Le monde sens dessus dessous

Séquence préalable
Les sens du terme monde

0. Les sens du terme monde
(en grec, latin et français)

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Dans l’objectif de constater la diversité des emplois du terme monde et commencer à livrer des éléments de réponse aux différents problèmes repérés, incursion préalable dans l’ouvrage de Philippe Descola, La composition des mondes (2014), Flammarion, coll. « Champs », 2017.

1. Les mondes composés dans le monde

L’anthropologue Philippe Descola se livre dans entretien, publié en 2014, dont le titre interpelle à cause de l’usage du terme monde au pluriel : La composition des mondes. Cet intitulé présuppose en effet la pluralité des mondes : le monde serait en réalité une sorte de pluriversum plutôt qu’un universum. Le sens du terme monde varie manifestement selon l’usage singulier ou pluriel qu’on en fait.

Au singulier, le monde désigne bien souvent l’univers (cosmos) ou la nature, même s’il existe une acception sociale de cet usage : le monde désigne alors « le monde social dominant » (cf. p. 9) des gens appartenant aux classes sociales supérieures qui croient constituer tout le monde, tout en tenant à se démarquer du monde commun des gens ordinaires qui sont comme tout le monde. Cet usage sociologique du terme qui renvoie aux appartenances sociales comprend également une dimension proprement culturelle : le monde de l’anthropologie (74) ou « le monde des anthropologues, en France comme à l’étranger » (96), par exemple dans le monde anglo-saxon (95), fait partie intégrante du monde universitaire (32) conçu comme communauté humaine : Lévi-Strauss par exemple « est le spécialiste le plus renommé dans le monde » concernant l’aire culturelle de l’Amazonie (59). Or « le monde intellectuel » (70) au sens du groupe social permet en même temps de « découvrir le monde de la pensée » et le monde réel (23), qui ne peut l’être pour nous qu’à travers le monde des idées qui rend intelligibles les expériences.

C’est l’autre sens de l’expression monde intellectuel : si Platon parle d’un lieu intellectuel par opposition avec le lieu sensible (topos), Kant parle bien d’un monde intellectuel par contraste avec le monde intelligible dans sa dissertation inaugurale de 1770 intitulée Des formes et des principes du monde sensible et du monde intelligible (De mundi sensibilis atque intelligibilis forma et principiis).

À la suite de Marx qui soutenait dans ses Thèses sur Feuerbach (1845) qu’il fallait transformer le monde et non pas se contenter de le représenter à l’instar des philosophes :

« Die Philosophen haben die Welt nur verschieden interpretiert, es kömmt drauf an / Engels: es kommt aber darauf an / sie zu verändern. »
Les philosophes n'ont fait qu'interpréter diversement le monde, alors qu'il importe de le transformer

la perspective militante envisage un « projet de transformation complète de l’état du monde » en vue d’en faire un monde sans aliénation (25-26) et d’en finir avec le vieux monde (51). Dans cette perspective de transformation du monde, le terme a pris dans un contexte post-hégélien le sens temporel d’un monde social-historique qui a pris la relève du monde prétendument éternel des idées philosophiques. Toute la question à cet égard est de savoir s’il s’agit de transformer le monde intégralement, ce qui paraît démentiel dans le projet révolutionnaire, ou bien s’il conviendrait plutôt d’envisager modestement de changer quelque chose dans le monde. Pour Descola, il s’agit de défendre la diversité en général, humaine et non-humaine :

« Donner voix à ces assemblages complexes d’humains et de non-humains dans des institutions profondément ancrées dans la tradition religieuse et juridique occidentale est une tâche très difficile […] l’enjeu est de dépasser les catégories qui avaient dans un premier temps permis une forme d’émancipation – liée aux Lumières et à la Révolution française – pour accéder à une autre émancipation, à la mesure des assemblages d’humains et de non-humains qui font les différents mondes. » (p. 327)

Il y a donc bien une portée politique dans l’entreprise ethno-anthropologique. Il s’agirait d’entreprendre une réforme des modes de vie qui présuppose « une réforme profonde de nos modes d’usage de la nature et de rapport entre les sexes » (56) : contrairement à l’écologie politique plutôt gestionnaire et aménageuse, il conviendrait de « penser un monde dans lequel les interactions entre les humains et les non-humains soient très différentes de ce qu’elles sont à l’heure actuelle » (58). Encore faut-il se laisser inspirer au préalable d’autres manières d’user du monde et de l’habiter.

Les usages du monde

Les différents mondes sont composés d’humains et de non-humains qui forment un ensemble socio-culturel, dans la mesure où les uns comme les autres font usage de la nature, chacun à leur manière en fonction de dispositions corporelles qui actualisent des propriétés présentes dans les corps naturels. Or cette actualisation est différente selon les groupes ethniques : de ce point de vue, « les Achuar, les aborigènes d’Australie ou les Inuits peuvent nous en apprendre beaucoup sur l’usage de la nature » (p.341), lequel est d’ordre social. Cet « usage social de la nature » repose sur « des systèmes de classification des objets du monde tels qu’ils sont découpés par chaque langue dans la trame du réel », de sorte que l’approche ethno-sémantique d’un monde culturel doit se reposer ainsi sur les « ethnosciences, c’est-à-dire les savoirs traditionnels sur les espèces végétales et animales, leurs classifications, mais aussi leurs fonctions et leurs usages techniques et symboliques » (62-63).

