Violence en politique (Weber)

Max Weber
Puissance et violence : Macht und Gewalt
La violence comme moyen spécifique du “politique” ?

Mettant à profit le double sens de Gewalt, Max Weber (1864-1920) soutient que le pouvoir est indissociable de la violence. Ce n’est pas seulement le cas du pouvoir d’État, c’est vrai de tout pouvoir politique au sein d’un territoire. Toute communauté politique affirme sa domination sur un territoire et ses habitants en tenant la violence physique à disposition (Bereithaltung von physischer Gewalt[1]) comme moyen de contraindre à l’obéissance, à l’intérieur, ou à la soumission, à l’extérieur :

« Toutes les formations politique sont des formations de pouvoir-violence [Gewaltgebilde]. Mais, par contraste avec les autres formations similaires, la modalité et l’ampleur de l’utilisation de la violence, ou de la menace de le faire à l’extérieur, jouent un rôle spécifique pour la structure et le destin des communautés politiques. Toute formation politique n’est pas dans la même mesure ‟expansive” dans le sens où elle aspire à gagner en puissance [Macht] à l’extérieur, c’est-à-dire tient la violence à disposition [Bereithalten von Gewalt] en vue d’acquérir du pouvoir politique [politiche Gewalt] sur d’autres territoires et communautés, que ce soit sous la forme de l’annexion ou de la soumission. Les formations politiques sont donc des formations de pouvoir-violence tournées vers l’extérieur dans des proportions différentes.[2] »

C’est un fait que le sociologue constate dès la première phase de la rédaction inachevée de son grand œuvre (1911-1913)[3] : aucun collectif politique n’a de facto le pouvoir de s’imposer sans disposer de ce moyen de contraindre par la violence physique. C’est même vrai de groupes constitués dans le but de s’approprier violemment des biens économiques, comme la Camorra, ou des clans structurés par le devoir de vengeance (Blutrache) :

« De toute évidence, l’action violente d’une communauté est en soi quelque chose d’absolument originel : de la communauté domestique aux partis, toute communauté se saisit de tout temps de la violence physique [physische Gewalt], dès qu’il le faut ou qu’elle le peut, pour préserver les intérêts de ses membres. Ce qui s’est produit au cours de l’évolution, c’est uniquement la monopolisation de la violence [Gewaltsamkeit] légitime par le collectif politique sur un territoire et sa rationalisation sociale en un ordre institutionnel.[4] »

Tout en discernant puissance (Macht), pouvoir de domination (Herrschaft) et violence physique (Gewalt pris au sens de Gewaltsamkeit), le sociologue refuse de dissocier ce qu’il convient de distinguer. Car c’est un fait valable de tout temps : aucune puissance politique, ni aucun système de domination, ne pourrait subsister sans violence. Ce n’est donc pas un trait particulier de l’État moderne, lequel a seulement la spécificité d’être parvenu à capter le monopole de la violence jugée légitime. C’est en effet une donnée constitutive de tous les collectifs (Verbände) politiques ou encore de toute communauté (Gemeinschaft) politique : la domination sur un territoire et ses habitants présuppose d’avoir à disposition la violence des armes (Waffengewalt) et d’être disposé à s’en servir pour affirmer violemment (gewaltsam) le système de domination contre les contestations à l’intérieur et à l’extérieur contre les invasions ennemies. La violence est, de tout temps et originellement (urwüchsig), le moyen de conquérir un territoire ou de le piller en s’emparant des femmes, du bétail et des esclaves[5] : les confréries de guerriers primitifs peuvent ainsi capturer les jeunes filles ou imposer leur prostitution dans le territoire dominé. L’État moderne n’a fait que capter avec succès le monopole du droit à exercer la violence de manière légitime en opprimant la violence privée en tant que telle (die private Gewaltsamkeit überhaupt), en particulier dans l’Europe médiévale sous la forme, héritée de l’ancien droit germanique, du droit à guerroyer pour se venger (Fehde) :

« Au XIIIe siècle, la royauté française a ainsi, pendant la durée d’une guerre menée à l’extérieur par le roi, opprimé la guerre privée entre les vassaux du roi. Ce fut ensuite de plus en plus sous la forme de la paix durable dans le pays et de la soumission forcée de tous les conflits à la sentence contraignante du juge, qui transforme la vengeance de sang en punition rationnellement ordonnée, et transmue la guerre privée et l’action punitive en procès rationnellement organisé. […] De cette manière, la communauté politique monopolise l’utilisation de la violence légitime au profit de son appareil de contrainte et se transforme ainsi peu à peu en institution protectrice du droit.[6] »

L’élucidation des catégories sociologiques portant sur le collectif politique que Weber propose ultérieurement, en 1918-1920, permet de mieux comprendre le rôle cardinal de la violence en politique. Ce n’est pas vrai seulement de l’État, dont le type moderne en constitue la forme achevée, mais de toute formation politique : tout collectif politique doit être défini non par le but poursuivi, mais par le moyen employé, qui lui est non seulement propre, mais plus encore spécifique au point d’être indispensable à sa constitution d’essence, à savoir la violence (Gewaltsamkeit). Or ce moyen légitime pour imposer la domination est d’autant plus efficient que le pouvoir potentiellement violent se contente de menacer de faire usage de la violence à sa disposition :

« 1. Pour les collectifs politiques, la violence n’est évidemment pas l’unique moyen d’administration, ni même non plus le moyen normal. Leurs dirigeants se sont bien au contraire servis de tous les moyens possibles en général pour atteindre leurs buts. Mais sa menace, et éventuellement, son utilisation [de la violence] sont bien son moyen spécifique [du collectif] et partout c’est la ratio ultima [le dernier recours] en cas de défaillances des autres moyens. Les collectifs politiques ne sont pas les seuls à avoir utilisé et à utiliser la violence comme moyen légitime, mais tout autant : clan, maison, corporation, dans certaines circonstances au Moyen Âge : tous les hommes autorisés à porter des armes. Outre le fait que la violence est utilisée pour (au moins également) garantir les ‟institutions”, ce qui caractérise le collectif politique, c’est ce trait distinctif : il revendique la domination de son appareil administratif et de ses institutions sur un territoire et la garantit par la violence [gewaltsam]. Partout où des collectifs qui usent de violence ont cette caractéristique, – qu’il s’agisse de communautés villageoises, ou même de communautés domestiques isolées, ou de corps de métiers ou d’associations de travailleurs (‟conseils”) –, il faut dans cette mesure les appeler des collectifs politiques.[7] »

Dans le contexte révolutionnaire de l’hiver 1918-1919, Max Weber va rendre publique sa conception du rôle de la violence en politique dans sa célèbre conférence sur le métier (Beruf) politique conçu comme vocation (Berufung) : Politik als Beruf !
En voir la présentation dans Max Weber

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Notes

[1] Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft (1921-1922) Tübingen, J. C. B. Mohr, 1972, t. II (1911-1913), chap. VIII, § 1, p. 515. Toutes les traductions sont de mon fait. [2] Ibid., § 3, p. 520.
[3] Le chapitre VIII consacré aux « Communautés politiques » appartient à la seconde partie de l’ouvrage publié à titre posthume par Marianne Weber.
[4] Ibid., § 2, p. 516. [5] Ibid., § 4, p. 523. [6] Ibid., § 2, p. 518-519.
[7] Ibid., t. I (1918-1920), chap. I, p. 29. Trad.fr. dans Économie et société (1971), Plon, coll. « Pocket », t. I, p. 97-98.