences fondamentales, la possibilité du passage de l’une à l’autre forme [50].

2.     La vision religieuse du monde
(dans sa relation à la philosophique)

L’expérience religieuse du commerce avec l’invisible est à l’origine de la réflexion sur le sens de ces événements vécus (Erlebnisse), cette expérience religieuse (das religiöse Erlebnis) étant au centre ou au milieu de la vie de l’esprit dans son ensemble [53].

Dilthey commence par faire la genèse des différents stades de la vie religieuse afin de montrer à quel moment apparaît la vision du monde. Au premier stade de cette vie religieuse, les idées primitives apparaissent en relation avec les événements efficients qui sont toujours les mêmes (gleichermaßen) dans la vie primitive (naissance, mort, maladie, rêve, folie) : c’est de là que naît l’idée de l’âme comme second Moi ; une seconde classe d’idée est constituée par les mythes sur les origines des hommes et du monde. Toutes ces idées primitives fournissent les fondations de la vision religieuse du monde qui n’apparaît qu’au stade suivant.

C’est le moment décisif d’une transmutation de la religiosité à l’origine de la constitution d’une vision du monde [55]. Ce stade de la Weltanschauung, avec sa méthode de divination (Sehen) religieuse [57], est indissociable du prophète, visionnaire, qui parvient à unifier les différents moments du commerce avec l’invisible en une vision unitaire du monde (einheitliche Weltanschauung) qui en comprend déjà les trois moments, à savoir : (a)  la saisie globale du monde (Welterfassung vs Weltauffassen), (b)  la valorisation de la vie (Wertung des Lebens vs Wertgebung) et (c)  l’idéal de vie (Lebensideal) pour configurer l’ordre du monde (Gestaltung seiner Ordnung) par l’action [55-56].

Au stade suivant, le progrès dans le sens de l’unification des divinités (vers – 600 avant Jésus-Christ en Orient) ouvre à la compréhension d’un Ordre cosmique mis en place par l’Unique invisible et, donc, cela permet une vision intuitive (Anschauung) de l’unité conditionnant le monde [57]. Or cette appréhension (Auffassen) du divin se traduit par des miracles et des pratiques culturelles sur des lieux sacrés qui réclament une langue symbolique, à la fois sensible et spirituelle (sinnlich-geistig), qui traduise en symbole les valeurs ressenties (im Gefühl erfahren) : la constitution (Verfassung) téléologique du monde comme corrélation de toutes les choses sous l’égide du divin en procède, marquant le point de passage de la vision religieuse du monde à la conception philosophique du monde (Weltanschauung) sous l’égide de la pensée conceptuelle [58]. Cette transmutation du sensible vers le symbolique (qui n’est pas encore le conceptuel) consume toutes les valeurs du monde sans rapport avec le divin : la conscience naïve de vivre disparaît à l’occasion de cette renaissance spirituelle ou métaphysique dans un monde autre que naturel. Le moment suivant sera constitué par la consécration des relations au sein du monde qui permettent aux valeurs religieuses de supplanter tous les autres rapports (anderen Lebensordnung).

En conclusion, Dilthey affirme que les différents types fondamentaux de vision religieuse du monde saisissent, tous, le divin sur la base de relations de valeur entre humains et divins, entre sensible et éthique, entre l’ordre de la vie et le Bien religieux, entre pluralité et unité [59]. La vision religieuse du monde finit donc par prendre peu à peu la forme d’une pensée conceptuelle sans pour autant que cette forme conceptuelle refoule la forme intuitive [59]. Il s’agit donc d’une intuition conceptualisée du monde ainsi rationalisé.

[corollaire]

Précisant en corollaire les relations entre religion et philosophie, Dilthey juge qu’il n’est pas possible de transmuter complètement la vision religieuse du monde en philosophie [61] du fait de l’impossibilité de communiquer l’expérience religieuse intérieure [60], des barrières s’opposant à l’extension [63] de la particularité de cette vision ou révélation religieuse. Par conséquent, il ne peut y avoir que choc et combat (Kampf) entre ces deux formes en compétition, puisque la structure de leur vision du monde est la même corrélation entre les trois dimensions de la vision du monde (a-c) en vue de conformer (gestalten) la vie personnelle et l’ordre social à partir de (a) l’appréhension du monde effectif, (b) sa valorisation (Wertgebung) et (c) la définition idéale de buts (Zwecksetzung).

Si religion et philosophie sont bien apparentées, il existe néanmoins des différences significatives. La religion reste prise dans l’expérience (Erlebnis) particulière d’une vision (Sehen und Feststellen) mystérieuse, dangereuse et indépassable qui relève de sa tendance mystique : aux antipodes du prosaïsme de la vita activa dans le monde (ou le siècle), la religion ne propose de consécration du monde que sous l’angle de la valeur. Par contraste avec la primauté de la valorisation religieuse (c) au détriment du monde à connaître (a) et à construire (c), la philosophie instaure un équilibre entre les différentes modalités de rapport (Verhaltungsweise) au monde qui permet de se réjouir de la vie sociale au sein du monde (weltliche Lebensordnungen). Cette différence l’emporte sur la similitude, même si la vision religieuse du monde prépare sa propre fondation philosophique conceptuelle [63] au point qu’il y a même une corrélation entre les différents types de vision du monde religieuse et philosophique : par exemple entre manichéisme et platonisme, entre la doctrine de Maya et l’idéalisme objectif, ou encore entre le christianisme et l’idéalisme de la liberté.

