Max Weber, Politik als Beruf
(Munich, 28 janvier 1919)
La violence
comme moyen spécifique du “politique”
Max Weber, Politik als Beruf
(Munich, 28 janvier 1919)
Dans le contexte révolutionnaire de l’hiver 1918-1919, Max Weber (1864-1920) fait à Munich devant un groupe d’étudiants, le 28 janvier 1919, une conférence sur le métier (Beruf) politique conçu comme vocation (Berufung) : Politik als Beruf ! Cette conférence s’inscrit dans une série de contributions sur le travail de l’esprit comme métier (Geistige Arbeit als Beruf) à laquelle Weber a déjà contribué, le 7 novembre 1917, avec Wissenschaft als Beruf (La science comme métier)[1]. Conformément à son approche scientifique qui se veut libérée de jugements de valeur (wertfrei), c’est en neutralisant ses propres valeurs (wertneutral) qu’il lui faut en premier lieu définir l’objet de la conférence : Politik (als Beruf), sans donc prendre position sur la politique qu’il conviendrait de mener à l’heure actuelle, même s’il annonce fournir en conclusion quelques éléments de réflexion de type formel sur la signification de l’activité politique au sein d’une vie humaine.
[1] Deux autres conférences de Weber étaient prévues : Priestertum als Beruf & Religion als Beruf.
La politique de puissance (Machtpolitik) est plus que jamais à l’ordre du jour au moment où Max Weber donne cette conférence à Munich. La Grande guerre participe de cette politique de grandes puissances qui veulent s’imposer par la force violente des armes de façon à satisfaire contre les autres leurs intérêts impérialistes dans les colonies. Tout est affaire de rapports de forces qui se font valoir par la violence. L’armistice qui met fin à la guerre le 11 novembre 1918 est précédé, fin octobre, par des mutineries de marins qui provoquent la chute de la monarchie : la révolution des conseils de novembre 1918 en procède, qui donne lieu à une lutte entre le SPD au pouvoir et les partisans conseillistes d’une radicalisation de la révolution sociale ; c’est tout particulièrement le cas de la Ligue spartakiste qui lance au début 1919 une insurrection, réprimée dans le sang (5-12 janvier), dont l’épilogue est l’assassinat le 15 janvier de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. C’est dans ces circonstances, alors que les élections au suffrage universel (des hommes et des femmes) viennent d’avoir lieu le 19 janvier, que Max Weber propose une analyse de la situation bien plus engagée qu’il ne veut bien le concéder : ironisant sur la griserie romantique des jeunes gens qui s’enflamment pour la révolution (559/fr.183-184), le sociologue révèle les intérêts en jeu, comparant le héros révolutionnaire de la rue à un chef de guerre en quête de butin pour sa troupe (513/fr.112) et présentant ces véritables meneurs (Führer) que sont les prophètes de la révolution (557/fr.180) comme des dictateurs de la rue qui entraînent à leur suite toute une troupe de suiveurs (Gefolgschaft) bien disciplinés dont la prolétarisation intellectuelle assure l’obéissance sans faille (543/fr.159).
Max Weber, Der Beruf zur Politik (1919), in Gesammelte Politischen Schriften, Mohr Siebeck, 1988. Toutes les traductions sont de CF*. La pagination française fait référence à la traduction par Julien Freund de la conférence dans Le Savant et le Politique, coll. « 10/18 », 1959.
