Le monde sens dessus dessous

Séquence existentielle
Le monde vécu

 3.0
Le monde de vie (Husserl)

3.1
Heidegger Sein und Zeit (1927)
Le phénomène du monde
(das Weltphänomen)

Le monde est indissociable de l’être qui en fait l’expérience et, à ce titre, le monde est un existential par essence indissociable de l’existant : cet être ou étant (Seiende) que Heidegger répugne à appeler l’être humain (Mensch) [§ 4], à cause de l’interprétation anthropologique ou moraliste de l’humanité de l’humain, c’est l’être-là (Dasein) qui se pose la question de son être en même temps que celle de l’être ; c’est l’être pour lequel il y va de son être au sein du monde qui est là (da), le monde étant le là (Da) où l’être-là (Dasein) fait l’expérience de lui-même, des autres, des autres choses et du monde. Mais de quelle nature est le monde ? Quelle est l’essence du monde ?

Zum Dasein gehört aber Wesenhaft: Sein in einer Welt. Das dem Dasein zugehörige Seinsverständnis betrifft gleichursprünglich das Verstehen von so etwas wie „Welt“ und Verstehen des Sein des Seiendes das innerhalb der Welt zugänglich wird. [§4, S.13[1]]

[1] Martin Heidegger, Sein und Zeit (1927), Niemeyer Verlag, 1993. La référence précise le § et la page de l’édition allemande qui est indiquée dans la traduction par E. Martineau : Être et Temps (Authentica, 1985). L’ouvrage est constitué de 83 § répartis entre l’introduction et la première partie, la seule publiée, qui contient deux sections comprenant chacune six chapitres.

L’être de l’étant que nous sommes est terminologiquement conçu comme Dasein [§2,7 vs §4,11] : cet être, qui a à être (zu sein haben) l’être qu’il est comme étant sien à sa manière (sein Sein als seiniges), se rapporte à son être à travers l’existence qui le détermine, l’existence étant l’être auquel il se rapporte d’une manière ou d’une autre [§4,12]. Comme 1. l’être-là a à être, son essence repose dans son existence : 2. chacun a à être lui-même, en personne et en propre, en se décidant pour une possibilité sienne, de sorte qu’il peut se perdre ou se gagner en se choisissant, d’une manière authentique qui lui soit propre (sich zueigen) ou d’une manière inauthentique (Uneigentlichkeit) à la mesure de son affairement intéressé et excité par sa capacité jouissive [§9,42-43].

Il y a donc fondamentalement deux modalités du rapport à l’être : l’existence peut être saisie par chaque Dasein ou au contraire manquée [§4,12] – ce sont des modalités (Weisen) ou manières d’exister respectivement authentique ou inauthentique –, selon que le Dasein se comprend et décide de son existence à partir de lui-même ou à partir du monde.

Das Verstehen kann sich primär in die Entschlossenheit der Welt legen, das heißt das Dasein kann sich zunächst und zumeist aus seiner Welt her verstehen. Oder aber das Verstehen wirft sich primär in das Worumwillen, das heißt das Dasein existiert als es selbst. Das verstehen ist entweder eigentliches, aus dem eigenen Selbst als solchen entspringendes, oder uneigentliches. Das „Un-„ besagt nicht, daß sich das Dasein von seinem Selbst abschnürt und „nur“ die Welt versteht. Welt gehört zu seinem selbstsein als in-der-Welt-sein. Das eigentliche ebenso wohl wie das uneigentliche Verstehen können wiederum echt und oder unecht sein. Das Verstehen ist als Seinkönnen ganz und gar von Möglichkeit durchsetzt. Das Sichverlegen ist eine der Grundmöglichkeiten des Verstehens legt aber die andere nicht ab. Weil vielmehr das Verstehen jeweils die volle Entschlossenheit des Daseins als In-der-Welt-sein betrifft, ist das Sichverlegen des Verstehens eine existenziale Modifikation des Entwurfes als Ganzen. Im Verstehen von Welt ist das In-Sein immer mitverstanden, Verstehen der Existenz als solcher ist immer ein Verstehen von Welt. [§31,146 ; cf. §44b,221]

Partir du monde pour se comprendre, cette seconde possibilité qui est la manière d’être et de se comprendre au quotidien est chronologiquement première et la plus fréquente (zunächst und zumeist) : c’est qu’il y a une tendance, inhérente à la constitution d’être du Dasein, à se comprendre à partir de l’étant auquel il se rapporte constamment et de prime abord, à savoir le ‟monde”.

Das Dasein hat vielmehr gemäß einer zu ihm gehörigen Seinsart die Tendenz, das eigene Sein aus dem Seienden her zu verstehen, zu dem er sich wesenhaft ständig und zunächst verhält, aus der „Welt“. [§5,15]

Das Dasein hat nicht nur die Geneigtheit, an seine Welt, in der es ist, zu verfallen und reluzent aus ihr her sich auszulegen, Dasein verfällt in eins damit auch seiner mehr oder minder ausdrücklich ergriffenen Tradition. [§6,21]

Les guillemets de distanciation signalent le problème posé par la conception du monde inhérente à l’expérience quotidienne qu’on en fait habituellement. Or cette conception a été reprise et véhiculée par toute une tradition philosophique.

[I, chap. 1-2]

Il faut reprendre cette tradition (afin de la détruire) en travaillant l’idée d’un ‟concept naturel du monde”, qui n’est qu’une apparence, et ne pas chercher à mettre en ordre les images du monde (comme Dilthey) sans avoir au préalable éclaircie l’idée explicite de monde en général. Or, le monde étant constitutif du Dasein, l’élaboration conceptuelle du phénomène du monde exige de comprendre les structures fondamentales du Dasein [§11,51-52]. C’est pourquoi l’analytique du Dasein procède en trois temps pour analyser l’être dans (3) le monde (1) de l’être-là (2) :

      1. das in der Welt : l’analyse du monde dans lequel se trouve le Dasein, c’est-à-dire la détermination de l’idée de ce qui en fait un monde – ce qui correspond à l’Umwelt– ;
      2. l’étant lui-même qui est au monde, de manière quotidienne – ce qui correspond au Selbstwelt (indissociable du Mitwelt comme Man-Selbst als Man-Welt dans le monde public) – ;
      3. et, enfin, l’analyse de la constitution ontologique de l’être-dans: das in-Sein en son Inheit [§12,53].

Or il faut analyser précisément la manière d’être dans le monde en raison de l’ambiguïté corrélative à la différence décisive qu’il y a entre deux manières d’être dans… (le monde), selon le type d’étant dont il est question :

    1. une chose qui est (sans être là comme l’être-là) ;
    2. ou bien l’existant qu’est l’être-là lui-même.

D’une part, quelque chose est dans le monde conçu comme l’espace dans lequel se trouve l’ensemble des étants, chacun y ayant sa place ou son lieu (Ort) bien déterminé : par exemple, l’eau est dans le verre ou l’habit dans l’armoire, tout comme le banc est dans l’amphithéâtre, qui est lui-même dans l’université, comme celle est elle-même dans la ville, etc. Et toutes les choses sont ainsi dans l’univers comme espace du monde (Weltraum) selon des déterminations catégoriales qui correspondent à la constitution d’être de ces choses données ou présentes dans le monde en ce sens-là (vorhanden).

