Animalité de la violence ?

Animalité de la violence ?

La bestialisation de la violence humaine est un lieu commun. Dans La Bête humaine, Zola met en scène le conducteur d’une locomotive qui éprouve une pulsion meurtrière dès qu’il s’accouple avec une femme. Si Jacques Lantier parvient à plusieurs reprises à s’enfuir pour éviter de commettre la violence inhumaine de tuer sa propre maîtresse, la bête en lui finit par l’emporter : « en mâle farouche qui éventre les femelles », la bête inhumaine cède au rut du crime et la poignarde. Mais peut-on dire pour autant que la violence est en général bestiale et inhumaine ? Quel rapport la violence entretient-elle avec l’humanité de l’être humain ?

La violence porte atteinte à l’intégrité d’un autre être vivant, qu’il soit humain ou non humain, parfois de manière gratuite, mais toujours d’une manière qui paraît monstrueuse à la victime humaine qui en souffre. Car la victime attendrait de son congénère violent une compassion qui manifeste son humanité : l’humanité de l’être humain se caractérise en effet par la sensibilité à la souffrance des autres, une faculté à ressentir de la compassion pour un autre être humain, et même pour un être vivant non humain, qui est en train de souffrir. Or l’animal non humain ne dispose pas de cette faculté proprement humaine : la bête ravissante ne peut ressentir de compassion envers la proie dont elle s’empare conformément à la loi de la nature.

La violence serait donc inhumaine en ce double sens qu’elle manifesterait un manque d’humanité envers son semblable qui, de surcroît, reviendrait à imiter la féroce bestialité des comportement brutaux des animaux. Car la loi de la nature qui règne sur les bêtes, c’est la loi inhumaine du plus fort, c’est-à-dire du plus violent qui s’impose pro vi et violentia dans l’état de guerre que Locke fustige, dans son Traité du gouvernement civil (1670), comme étant la voie des bêtes sauvages (the way of beasts) qui ravissent la vie des êtres qui sont leurs proies. C’est ainsi que le prédateur humain qui s’empare d’une proie humaine pour perpétrer des sévices corporels, en particulier sexuels dans le cas de la pédophilie par exemple, se comporte comme une bête dépourvue d’empathie pour sa proie : ce qui justifie de qualifier d’inhumaine cette violence criminelle, bien souvent cruelle, que la bête humaine perpètre aux dépens de sa victime. Mais n’y a-t-il pas quelque idéalise à concevoir l’idée d’humanité comme expurgée de toute violence, alors même que les violences humaines semblent être d’autant plus naturelles qu’elles apparaissent comme un trait universel de l’histoire humaine ? Ne faudrait-il donc pas reconnaître au contraire que la violence est bel et bien humaine et même proprement humaine ?

Même si certaines violences, cruelles, paraissent monstrueuses, elles proviendraient moins d’un comportement bestial que d’un trait de caractère spécifiquement humain. Sauf exception, d’ailleurs bien souvent ambiguë, les bêtes ne commettent aucune cruauté : leur agressivité naturelle les pousse à des actes que nous jugeons violents sans que cette prétendue violence animale, qui vise à satisfaire leurs besoins vitaux, ne vise à faire du tort en commettant sciemment une violence. Il en va autrement chez l’être humain qui a conscience de la violence qu’il commet ou qu’il provoque intentionnellement, souvent pour se venger, et qu’il assume également autant qu’il la programme intellectuellement. C’est le cas par exemple du viol et de la mutilation de Lavinia que Shakespeare met en scène dans Titus Andronicus : ces violences sont tout sauf bestiales, car jamais une bête ne ferait une chose pareille.

Ce qui est ainsi estimé inhumain, d’un point de vue moral, est en fait bien humain, trop humain au sens de Nietzsche, c’est-à-dire tellement commun que cela s’apparente à une caractéristique anthropologique du genre humain : les socialistes ont raison d’affirmer que la répartition actuelle des biens est la conséquence d’innombrables injustices et violences criminelles (Gewalttätigkeit), vu que toute l’histoire des anciennes cultures est fondée sur la violence (Gewalt) et l’esclavage ; reste que les prolétaires ne sont pas meilleurs, moralement parlant, qui aspirent à une redistribution violente (gewaltsam) des biens au lieu de vouloir amoindrir l’instinct de la violence criminelle[1]. Il n’y a pas de révolutions ou de guerres sans violence. En somme, la question se pose de savoir si la violence commise par les êtres humains est inhumaine, en raison du manque d’humanité que manifeste la parenté de la violence humaine avec les comportements brutaux et bestiaux des animaux, ou bien si elle s’avère au contraire typiquement humaine en raison de l’intention hostile qui motive cette pratique manifestement commune au sein des relations interhumaines. La violence humaine s’inscrit-elle donc dans la continuité de l’agressivité naturelle des animaux ou bien y a-t-il une culture proprement humaine de la violence enracinée dans une pulsion d’agressivité spécifique que Freud dénomme thanatos ?