Reste que, loin d’être propre au socialisme révolutionnaire, ce suivisme automatisé des troupes est inhérent à l’organisation des partis modernes comme machines électorales dirigées par des meneurs plébiscités dans le but d’obtenir postes et autres avantages : c’est ce que Max Weber appelle la démocratie de meneurs (Führerdemokratie), l’opposant à la démocratie sans meneur qu’impose la domination de la bureaucratie (Beamtenherrschaft). Au-delà donc de la critique de la dictature révolutionnaire dans la rue, l’objectif principal du sociologue est descriptif, et non pas normatif : il s’agit de comprendre le fonctionnement de la démocratie autoritairement guidée par des meneurs en esquissant l’idéal-type de ces politiciens de métier (Berufspolitiker) qui ont, grâce à leurs qualités charismatiques, la vocation de faire de politique (Politik treiben) pour acquérir du pouvoir (Streben nach Machtanteil) afin d’en tirer profit ou d’obtenir du prestige (506-507/fr.101). Or ce nouvel homme (homo novus) dont a accouché la démocratie plébiscitaire (533/fr.143) et césariste ne peut devenir dictateur de la bataille électorale qu’en raison de sa démagogie, fascinante pour les masses qui croient dans la bonne foi de ses promesses (535/fr.146) :
« Le ‟démagogue” est le type du politicien dirigeant depuis l’État constitutionnel et plus encore depuis la démocratie. » (525/fr.129)
Max Weber distingue ces meneurs, à la vocation politique enracinée dans leurs qualités (à la fois passionné, responsable et mesuré), de leur imitation caricaturale par ces politiciens dont la soif de puissance (Streben nach Macht) n’a pas d’autre but que de leur permettre de se griser de leur propre puissance (die Macht um ihrer selbst willen genießen) : recherchant plus l’éclat apparent de la puissance que la puissance effective (den glänzenden Schein der Macht statt der wirklichen Macht erstreben), le parvenu narcissique qui jouit de simplement sentir sa puissance (Gefühl der Macht) s’agite en effet dans le vide, incapable de donner sens à son activité politique (547/fr.164-165). Comme cela donne raison à la critique de la ‟politique de puissance” (Machtpolitik) qui fustige le politicien borné et blasé, cynique en vérité, qui ne veut la puissance que pour la puissance (der bloße ‟Machtpolitiker”), Max Weber pense ainsi tenir le juste milieu entre la politique de puissance, qui s’impose par la force en usant cyniquement de la violence ou de la ruse – la Machtpolitik qu’on qualifie de Realpolitik pour en marquer le réalisme –, et l’idéalisme en politique, qui s’imagine être désintéressé, alors que le projet même d’instaurer sur Terre la justice absolue par la violence (mit Gewalt) exige d’offrir à ses troupes la récompense terrestre du butin et des postes, tout autant d’ailleurs que la prime céleste de se venger et d’avoir eu raison contre ses adversaires (556-557/fr.179). C’est qu’à ses yeux, « le moyen décisif pour la politique, c’est la violence [Gewaltsamkeit] » (552/fr.173). Il est donc impossible de penser la politique, et le pouvoir (Gewalt) d’ordre politique – potestas en latin –, sans la puissance (Macht) et la violence (Gewaltsamkeit) qui tout à la fois manifestent et conditionnent l’exercice de la domination (Herrschaft) des uns sur les autres. C’est la célèbre thèse que Max Weber énonce dès le début de la conférence :
« La violence [Gewaltsamkeit] n’est évidemment pas le moyen normal ou unique de l’État, – cela ne fait aucun doute – mais elle est bien son moyen spécifique. De nos jours, la relation de l’État à la violence est singulièrement intime. Dans le passé, les unités [Verbände] politiques les plus divers – à commencer par le clan – ont toutes considéré la violence physique comme moyen tout à fait normal. De nos jours en revanche, il va nous falloir dire ceci : l’État est la communauté humaine qui, à l’intérieur d’un territoire déterminé – – le ‟territoire” [101] fait partie de sa caractéristique – revendique pour soi (avec succès) le monopole de la violence physique légitime. […] Qui fait de la politique aspire aspire au pouvoir : soit en tant que moyen au service d’autres buts (idéaux ou égoïstes), soit “pour lui-même” afin de jouir du sentiment de prestige qu’elle confère.