D’autre part, l’existant lui-même se caractérise par une constitution d’être de facture existentiale : comme le monde, l’être-dans de l’être-là est un existential dont le sens s’éclaire étymologiquement par le fait que le dans (in=innan) signifie habiter ou séjourner en prenant soin de cultiver ce qui est ainsi colo(nisé) ; être-dans, pour moi qui suis, signifie que je suis auprès du monde (bei… der Welt), au sens où je suis près de ce qui m’est familier (vertraut). C’est ce que le français rend par être-au-monde au sens où je suis auprès de… ou à même quelque chose. L’être-au-monde implique de s’ouvrir au monde (Aufgehen in der Welt) et, donc, de s’y perdre [§12,54] au quotidien en y rencontrant (begegnen) d’autres étants en fonction de ce qui préoccupe (Besorgen) l’existant et ce pour quoi il s’affaire : utiliser ou produire quelque chose, en prendre soin ; entreprendre, informer, considérer, discuter, etc. Car être-au-monde, c’est essentiellement être en rapport au monde (Sein zur Welt) pour s’y procurer quelque chose : ce qui révèle le souci (Sorge) comme être de l’être-là [§12,57]. Encore faut-il préciser que l’existant ne se met pas en rapport avec le monde comme s’il existait indépendamment du monde et qu’il ne se mettait en relation avec lui qu’en sortant de son isolement initial : l’existant est toujours à même le monde dont il fait partie intégrante.

Das Seiende, das wesenhaft durch das In-der-Welt-sein konstituiert wird, ist selbst je sein „Da“. [§28,132]

Das Dasein ist existierend sein Da, besagt einmal: Welt ist „da“; deren Da-sein ist das In-Sein. Und dieses ist im gleichen „da“ und zwar als das worumwillen das Dasein ist. [§31,143]

Comme l’appréciation catégoriale du dasein est à contresens de l’expérience existentiale du monde comme là de l’être-là, il n’y a pas de coexistence entre l’être-là (le dasein) et le monde (comme le là) au sens d’une juxtaposition (Nebeneinander) de deux étants [*cf. Nietzsche, Gai savoir, § 346]. Inversement, même si on dit bien, par exemple, que la table est près de la porte et que la chaise touche le mur, une chose ne peut pas être auprès d’une autre, ni la toucher : comme elles sont dépourvues de monde (weltlos), deux choses ne peuvent pas plus se rencontrer que se toucher. L’existant peut bien, au même titre que les choses sans existence, être saisi comme étant seulement présent (als nur Vorhandenes) d’un certain point de vue – c’est celui de la contemplation théorique, par exemple, de la science mathématique de la nature – ; mais cela présuppose de faire complètement abstraction de la constitution existentiale de l’être-dans (comme être-au-monde) qui renvoie à la manière, propre au dasein, d’être (eine dem Dasein eigene Weise) et de comprendre son être le plus propre (sein eigenstes Sein) comme facticité : c’est que la factualité du fait de l’existant présent dans le monde n’est pas de même ordre ou essence que les autres étants ‟intra-mondains” [§12,56], ce que les guillemets font à nouveau remarquer. Il y a une spatialité propre de l’existant qui n’est pas dans l’espace comme une chose y est présente, comme si la chair de son corps (Leiblichkeit) était une chose corporelle présente dans le monde en même temps que la chose intellectuelle qui lui est associée (Zusammen-vorhanden-sein eines Geistesdinges mit einem Körperding). Être au monde, ce n’est pas avoir un monde alentour comme on le dit habituellement [§12,58].

La méprise inhérente à cette conception abstraite de la présence de l’esprit dans le corps peut être illustrée à travers l’exemple de la relation de l’âme au monde dans la connaissance théorique : das Welterkennen comme modalité dérivée de l’être-dans [§13] à travers lequel l’être humain prend connaissance de la nature à connaître. Pour Heidegger, la relation entre le sujet et l’objet de la connaissance ne recouvre pas le rapport entre l’existant et le monde (60). La connaissance du monde n’est qu’un mode dérivé ou déficient du rapport au monde qui n’en considère plus que l’aspect (eidos) pur et simple : la contemplation du monde considéré uniquement comme présent présuppose en effet de se soustraire à l’emprise initiale du monde (benommen) avec lequel s’affairait l’existant en s’y procurant ce qui l’occupait ou le préoccupait ; la conséquence, c’est que l’existant ne sort pas de sa sphère intérieure où il serait tout d’abord enfermé, comme dans une capsule, pour prendre connaissance du monde hors de lui-même, vu qu’il est toujours déjà ‟dehors”, auprès de l’étant rencontré d’un monde toujours déjà découvert (62).

Il convient donc d’interpréter prudemment la connaissance du monde en refusant le paradigme cartésien-kantien de l’opposition entre sujet et objet pour lui préférer l’analyse du phénomène du monde au sein duquel se trouve l’existant. Car Kant n’a pas vu le phénomène du monde, ramenant le moi à un sujet isolé, alors que je-suis-dans-un-monde [§64,321], et ce contre le cogito cartésien [§43a,211] qui conçoit le sujet comme sans-monde [§23,110]. Le phénomène du monde, dont la structure fait que le monde est monde (Welt), c’est ce à quoi se rapporte la compréhension du dasein rencontrant les étants avec lequel il est en rapport [§18,86]. En quoi consiste le phénomène du monde qu’il s’agit de décrire ?

3.1.2
Le monde comme monde environnant
(et non comme espace naturel)

[I, chap. 3, §14]

Faire voir ce qui se montre comme étant à l’intérieur du monde amène à constater en premier lieu ce qu’il y a dans le monde : des maisons, des arbres (des animaux), des hommes, des montagnes, le ciel étoilé. Ce sont des choses : des choses naturelles et des choses ayant de la ‟valeur”. La nature est elle-même un étant qui est rencontré à l’intérieur du monde et peut être découvert de différentes manières et à différents degrés. Mais la manière dont la science mathématique de la nature explique l’être de la nature, cette ontologie ne rencontre jamais le phénomène ‟monde” [§14,63] comme existential indissociable de l’être-là : c’est que cette ontologie en reste à la description ontique de l’étant intra-mondain sans comprendre l’être spécifique de l’existant qui est au monde (64). La nature, prise au sens catégorial de la nature de quelque chose, est le cas-limite de l’être de l’étant intramondain, mais la connaissance théorique de la nature de cet être naturel la considère comme si elle était en dehors du monde au sens existential du terme : considéré de manière catégoriale, le monde cesse d’être monde (Entweltlichung der Welt), de sorte qu’il s’avère impossible de comprendre le monde en tant que monde (Weltlichkeit) à partir de la nature au sens catégorial ; c’est ainsi que l’ontologie traditionnelle, qui interprète le monde à partir de la nature et donc de l’étant intramondain, enlève au monde sa mondanité (Entweltlichung). Même le phénomène de la ‟Nature” au sens du concept romantique ne peut lui-même être appréhendé qu’à partir du concept existential de monde (65).

La nature qui nous entoure est un étant intra-mondain, mais elle n’a ni la manière d’être de l’objet utilisé, ni celle de la chose présente sous le mode de la choséité naturelle [§43c,211]. Tous les modes d’être de l’étant intra-mondain sont ontologiquement fondés dans l’être monde du monde et par là même dans le phénomène de l’être-au-monde. La nature matérielle ne doit donc pas être conçue comme la couche fondamentale des choses naturelles auxquelles s’ajouteraient les choses utilisées avec la valeur de leurs qualité propre [§21,99].