Avant d’analyser les violences exercées par les êtres humains sur les animaux, il conviendrait de circonscrire ce qui paraît violent chez les animaux, par exemple le combat sanglant entre congénères ou encore la prédation de la proie par la bête ravissante, en s’efforçant de neutraliser les projections anthropomorphiques. L’hypothèse est la suivante : en général, l’animal fait violence1 sans commettre2 de violences et encore moins de cruautés3. Car le comportement violent de l’animal, qui provoque mort et/ou blessures mortelles, est la plupart du temps ordonné au besoin vital de se nourrir et de défendre son territoire, tout comme sa progéniture, ou bien encore ordonné à l’instinct tout aussi vital de reproduction : par conséquent, ces réactions d’autodéfense agressive visent à la survie de l’individu et de son espèce, même dans le cas de l’agressivité intraspécifique[2], et non à la mort de l’agresseur ou du compétiteur qui peut en être pourtant la conséquence. Dans le règne animal, la violence comme conséquence – et non comme but – de l’agression effective et de l’agressivité naturelle des animaux embarqués dans la lutte pour la vie (struggle for life) rend d’autant moins la cause elle-même violente que cette agressivité est tout naturellement contenue par la fuite, pour éviter l’affrontement potentiellement mortel, et par des mécanismes d’inhibition, inféodés au principe de la conservation de l’espèce, c’est-à-dire canalisée de sorte à ne pas avoir de conséquences fatales en contradiction avec la conservation de l’espèce[3].

Par conséquent, l’agressivité n’est un double de la violence que dans le cas de l’espèce humaine où la violence des passions, comme la haine ou le désir de vengeance, rend les individus ou les groupes suffisamment agressifs pour commettre des violences cruelles au point que l’agressivité puisse même apparaître sadique. C’est ce plaisir sadique de faire et de voir souffrir ses congénères, ou d’autres êtres vivants, qui finit par pousser Freud – au terme de la première guerre mondiale – à admettre une pulsion de mort à l’origine de la destructivité et de l’agressivité proprement humaines. Pour Lorenz, Freud a eu le mérite d’avoir reconnu l’autonomie de l’agressivité comme pulsion[4], mais le tort d’avoir construit un dualisme en rupture avec le monisme de la biologie[5] qui constate que l’agression participe de l’instinct de la vie… Si Lorenz reconnaît bien une continuité entre animaux humains et non humains quant à leur agressivité naturelle, il diagnostique également une tendance pathologique chez l’être humain dont l’espèce court un risque d’autodestruction en raison d’un dysfonctionnement à l’origine de la violence proprement humaine : comme il n’existe aucun mécanisme naturel d’inhibition permettant de contrer les moyens techniques d’être violent, il faut compter sur un dispositif culturel pour permettre un défoulement non-violent du potentiel d’agressivité[6]. Tout dépendrait, en fin de compte, de la culture qui aurait pour fonction de contenir la violence, mais qui pourrait aboutir à un véritable culte mortifère de la violence si la formation sociale ne parvient pas à contrecarrer cette tendance létale en canalisant la pulsion d’agressivité d’une manière plus ou moins satisfaisante.

Dans ces conditions, peut-on même parler d’une violence animale ? N’y a-t-il pas une solution de continuité entre la brutalité des bêtes de proie et la férocité des animaux humains ? Ne convient-il pas de récuser le terme anthropomorphique de prédation pour caractériser le comportement de la bête ravissante ou de l’oiseau de proie ?

1.     Violence de la prédation humaine

La connotation négative du terme prédateur l’associe à la violence de la prédation commise par un homme aussi avide qu’un rapace qui se tient aux aguets pour surprendre sa proie afin de la dévorer. La comparaison avec les rapaces, dont la fonction écologique de nettoyeur est refoulée, donne l’impression que le prédateur prend exemple sur la bête de proie pour se comporter de manière bestiale. Mais le terme de prédateur apparaît à tort comme étant d’ordre éthologique, de sorte que le prédateur humain en serait un dérivé d’autant plus pervers que la prédation serait sexuelle. C’est tout le contraire ! Le terme de prédateur ne qualifie pas en premier lieu un animal, mais un être humain ou un dieu anthropomorphe : Jupiter predator, qui avait droit à une part des dépouilles, commet un abus de pouvoir en toute légalité…

