polis

Hostile à ce qui est humain, la propagande présuppose que le principe d’après lequel la politique doit naître d’une vision commune, ne serait qu’une façon de parler

Max Horkheimer, “Propagande”, Notes critiques à la Dialectique des Lumières (1946)

le sens du politique

Il n’est pas anodin d’engager la réflexion sur le sens du politique à partir du terme polis, qui désigne une cité administrée par une communauté citoyenne de manière relativement autonome. Car l’usage du terme politique, au sens strict et fort de l’isonomia et de la demokratia pratiquées dans les cités antiques, tranche avec l’emploi faible et indifférencié du terme pour désigner, à notre époque, tout système organisant la vie publique d’une société sur un territoire déterminé en fixant la modalité de la prise de décision, dite politique, par le pouvoir souverain. Y a-t-il une commune mesure entre ces différents sens du terme politique ?

La politique ou la guerre ? (2021) 

Elle-même politique, la décision théorique de mettre en avant le sens normatif du terme polis, au détriment de l’usage descriptif et indifférencié du terme “politique”, permet de reconnaître l’opposition de principe entre un système prétendument politique, qui vise à la soumission antisociale des sujets socialisés, et un mouvement véritablement politique de collectifs citoyens, qui vise à s’en émanciper pour instituer un autre type de société. Par suite, la réflexion sur les sens du politique est nécessairement articulée à celles sur les sens du social (cf. societas) et sur les sens de la guerre (cf. pólemos). Encore faut-il éviter toute confusion, en particulier entre polémique et politique.

C’est d’autant plus urgent et nécessaire à propos de la guerre, dont la modalité contemporaine est sans commune mesure avec la guerre primitive. Car la guerre de scission que pratiquaient les tribus dites primitives était un dispositif inconscient pour entraver l’irruption d’un système de soumission des tribus à un pouvoir séparé de la société, la pax incaïca impliquant le règne despotique de l’Inca sur sa propre tribu autant que sur les autres tribus : originairement, la guerre était une pratique politique de la société sauvage qui entravait la fusion des tribus en une nation hiérarchiquement divisée en castes ou en classes. En un sens élargi du terme, la guerre primitive était donc une forme paradoxale de politique, menée par la société contre l’émergence de l’État.

Grâce à ce décentrement ethnologique auquel nous invite l’anthropologie politique de Clastres, le terme politeia n’est plus entendu dans le sens strict que lui donne le grec ancien, mais dans un sens suffisamment large pour exclure tout ethnocentrisme et, donc, inclure la politique primitive des tribus sauvages. Il n’est pas besoin d’une polis pour que politique se fasse. Il suffit d’une association en groupes d’individus qui s’entendent, malgré leurs conflits, à respecter les règles sociales de l’échange de dons contre dons (Mauss), que ce soit à l’intérieur du groupe ou entre groupes, qu’il s’agisse d’échange de biens entre groupes amis ou qu’il soit question, au contraire, d’échange de coups entre camps ennemis. Une théorie critique de la société politique ne peut faire l’impasse sur ce sens perdu du politique qu’il s’agirait de retrouver.

Le danger qui menace notre époque, c’est de perdre le sens même du politique. Les Temps modernes étant une époque de guerres et de révolutions violentes, l’essence du politique y est en effet pratiquement imperceptible : le sens polémique imputé au terme politique l’emporte dans les esprits. En contrepoint, la globalisation des économies locales et nationales tend à enlever tout pouvoir de décision aux instances politiques qui régissent les États (gouvernements, parlements, etc.). Les responsables des politiques gouvernementales doivent désormais gérer les nécessités : le sens administratif attribué au terme politique par les cercles politiciens et médiatiques domine la vie publique des sociétés actuelles.

Des phénomènes de facture radicalement différente, comme la guerre ou la diplomatie, l’administration des affaires publiques ou sa gestion bureaucratique, sont regroupés sous la même catégorie du politique. C’est insensé d’un point de vue proprement politique : la délimitation commune du champ politique implique des confusions qu’il conviendrait de dissiper en introduisant des distinctions normatives. C’est l’objectif premier de la théorie critique du politique qu’il s’agit de présenter ici : dégager le principe du politique en le démarquant de toute forme d’activité polémique ou bureaucratique.

Il faut prendre position à la fois contre la destruction polémiste du politique et contre sa réduction iréniste à l’administration bureaucratisée des affaires publiques. Contre le non-sens polémique et le contre-sens bureaucratique, il convient de redonner au terme politique son sens propre en replongeant à sa source grecque. Aux antipodes de la domination, la polis constitue une association autonome de citoyens qui se gouvernent mutuellement et participent activement à l’administration des affaires publiques. Dans un système (anti)social, cela passe à la fois par une lutte politique entre partenaires (agôn) et par un combat de type politique entre adversaires en conflit (éris), deux formes de confrontation qui sont sans commune mesure avec l’affrontement armé de la guerre (pólemos).

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Une théorie critique de la société politique, qui vise à définir l’essence du politique, doit discerner les sens contradictoires qui sont donnés au terme “politique”. L’antinomie sur les sens du politique se réduit, schématiquement, à l’opposition radicale entre deux termes :

dominer pour soumettre !
                   ou bien
s’associer pour s’émanciper…

Or l’usage d’un même terme dans des sens opposés ne peut qu’engendrer toute une série de confusions qu’il convient de lever. Au vu de la toute-puissance du processus polémique à l’époque moderne, il convient, en premier lieu, de réfuter la confusion entre guerre et politique, de façon à substituer à la dissolution polémique du politique une théorie critique du conflit, qui discerne différents types de confrontation et distingue en particulier deux formes de politique : l’agonistique entre partenaires et l’éristique entre adversaires (p. 2). En second lieu, il faut récuser la réduction de la politique, souveraine, à l’administration des affaires publiques, alors qu’il ne s’agit que d’un simple moyen, de surcroît destiné à se bureaucratiser si une dynamique politique ne la régénère pas périodiquement (p. 3). La dynamique politique pouvant elle-même prendre la forme bureaucratisée d’une mobilisation populiste, la réflexion sur l’engagement civique ou citoyen implique une théorie critique du mouvement politique (p. 4). Or la théorie critique du politique n’entend dissiper toutes ces confusions que dans l’objectif de contribuer à dégager la perspective pratique d’un mouvement effectif d’émancipation qui s’engage, de manière forcément autonome, contre la soumission (anti)sociale à un système intrinsèquement hétéronome : récusant la dichotomie construite entre réforme et révolution, la théorie critique de l’émancipation qu’il s’agit d’esquisser défend l’option subversive d’un réformisme révolutionnaire comme voie politique pour initier un tel mouvement instituant (p. 5). Ce sont les différents moments de la réflexion menée sur le sens du politique :

        1. la politique contre la guerre (p. 2) ;
        2. les sens du politique (p. 3) ;
        3. théorie critique du mouvement politique (p. 4) ;
        4. théorie critique de l’émancipation (p. 5).