Car la condition humaine est ainsi faite que l’être humain habite le monde entendu dans le double sens du monde naturel, la biosphère terrestre (p. 341), et du monde social ou culturel. Mais la description phénoménologique de l’être-au-monde en général fait précisément abstraction de la diversité incommensurable des « modes d’être-au-monde » que l’anthropologie de Ph. Descola vise à articuler (p.251). C’est que « le monde dans lequel on vit » n’est pas tout simplement « donné naturellement » (8) : il y a bien une dimension physique ou naturelle de la biosphère terrestre (341) et, donc, de la Terre en tant que planète singulière au sein de l’univers ; mais cette singularité consiste précisément dans le fait qu’il existe sur la surface de la terre des « milliers de façons de vivre la condition humaine», qui sont tout « autant de façons singulières d’édifier des mondes et de les habiter », c’est-à-dire autant de « façons singulières de faire monde » (342-343). Dans le contexte contemporain d’une mondialisation chaotique (49), dans le monde actuel donc, il est par suite salutaire – pour nous autres « citoyens d’un monde assez déréglé » – de « cultiver la familiarité avec l’altérité culturelle » de façon à comprendre la contingence de nos propres formes sociales en nous appuyant sur le savoir anthropologique des ethnologues :

« Ce précieux corpus de savoirs correspond à autant de façons singulières d’édifier des mondes et de les habiter, parfois avec des échecs, d’ailleurs, dont on peut aussi apprendre beaucoup. Or chacune de ces façons singulières de faire monde est non pas un modèle à imiter, une cosmologie à reproduire, mais la preuve de ce que la composition du monde que nous connaissons n’est pas la seule possible. » (p. 343)

Si tout être humain est bel et bien jeté dans le monde qui lui est donné, le fait est que ce monde dans lequel il vit est en effet le produit d’une composition humaine collective que Descola appelle plus rarement mondiation (238). Manifestement, le terme monde n’a pas le même sens selon qu’il est employé au singulier ou au pluriel : il y a bien des mondes – au sens socioculturel –, dans toutes les régions du monde (10) – au sens géographique de la Terre –, lesquels sont fonction des usages du monde (113, 247). Cette dernière expression n’est pas employée dans le sens habituel des usages mondains en vigueur dans le monde entendu dans le sens de la haute société qui se prend pour (tout) le monde : jouant sur un double sens, l’anthropologue parle ici de la diversité culturelle des mœurs qui sont en vigueur dans le monde [génitif partitif], chaque groupe ayant un usage singulier de la nature (56,63,201-202,317,341) ou encore du milieu (154) naturel.

Les usages du monde naturel

Dans un remarquable article intitulé « Domestication des animaux, cultures des plantes et traitement d’autrui », un chercheur polyvalent nommé A. Haudricourt, qui a une connaissance extraordinaire du monde végétal (63), met en parallèle les schèmes agraires et politiques qui structurent de manière transversale le traitement politique des humains et le traitement de la nature, c’est-à-dire des plantes et des animaux, de deux façons très contrastées : d’une part en Asie, l’action indirecte négative qui se traduit 1a. par une “amitié respectueuse” pour les plantes individualisées de façon à leur permettre de croître d’elles-mêmes dans un espace aménagé pour ce faire, par exemple dans l’aire mélanésienne, 1b. par l’accompagnement des buffles, dans les campagnes indochinoises, par des enfants qui les gardent moins qu’ils ne sont protégés par le troupeau contre les tigres, ou encore – pour ce qui concerne le rapport entre humains – 2.  la construction d’un consensus qui favorise les entreprises humaines sans imposer de point de vue, par exemple dans l’idéologie politique des chefferies mélanésiennes et la philosophie confucéenne qui amène le prince non pas à choisir ses ministres, mais à les attirer [p.44], et le sage à donner l’exemple et à suggérer plutôt qu’à conduire et légiférer [p.47] ; d’autre part, l’action directe positive qui se manifeste principalement dans les sociétés européennes à travers 1a. l’intervention brutale des céréaliculteurs sur les végétaux appréhendés comme un collectif (on retourne le sol, on laisse les troupeaux piétiner les épis, etc.), 1b. un élevage directif du troupeau de moutons par un berger qui guide les déplacements, choisit les points d’eau, etc., et enfin 2.  une politique tout aussi directive du souverain idéalisé comme bon pasteur (201-203).

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André G. Haudricourt, « Domestication des animaux, cultures des plantes et traitement d’autrui », L’Homme, Revue française d’anthropologie, t. 2, n. 1, janvier-avril 1962, p. 40-50.

Pour Haudricourt, ce « traitement pastoral de l’homme » se retrouve tout à la fois dans la Bible, chez les Grecs – c’est le roi pasteur des peuples (ποιμένα λαῶν) ou plutôt des troupes (laos) selon la formule qu’Homère applique à Agamemnon [cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, 1161a15-17] – ou encore en Inde, dans la Loi de Manou (Dharmaçastra) qui présente « le roi, le mâle » comme un chef protecteur qui veille sur les créatures et s’en fait obéir par le Châtiment [p. 45], c’est-à-dire la trique [cf. p. 50]. C’est que cette mentalité paternaliste provient de l’Inde, considérée comme située aux limites de l’Occident [*c’est le monde indo-germain]. Au cœur de l’Occident, les techniques de navigation à rame en vigueur en Méditerranée pendant l’Antiquité sont un facteur ayant contribué à configurer la mentalité de “gouvernant” qui régit tout autant le rapport aux rameurs esclaves et aux esclaves en général, commandés par des maîtres sur le modèle du pasteur guidant chiens et moutons [*cf. le Thrasymaque de Platon dans la République, 343b], que le rapport des gouvernants ou commandants aux sujets humains gouvernés ou commandés [*cf. Socrate dans Le Politique ou dans la République]. Haudricourt s’appuie sur un article sur la science chinoise de J. Needham pour montrer l’opposition Chine-Occident :