Praeda signifie tout d’abord butin ou dépouilles, c’est-à-dire l’ensemble des choses prises à l’ennemi, par exemple chez Cicéron et César. Ce terme latin est dérivé de prai-heda : si le suffixe à l’origine de pré signifiant devant ou en avant, le radical renvoie à la racine indo-européenne du verbe prendre qu’on retrouve dans praehendo (prendre, saisir) à l’origine de la préhension. À l’origine, praeda est synonyme de praemium : tous deux signifient la part de butin prise à l’ennemi qui est prélevée pour être offerte au général vainqueur ou à la divinité ayant donné la victoire. Le terme latin pour proie ne prend qu’ensuite trois autres sens : prise à la chasse ou à la pêche, par exemple chez Virgile ou Ovide [Métamorphoses, 13, v. 936] ; pâture ou proie des animaux ; gain ou profit. Le terme praedatio signifie en conséquence pillage ou brigandage et même piraterie. De ce fait, si le sens littéral de praedator est pillard, voleur ou brigand, chasseur aussi, ce terme peut avoir le sens figuré de ravisseur, séducteur ou encore corrupteur : le prédateur est un homme avide comparé à un rapace.

L’histoire des mots français suit la même évolution. Le terme proie a tout d’abord le sens militaire de butin ou dépouilles1150 avant de prendre celui d’oiseau de proie1275, c’est-à-dire de bête s’emparant d’un animal pour le dévorer. Emprunté au latin praedator dérivé de praedari (faire du butin, se livrer au pillage), qui est lui-même dérivé de praeda (proie), le terme prédateur a tout d’abord le sens de pilleur, en référence en particulier à la mythologie qui présente Jupiter predator comme ayant droit à une part des dépouilles. Dans le langage didactique, le terme ne prend qu’au xviiie siècle le sens de chasseur, pêcheur, cueilleur1745 et, au xxe siècle, il désigne en biologie l’animal se nourrissant de proies et même, par extension, un végétal se développant au détriment d’un autre. Par suite, le terme de prédation1963 est un emprunt moderne au latin praedatio dont il est fait usage en biologie animale ou végétale et aussi en ethnologie pour désigner les groupes pratiquant la collecte. Cette double extension de l’usage est problématique au plus haut point !

En somme, la sémantique de la prédation est d’origine militaire : la proie désigne en premier lieu la prise de guerre, c’est-à-dire le butin matériel, et seulement par extension la prise de chasse ou de pêche, et même le rapt d’une personne ; ce n’est qu’en second lieu que ces termes désignent l’animal comme bête de proie ou comme prédateur. Étymologiquement, la prédation revient donc à s’emparer de quelque chose, puis de quelqu’un, pour en tirer profit, avec la connotation négative du pillage ou brigandage. Humainement parlant, la prédation de quelque chose fait violence à1 quelqu’un, alors que le prédateur qui s’empare de quelqu’un commet une violence2 criminelle à son endroit, laquelle est bien souvent cruelle3, l’emploi même de ce terme de prédateur en particulier sexuel (pour les violeurs et les pédophiles) visant à souligner les sévices commis et donc à spécifier cet idéal-type par rapport au tueur en général. Mais qu’en est-il des bêtes de proie ? Est-il légitime de parler de violence à propos des bêtes de proie ? Est-il correct de qualifier le chasseur primitif de prédateur ?

La notion de prédation étant un concept anthropo-morphe qui disqualifie le prédateur humain qui pille et ravit au sens d’un rapt impliquant le viol (rape), il convient paradoxalement d’éviter son usage éthologique pour qualifier le rapport du prédateur (Beutetier) à sa proie (Beute) et il faut absolument en récuser l’usage ethnologique pour caractériser la relation des groupes humains dits sauvages ou primitifs à l’altérité végétale, animale et tribale. Car un tel emploi de la notion implique d’en rétroprojeter la connotation négative sur le rapport de ces groupes humains de culture animiste aux animaux chassés – et mangés – tout comme sur leur rapport aux ennemis capturés – et mangés – : il y a en ce sens quelque ethnocentrisme à parler de l’animisme prédateur des Tupi-Guarani ou des Jivaros[7]. En éthologie comme en ethnologie, il conviendrait de substituer à cette notion de prédation le concept plus neutre et plus récent de prélèvement, ce terme dérivé du bas latin praelevare signifiant une extraction qui tire un être vivant hors de son milieu de vie :