Tout comme les unités politiques qui l’ont précédé historiquement, l’État consiste en un rapport de domination d’humains sur des humains reposant sur le moyen de la violence légitime (c’est-à-dire considérée comme légitime). Pour que l’État subsiste, il faut donc que les humains dominés se soumettent à l’autorité revendiquée par ceux qui sont à ce moment dominants. » (506-507, trad. fr.*CF ; cf. p. 100-101)
1. Définition sociologique du terme politique
Max Weber justifie cette caractérisation de l’État en s’appuyant tout d’abord sur une définition sociologique du terme Politik. Celle-ci ne peut que restreindre l’usage bien trop général du terme politique pour qualifier toute sorte d’activité directrice, qu’il s’agisse de la politique monétaire d’une banque ou de celle d’un syndicat menant une grève, sans même parler de la politique d’une femme intelligente qui veut diriger son mari (lenken). Ce que la politique permet de diriger (leiten) est lui-même d’ordre politique : c’est l’État en tant que groupement politique qui réunit ou associe en collectif unifié (Verband) les membres de cette communauté (Gemeinschaft) qui ont effectivement en commun des intérêts en rapport avec l’exercice du pouvoir (Macht). Mais, pour sortir de la tautologie, il faut expliquer en quoi consiste cette entité ou union spécifiquement politique avant de définir, ensuite, la spécificité de l’État moderne lui-même d’un point de vue sociologique.
Cette perspective n’amène pas le sociologue Max Weber à reconnaître tout d’abord les agents sociaux qui constituent ce groupement ou cette association – il sera question plus tard des politiciens de profession (512-528/fr.109-135) –, mais à circonscrire en premier lieu ce qui définit exclusivement (ausschließlich) et donc en propre (eigen) ce type de groupement par contraste avec tous les autres groupements ou (Verbände). Le terme Verband désigne l’entité unifiée qui relie (verbinden) tous les membres du collectif regroupé en une communauté capable d’agir en commun (Gemeinschaftshandeln) en vue d’accomplir une action commune, par exemple faire la guerre pour un État moderne ou pour une communauté primitive. Comme ces types d’union politique antérieurs à l’État moderne, par exemple le clan (Sippe), peuvent avoir des taches (Aufgabe), c’est-à-dire des objectifs en commun avec l’État moderne ou avec ses précurseurs, par exemple la guerre, ce n’est pas le contenu de l’activité politique qui va permettre d’en définir la spécificité : ce n’est pas le but qui le singularise, mais bien plutôt le moyen spécifique qui caractérise en propre (eignen) l’État moderne, comme tout autre groupement politique, à savoir la violence physique (physische Gewaltsamkeit) dont il dispose. En quête du critère spécifique du politique, Max Weber ne le trouve donc pas au niveau du contenu même des buts poursuivis par telle ou telle communauté (politique), mais au niveau du seul et unique moyen que toutes les communautés sont contraintes d’utiliser, du moins en dernière instance (la menace suffit normalement), pour forcer les membres du collectif à se comporter en se conformant aux devoirs imposés par le groupement. Le moyen décisif en politique, c’est bien la violence (Gewaltsamkeit) pour le pouvoir potentiellement violent (selon le double sens de Gewalt)
*
L’analyse wébérienne du bolchevisme russe
(et du spartakisme allemand)
Avant de préciser la différence entre l’État moderne d’aujourd’hui et ses précurseurs dans le passé, Max Weber étaye sa première caractérisation de la politique par une référence à la polémique qui vient tout juste d’opposer le dirigeant de la délégation russe, Trotski, au général allemand en charge des négociations de paix à Brest-Litovsk (nov. 1917-mars 1918). Mais le conférencier allemand le fait dans des termes qui, omettant un point décisif, ne restituent pas intégralement la position de Trotski. L’échange a eu lieu le 18 janvier 1918. Max Weber reprend en substance la réponse que le général a faite à Trotski pour refuser l’application du droit d’auto-détermination des peuples aux territoires occupés en Russie par l’armée allemande. Le général Hoffmann fonde son refus sur le fait que le gouvernement russe ne fonde pas son pouvoir sur le droit, mais exerce sa puissance (Macht) en réprimant violemment (mit Gewalt) tous ceux qui pensent autrement en les déclarant hors la loi [vogelfrei = ex lex] en tant que bourgeois contre-révolutionnaires :
„Die russische Delegation spricht mit uns, als ob sie siegreich in unserem Lande stünde und uns Bedingungen diktieren könnte. Ich möchte darauf hinweisen, dass die Tatsachen entgegengesetzt sind. […] Ich möchte dann feststellen, dass die russische Delegation für die besetzten Gebiete die Anwendung eines Selbstbestimmungsrechtes der Völker in einer Weise und einem Umfang fordert, wie es ihre Regierung im eigenen Lande nicht anwendet. Ihre Regierung ist begründet lediglich auf Macht, und zwar auf Macht, die rückhaltlos mit Gewalt jeden Andersdenkenden unterdrückt. Jeder Andersdenkende wird einfach als Gegenrevolutionär und Bourgeois für vogelfrei erklärt“ [1]
[1] Ladislaus Singer: Sowjetimperialismus. Seewald Verlag, Stuttgart 1970. S. 42f.