« On explique parfois les caractéristiques de la pensée et de la science de la Grèce antique par l’importance de l’élevage (relation : pasteur-brebis), de la navigation (relation : timonier-rameur), de la piraterie et de la guerre et par le développement de l’esclavage qui en résulte (relation : maitre-esclave). Il en résulte une vision dualiste du monde (relation : esprit-matière, divinité-univers) et la possibilité pour l’esprit humain de déduire a priori les lois auxquelles doit obéir le monde. […]
Le triomphe pratique des sociologues confucéens dans le gouvernement de l’état, le succès des bio-psychologues taoïstes dans les efforts individuels pour une bonne santé et une longue vie ont supplanté toutes les autres écoles. Avec la doctrine de Mo ti [*école politique fleurissant en Chine à l’époque des Royaumes combattants au cours de laquelle de nombreux petits Etats se faisaient la guerre, les plus importants étant dominés par l’esclavage, à l’ouest, ou par la navigation à l’est] ont disparu les embryons de sciences déductives qui rappelaient ce qui est né en Occident. En effet, pour un Taoïste ou un Confucéen, il n’y a pas à définir a priori les termes, ceci suggère une réalité objective dont on a une connaissance a posteriori ; les relations ne sont jamais à un seul sens mais toujours réciproques ; et enfin il faut se garder de l’acte artificiel. Ce point de vue fait donc dominer, en mathématiques, l’algèbre sur la géométrie ; en physique, les actions à distance comme le magnétisme ou les résonances acoustiques sur les actions de choc de la mécanique ; en médecine, l’action à distance des piqûres et des pointes de feu (acupuncture, moxa) sur l’action direct de la chirurgie. Enfin, en sociologie, les sages et les saints n’agissent que par leurs exemples et leurs suggestions au lieu d’être des chefs qui conduisent et légifèrent. » [cité p. 47].

Ces deux visions du monde en acte dans le rapport à l’altérité humaine et non-humaine couvrent l’ensemble des activités humaines dans le monde, qu’elles soient de facture théorique ou d’ordre pratique, qu’il s’agisse d’action politique sur les êtres humains ou d’intervention technique sur le milieu naturel (navigation, élevage, agriculture ou jardinerie, etc.), laquelle diffère en fonction de la « diversité du monde végétal et animal sur la surface du globe » [p. 41] sans que pour autant les facteurs favorisant un type d’activité relèvent d’un véritable déterminisme géographique [p. 43]. Reste l’importance de la révolution néolithique qui a changé les rapports entre l’homme et la nature tout autant qu’entre êtres humains :

« Vis-à-vis du monde végétal et animal, à partir du néolithique, l’homme n’est plus seulement un prédateur et un consommateur, désormais il assiste, il protège, il coexiste longuement avec les espèces qu’il a “domestiquées”. De nouveaux rapports se sont établis, d’un type “amical”, et qui ne sont pas sans rappeler ceux que les hommes entretiennent entre eux à l’intérieur d’un groupe. Mais les rapports qui existaient à l’époque de la cueillette ne peuvent pas être complètement abolis, ils réapparaissent au moment de la récolte (pour les plantes) ou de l’abattage (pour les animaux). Cet inévitable changement d’attitude rend nécessaire des rites de passage, des cérémonies. On sait que dans de nombreuses sociétés, l’animal domestique n’est jamais abattu ni consommé en dehors de cérémonies, et chacun a pu observer chez nous des enfants refusant de manger du lapin qu’ils ont nourri. » [p. 40-41]

Autrement dit, la diversité des usages et des visions du monde est tout autant d’ordre temporel ou historique que spatial ou géographique. Encore faut-il faire l’effort d’en prendre connaissance en sortant de son propre monde…

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L’approche ethnographique de la diversité des usages du monde

Or c’est l’étude ethnographique d’un monde nouveau (41), sur le terrain, puis « l’étude systématique des façons très diverses de construire des mondes » (26) qui permettent selon Descola de comprendre la diversité des manières culturelles de construire le monde à habiter : ces formes de vie collective qui caractérisent les « différents peuples du monde » en corrélation avec des non-humains [*le monde minéral, végétal, animal] constituent « d’autres manières d’être présent au monde et de faire société » que celle du monde occidental, conçu comme « l’expression particulière d’un système d’objectivation du monde » notamment à l’origine de l’expérience ethnographique (280) de l’altérité culturelle, altérité radicale au regard de « l’écart dans les manières d’user du monde » (247) entre le groupe observé et l’observateur.

Prenant en l’occurrence le terme monde dans le sens de nature, l’ethnographe a pu éprouver, aux confins du territoire des Achuar, le « sentiment d’être pleinement une particule du monde […] dans un univers à peine effleuré par les hommes », comme s’il était devenu « une goutte d’eau infime dans la houle de la nature », sublime : c’était comme « se sentir un petit élément au milieu du macrocosme » de la part de quelqu’un qui se voyait « jusqu’alors comme un citoyen du monde plus ou moins sans attaches, un cosmopolite faisant son miel de tout » (16-17). Mais, romantique d’inspiration (cf. 36), ce sentiment entre en concurrence avec la réalité des appartenances culturelles et de l’attachement aux paysages ruraux européens qui provoquent chez Descola la nostalgie (17) inévitable du pays natal. C’est que l’être humain vit toujours dans un monde d’ordre culturel qui fait un « usage social de la nature » (63). Sauf à confondre monde et nature dans l’acception physique du cosmos [*en le réduisant au monde (1) de Popper], le monde n’est donc pas tout simplement la nature : ce qui reviendrait à dire qu’il n’existe qu’un seul et unique monde. En ce sens, le monde n’existe pas et, pour cette raison, il faudrait éviter, selon Descola, d’utiliser le concept de vision du monde :