Il faut donc éviter toute confusion du monde avec la nature et élucider l’essence du monde en distinguant les sens différents du terme monde. Selon Heidegger, il y a deux fois deux sens :

Ā

1. comme concept ontique, le monde est l’ensemble de ce qui est présent à l’intérieur du monde ;
2. ontologiquement, le monde est l’être des étants qui se trouvent dans la région du monde en question (par exemple le monde du mathématicien).

A

3. dans un sens ontique, le monde est l’étant ‟dans” lequel l’être-là ‟vit” factuellement et où il rencontre les étants intra-mondains. C’est à la fois le monde public que nous avons en commun (die öffentliche Wir-Welt), et le monde environnant (die Umwelt) propre et proche ;
4. ontologiquement, le terme monde désigne ce qui fait que le monde est monde : sa mondanité.

C’est pourquoi Heidegger décide de restreindre l’usage du terme monde au sens 3. ontique du Là (Da) et d’user des guillemets pour parler du ‟monde” au sens 1. de l’ensemble ontique de ce qui est. La confusion des deux sens est fatale, puisqu’elle revient à céder à la mésinterprétation quotidienne de l’être de l’existant qui se comprend à partir du monde comme étant lui-même intra-mondain et, donc, présent dans le monde comme les choses : le phénomène du monde ne peut alors que disparaître au profit des choses à cause de cette identification au monde qui amène l’existant à s’y perdre. Cette double sens du terme monde est également à l’origine de la question insensée de savoir comment prouver la réalité du monde extérieur, alors que l’existant qui pose cette question est toujours déjà au monde :

Die Frage, ob überhaupt eine Welt sei und ob deren sein bewiesen werden könne, ist als Frage, die das Dasein als in-der-Welt-sein stellt […] ohne Sinn. Überdies bleib sie mit deiner Doppeldeutigkeit behaftet. Welt als das worin das In-seins und „Welt“ als innerweltliches Seiendes, das Wobei das besorgenden Aufgehens, sind zusammengeworfen, bzw. gar nicht erst unterschieden. Welt ist aber mit dem Sein des Daseins wesenhaft erschlossen; „Welt“ ist mit der Entschlossenheit von Welt je auch schon entdeckt. […] Man stellt die Frage nach der „Realität“ der „Außenwelt“ ohne vorgängige Klärung des Weltphänomens als solchen. Faktisch orientiert sich das „Außenweltproblem“ ständig am innerweltlichen Seienden (den Dingen und Objekten). [§ 43a,202-203]

[méthode]

Comme le problème du monde extérieur s’oriente constamment sur les choses et les objets qui sont intra-mondains ou dans le monde, il faut au préalable éclaircir le phénomène du monde [§43a,203] pour poser correctement la question. Du point de vue de la méthode, il convient de considérer le phénomène du monde à partir de l’expérience que l’existant en fait. Or le monde ne lui apparaît pas sous la figure de la nature avec ses repères objectifs : l’être-en-soi du ‟vrai monde”, c’est le monde dont l’existant a l’expérience quotidienne pour s’en préoccuper [§23,106]. Par exemple, le marteau y est appréhendé comme outil, il n’est pas considéré comme chose corporelle soumise à la loi de la pesanteur [§69b,361]. Au lieu de passer directement à la chose qui sont considérée de manière théorique, il convient d’analyser l’être propre aux objets utilisés [§43,201]. C’est pourquoi Heidegger commence par analyser le monde environnant des objets utilisés [§15], et non pas les choses naturelles, même si elles s’y trouvent en tant que ressources à exploiter (70).

Die nächste Welt des alltäglichen Daseins ist die Umwelt. [§14,66]

[§15]

Le monde dans lequel nous existons de prime abord n’est pas plus la nature que l’espace cartésien. Ce monde proprement humain n’est pas constitué de choses naturelles que nous pouvons à l’occasion contempler, le monde singulier qui m’environne (Umwelt) est fait d’objets fonctionnels avec lesquels je m’affaire : les Grecs dénomment pragmata ces ‟choses” qu’on se préoccupe d’utiliser[1] en vue de régler une affaire bien précise grâce à tel ou tel outil (Zeug) qui sert à faire ceci ou cela (68) ; il y a monde, parce que ces outils en vue de… (um zu) forment un Tout (ein Zeugganzes) de renvoi mutuel (Verweisungsganzheit) pour habiter, par exemple, ou pour fabriquer (herstellen).

[1] Dans le cours de 1929-1930 sur le monde comme concept fondamental de la métaphysique, Heidegger a élucidé la différence entre l’objet artificiel qui est utilisé et l’être naturel qui vit : la chose utile (Gebrauchsding) est apprêtée en vue d’une opération, mais cette faculté (Fertigkeit) artificielle n’est pas de même ordre que la capacité (Fähigkeit) naturelle des organes [GA 29/30, S.321-329].

Ce monde forme concrètement une totalité instrumentale d’outils à disposition (zuhanden) ou disponibles (verfügbar) qui se renvoient les uns aux autres en vue de… (69) : concrètement, c’est par exemple la chambre, non comme espace géométrique délimité par des murs, mais comme lieu d’habitation (Wohnzeug) effectivement aménagé, avec portes et fenêtres, meubles et lampes, table où se trouve de quoi écrire (plume, encre, papier, etc.) ; c’est l’atelier (Werkstatt : cf. 71,75) pour fabriquer l’ouvrage (das Werk) avec des outils (Werkzeug) en faisant usage de quelque chose pour autre chose (70). Ce que l’existant affairé comprend très bien de manière pragmatiquement avisée (Umsicht) en utilisant les objets utiles en fonction de ce à quoi ils servent, et ce sans les considérer de manière théorique (das theoretische Verhalten ist unumsichtiges Nur-hinsehen). C’est que la corrélation de l’ouvrage avec l’objectif (wozu), compte tenu du matériau (woraus) à disposition, renvoie à ce au nom de quoi (Worum-willen) cela est fabriqué et, donc, aux existants concernés : l’artisan qui produit ; l’utilisateur par rapport au corps duquel – le corps vivant (Leib) révèle la spatialité du dasein – l’ouvrage est taillé sur mesure, à moins qu’il ne s’agisse d’une production industrielle de taille moyenne (70-71). Mais quel rapport le monde environnant entretient-il avec la nature et avec les êtres naturels qui s’y trouvent ?