3.     La vision littéraire de la vie (Lebensanschauung)

La vision littéraire de la vie est à l’origine d’une vision du monde qui présente une histoire (Geschehnis) impliquant des événements et/ou à vivre qu’il s’agit de faire revivre (sous l’apparence ineffective d’une réalité) : c’est une expérience à faire ou à vivre dans ce monde d’apparence par le lecteur ou le spectateur [65]. Cette histoire met en avant un aspect de la vie pour en montrer l’importance (Bedeutsamkeit) : le poète comme organe de la compréhension de la vie est un voyant [*cf. Rimbaud] qui aperçoit le sens de la vie [66] en se focalisant sur un trait significatif des affaires humaines, un aspect général de la vie en rapport avec la signification de la vie en général qui conserve toujours quelque chose d’insondable (unergründlich). Est-ce pour autant une Lebensansicht et même une Weltanschauung ?

Il y a une tendance à la production de cette vision du monde, mais elle n’est perceptible que dans l’œuvre complète, et non dans un seul ouvrage. Car la signification de l’expérience vécue pour le monde intérieur du poète implique une conception générale de la vie [68] et une réflexion sur son sens [69] qui tend à devenir une conception du monde, si et seulement si cette méditation (b) valorisant la vie s’intègre à (a) une connaissance du monde humain et divin qui aboutit à (c) un idéal dans la manière de mener sa vie [69]. Reste qu’il s’agit d’une vision personnelle et unilatérale propre au poète [70], et non pas d’un travail scientifique du philosophe pour analyser les éléments constitutifs de la vision du monde.

*

conclusion

Au contraire de la littérature et la religion, la philosophie parvient à intégrer les trois moments constitutifs d’une vision du monde. La tâche de toute Weltanschauung de type philosophique, c’est en effet d’accorder dans une même vision unitaire le monde connu avec le monde vécu des sentiments, des valeurs et de la volonté : (b) l’évaluation normative de la vie en société, sur lequel repose (c) la prescription d’un idéal de vie sociale qui fixe règles et buts, permet de définir un rapport pratique au monde et à l’ordre social que la réflexion philosophique se donne pour objectif d’articuler avec (a) la connaissance scientifique du monde. Selon Dilthey, la philosophie a la spécificité d’assumer une fonction de fondation qui permet de mettre en corrélation ces trois dimensions à partir de la réflexion sur le sens de la vie : de ce fait, elle s’enracine toujours dans une expérience vécue du monde. Il y a, en ce sens, accomplissement ou parachèvement de la vision du monde dans le système philosophique. Pour autant, la réflexion philosophique continue toujours à refaire l’expérience de l’énigme du monde et l’énigme de la vie.

L’énigme du monde ne peut que perdurer ! C’est le premier enseignement à tirer de la réflexion sur L’essence de la philosophie de Dilthey. Il y a d’autres leçons à retenir et, tout d’abord, il faut constater avec Dilthey qu’il y a bien une irréductible diversité dans la manière d’élaborer une vision du monde en mettant l’accent sur certains aspects au détriment d’autres et en prenant ainsi le monde sous un certain angle : il est vain de croire pouvoir faire une synthèse de tous ces points de vue en un système du savoir absolu sur le monde qui en rassemblerait les éléments épars.

Il convient ensuite d’insister sur la différence entre Weltbild et Weltanschauung qui atteste indirectement du fait que le rapport de l’être humain au monde est toujours médiatisé par une vision du monde plus ou moins intellectualisée. Chacun se forge en son for intérieur une image du monde, forcément partielle et partiale, qui repose sur son expérience de la vie : le poète en offre une version sublime ou sublimée en proposant sa vision de la vie dans l’ensemble de son œuvre, mais ce point de vue sur la vie (Lebensansicht) prend rarement la forme rationalisée d’une vision du monde qui fasse époque pour toute une société ; le poète, pour visionnaire qu’il soit, n’est pas un prophète… La vision collective du monde émane toujours à l’origine d’un individu qui parvient à saisir intuitivement l’ensemble du monde d’une manière suffisamment cohérente pour pouvoir être par la suite être réélaborée en une véritable conception du monde. C’est ce que parvient à faire le philosophe à son tour sans que sa conception théorique du monde ne devienne en pratique une vision collective du monde : à l’époque moderne, Marx serait l’exception qui confirme la règle…

Cet exemple renvoie à la réalité historique de la lutte idéologique entre les visions du monde qui caractérise le XXe siècle. C’est une des raisons qui pousse le jeune Heidegger à refuser l’assimilation de la philosophie à un type de vision du monde parmi d’autres, comme si l’objectif de la réflexion philosophique consistait à élaborer une vision du monde. La philosophie doit même, et plus encore, se démarquer de la science qui élabore une image du monde sous couvert de connaissance…