Dans le chapitre de sa biographie, intitulée Ma vie (1930), consacré aux négociations à Bret-Litovsk, Trotski ironise sur l’indignation du général allemand à propos de l’usage de la violence révolutionnaire contre les grands propriétaires et les officiers qui voulaient fusiller les paysans. Le bolchevique lui rétorque que tout gouvernement repose sur la violence dans une société de classe, la différence entre les gouvernements ne portant que sur l’objectif de la répression : alors que le général Hoffmann, comme tous les généraux et amiraux à la solde des Hohenzollern, des Habsburger ou du Sultan, use de répression pour défendre les grands propriétaires, les bolcheviques pour leur part répriment les grands propriétaires pour défendre les travailleurs et n’emprisonnent pas les grévistes, mais les capitalistes qui répriment la grève en fermant les usines pour priver les ouvriers de travail (lock–out).
„Manchmal allerdings drang der General auch in rein politische Debatten ein. Aber er tat das auf seine Art. Aufgebracht über die ausgedehnten Redereien vom Selbstbestimmungsrecht der Völker erschien er eines schönen Morgens – es war am 14. Januar – mit einer Aktentasche, die vollgestopft war mit russischen Zeitungen, hauptsächlich sozial revolutionärer Richtung. Hoffmann las frei russisch. In kurzen, abgehackten Sätzen, halb zänkisch, halb kommandierend, beschuldigte der General die Bolschewiki der Unterdrückung der Presse- und Versammlungsfreiheit und der Verletzung der Prinzipien der Demokratie; wohlwollend zitierte er die Artikel der russischen terroristischen Partei, die seit dem Jahre 1902 nicht wenige russische Gesinnungsgenossen Hoffmanns ins Jenseits befördert hat. Entrüstet warf der General uns vor, daß unsere Regierung sich auf Gewalt stütze. Das klang aus seinem Munde wahrhaft großartig. Czemin trug in sein Tagebuch ein: „Hoffmann hat seine unglückliche Rede gehalten. Seit Tagen laborierte er daran und war auf den Erfolg sehr stolz.“ Ich antwortete Hoffmann, daß sich in einer Klassengesellschaft jede Regierung auf Gewalt stütze. Der Unterschied bestehe nur darin, daß General Hoffmann Repressalien zur Verteidigung der großen Besitzer anwende, wir zur Verteidigung der Werktätigen. Für einige Augenblicke verwandelte sich die Konferenz in einen marxistischen Propagandaklub für Anfänger. „Was die Regierung der anderen Länder an unseren Handlungen verblüfft und abstößt“, sagte ich, „ist die Tatsache, daß wir nicht Streikende, sondern Kapitalisten verhaften, die die Arbeiter aussperren; ist die Tatsache, daß wir Bauern, die Land fordern, nicht niederschießen, sondern die Gutsbesitzer und die Offiziere verhaften, welche den Versuch machen, die Bauern niederzuschießen.“ Hoffmanns Gesicht verfärbte sich dunkelrot. Nach jeder solchen Episode fragte Kühlmann mit schadenfroher Liebenswürdigkeit den General Hoffmann, ob er zu dem angeschnittenen Thema sich noch äußern möchte. Der General antwortete kurz: „Nein, genug!“ und schaute zornig zum Fenster hinaus. In Gesellschaft dieser Diplomaten, Generale und Admirale der Hohenzollern, Habsburger, Koburger und des Sultans bekamen die Diskussionen über die Rolle der revolutionären Gewaltanwendung ein unvergleichliches Aroma.“
*
Toute société de classe s’appuyant sur la violence, Trotski raisonne en bon marxiste en justifiant la violence révolutionnaire comme simple moyen d’en finir avec la violence des classes dominantes en mettant à bas, par la dictature du prolétariat, le système capitaliste qui en est la cause : cette justification de la violence révolutionnaire comme instrument ponctuel, et donc forcément provisoire, pour en finir avec la société de classe et mettre par là même fin à la violence (de classe) en général s’avère être indissociable de la perspective d’une société sans classe qui serait libérée de toute domination de classe et, donc, de toute violence. Ne pouvant accorder crédit à ce mythe de la dernière guerre, Max Weber ne peut qu’ignorer ce présupposé doctrinal qui relève d’une prophétie de facture eschatologique qu’il renvoie à la lignée des prédictions millénaristes :