Les produits naturels de type minéral (minerai, etc.), végétal (bois, etc.) ou animal (peau, etc.) sont intégrés dans le monde environnant, comme des étants n’ayant pas à être fabriqués qui permettent de découvrir la ‟nature” à la lumière de ses ressources naturelles : la forêt comme réserve de bois, la montagne comme carrière de pierre, le fleuve comme force hydraulique, etc. Mais il est possible de faire abstraction de cette manière utilitaire de rencontrer la nature comme ressource à disposition, dont le type d’être est donc la disponibilité (Zuhandenheit), pour en considérer la seule présence pure (Vorhandenheit). Reste que cette contemplation de la nature, qui en permet la connaissance théorique [cf. 61] par la science physique (Naturwissenschaft) mathématique [cf. 63], n’en est aucunement une contemplation esthétique qui la découvrirait comme Naturmacht : la nature qui s’impose à nous comme ce qui « tisse et désire[1] », qui nous subjugue comme paysage, reste cachée à cette découverte physicienne ; car les plantes du botaniste ne sont pas plus des fleurs sur la rive du Rhin que le surgissement géologiquement repéré d’un fleuve n’en est la source profonde (70, cf. 64). Il y a donc trois approches de la nature : 3. le concept romantique qui en célèbre la toute-puissance ; 2. la physique qui en analyse les lois ; 1. l’usage quotidien qui s’en sert comme du reste…

[1]Mir wird so licht !
Ich schau’in diesen reinen Zügen
Die wirkende Natur vor meiner Seele liegen

[…]
Wie alles sich zum Ganzen webt,
Eins in dem andern wirkt und lebt !
Wie Himmelskräfte auf und nieder steigen
[Goethe, Faust, v.439-441,447-448]

Or l’ouvrage n’est pas seulement dans le monde domestique de l’atelier, mais également dans le monde public (71). Partir du monde domestique des objets utilisés au quotidien révèle ainsi le monde public tout autant que la nature environnante qui s’y trouve découverte dans une certaine direction par les édifices publics (voies publiques, ponts, etc.). Or les bâtiments publics sont bâtis en fonction des intempéries tout comme de la clarté du jour ou de l’obscurité de la nuit. Heidegger ajoute l’exemple de l’horloge qui prend en compte l’état du soleil en fonction de la constellation (hémisphère) par rapport au système du monde (im Weltsystem). L’usage de la nature prend donc en compte l’environnement naturel comme disponible ou utilisable. Mais ce n’est pas pour autant une saisie théorique de l’aspect[1] des choses comme si la matière du monde (Weltstoff) existait tout d’abord en soi, objectivement donc, avant d’être subjectivement qualifié par le sujet perceptif. Contestant ce présupposé que la connaissance théorique est première, alors que c’est un mode dérivé de l’être-au-monde, Heidegger soutient que la disponibilité est le type d’être des étants en soi dans le monde que l’existant rencontre (71). Pour autant, cela ne signifie pas que le monde public soit compris comme appartenant au monde vécu par l’être humain, ni que le monde soit compris en tant que tel. Mais, par contraste, en quoi consiste le phénomène du monde (Weltphänomen) qui vient d’apparaître avec les étants intramondains disponibles ?

[1] Aspekte (71) renvoie ici l’aspect pur de la forme idéelle des choses que la connaissance théorique permet de regarder (hinsehen) attentivement (69) pour la contempler : das innerweltliche begegnende Seiende nur noch in seinem puren Aussehen (εἶδος) begegnen » [§13,61].

[§16]

Welt ist selbst nicht ein innerweltlich Seiendes, und doch bestimmt sie dieses Seiende so sehr, daß ist nur begegnen und entdecktes Seiendes in seinem Sein sich zeigen kann, sofern es Welt „gibt“. Aber wie „gibt es“ Welt? [§16,72]

Le monde n’est pas un étant intra-mondain, en tant même qu’il est la condition de possibilité pour que l’existant puisse les rencontrer : il y a le monde, là, comme donné. Heidegger interroge ici le fait linguistique que l’allemand use du verbe donner (geben) pour dire il y a (es gibt). Mais qu’en sait l’existant à même son expérience quotidienne et pragmatique du monde environnant où il se livre aux objets utilisés ?

Paradoxalement, il faut une perturbation de ce qui se passe habituellement pour que puisse apparaître a contrario la conformité au monde de l’intra-mondain. Car l’instrument qui ne sert plus à rien se trouve tout simplement là (da) : le dérangement qui le fait remarquer ou s’imposer (Auffallen) comme ce qui ne fonctionne plus change le statut de l’outil, qui cesse d’être un objet utilisable pour se révéler comme une chose constamment présente qui était toujours déjà là. Pour autant, l’outil à réparer n’est pas encore une chose présente à contempler : l’artisan désœuvré le découvre bien plutôt sous la modalité déficiente de ce qui fait cruellement et urgemment défaut (Aufdringlichkeit). L’outil, qui gêne de se trouver sans être utilisable, fait de même surgir la présence de l’objet qui était toujours déjà là (73-74). Ces trois modalités de la perturbation ont ainsi la fonction – aux yeux de Heidegger – de faire apparaître le caractère d’être de la présence (Vorhandenheit), inutile, dans le monde [*qui peut alors être compris] comme , c’est-à-dire comme lieu ouvert avant toute considération théorique. Par conséquent, le monde s’annonce sans encore apparaître à proprement parler :

Der Zeugzusammenhang leuchtet auf nicht als ein noch nie gesehenes, sondern in der Umsicht ständig im vorhinein schon gesichertes Ganzes. Mit diesem Ganzen aber meldet sich die Welt. [§16,75]

Comme tout le monde restait en arrière-plan de l’ensemble de l’atelier avec tous ses outils tout en s’annonçant (sich melden) avec ce Tout, la rupture de la structure de renvoi perturbée fait apparaître le monde environnant (Umwelt) comme étant tout simplement là, dans ce qui est ‟là” avant tout constat : le monde comme lieu est toujours déjà ouvert (erschlossen), sans être découvert (entdeckt) ou aperçu comme le sont les étants rencontrés dans le monde ; il est compris, au sens où le contenu est com-pris avec, sans être réfléchi par la compréhension pragmatique de la vie quotidienne. Le monde n’est donc pas dans le sens où les objets utiles sont disponibles : il n’est pas lui-même disponible (zuhanden) comme les objets utiles. Ce qu’atteste le fait que la révélation ou l’éclairage du monde (Aufleuchten der Welt) en tant que monde s’opère au détriment des objets utiles qui, devenus inutiles, cessent d’appartenir au monde (Entweltlichung des Zuhandenen), alors que ce sont pourtant les étants en soi dans le monde [*contra Kant] : au niveau théorique, donc, le monde environnant apparaît comme lieu d’apparition des choses présentes, qui sont dérivées des objets disponibles. L’apparition du monde en tant que tel présuppose la disparition des objets utilisables comme condition du recul par rapport au monde de vie quotidien par lequel l’existant se laisse emporter (benommen). Cela signifie donc a contrario que l’être-au-monde quotidiennement en acte ne laisse pas apparaître le monde, même si le monde y est ouvert au préalable (vor-erschlossen) comme lieu du dasein, lieu où il se perd en se laissant emporter par sa familiarité avec le monde (76) qui l’entoure. En résumé, il y a donc trois moments à distinguer dans le rapport au monde (Bezug zur Welt) de l’existant :

(1) usage quotidien et irréfléchi des objets en soi dans le monde. Le vrai monde, qui est quotidien et pragmatique, de sorte que l’être en soi de l’objet est inhérent à l’instrument, et non pas à la chose théoriquement contemplée en sa présence ;

(2) en conséquence de la perturbation de l’usage habituel des outils, qui fait qu’il n’est plus ou pas là, apparition du (pour s’affairer avec… et à partir de…) comme lieu dans lequel se trouvaient l’outil, désormais déficient, et l’ensemble fonctionnel qui servait pour… Le monde environnant familier en lequel l’être-là est et vit est éclairé comme le lieu au sein duquel l’existence s’ouvre à une possibilité de faire (usage de quelque chose par exemple) ;

(3) contemplation de la chose abstraite : les choses apparaissent désormais présentes, du fait de la distance prise par la considération théorique des choses comme présentes, et non plus comme disponibles.