« En effet la “vision du monde” suppose qu’il y a un seul monde, une seule nature, un seul système d’objets, dont chaque culture aurait une perception particulière. Je suis persuadé au contraire qu’il n’existe pas un monde qui serait une totalité autosuffisante et déjà constituée, en attente de représentation selon différents points de vue, mais plutôt une diversité de processus de mondiation, c’est-à-dire d’actualisation de la myriade de qualités, de phénomènes et de relations qui peuvent être objectivés ou non par des humains, selon la manière dont les différents types de filtres ontologiques dont ils sont dotés leur permettent de discriminer entre ce que leur environnement proche ou lointain offre à leur perception directe et indirecte. De ce fait, une fois que le mouvement de médiation est mis en branle dans un régime ontologique il ne produit pas une vision du monde, c’est-à-dire une version parmi d’autres d’une réalité transcendante à laquelle seule la Science, ou Dieu, pourrait avoir un accès intégral ; il produit un monde au sens propre, saturé de sens et fourmillant de causalités multiples, qui chevauche sur ses marges d’autres mondes du même genre qui ont été actualisés d’autres manières par d’autres actants. » (238- 239).

Tout comme Proust, pour écrire, « puise dans le spectacle et l’expérience d’un monde proche » (188), l’anthropologue « transforme en un mode de connaissance une curiosité spontanée pour le spectacle du monde et pour l’observation de ses congénères » (7) : ce qui suppose de prendre des distances avec le « monde commun » (10) de façon à pouvoir s’interroger sur le monde au sens social, tout comme sur soi et sur les autres. Il y a donc deux voies : les sciences sociales ; ou les romans (8), à travers lesquels l’écrivain narcissique épanche une partie de « son monde intérieur » (20) ou bien qui offrent « un monde d’aventures », sans parler des récits de voyage qui couvrent toutes les régions du monde (10-11). Un tel Tour du monde permet d’observer en pensée la diversité des mœurs et « des usages du monde » (15).

La diversité concrète des mondes humains n’empêche pas de percevoir l’unité abstraite du monde qui repose sur des repères d’ordre symbolique, même si ces repères sont inscrits dans le monde physique ou naturel. C’est que le monde humain est culturellement construit à partir de l’environnement naturel, par exemple l’écosystème forestier du Sud de l’État du Chiapas pour deux groupes indigènes de langue maya qui y vivent dont les mondes se sont avérés très différents (36) : les uns, les Lacandon, en sont des habitants traditionnels, alors que les autres, des colons tzeltal, ont dû y migrer et, donc, s’y retrouvent sans les repères auquel ils étaient habitués dans le monde perdu qu’ils ont quitté. Descola observe en 1973 de quelle manière les Tzeltal ont cherché à « reconstruire, dans ce milieu qui était tout à fait différent de celui des hauts plateaux, un monde analogue à celui qu’ils avaient quitté », à savoir : un espace non forestier structuré selon une logique sociale qui le sépare en deux moitiés hiérarchisées, la moitié prééminente étant associée aux montagnes et aux divinités, le haut donc par contraste avec « le monde des démons et des nons-Indiens » ; mais il leur fallait s’enfermer dans une bulle de bruit civilisée pour tenir à distance l’inquiétante altérité de la forêt et de ses occupants en créant un environnement proprement mexicain où s’échangent des chansons entre famille pour reconstituer les rapports de réciprocité entre les segments sociaux (33-35). C’est dire à quel point le monde vécu est indissociable des repères symboliques qui le structurent dans l’espace et/ou dans le temps : toute migration met ainsi à l’épreuve le migrant qui se trouve dans un premier temps perdu dans le nouveau monde.

De retour de son terrain ethnographique, l’ethnologue constate qu’il se retrouve lui-même dépourvu de repères lorsqu’il revient « au sein d’un monde englué dans les objets » possédés, le nôtre où, selon l’analyse de Marx, le fétichisme de la marchandise inhérente au système capitaliste fait que les relations entre les êtres sont médiatisées par des marchandises auxquelles il est accordé « plus de réalité qu’au monde social et moral » (183-184). C’est que l’ethnologue a été bouleversé par l’expérience de l’altérité culturelle dont il fait l’épreuve en entreprenant d’entrer dans ce nouveau monde humain pour en rendre compte. Comment lui faut-il procéder et dans quel but ?

Il faut choisir son terrain. Or l’univers culturel peut être plus ou moins compliqué, comme en Asie où diverses strates culturelles s’entrecroisent, ou bien encore plus ou moins dominé soit par la religion, comme dans le monde arabe, soit par les rapports de domination hiérarchisée, comme dans «  le monde épris de distinction » qu’est l’Afrique avec ses royauté sacrées, etc. : c’est ce qui pousse Descola vers l’Amazonie où vivent des gens réputés sans foi, sans loi, sans roi (42-44) dont l’autonomie lui paraît d’autant plus appréciable que ces « peuples de la nature » ont su reconnaître l’importance de la nature dans la vie sociale et consentir aux non-humains une place singulière dans leur vie sociale, étendant ainsi la « sociabilité bien au-delà des frontières de l’humanité comme espèce » (49-50) en considérant les animaux et les végétaux comme des partenaires sociaux (155, 153).