« dans le monde réel, nous faisons toujours de nouveau l’expérience que le partisan de l’éthique de conviction se transmue brusquement en prophète millénariste et, par exemple, que ceux-là mêmes qui venaient de prêcher l’« amour contre la violence [Gewalt] », l’instant suivant, font appel à la violence [Gewalt] – à la dernière violence [Gewalt] qui aboutirait à un état d’anéantissement de toute violence [Gewaltsamkeit] – [tout] comme nos militaires disaient aux soldats à chaque offensive : c’est la dernière, elle mènera à la victoire et ensuite à la paix. » [553, trad. fr.*CF ; cf. p. 174]
Du moins en allemand, la parenté entre das Letzte (le dernier) et das Letze (le congé définitif ou la fin au sens de l’eschaton grec) offre une prise sémantique au messianisme dont Kant opère une critique radicale dans le Conflit des Facultés publié en 1798 [voir la postface à ma traduction, CF, 2015, p. 349-372]. Car, loin d’être le prophète éclairé d’un messianisme politique de la paix perpétuelle, Kant navigue entre le leurre iréniste, auquel succombera le pacifisme internationaliste, et l’apologie polémiste de la violence, laquelle prolifèrera en sens contraire pour justifier tout autant le colonialisme européen que l’anarchisme et le communisme révolutionnaires. Dans le § 62 de la Doctrine du droit, Kant invalide l’une comme l’autre raison de violer le droit (ius) comme foncièrement injuste : le prétexte de faire le bien du monde entier pour excuser la violence criminelle (Gewalttätigkeit zum Weltbesten) commise contre les peuples frustres de chasseurs ou d’éleveurs, qu’il s’agirait de civiliser sur le modèle de la christianisation sanglante de l’Allemagne, est tout aussi fallacieux que celui de corriger les défauts d’une constitution d’État en usant de violence une bonne fois pour toutes afin de faire régner la justice sur Terre. La fin d’instituer la justice ne saurait en aucun cas justifier l’injustice d’user de la violence comme moyen :
« toutes ces prétendues bonnes intentions ne peuvent laver la tache de l’injustice dans les moyens utilisés pour cela – Si l’on objecte à cela qu’avec un tel scrupule à commencer à fonder un état légal par la violence, toute la terre serait peut-être encore dans un état sans loi : pour autant, cela peut pas plus supprimer la condition du droit que le prétexte des révolutionnistes d’État qu’il revient également au peuple, lorsque les constitutions sont dégénérées, de les transformer par la violence [mit Gewalt umformen] et donc d’être injuste une fois pour toutes afin ensuite de pouvoir d’autant plus sûrement fonder et faire fleurir la justice ». [Doctrine du droit, § 62, Ak. VI,353, trad.*CF ; cf. trad. fr. p. 236]
En somme, l’illusion de la dernière injustice ne peut pas plus que le mirage de la dernière guerre justifier l’abolition prétendument exceptionnelle de la « clause du droit » (Rechtsbedingung) qui est au fondement de l’idée même de justice : la conformité d’une politique aux principes du droit est la condition sine qua non pour qu’une politique soit juste. Ce n’est pas le point de vue de Max Weber, même s’il critique comme Kant l’appel millénariste à commettre une dernière violence pour mettre fin à toute violence. Car il le fait pour d’autres raisons que Kant, lequel est souvent identifié, à tort ou à raison, comme figure de « l’éthique absolue » de la conviction (Gesinnung) qui fait l’objet de la critique wébérienne à la fin de la conférence. S’il évoque bien le jugement moral kantien, même lapidairement, Weber préfère pourtant illustrer l’éthique de l’amour et de la bonté acosmique (par son rejet religieux du monde irrationnel) en invoquant la Bhagavad-Gîtâ ou le Sermon sur la montagne. Pourquoi ?