En conclusion, contrairement à ce que soutient l’ontologie traditionnelle, le ‟vrai” monde n’est pas révélé par la contemplation théorique des choses en soi : ce qui ferait du monde une donnée d’ordre catégorial. Le monde, d’ordre existential, est donné à l’existant…

[§17]

Le signe a pour spécificité de donner explicitement à voir des repères pour s’orienter dans le monde, de sorte que le signe est un instrument qui manifeste directement son appartenance au monde en lui-même en en explicitant les corrélations : le signe a pour fonction de rendre manifeste le monde environnant. Cette fonction de signaler explicitement par une signalisation remarquable permet non seulement de s’orienter dans le monde, mais encore d’y découvrir des signes (dans la nature) : par exemple, le vent du Sud passe pour un signe de pluie dans le contexte de l’agriculture. Pour autant, cette lecture des signes dans le monde ne revient pas à découvrir une chose présente qui aurait ensuite la fonction de permettre de prévoir le temps par exemple.

[§18]

Le signe comme signal ayant été écarté comme un cas particulier de renvoi qui envoie un signal pour se repérer, Heidegger en revient à la structure générale du renvoi pour analyser la manifestation du monde comme tel (Weltlichkeit der Welt). C’est que le rapport au monde de l’existant n’est pas propre aux signes, mais inhérent aux instruments qu’utilise l’existant : ces objets utiles ont une importance (Bedeutsamkeit) qui les amène à signifier (be-deuten) quelque chose pour l’existant familier avec leur importance significative (87). Les totalités instrumentales comme l’atelier ou la ferme renvoient ainsi primairement aux existants pour qui elles sont faites : l’être-là, dont l’être est en rapport au monde où se trouvent des objets utiles, et non une matière seulement présente ; c’est par rapport au dasein que les étants peuvent être découverts et le monde ouvert. Car c’est l’existant qui les rencontre, au sein de ce monde familier où toutes ces relations utilitaires ont une importance significative qu’il met au jour (erschliessen) : sa compréhension de l’être du monde familier dont il dépend, auquel il est assigné, fait ainsi apparaître ce qui fait que le monde est monde (Weltlichkeit der Welt) pour un existant, en même temps qu’est révélée la constitution existentiale de l’être-au-monde du dasein (86-87). Le phénomène du monde, dont la structure fait que le monde est monde (Welt), c’est ce à quoi se rapporte la compréhension du dasein rencontrant les étants avec lequel il est en rapport (86) : la découverte des étants utilisables m’ouvre le monde, mien, comme constitué par tout ce qui m’importe de manière significative (85).

Il faut donc bien distinguer entre le monde comme existential et les étants qui s’y trouvent, tout d’abord, sous la modalité pragmatique de l’usage familier des objets et, seulement ensuite, sous la détermination théorique de la présence des choses : objets et choses n’ont d’importance pour l’existant que dans son monde propre.

[I, chap. 3 B, §19-21]

Or c’est précisément cette expérience du phénomène du monde que Descartes manque [§21] en concevant le monde comme espace abstrait [§19] : comme la nature est conçue comme étendue matérielle dans lequel se trouvent des substances, le ‟monde” est par conséquent réduit à la région des étants créés (ens creatum) par Dieu [§20], lesquels sont juxtaposés dans l’espace [§21,97] sans que le rapport au monde ne soit analysé. Descartes prend en effet le point de vue de l’ontologie traditionnelle qui identifie l’être à la présence constante (Sein = ständige Vorhandenheit) du monde (96). La conséquence en est que l’utilité des choses est considérée comme s’ajoutant de manière secondaire à leurs qualités primaires (99), alors que c’est précisément le contraire de ce dont l’existant fait l’expérience : la connaissance théorique des qualités des choses naturelles est secondaire par rapport à l’usage pragmatique des objets artificiels ou naturels qui sont donnés dans le monde quotidien de chacun. Cette inversion revient à confondre le monde et la nature en le considérant comme l’ensemble des choses naturelles (100) sans, donc, comprendre la constitution existentiale du monde et même des étants intra-mondains dont l’importance dépend de l’existant. C’est précisément cette conception catégoriale du monde confondu avec la nature que Heidegger récuse au profit de son sens existential [cf. §14,63-64]. C’est que le rapport existential au monde (Bezug zur Welt) de l’être-là, qui est au monde, n’est pas assimilable à une simple relation (Beziehung) au sens formel et général de ce terme [§17,77], une telle relation abstraite étant en effet dépourvue de tout caractère existential.

[I, chap. 3 C]

Heidegger ne peut que réfuter cette conception de l’espace comme contenant le dasein et le monde : le monde n’est pas plus un contenant (Gefäß) qu’il n’est présent dans l’espace ; indissociable de ce qui fait que le monde est monde, la spatialité du dasein fonde la spatialité (qui est donc dérivée) de l’étant rencontré dans le monde environnant (101-102).

Heidegger montre, tout d’abord, en quoi consiste la spatialité de l’objet utile qui se trouve dans le monde existant [§22]. L’étant intramondain n’est pas dans un espace abstrait : il occupe concrètement un lieu plus ou moins proche par rapport à une région familière dans le monde environnant (104). Par exemple, une maison ou le cimetière est orienté par rapport à la lumière et à la chaleur du soleil (103). La spatialité propre à l’espace aménagé est donc découverte au sein d’un monde singulier (die jeweilige Welt) qui est propre à l’existant (104).

Heidegger analyse, ensuite, la spatialité de l’être-au-monde [§23]. C’est par rapport à l’existant, comme point de référence, que les objets sont plus ou moins proches, et lui-même se repère dans le monde très concrètement en s’approchant des choses dans une certaine direction de façon à les utiliser : l’existant ne connaît que des places ou des endroits bien déterminés, plus ou moins proches, qui sont donc mesurés dans un espace à échelle humaine. L’existant se caractérise lui-même par sa tendance essentielle à se rapprocher dans une certaine direction des objets qui se trouvent dans son monde propre. Par conséquent, le monde de ce qui se dit à la radio, par exemple, s’avère insaisissable par une vue d’ensemble (nicht übersehbar) : ce monde qui n’est plus à échelle humaine implique une destruction du monde environnant du quotidien (105). L’existant ne se trouve donc pas dans la nature conçue comme espace objectivement mesurable : le vrai monde en soi est le monde familier dans lequel l’être-là existe au quotidien (106), et non pas un espace abstrait où se trouverait le corps (108) d’un sujet abstraitement isolé du monde (ein weltloser Subjekt). Par essence, l’existant n’est pas un étant sans monde (weltlos) comme la pierre.

Heidegger précise, enfin, en quoi consiste la spatialité de l’être-là [§24]. Le monde, humain, est pour moi ce qui m’importe. Lorsque l’échelle humaine du monde est perdue ou oubliée, le monde cesse d’être monde pour devenir le monde de la nature (Naturwelt), qui est un espace homogène sans repères pour l’existant : c’est l’espace cartésien de la nature réduite à ce qu’en peut calculer la science mathématisée des physiciens modernes.