Même si l’observation participante connaît des limites, en l’occurrence : la violence des hommes vis-à-vis des femmes ou l’appel à participer à une vendetta (166-168), le rapport d’affinité (41) avec le groupe étudié est à l’origine d’une identification à leur style de vie aimable (131), qui l’est en raison de leur autonomie (174-175) et de leur rapport à la nature (49-50). Partant de là, l’ethnologue vise à « donner une image fidèle par le discours du collectif » étudié (188), c’est-à-dire à « produire une sorte de miniature, qui est l’image la plus vraisemblable du petit monde dans lequel il a été immergé » (189) en faisant jaillir les traits saillants de leur vie sociale : leur mode de vie (136), qui implique – comme le nôtre (à réformer) – des « modes d’usage de la nature et de rapport entre les sexes » (cf. 56), est défini par des coutumes et « un idéal d’existence culturellement défini » comme “le bien vivre” qui configure leur « façon d’user du monde » en corrélation avec un usage de la nature, lequel est permis sans être déterminé par des contraintes environnementales et des limitations techniques (144).

Cela configure une manière d’occuper le milieu naturel (142), par exemple en concevant la forêt comme une sorte de macro-jardin (145), de sorte que « l’écosystème lui-même a été façonné et entretenu par la société qui en tire parti et en forme une composante. » (146). Il y a ainsi corrélation entre le rapport technique au monde et le système d’idées (154) qui s’exprime dans la mythologie implicite des rites (153). Par exemple, là où les appartenances socioprofessionnelles constituent pour nous des repères sociaux, la consanguinité et l’affinité sont les deux champs principaux de l’interaction sociale : les plantes sont traitées par les femmes comme des parents consanguins ; les animaux chassés sont traités par les hommes comme des parents par alliance (155-156). Le sens de la temporalité diverge également entre les deux mondes : dans le nôtre, le poids très lourd de l’histoire et par contraste, dans le leur, la légèreté de la mémoire mythique (187, cf 266).

Pour restituer leur ethos – en l’occurrence, un ethos guerrier de la prédation qui se traduit par une politique factionnelle et une pratique de vendetta (139*-142), l’écriture ethnographique dispose de deux techniques littéraires : d’une part, la contextualisation qui permet de rendre compréhensible une pratique, même inadmissible pour nous comme le cannibalisme, en l’insérant à l’intérieur d’un ensemble plus général où elle fait sens (190) ; d’autre part, il faut trouver l’équilibre entre la composition, qui choisit de manière sélective des épisodes significatifs ou exemplaires, et « la généralisation qui investit ces fragments de comportement d’une vertu paradigmatique », ce bricolage conceptuel et narratif permettant de passer dans un récit singulier à une proposition générale, à savoir que les Achuars en général pensent ceci ou cela (189). Ce procédé de généralisation permet de « dégager des schémas explicatifs à partir d’observations récurrentes » de la manière, par exemple, dont les gens parlent des animaux :

« j’infère que les Achuar pensent que les animaux sont des personnes dotées d’une subjectivité humaine portant un costume animal du fait qu’ils disent que les animaux se perçoivent comme des humains et que c’est pour cela que l’on peut les voir sous cette forme dans les rêves et converser avec eux. » (170)

Il y a en effet deux indices qui révèlent la manière dont les Achuar conçoivent leur relation avec les non-humains : premièrement, leurs rêves donnent lieu, bien avant l’aube, à une glose collective au sein de la maisonnée commune afin de comprendre les présages et les messages envoyés par les esprits des plantes et des animaux (autant que ceux des défunts), ce qui permet de comprendre que, selon eux, « les animaux et les plantes se voient eux-mêmes comme des humains » qui communiquent avec eux à travers les rêves ; deuxièmement, leurs cantilènes magiques (anent) sont des incantations qui adressent des messages aux plantes et aux animaux envisagés comme des personnes qu’il faut séduire ou apaiser pour s’en protéger (149-152). L’ethnographe infère donc ce que les indigènes pensent à partir de ce qu’ils disent, et ce même si les gens disent la plupart du temps des choses d’une grande banalité qui sont d’autant plus intéressantes qu’elles sont différentes des banalités familières de son milieu d’origine. Reste que dans un premier temps, avant d’apprendre leur langue, l’ethnologue s’apparente à un éthologue :

« n’ayant pas accès aux significations explicites qui passent par le discours, on en est réduit à faire des inférences sur le sens des comportements observés. » (161)

Mais l’ethnologue n’est pas un éthologue, qui observe des insectes à la loupe (165), ou qui collectionne les papillons (168) pour recueillir des informations : il lui faut objectiver la relation entre un individu observateur et une population observée (182) sur le fondement d’une immersion dans une communauté de pratiques ordinaires qui présuppose de s’exprimer correctement dans la langue (162-163) et, grâce à une seconde socialisation expérimentée sur le terrain, il est alors possible de s’approprier le savoir social pour être ajusté aux attentes des gens et pouvoir restituer les compétences acquises au contact de cet autre groupe social (164). Il s’agit donc bien d’une reconstruction, par exemple de ce qu’est notre monde pour eux à partir de l’expérience qu’ils en ont à travers les Blancs qui viennent leur rendre visite sous les diverses figures du missionnaire salésien (issu d’une société sans femmes), de l’évangéliste (qui parle une autre langue que Descola), des militaires (qui couchent avec les femmes quichua) et, enfin, de l’ethnologue de la tribu des prancianmaya aents au sein de laquelle femmes et hommes sont équipés de la même manière :