C’est que Weber entend pointer un même renversement paradoxal dans ces éthiques religieuses et dans le socialisme révolutionnaire entre l’objectif éthique, l’amour ou la paix dans le monde, et sa réalisation politique, par le moyen de la violence. C’est ainsi que l’éthique absolue du Sermon sur la montagne a fondé la revendication du droit naturel (religieux) dont la violence révolutionnaire, voilà le paradoxe, a manifesté sa virulence élémentaire lors de toutes les périodes de bouleversement social (555-556/fr.176-178). Toutes les convictions inconditionnées sont abîmées par de tels « paradoxes éthiques » : prétendre ne pas être de ce bas monde et s’y engager pourtant par le moyen politique de la violence illustre, par exemple, la tension entre le dieu d’amour et le démon de la politique. Au lieu de diaboliser la politique du point de vue hors sol d’une éthique acosmique, il conviendrait d’assumer le pacte avec les puissances diaboliques de la politique qui contraignent à user de violence :
« Déjà les premiers chrétiens savaient très exactement que le monde était régi par des démons et que celui qui se compromet avec la politique, c’est-à-dire avec la puissance et la violence comme moyens, conclut un pacte avec des puissances diaboliques » (554/fr.176)
Weber insiste sur cette tension qui confine à un insoluble conflit entre éthique et politique, tant du moins qu’un pouvoir spirituel impose sa domination temporelle : c’est ce qui lui permet de montrer, avec Machiavel, que même la puissance (Macht) de l’Église catholique, pourtant bien plus imposante que la froide intransigeance de l’impératif catégorique, s’avère incapable de l’emporter sur les exigences politiques de citoyens qui préfèrent sauver leur cité au salut de leur âme (557-558/fr.181). C’est cette même tension entre moyen et fin que Weber repère dans le socialisme révolutionnaire :
« Le problème se pose exactement de la même manière pour le bolchevisme et le spartakisme, comme en général pour n’importe quelle sorte de socialisme révolutionnaire, car il est naturellement au plus haut point ridicule quand ce camp accuse éthiquement les ‟politiciens violents” de l’ancien régime [Gewaltpolitiker =* hommes de pouvoir favorables à l’usage de la violence ou à l’usage violent du pouvoir] d’employer le même moyen – aussi justifié que puisse être le rejet de leurs buts. » (553/fr.174)
Tout pouvoir (Gewalt) reposant en dernière instance sur la violence (Gewaltsamkeit), il y a selon Weber quelque inconséquence à accuser le camp adverse d’employer le même moyen que le camp du socialisme révolutionnaire, même si la critique de la fin poursuivie par les partisans de l’ancien régime peut être justifiée (berechtigt). Tout en reconnaissant qu’il est légitime de rejeter les buts poursuivis par l’ancien régime (impérial) – il sera lui-même favorable à la République de Weimar qui est en gestation à ce moment –, Weber récuse la critique en toute contradiction de la violence comme moyen, non seulement parce que le nouveau régime révolutionnaire en Russie en fait de même (Trotski à Brest-Litovsk), mais encore et surtout parce que le socialisme révolutionnaire revendique le monopole exclusif de la légitimité de la violence physique, et ce dans la lignée d’une absolution éthique du moyen par la fin absolutisée. Ce serait comme si la fin inconditionnée pouvait justifier tous les moyens pour l’atteindre, aussi disproportionnés puissent-ils être par rapport au but poursuivi. Relativiste s’il en faut, Weber considère qu’il conviendrait au contraire d’évaluer de manière responsable l’utilité effective de la violence employée dans telle ou telle circonstance au lieu de décréter que la fin justifie les moyens en général, du moins pour le camp du Bien : à ses yeux, toute éthique de la conviction absolue ne peut qu’échouer sur ce problème de la « sanctification des moyens par la fin » (Heiligung der Mittel durch den Zweck) d’instaurer une société meilleure, sans violence, ni domination.