Die Welt geht es spezifisch Umhaften verlustig, die Welt wird zu Naturwelt. Die „Welt“ als zuhandenes Zeugganzes wird verräumlicht zu einem Zusammenhang von nur noch vorhandenen ausgedehnten Dingen. Der homogene Naturraum zeigt sich nur auf dem Weg einer Entdeckungsart des begegnenden Seienden, die den Charakter einer spezifischen Entweltlichung des Weltmäßigkeits des Zuhandenes hat. […] der Raum zeigt sich wesenhaft in einer Welt (112)

Si le monde au sens existential est bien l’espace d’une ouverture, l’espace ne prend son sens essentiel que dans un monde concrètement circonscrit en fonction d’un existant : l’espace ne co-institue le monde qu’en raison de la spatialité du dasein.

Raum kann erst im Rückgang auf die Welt begriffen werden. Der Raum wird nicht allein erst durch die Entweltlichung der Umwelt zugänglich, Räumlichkeit ist überhaupt nur auf dem Grund von Welt entdeckbar, so zwar, daß der Raum die Welt doch mitkonstituiert, entsprechend der wesenhaften Räumlichkeit des Daseins selbst hinsichtlich seiner Grundverfassung des In-der-Welt-seins. (113)

3.1.2
Le monde (humain) des autres et de soi-même

[I, chap. 4]

Le dasein se rapporte au monde à travers un type d’être prédominant, qui peut être le sien propre (daseinmäßig) ou celui des étants intramondains. Or le monde est tout d’abord compris comme monde environnant (Umwelt) avant de l’être comme monde partagé avec d’autres (Mitwelt) et comme monde propre à soi-même (Selbstwelt). C’est la conséquence du fait que le dasein se laisse accaparer (benommen), la plupart du temps et tout d’abord, par les occupations et les préoccupations qui l’emportent dans son monde (113) familier. Il faut donc élucider en quoi consiste, par contraste, le monde propre à soi-même [§25].

La problématisation traditionnelle de la question de savoir qui est l’existant lui-même (selbst) le conçoit comme un sujet, qui resterait identique à lui-même à même le changement de ses comportements et de ses expérience vécues (114), comme si le Moi était isolé du monde et des autres (116). Heidegger rejette cette représentation fictive de l’identité du Moi (Ich), qui serait permanente au cours du temps, au profit d’une conception existentielle de l’ipséité de soi-même (Selbigkeit) qui ek-siste authentiquement en étant le même (à même les changements) sans rester identique à soi :

Diese Selbigkeit des eigentlich existierenden Selbst ist aber dann ontologisch durch eine Kluft getrennt von der Identität des in der Erlebnismannigfaltigkeit sich durchschalten Ich. [ !27,130]

L’ipséité de l’existant qui est lui-même en étant au monde avec les autres est séparée par un abîme de l’identité, hors du temps et hors du monde, d’un sujet qui tout autant isolé des autres et du monde des autres. La conception de soi et de son propre monde (Selbstwelt) est solidaire de celle du monde partagé avec autrui (Mitwelt) : en 1927, Heidegger analyse le monde ‟commun” comme co-existence avec les autres (Mitdasein der Anderen) en l’abordant sous l’angle de l’être quotidien avec les autres (das alltägliche Mitsein) existants [§26].

die Welt des Daseins ist Mitwelt. Das In-Sein ist Mitsein mit Anderen. (118)

La construction d’un sujet isolé du monde revient à faire abstraction des autres, alors qu’ils sont toujours déjà au préalable dans le monde : le monde est mien tout en étant partagé avec les autres (118), par exemple au travail (120). Ce Mitwelt de l’affairement pour la même activité (119-120) est aussi le monde de la compréhension des autres (123) qui, néanmoins, ne sont pas plus que moi que sujets isolés qui coexisteraient dans l’espace (125) : même la solitude présuppose d’être au monde avec les autres (120), qui ne sont pas à côté de moi comme des choses (121). Nous sommes dans le même monde (123), qui est un monde commun [„gemeinsame“ Welt : cf. §14,64]. Par conséquent, l’existant rencontre les autres existants en tant qu’existants, que ce soit avec indifférence ou au contraire en étant soucieux à leur égard (121) : le souci authentique de l’autre consiste à lui rendre service en se souciant de son sort sans le décharger pour autant de sa tâche propre qui est de devenir lui-même ce qu’il est (122). Il y a bien une compréhension de l’autre comme être au monde. Reste que l’existant tend à se méprendre sur lui-même : la possibilité authentique d’être soi-même au quotidien (das alltägliche Selbstsein) est, tout d’abord et la plupart du temps, entravée par la domination du monde public sous la figure impersonnelle de ce que l’on fait ou dit (das Man) habituellement en public [§27]

die Öffentlichkeit regelt zunächst alle Welt- und Daseinsauslegung (127)

Car ce monde de la compréhension des autres, le monde public qui m’environne (Die öffentliche Umwelt) impose des comportements normatifs, qui sont médiocres et nivelants en tant qu’ils imposent à chacun une distance à soi-même (126-127) : à cause de cette dictature du ‟on-dit”, le monde propre à soi (Selbstwelt) se dissout dans le monde commun ou public (129) dans la mesure même où le on recouvre sa personne propre. Selon cette interprétation du monde et l’être au monde (Welt- und Daseinsauslegung) qui s’impose de prime abord, le monde de l’existant est pris ou emporté par les réseaux de significations (Bedeutungen) affairées avec les choses que l’on trouve utiles et familières en règle générale. Prisonnier de la facticité, l’existant est de prime abord (das faktische Dasein ist zunächst) découvert de manière médiocre et verrouillée (abgeriegelt) dans l’espace public : ce qui empêche sa singularité d’ek-sistant de jaillir au sein de ce monde commun. Cette perte de soi dans le ‟monde” substitue les choses à l’expérience du phénomène du monde qui me renverrait à moi-même, c’est-à-dire au monde qui m’est le plus propre par son importance singulière. La conséquence en est que l’existant ne peut lui-même découvrir son monde propre et, donc, le monde qui lui importe qu’en se délivrant de tous ces masques des divertissements et des camouflages qui le verrouillent contre lui-même (129, 175).

L’existence authentique présupposerait donc de se libérer de l’emprise de l’altérité à un double niveau : sur le plan du monde environnant, il faudrait refuser de se laisser instrumentaliser ou accaparer par les instruments à disposition dans le monde commun ; au sein du monde partagé avec les autres, il faudrait s’émanciper soi-même de la tendance à vouloir être comme les autres. Heidegger réfute donc non seulement le nivellement (Angleichung) de l’existant par rapport aux autres choses, mais aussi par rapport aux autres humins : exister, c’est ek-sister en sortant du monde familier pour être vraiment soi-même dans le monde qui est vraiment le sien. Dans ces conditions, de quelle manière le monde peut-il être découvert puis connu ?

3.1.3
L’ek-sistant comme ouverture au monde

[I, chap. 5] Das In-Sein als solches

Ce troisième moment de l’analytique du dasein est le lieu pour Heidegger d’expliciter l’anthropologie philosophique comme a priori existential au fondement de son ontologie et de sa phénoménologie de l’être-au-monde.