  • L’extraction, sanglante, ôte brutalement la vie par l’usage d’une force supérieure dont dispose la bête dite féroce : c’est le cas, par exemple, du félin qui s’attaque à sa proie, conformément à la chaîne alimentaire, en prenant d’ailleurs plus ou moins de risques, la lionne pouvant être blessée par le buffle[8];
  • Dans cette même logique, il y a prélèvement nettoyeur de la part des rapaces et autres animaux recycleurs comme les guêpes ;
  • Le chasseur sauvage extrait brutalement et donc prélève, sans violence au sens d’un usage excessif de la force, la proie qu’il chasse pour nourrir sa famille et, dans le meilleur des cas, l’animisme invite à rendre respectueusement hommage à la victime en restituant son squelette à la forêt, comme c’est le cas en Sibérie[9].

En revanche, si le chasseur pris de folie devient un tueur, par exemple de singes hurleurs[10], il y a bien violence, puisque ce tueur inconsidéré extrait plus que nécessaire à la forêt en ôtant la vie de manière nuisible : ce qu’on peut interpréter, en termes freudiens, comme une manière de satisfaire sa pulsion de mort ou son agressivité mortifère. En ce cas, le prélèvement ritualisé sous la forme d’un sacrifice qui demande, pieusement, l’autorisation à l’esprit de la forêt de tuer un congénère se transmue en prédation violente comparable à un acte de guerre. Dans les termes de Locke, on est passé de l’état de nature à l’état de guerre…

Il y a bien, en ce sens, guerre humaine contre la nature et contre les animaux, par exemple contre les loups en Europe[11] ou sur le mont Zagros de la part des groupes d’éleveurs. Mais il n’y a pas à proprement parler de guerre animale, ni entre espèces animales, ni entre groupes d’une même espèce. Car les animaux subissent la guerre au sens humain d’une destruction dévastatrice des vivants et du milieu de vie, mais ils ne la pratiquent pas : en contrepoint de la prédation du butin qui consiste à dépouiller les corps morts de leurs armes, outils, ornements, habits, etc., la guerre proprement humaine est sanctionnée par une prédation mortifère des corps vivants sous une forme ou une autre : bombardements, massacres ou tueries, viols, etc. Rien de tel chez les animaux non humains, comme les appellent les animalistes.

Tout comme les réactions d’autodéfense agressive, les agressions en tout genre entre individus d’espèces différentes ou entre groupes d’une même espèce relèvent du struggle for life darwinien et sont sans commune mesure avec les guerres au sens humain du terme. Il y a bien quelques contre-exemples qui paraissent étayer l’idée d’une violence animale, comme le cas des dauphins mâles qui commettent des infanticides et s’allient pour forcer une femelle à la copulation, ou encore les loutres de mer qui agressent sexuellement et meurtrissent mortellement des phoques bien trop faibles pour pouvoir se défendre[12]. Mais ce dernier cas d’un déchaînement d’agressivité sans fonction vitale semble plutôt illustrer un dysfonctionnement pathologique que constituer un fonctionnement normal. Car, en règle générale, l’agression animale est contenue fonctionnellement par des mécanismes inhibiteurs qui protègent en particulier les femelles et leur progéniture de l’agressivité des mâles. Reste le cas des grands singes (Apes) dont la propension à la violence est attestée tout particulièrement chez les mâles : chez les Orang-outans, les grands mâles se livrent entre eux à des combats violents, alors que les petits mâles violent les femelles ; les gorilles mâles commettent des infanticides ; les chimpanzés mâles brutalisent les femelles et peuvent mener en bande des agressions territoriales qui les amènent à tuer et violer des chimpanzés appartenant à des groupes plus vulnérables[13]. Selon les auteurs de Demonic Males, la violence des mâles humains serait tout naturellement héritée de l’ancêtre commun aux hominidés et à ces espèces de primates : la violence masculine serait tout aussi démoniaque que celle de ces groupes patrilinéaires de mâles apparentés qui lancent des raids contre d’autres bandes de chimpanzés. Mais la nature même de ces combats indissociables du struggle for life ne tranche-t-elle pas avec la culture humaine de la guerre ?