« ils ne voyaient donc pas le monde blanc comme une espèce de vaste collectif les entourant et prêt à les absorber, mais comme un ensemble de tribus dispersées autour d’eux dont certains représentants venaient jusqu’à eux, et qui possédaient chacune des propriétés spécifiques, parfois étranges. Ce qui m’avait le plus frappé, c’était le fait qu’il n’avait pas du tout conscience de vivre dans une sorte d’îlot, au milieu d’un vaste monde dans lequel un certain mode de vie, un certain système technique, un système social était dominants. […] Ils considéraient les Blancs comme des voisins Achuar ou comme des voisins quichuas. J’ai d’ailleurs compris plus tard que la façon dont les Achuar conçoivent les différences entre espèces animales s’appliquaient aussi aux humains, et donc aux Blancs. C’est-à-dire que les différentes tribus humaines sont conçues comme autant d’espèces animales, chacune ayant un corps d’un genre particulier qui, de ce fait, lui donne accès à un monde particulier constituant le prolongement expérientiel de ses organes et habitudes. […] Les compétences distinctives d’une tribu humaine forment ainsi un habitus corporel auquel correspond une façon propre de s’engager dans le monde » (172 vs 173) ;

Il est donc possible d’entrer dans le monde des autres et de les comprendre, même s’il n’est pas possible de faire abstraction de ses propres convictions et d’oublier sa propre expérience culturelle pour ce faire. L’ethnologue occidental ne conçoit pas les nations modernes comme des tribus et il ne devient pas non plus animiste, il reste naturaliste selon la terminologie de Descola. Tout en relativisant son propre rapport au monde, il part nécessairement du principe que seul le monde proprement humain est constitué de manière discursive : c’est la grande différence des humains avec les non-humains pour nous autres naturalistes qui, contrairement à la manière de penser propre à l’animisme, ne projetons pas de manière anthropomorphique notre âme sur les animaux et les végétaux [cf. Freud, L’inconscient (1915), section I].

« Cette conclusion – ou cette identification – a été autrefois étendue du moi aux autres hommes, animaux, plantes, êtres inanimés et à l’ensemble du monde ; et cela s’est avéré utile tant que la similitude avec le moi singulier était immense, mais elle s’est avérée moins fiable dans la mesure où l’autre s’est éloigné de moi. Notre critique actuelle devient déjà incertaine à propos de la conscience des animaux, refuse la conscience aux plantes et attribue à la mystique l’hypothèse d’une conscience de l’inanimé. Or, même là où le penchant originaire à l’identification a réussi l’examen critique, à propos des êtres humains qui nous sont proches, l’hypothèse d’une conscience repose également sur une inférence et ne peut pas bénéficier de la certitude immédiate de notre propre conscience. » (III,128/fr.70-71)

Sigmund Freud, Das Unbewußte (1915), in Studienausgabe (1974), t. III, Francfort, Fischer Verlag, 1989, S.128 ; L’inconscient, trad. fr. par J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Métapsychologie, Gallimard, « folio-essais », 1968, p. 70-71.

Il n’existe pas que ces deux modes d’identification des non-humains, il en existe quatre. Descola poursuit le projet de définir sous la forme d’un système de contrastes les « quatre schèmes distinctifs de composition du monde » qui repose sur ce qu’il appelle les modes d’identification, c’est-à-dire les différentes formes de continuité et de discontinuité entre humains et non-humains (217) qui sont admises en fonction du régime ontologique. Quelle est cette combinatoire entre les différentes manières de composer en pratique un monde ?

La composition des mondes

Même si le relativisme méthodologique entend neutraliser tout présupposé naturaliste (242-244), comme la distinction entre nature et culture reprise par Lévi-Strauss (204-205, cf. 158-159), le projet d’une connaissance globale « à la recherche d’une articulation entre l’ensemble des modes d’être-au-monde » qui permettent « d’articuler les différentes façons de composer les mondes » fait partie du « legs que le naturalisme propose à la pensée du monde » (251). Or le projet anthropologique de forger « des modèles d’intelligibilité de la diversité des usages du monde » (113) ou encore de « la diversité des façons de composer des mondes et de les habiter » (117) réclame l’élaboration de concepts qui permettent de concevoir les quatre différents régimes ontologiques. Il s’agit en effet de reconstruire des mondes qui sont eux-mêmes construits et, donc, de comprendre la construction de ces mondes à partir de schèmes élémentaires au fondement des usages pratiques en vigueur dans chacun de ces mondes. Les dispositions de la nature humaine qui sont actualisées dans des institutions très diverses font ainsi l’objet d’un exercice d’ontologie structurale qui permet de dégager quatre ontologies générales :

« Le point de départ de cet exercice d’ontologie structurale, c’est l’expérience de pensée d’un sujet : je ne peux détecter des qualités dans un autre indéterminé, humain ou non-humain, qu’à la condition de pouvoir y reconnaître celles au moyen desquelles je l’appréhende moi-même. Or celles-ci relèvent à la fois du plan de l’intériorité – états mentaux, intentionnalité, réflexivité…– et du plan de la physicalité – états et processus physiques, schèmes sensorimoteurs, sentiment interne du corps… Le noyau originaire est donc un invariant hypothétique, le rapport entre intériorité et physicalité, dont j’étudie les combinaisons possibles. Elles sont au nombre de quatre : ou bien les non-humains ont une intériorité de même type que la mienne, mais se distinguent de moi, et entre eux, par leurs capacités physiques, c’est ce que j’appelle l’animisme ; ou bien au contraire ils subissent le même genre de déterminations physiques que celles dont je fais l’expérience, mais ils n’ont pas d’intériorité, et c’est le naturalisme ; […] » (124-125)
Reconstruction des quatre modes d’identification ontologique du monde