L’être-là est l’être qui est son propre là en tant qu’il se trouve à même le monde : entre toutes les choses du monde, l’être-là est l’être de cet ‟entre” (132). Car les coordonnées des choses à l’intérieur du monde, ici ou là, présupposent que l’être-là soit là (Da), là dans un autre sens de l’espace : comme ouverture de l’espace pour l’être-là qui découvre la place ici ou là des choses. Par conséquent, l’ouverture comme structure fondamentale de l’être de l’existant fait à la fois que l’existant est là pour lui-même et que l’être-là du monde soit lui-même là pour l’existant. C’est en ce sens que l’être-là est son là par sa lumière naturelle qui en fait une clairière illuminée par la parole (133) : l’être là est à lui-même sa propre clairière (Lichtung) qui… éclaire le monde !

Après le Tournant de sa pensée, Heidegger pensera désormais l’être comme la clairière et le dasein comme le berger de l’être [cf. 2.3.2 ].

Dans la Critique de la raison pure (1781), Kant avait reconnu trois facultés de l’âme au fondement de la connaissance : la sensibilité (Sinnlichkeit), l’entendement (Verstand) et la raison (Vernunft). Réinterprétant à sa manière la tripartition kantienne pour la subvertir de manière existentiale, l’analytique heideggérienne du dasein distingue les trois existentiaux qui constituent la structure de l’être même de l’existant : la disposition d’humeur (Befindlichkeit), le comprendre (Verstehen) et la parole (Rede = logos).

A. « La constitution existentiale du Là » [§29-34]

L’humeur est ce qui permet d’être à l’écoute de l’être (de l’étant) en le laissant être. L’existant est là comme humeur (Da-sein als Befindlichkeit) qui le met en état ou le dispose au sein du monde [§29]. La disposition de l’affection éprouvée ou de l’humeur ressentie est la facticité (134) qui fait que l’existant se trouve dans cet état-là, par exemple de mauvaise humeur. Le là de l’être-là lui ouvre ainsi le monde de manière énigmatique (136) par l’humeur (Befindlichkeit) qui lui survient et le touche (betroffen). La disposition d’humeur est fondée originairement sur la dépendance envers le monde (erschließende Angewiesenheit auf Welt) qui ouvre à l’existant le rapport au monde (137). Il y a en ce sens ouverture au monde de l’existant (Weltoffenheit des Daseins) par l’affection :

in der Befindlichkeit liegt existential eine erschließende Angewiesenheit auf Welt aus der her Angehendes begegnen kann (137-138).

C’est la découverte du monde primairement par l’humeur qui l’assigne au monde (139), tel qu’il est. Les affections ouvrent au monde, parce que l’existant se sent concerné, et non parce qu’il serait objectivement concerné. Par exemple, la peur du danger n’est pas ressentie en raison d’une menace objective ou de la résistance du réel (137). Heidegger analyse en ce sens la peur comme humeur (die Furcht als ein Modus der Befindlichkeit) qui dispose l’existant à rencontrer un étant sous ce mode de l’appréhension en raison de son propre état [*d’âme et de corps], et non pas à cause de l’étant lui-même : appréhender, ce n’est pas regarder en face quelque chose qui est présent [conformément au constat théorique de sa présence objective], c’est s’effrayer pour soi-même face à ce qui inspire la peur [§30] de manière existentielle. Ce que l’existant comprend tout autant qu’il ressent la peur ou tout autre affection. C’est que le comprendre de l’être-là (das Da-sein als Verstehen) constitue un moment structurel de son être-au-monde [§31] tout aussi originaire que la disposition de l’affection :

das Dasein ist sein Da als verstehen (147)

Car le là de l’être-là lui ouvre le monde co-originairement par le comprendre (143). En tant que pouvoir-être au sein du monde, l’existant s’ouvre au monde en comprenant ce qu’il y a d’important dans le monde de façon à pouvoir s’en soucier (144) : l’existant se saisit ou se dessaisir de la possibilité de se rendre libre pour le pouvoir-être qui lui soit le plus propre (144). C’est la marge de manœuvre (Spielraum) de son propre projet, c’est-à-dire de son projet de soi au sein du monde : « Deviens qui tu es ! » (145) L’authenticité consiste à se saisir soi-même à partir de soi-même (188), et non à partir du monde environnant. C’est ce qui assure à l’existant une connaissance authentique de soi-même à même sa propre compréhension, véritable et singulière, du séjour auprès du monde des objets et avec les autres (146).

Comme il s’agit pour Heidegger d’analyser le caractère pleinement énigmatique de l’être de l’être là (148), il lui faut rendre compte de la parole comme milieu linguistique de l’être-là (Da-sein und Rede) au sein du monde [§34]. Car l’existant est son propre là comme comprendre qui se dit dans la parole (160), laquelle donne sens pour le dasein à toutes ces significations qui lui importent (161). La parole a son propre être au monde, qui renvoie toujours à l’altérité : écouter-entendre-comprendre (reconnaître le bruit d’une voiture, le feu, l’oiseau). Le monde étant toujours déjà là comme ouverture (164), c’est la parole qui permet à l’existant de découvrir le monde et de se découvrir lui-même (165).

Comme lieu même de l’être-là (Da im Da-sein), le monde est toujours déjà ouvert au préalable (vor-erschlossen) à l’existant à même son être-au-monde quotidien. Mais le monde y est ouvert (erschlossen) sans être découvert (entdeckt) comme peuvent l’être les étants rencontrés dans le monde : le monde est com-pris par la compréhension pragmatique de l’existence quotidienne sans faire l’objet d’une réflexion. Si le monde ouvre l’existant à l’étant qui se découvre et à son être, c’est la parole humaine qui découvre ce qui se découvre de soi-même au sein du monde. Encore faut-il, pour le rencontrer vraiment, le laisser être…

[I, chap. 6]
B. « L’être quotidien du là et la chute
(Verfallen) de l’être-là » [§35-38]

La tendance à se perdre dans le monde de la vie quotidienne s’enracine dans une fuite éperdue de soi-même qui se manifeste dans le bavardage [§35], la curiosité [§36] et l’équivocité [§37] comme figures ou moments de la chute de l’être-là jeté dans la facticité [§38]. En s’aliénant ainsi au ‟monde” des choses, l’existant oblitère sa possibilité la plus propre et singulière d’être au monde de manière authentique.

[I, chap. 6] Die Sorge als Sein des Daseins

L’affection fondamentale de l’angoisse en tant qu’ouverture privilégiée de l’existant (Grundbefindlichkeit der Angst als eine ausgezeichnete Erschlossenheit des Daseins) l’ouvre à la possibilité d’être au monde de manière authentique [§40] en plongeant dans le souci comme être même de l’être-là [§41]. Car l’affection de l’angoisse est angoisse du néant de sa propre existence, c’est-à-dire angoisse d’être au monde en tant que tel, sans la couverture des objets comme paravent derrière lequel se cacher à soi-même (187) : cette angoisse isole l’existant du monde environnant des objets et des autres, de sorte qu’il se retrouve livré à lui-même, le monde et ce qui s’y passe n’ayant plus aucune importance (186).