L’opposition entre gorilles et chimpanzés, par exemple, naît des incursions en territoire voisin lorsque les ressources viennent à manquer, alors que le marquage du territoire dissuade habituellement de mener de telles incursions. Par contraste, les bonobos vivent dans un territoire sans montagne, au sud de la rivière du Zaïre, qu’ils ne partagent pas avec les gorilles qui ont migré vers des montagnes forestières : les mâles n’ayant plus besoin de défendre agressivement leur territoire et les femelles ayant appris à se regrouper pour se défendre contre les mâles contre toute copulation forcée ou maltraitance physique, cela aurait permis à cette espèce de petits chimpanzés de connaître une évolution naturelle qui a drastiquement réduit le niveau de violence entre sexes, entre mâles et entre groupes[14]. On pourrait en inférer a contrario que l’incursion territoriale d’un groupe animal n’est pas un casus belli. Ce serait bien plutôt un casus necessitatis provoqué, à notre époque, par la raréfaction des ressources consécutives au changement climatique et par la prédation humaine, laquelle réduit les territoires naturels des animaux sauvages de manière drastique dans le cadre d’une exploitation industrielle des forêts et de l’extraction des minerais destructrice du milieu naturel. Le casus necessitatis est, au sens de Kant, le droit équivoque dont jouit l’être humain en danger de mort de s’approprier la planche de salut de quelqu’un d’autre avec pour conséquence de provoquer1-2 une mort violente : pour sa part, Hobbes y voit un droit naturel à vivre en usant de toutes les ressources disponibles à l’état de nature (ce qui pourrait être extrapolé à l’animal en général). C’est donc bien la pression sur les ressources qui provoque l’agression du groupe de gorilles par un groupe de chimpanzés supérieurs en nombre qui tuent un nourrisson, dévoré par une femelle chimpanzé[15] : il en irait de même pour les chimpanzés de Jane Goodall qui sont en compétition pour un territoire et ses ressources[16] ; a contrario, le comportement pacifique des bonobos s’expliquerait par l’absence de compétition pour les ressources naturelles entre eux et des groupes de gorilles. Les animaux ne font pas la guerre et il y aurait un abîme entre l’agression animale et l’agressivité humaine à l’origine des violences en tous genres. Quand le seuil est-il franchi ?

Boire et manger implique un prélèvement tout naturel sur le milieu qui n’est pas encore prédation. La capture animale de la proie à dévorer n’est pas encore capture à la guerre du captif à dévorer, l’incorporation de l’eau n’est pas captation d’une source pour se l’accaparer (caparra). Le prélèvement féminin des fleurs et des fruits n’est pas de même ordre que la prédation masculine du butin par les guerriers (vols et viols). La violence proprement humaine commencerait dans cette zone trouble qui sépare le prélèvement de la prédation, la capture de la captation et de l’accaparement à l’origine de l’appropriation de la terre et des animaux, tout comme de l’emprisonnement des gens. Si le chasseur sauvage prélève brutalement sans commettre pour autant de violence, qu’en est-il de l’éleveur qui apprivoise et domestique ? N’est-ce pas la source originaire de la violence humaine envers les animaux ?

*
notes

[1] Nietzsche, Humain, trop humain (1886), § 452.
[2] C’est la thèse de Konrad Lorenz dans son ouvrage sur Le soi-disant Mal que serait l’agression dont l’éthologue autrichien raconte l’histoire naturelle : Das sogenannte Böse – die Naturgeschichte der Aggression (1963), trad. fr. L’Agression : une histoire naturelle du mal (1977). La traduction inverse à tort le titre allemand en enlevant, de surcroît, le terme soi-disant avec pour conséquence de présenter à contresens l’agression comme un mal, alors que Lorenz soutient qu’il s’agit d’un instinct nécessaire à la préservation de la vie et de l’espèce.
[3] Ibid., p. 53-54, trad. fr. p. 53-54. [4] Ibid., p. 55, trad. fr. p. 56.
[5] Ibid., p. 7-8, trad. fr. p. 5-7.
[6] Ibid., chap. 13 « Ecce homo ».
[7] Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, coll. « Folio-essais », 2005, p. 583-587. L’hypothèse de Descola à propos des Jivaros s’inspire de Viveiros de Castro (1993) et s’accorde ainsi avec l’interprétation que l’ethnologue brésilien propose du monde tupi comme ontologiquement fondé sur une économie symbolique de la « prédation cannibale des ennemis » (p. 545, cf. p. 438).
[8] Loïc Bollache, Quand les animaux font la guerre, humenSciences, 2023, p. 124-125.
[9] Descola, Par-delà nature et culture (2005), p. 48-51. [10] Ibid., p. 24-25.
[11] Bollache, Quand les animaux font la guerre (2023), p. 127-130.
[12] Ibid., p. 76-78.
[13] Richard Wrangham & Dale Peterson, Demonic Males – Apes and the Origins of Human Violence (1997) : en voir le chapitre 7 intitulé « Relationship Violence ».
[14] Voir les chapitres 10-11 de Demonic Males.
[15] Bollache, Quand les animaux font la guerre (2023), p. 121-122.
[16] Ibid., p. 28-33.