La charge polémique de Weber consiste à ramener ainsi Marx et Trotski du côté des prophètes millénaristes qui justifient la violence apocalyptique comme moyen d’entrer dans le millénium : le règne de 1 000 ans (τὰ χίλια) avec le Christ qu’annonce l’Apocalypse de Jean [cf. 20:4]. L’intérêt décapant de définir la politique non par les buts poursuivis, mais par son moyen, la violence, prend à présent tout son sens : ce moyen, qui est toujours le même, est au service de l’appareil de domination qui ne peut fonctionner, comme entreprise de domination (Herrschaftsbetrieb), qu’à la condition sine qua non de contraindre efficacement, grâce à la violence ou à la menace de violence, les sujets à se soumettre à ces maîtres (Herren) qui prétendent détenir légitimement le pouvoir (508/fr.104). Quels que puissent donc être les buts apparemment différents qui servent de prétexte aux hommes au pouvoir pour légitimer leur position de maîtres, c’est toujours le même objectif obtenu toujours par le même moyen : dominer en s’imposant par la violence. Telle est la conception de la politique, désenchantée si l’on veut, que Weber défend lorsqu’il avance que le socialisme révolutionnaire ne peut pas faire exception à la règle générale de recourir en dernière instance à la violence pour imposer sa domination :
« Les exigences éthiques envers la politique doivent-elles effectivement rester indifférentes au fait que la politique opère avec un moyen très spécifique : la puissance, derrière laquelle se trouve la violence ? Ne voyons-nous pas que les idéologues du bolchevisme et du spartakisme, précisément parce qu’ils usent de ce moyen de la politique, aboutissent exactement aux mêmes résultats que n’importe quel autre dictateur militaire ? En quoi la domination [Herrschaft] des Conseils d’ouvriers et de soldats se distingue-t-elle de celle d’un détenteur du pouvoir [Machthaber] de l’ancien régime, sinon par la personne des détenteurs du pouvoir et leur dilettantisme ? » (550/fr.169)
L’accusation d’incompétence inhérente au dilettantisme est d’autant plus polémique qu’elle revient à assimiler les nouveaux maîtres aux princes d’antan qui, comme l’explique Weber, laissaient les rênes du gouvernement à leurs conseillers (517-518/fr.118-119). C’est que Max Weber ne voit aucune innovation dans la structure même de l’appareil de domination mis en place à travers un État révolutionnaire :
« de ce point de vue, il n’y a aucune innovation de principe dans la structure actuelle de l’État révolutionnaire qui donne à des dilettantes absolus la direction de l’administration, en raison des mitrailleuses dont ils disposent, et qui ne voit dans les fonctionnaires techniquement formés que de simples agents d’exécution. » (521/fr.123)
L’État “révolutionnaire” en Russie soviétique ne révolutionne aucunement la structure de l’État, puisqu’il reproduit la césure entre dirigeants et exécutants qui caractérise en général l’État moderne. Karl Marx avait pointé cette division du travail entre intellectuels et manuels en la corrélant au fait que les ouvriers sont des forces productives qui ne possèdent pas les moyens de production. Appliquant ce schéma à l’État, Max Weber constate qu’il en va de même : le personnel administratif des fonctionnaires et travailleurs ne possède pas plus les moyens matériels de faire fonctionner l’administration de l’État (sachliche Betriebsmittel). Le schéma révolutionnaire ne consiste pas à supprimer cette division en expropriant les expropriateurs des moyens politiques d’exercer le