In der Angst versinkt das umweltlich Zuhandene, überhaupt das innerweltlich Seiende. die „Welt“ vermag nichts mehr zu bieten, ja ebenso wenig das Mitdasein Anderer. Die Angst benimmt so dem Dasein die Möglichkeit, verfallend sich aus der „Welt“ und der öffentlichen Ausgelegetheit zu verstehen. Sie wirft das Dasein auf das zurück, worum es sich ängstet, sein eigentliches In-der-Welt-sein-können. Die Angst vereinzelt das Dasein auf seine eigenstes In-der-Welt-sein, das als verstehendes das als Verstehendes wesenhaft auf Möglichkeiten sich entwirft. (187)

Par contraste avec l’appréhension ou la peur de quelque chose, l’existant n’a peur de rien en particulier : il s’angoisse pour rien, dans la mesure où ce qui est angoissant pour lui est à la fois rien et nulle part tout en étant bien ‟Là” d’une certaine façon. Ce qui est quand plus rien de ce que le monde quotidien offre n’importe, aucune chose ni personne, c’est le monde en tant que tel, le monde tout nu : indifférent à tout ce qui est intramondain, il n’y a plus que le monde en sa mondanéité ; ce devant quoi l’existant s’angoisse, c’est le monde comme monde (187) au sein duquel l’existant a à être quelqu’un, alors que l’angoisse l’affecte du sentiment de n’être personne au sein du monde. Ce qui inspire l’angoisse, c’est donc le néant de son être au monde (188). Or cette perturbation (unheimlich) de la familiarité à habiter le monde habituel, sans parler du monde fictif du souhait (195), provoque une perte d’importance du monde quotidien comme monde environnant au profit du monde propre : l’existant est renvoyé à lui-même, isolé du monde environnant des objets et des autres pour n’être plus que lui-même dans son propre monde (189). Le monde en tant que monde est ouvert à l’être-au (monde) comme pouvoir-être pur et isolé de l’existant lui-même comme seul à pouvoir lui-même (solus ipse) se décider librement à être au monde lui-même (et non plus en étant et faisant comme les autres) et, donc, à exister de la manière la plus singulière et donc authentique qui soit. L’angoisse met ainsi l’existant devant son monde, en tant que monde au sein duquel il a à être lui-même, et donc elle met l’existant devant lui-même en tant qu’être-au-monde :

Die Welt als Welt, das In-sein als vereinzeltes, reines, geworfenes Seinkönnen ist erschlossen […] Die Angst vereinzelt und erschließt so das Dasein als „solus ipse“. Dieser existenziale „Solipsismus“ versetzt aber so wenig ein isoliertes Subjektding in die harmlose Leere eines weltlosen Vorkommens, daß das Dasein gerade in einem extremen Sinne vor seine Welt als Welt und damit es selbst vor sich selbst als In-der-Welt-sein bringt. (188)

Le monde est tout sauf une donnée matérielle ou naturelle qui s’impose de l’extérieur à un sujet qui en serait au préalable isolé comme une chose (ein isoliertes Subjektding) parmi les choses. Le monde au sein duquel l’existant existe est d’ordre existential : c’est le lieu où l’existant comme être au monde peut être lui-même, en propre et en personne, de manière authentique ; mais le monde est tout autant le lieu où l’existant peut se perdre en oubliant son destin propre pour ne se préoccuper que ce qui occupe tout le monde en général. La condition de l’être humain comme ek-sistant capable d’être au monde en formant un monde qui lui soit propre (weltbildend) est donc différente par essence de la pauvreté en monde qui caractérise la vie animale (weltarm) et de l’absence de monde des minéraux, comme la pierre (weltlos).

[épilogue]
La pauvreté en monde de l’animal en vie

Cours de 1929-1930
sur la Weltlichkeit

Dans ce cours, Heidegger distingue trois manières d’élucider les sens du monde : l’explication terminologique du concept ; la méthode phénoménologique qu’il a suivi dans Sein und Zeit ; enfin, la comparaison ontologique entre les trois types d’êtres que sont le minéral, l’animal et l’humain en se focalisant sur la différence d’essence entre l’animal pauvre en monde et l’humain créateur de monde.

L’humain est capable de comprendre (vernehmen) le monde et d’en faire l’expérience (erfahren), alors que l’animal n’en est pas capable : il est enfermé dans un monde extrêmement limité. La pauvreté en monde de l’animal n’est pas un manque ou un défaut du monde. Ce n’est pas une différence de degré, d’ordre quantitatif : ce n’est pas plus une différence d’ampleur que de profondeur ; ce n’est pas non plus une différence d’ordre qualitatif. Car l’un comme l’autre reviendrait à mettre humains et animaux sur la même échelle. La différence ontologique n’est pas une supériorité en tout genre : par exemple, l’œil du faucon est supérieur à l’œil humain ; l’animal ne peut pas dégénérer comme l’être humain.

Il y a d’autres caractères qui attestent que la différence est d’essence, et non pas de degré, quant au rapport au monde : l’exigence inhérente à l’existence humaine n’est pas comparable à l’attente qu’il est possible d’avoir de la part d’un animal. Si le monde peut être décevant pour l’être humain au point qu’il en manque, le fait est que ce manque ne peut pas être éprouvé par l’animal : il vit dans un monde, qui n’est pas le même que le nôtre. Si la pierre sur le sol est dépourvue de monde du fait qu’elle n’a pas d’organe sensoriel qui lui permette d’être en relation avec le sol et avec le monde qui reste inaccessible pour elle, en revanche l’animal est en relation avec tout un cercle de choses qui lui permettent de se nourrir, comme les proies, ou de s’accoupler. C’est au sein de ce monde ambiant (Umwelt) bien décrit par Uexküll (1928) que l’animal va vivre tout au long de sa vie. Or ce cercle est circonscrit dans certaines limites que l’animal ne peut pas franchir : enfermé dans son monde environnant, il y est emporté (benommen) par ses comportements pulsionnels. À proprement parler, l’animal qui est en relation avec ce qui se trouve dans son monde environnant n’a pas rapport au monde (Bezug zur Welt) : l’animal se comporte ou se conduit dans ce monde environnant en répondant aux impulsions vitales, comme la faim ou le sexe, qui le prennent brutalement et l’emportent d’un comportement à l’autre tout aussi soudainement, par exemple lorsque la mante religieuse dévore le mâle avec lequel elle copulait ; l’animal ne saisit le monde ni dans la perception, ni dans l’action. Pour entretenir un rapport avec le monde, il lui manque par principe ce monde humain où les étants sont accessibles en tant qu’étants et compréhensibles dans leur être : ce manque est inhérent à son essence d’être un animal. Dans ces conditions, est-il sensé et simplement possible de se mettre à la place d’un animal ?

S’il fait sens de se mettre à la place d’un animal en espérant ressentir ce qu’il ressent, il est illusoire de croire qu’on peut entrer dans son monde. Nous ne pouvons pas savoir ce que vit un animal. Si l’existant humain est ouvert au monde au sein duquel il existe et qu’il peut éclairer de sa lumière naturelle, l’animal ne dispose pas de cette capacité : se découvrir et se cacher sont tout naturellement intriqués chez l’animal qui ne peut pas découvrir, à proprement parler, ce avec quoi il est en relation dans son cercle vital. Seul l’être humain peut découvrir ce qui se découvre à lui au sein du monde. Il nous est impossible de savoir ce qu’il en est chez l’animal, car nous ne pouvons pas comprendre l’essence d’un être qui ne parle pas. Il ne peut y avoir de compréhension de l’être du monde, et de celui des étants intramondains qui s’y trouvent, sans la parole comme existential assurant le rapport humain au monde.