Partant d’un invariant hypothétique qui sert de fondement, à savoir le rapport entre intériorité et physicalité (233, 124-125), Descola repère ainsi quatre combinaisons possibles, chaque formule étant l’expression hypothético-déductive de toutes les conséquences possibles d’un noyau posé comme invariant : chacune est « le principe de construction de types cosmologiques, de régimes de temporalité, de formes particulières de collectif et de maints autre traits sociaux et culturels dont on trouve des réalisations concrètes çà et là autour du monde. » (124) Autrement dit, ces schèmes fondamentaux configurent les rapports à l’altérité humaine et non-humaine, c’est-à-dire tout autant le « traitement de la nature et le traitement d’autrui » (156). La matrice des relations ontologiques, c’est-à-dire des identifications des êtres ou objets du monde, fait apparaître « quatre variantes possibles dans les manières d’objectiver le monde » (235) :

Régime ontologique

animisme

naturalisme

totémisme

analogisme

continuité

continuité mentale

continuité physique

continuité entre humains et non-humains de la même classe

correspondances symboliques des éléments en ensembles signifiants

discontinuité

discontinuité physique et donc compatibilité ou incompatibilité des éléments du monde social des institutions

discontinuité mentale

discontinuité entre classes d’êtres

discontinuité entre tous les êtres singuliers = fragmentation des intériorités et des corps

L’animisme se caractérise ainsi par une « généralisation de l’intériorité de type humain à des non-humains, complétée par une conscience de discontinuité physique entre les différentes classes d’existants dans le monde » (208). Mais il n’y a pas de déterminisme écologique, puisque « des relations au monde similaires émergent dans des contextes écologiques très différents » : par exemple pour l’animisme, il existe dans le Grand Nord « le même type de rapport aux non-humains » qu’en Amazonie (197) et il y a ce même « rapport analogue avec les non-humains » en Sibérie et dans l’Asie centrale (199)

Dans le cas du totémisme, par exemple dans les tribus Nungar du sud-ouest de l’Australie, les deux groupes [en relation exogamique] sont identifiés par une qualité imputée à un oiseau (l’attrapeur vs le guetteur) : cette qualité première condensant les qualités secondes, ces deux espèces constituent des prototypes totémiques qui incarnent de manière substantielle deux ensembles contrastés de propriétés matérielles et spirituelles, ce qui revient à une forme d’identification qui est à l’origine « des objectivations exemplaires d’une relation d’identité physique et morale entre certaines entités du monde, relation qui transcende les différences morphologiques et fonctionnelles apparentes pour mieux souligner un fond commun de similitudes ontologiques » ; il s’agit donc « d’une appartenance commune de certains humains et de certains non-humains à une classe définie par une qualité princeps, qui est hypostasiée dans un animal-totem » qui incarne la classe des êtres ainsi caractérisés (211-212). L’identification d’une qualité substantielle permet ainsi de cerner et de discerner l’identité (onto)logique du groupe. Tout en définissant autrement le totémisme, Descola rejoint ici l’intuition profonde et géniale de Lévi-Strauss qui avait compris que la pensée humaine construit des systèmes symboliques en procédant à partir d’une « observation du monde » qu’elle ordonne de manière binaire selon les registres du continu et du discontinu :

« Ce qui importe, pour qu’un mode d’identification se stabilise, c’est qu’il parvienne à mettre en ordre l’ensemble des réalités du monde en les faisant entrer dans des jeux de ressemblances et de différences qui permettent de les situer, et donc de les manipuler intellectuellement et pratiquement. » (213-214)

Ce qui distingue donc les différents régimes ontologiques entre eux, c’est leur mode propre d’identification des êtres du monde, lequel est à l’origine de la construction ou de la composition du monde qui leur est propre (217) :

« l’expression la plus juste pour parler des différentes formes de composition du monde, c’est-à-dire de l’architecture de ces rapports de continuité et de discontinuité entre les êtres que je décrivais il y a un instant, est “mode d’identification”. C’est en réalité une terminologie que j’ai empruntée à Marcel Mauss, quand il écrit que “l’homme s’identifie aux choses et identifie les choses à lui-même en ayant à la fois le sens des différences et des ressemblances qu’il établit”. En faisant varier les modalités de ces identifications élémentaires structurant le rapport à soi et à l’autre, je vais essayer de décliner l’économie fondamentale des interactions avec le monde. C’est à travers ces processus que les humains s’identifient en tant que tels, comme une classe d’être spécifique, en mettant l’accent sur diverses formes de ressemblance ou de dissemblance avec d’autres êtres, dont l’opposition entre nature et culture n’est que l’une des variantes possibles. Une ontologie, pour moi, c’est simplement le résultat institué d’un mode d’identification, la forme particulière, repérable dans des discours et des images, que prend à telle ou telle époque et dans telle ou telle région du monde l’un des quatre régimes de continuité et discontinuité. » (236-237)

Pour forger ce concept de modes d’identification, Descola emprunte à Bourdieu « l’approche par les schèmes de la pratique » à l’origine d’habitus historicisés pour les éclairer, en amont [de leur production], par des dispositions pratiques ayant plus de stabilité ontologique (110-111), parce que déshistoricisés, tout en s’inspirant de l’épistémè foucaldienne en vue de reconstituer les réseaux de correspondance entre savoir et pratique au sein d’une formation discursive propre à une époque historique :