pouvoir, mais à substituer aux autorités en place de nouveaux meneurs qui s’emparent du pouvoir de disposer (Verfügungsgewalt) du personnel et des biens matériels, que ce soit par le moyen du vote ou de l’usurpation – révolutionnaire forcément violente –, en prétendant tirer leur légitimité de la volonté des dominés (511/fr.107). Reste qu’il y a une différence décisive entre ces deux moyens de parvenir au pouvoir (Gewalt) : l’élection n’est pas de même facture que la violence (Gewaltsamkeit) des armes… Analysant sobrement la politique bolcheviste, le sociologue y voit un exemplaire d’entreprise politico-militaire de domination qui a des précédents historiques :
« Le groupe des meneurs et celui des suiveurs [Führerschaft und Gefolgschaft] comme éléments actifs pour faire librement de la publicité [pour le parti] et, à travers le groupe des suiveurs, l’ensemble passif des électeurs [Wählerschaft] en vue de choisir le meneur sont des éléments nécessaires à la vie de tout parti. Mais leur structure est différente. Les “partis” des cités médiévales, par exemple ceux des Guelfes et des Gibelins, ne se composaient que de suiveurs strictement attachés à la personne. À bien considérer le Statuto della parte Guelfa, la confiscation des biens des Nobili (cela signifiait à l’origine toutes les familles qui vivaient à la manière des chevaliers et donc étaient propriétaires d’un fief), leur exclusion de postes et du droit de vote, les comités interrégionaux de ce parti et les organisations militarisées autant que les primes accordées aux dénonciateurs, cela fait penser au bolchevisme avec ses soviets, ses organisations de militaires et (surtout en Russie) de mouchards triés sur le volet, aux confiscations comme au désarmement et à la privation de droit des “bourgeois”, c’est-à-dire des entrepreneurs, commerçants, rentiers, prêtres, descendants de la famille dynastique, agents de police. L'analogie devient encore plus frappante lorsqu'on considère, d’un côté, que l'organisation militaire du parti guelfe était une armée de chevaliers organisée par matricules et que les nobles y occupaient presque tous les postes dirigeants, pendant que les Soviets de leur côté conservent ou plutôt rétablissent à nouveau l'entrepreneur largement rémunéré, le salaire à la tâche, le taylorisme, la discipline dans l'armée et dans l'usine, et ils recherchent même des capitaux étrangers : en bref, il leur faut restaurer absolument toutes les choses combattues en tant qu’institutions de la classe bourgeoise pour simplement faire fonctionner [in Betrieb erhalten] État et économie et qu’en outre, ils ont rétablis dans leurs fonctions [wieder in Betrieb genommen haben] les agents de l'ancienne Ochrana comme instruments principaux de leur pouvoir d’État [*potentiellement violent : Staatsgewalt]. Il n’est pas question ici de telles organisations de la violence [Gewaltsamkeitsorganisationen], mais des politiciens de métier qui aspirent à parvenir au pouvoir [Macht] par le moyen de la modeste publicité ‟pacifique” du parti sur le marché des voix électorales. » (529/fr.136-137)
Loin donc de livrer une analyse qui soit jusqu’au bout axiologiquement neutre, Max Weber travaille bien à discerner la figure normative du politicien véritable qui, passionné pour l’affaire publique tout en étant mesuré, assume la responsabilité de ses actes au lieu de sombrer dans une apologie de la violence militaro-révolutionnaire comme moyen légitime pour instaurer en revendiquant et en s’octroyant l’exclusivité de la légitimité.