« Les modes d’identification […] sont des schèmes générateurs d’inférences et d’actions, des modes de composition et d’usage des mondes qui répondent à des principes analogues et qui de ce fait peuvent se déployer sous des formes assez proches dans des contextes historiques très divers. » (p. 112)

Ce sont ces schèmes d’ordre symbolique qui permettent de se repérer au sein du monde dans le double sens, physique et social, du terme en prescrivant des formes de comportement vis-à-vis des humains et des non-humains (221) en accord à la fois avec la conception cosmologique du monde physique et la conception sociopolitique du monde culturel. C’est en effet l’une des fonctions principales du modèle que de permettre de déterminer « les conditions de compatibilité et d’incompatibilité entre différents éléments du monde social » : l’anthropologie se doit ainsi de « mettre en évidence les composants élémentaires de la syntaxe du monde et les règles de leur combinaison » (264-265). De formation philosophique à l’origine, l’anthropologue va s’efforcer de dégager « la combinatoire des modes d’identification », chacun de ces modes constituant une matrice à l’origine des éléments qui constituent le monde composé sous cette modalité (d’une logique anthropologique de compatibilité ou d’incompatibilité) : par exemple, le chamanisme est prépondérant dans les sociétés où la chasse joue un grand rôle alors qu’elle est rarement présente là où on pratique des sacrifices (222-224).

Une fois posé l’invariant hypothétique comme fondement, toutes les conséquences possibles de ce noyau invariant en découlent, comme dans un système hypothético-déductif : la matrice élémentaire étant établie sur un fait d’ordre universel, il est ensuite possible d’engendrer tous les éléments « depuis la façon de composer les collectifs jusqu’au rapport aux non-humains en passant par les théories du sujet ou l’organisation de l’espace. » (234)

[…]

Un monde commun ?

À travers ce détour ontologique, l’anthropologue ne soutient pas une thèse sur ce qu’il en est du monde, mais fait une enquête sur la manière dont les humains détectent telles ou telles caractéristiques des objets pour en faire des mondes (245). Mais une fois qu’on a admis comme point de départ que les mondes humains se construisent sur la base du monde naturel qui est un et unique d’un point de vue cosmique : la biosphère terrestre ou la nature, comme complexe de vie constitué d’une multitude innombrable d’écosystèmes locaux (die Wirklichkeit au sens d’Uexküll), on peut reconnaître que Descola retrouve pour les cultures humaines ce qu’Uexküll a pensé pour les espèces d’animales. Qu’en est-il donc de l’unité du monde qui sous-tend la composition des divers mondes ?

Dans le contexte de la globalisation actuelle (309), l’expansion de certains traits culturels, ou idéologiques, occidentaux comme le christianisme, la morale individualiste ou le goût capitaliste du profit économique provoque des situations d’hybridation culturelle, des phénomènes de couplage, d’assemblage, complètement nouveaux qui permettent de réfléchir sur les conditions de la concordance entre les mondes (307)

La matrice des identifications, qui n’est pas un moteur premier (235), définit un rapport originaire entre quatre possibilités qui renvoient à « des intuitions fondamentales quant à ce que le monde contient et quant aux relations qu’entretiennent ces composantes humaines et non-humaines » (239). Or ces intuitions élémentaires qui caractérisent le naturalisme ne font qu’actualiser des dispositions communes à toute l’humanité (296) : les intuitions de base des modes d’identification sont universelles, même si leur systématisation ne l’est pas, un occidental peut par exemple avoir une intuition animique de son chat sans pour autant être animiste (311).

Reste que nous pouvons nous inspirer de l’animisme pour rendre justice à l’expérience faite que la nature a des droits que l’être humain doit reconnaître pour survivre (281*, 325) en raison de l’expérience des déprédations environnementales (329) qui font que notre usage de la nature met en péril les équilibres écosystémiques (317) : c’est la condition pour « accéder à une autre émancipation, à la mesure des assemblages d’humains et de non-humains qui font les différents mondes » (327). Ce qui présuppose de considérer que la société n’est pas uniquement constituée d’êtres humains, mais que les animaux, les plantes, les territoires, les esprits, les sanctuaires autant que les savoir-faire font partie intégrante du monde social dont les collectifs humains ne sont qu’un élément (348). C’est donc bien la conception du monde et la représentation du vivre ensemble et du faire société qu’il s’agit de réformer en considérant les limites de l’expression particulière du système d’objectivation du monde que constitue le monde occidental (280) :

« la vie commune est en fait profondément politique, puisqu’il s’agit de constituer en permanence une communauté avec le monde des humains et des non-humains : toute notre existence est politique » (352)

Ce qui revient à élaborer de nouveaux « repères intellectuels et moraux » dans un espace public (330) afin de « réaliser, sinon une véritable maison commune, à tout le moins des mondes compatibles, plus accueillants et plus fraternels » (343). S’il y a bien une diversité des mondes (342-343), certes, il y a aussi un monde commun (244) entre les mondes (251). Car la culture, l’animisme par exemple, n’est pas un monde clos (365), contrairement à l’interprétation patrimoniale ou identitaire (367) de la singularité de chaque culture (360-361) : chez les Achuar, la conscience de soi et de sa différence est éprouvée non comme supériorité ou comme identité ethnique, mais comme une même façon de vivre, comme ethos (185*). L’ethnicisme étant tactique (180-181*), « l’exigence identitaire doit être équilibrée avec l’exigence comparative qui est une ouverture sur la diversité des manières d’habiter le monde » (367). Car il nous faut « vivre dans un monde où les formes de vie, les formes de pensée, les langues, les façons de se relier au monde varient infiniment » (376-377)

2. Hegel