Le monde sens dessus dessous

Heidegger
2.3
Le monde comme phénomène et comme image

La parodie du titre de Schopenhauer donnerait à penser le retournement de la perspective, déjà entrepris par Nietzsche en faveur du monde comme volonté de puissance. Car le monde comme phénomène s’oppose au monde comme image d’une manière radicalement différente de celle qui oppose le monde comme représentation au monde comme volonté : pour Schopenhauer, le monde comme représentation esthétique révèle la vérité du monde comme volonté, à savoir d’être une simple apparence illusoire. Or le monde comme image, c’est pour Heidegger l’apparence construite qui se superpose au monde comme phénomène dont nous avons l’expérience, authentique ou inauthentique. Avant de faire apparaître ce que Heidegger entend par le phénomène du monde (das Weltphänomen) dans Être et Temps (1927), il convient d’analyser tout d’abord sa critique de l’image du monde propre à l’époque moderne en montrant son enracinement dans l’idée même d’une vision du monde (Weltanschauung) défendue par Dilthey au début du xxe siècle.

1.    La rencontre du monde
contre la vision du monde
(1.1)
et l’image du monde moderne (1.2)

Die Zeit des Weltbildes
Die Begründung des neuzeitlichen Weltbildes durch die Metaphysik (1938)

Dans un supplément à la conférence de 1938 sur L’époque de l’image du monde moderne (Die Zeit des Weltbildes) – initialement intitulée « La fondation de l’image du monde moderne par la métaphysique » –, Heidegger reproche à Dilthey d’avoir, sous couvert d’une philosophie de la philosophie, substitué l’anthropologie à la philosophie : faute de comprendre la problématique métaphysique, cette forme raffinée de suppression anthropologique de la philosophie ne la surmonte pas, elle y met fin et passe à autre chose [*en travaillant à fonder de manière positive et positiviste une vision du monde qui ne peut qu’être anthropocentrée en raison des prémisses mêmes de toute anthropologie]. Cette position éclaircit la situation intellectuelle (geistige Lage) de l’esprit :

« Weltanschauung braucht zwar und benutzt die Philosophiegelehrsamkeit, aber sie bedarf keiner Philosophie, weil sie als Weltanschauung eine eigene Deutung und Gestaltung des Seienden übernommen hat. » [Holzwege (1950), 92/fr.130]

La philosophie serait devenue inutile, puisque la vision du monde aurait pris en charge « une interprétation et une configuration propres de l’étant » [*dans son ensemble]. Pour Heidegger, la doctrine anthropologique de la vision du monde, qui place l’être humain (anthropos) au fondement du monde, est la conséquence ultime de l’interprétation cartésienne de l’être humain comme subjectum, c’est-à-dire comme support fondamental de l’être (du monde) :

« Descartes schafft mit der Auslegung des Menschen als subjectum die metaphysische Voraussetzung für die künftige Anthropologie jeder Art und Richtung. Im Heraufkommende der Anthropologien feiert Descartes seinen höchsten Triumph. » [Holzwege (1950), 91/fr.130; cf. VA, 82-83]

*

Cette critique de la notion même de vision du monde n’est pas nouvelle. Dans son cours sur Aristote de 1921-1922, Heidegger avait déjà entrepris une telle critique. Car le monde n’est pas à ses yeux l’objet d’une vision ou conception (Weltanschauung), à la fois théorique et pratique, qui aurait pour fonction de mettre en ordre et en système tous les champs et les valeurs de la vie en rangeant tout dans des rubriques, de sorte à pouvoir ainsi s’assurer une vue d’ensemble [*c’est l’aspect théorique] et une orientation pratique de sa propre vie en déterminant les principes du rapport aux humains et aux choses comme aux valeurs :

[Ā]

« Das Entscheidende am Philosophieren ist: sich eine „Weltanschauung“ bilden, und zwar eine möglichst umfassende und sichere. „Weltanschauung“ hat dabei einen mannigfaltigen Sinn; das Wort besagt: das System als übersichtliche Ordnung und ordnende Charakterisierung der verschiedenen Gebiete und Werte des Lebens und Bezeichnung ihres Zusammenhangs – zugleich mit dem „Nebengedanken“, daß damit eine Sicherheit und Bestimmtheit gegeben ist für die eigene Orientierung des eigenen praktischen Lebens.
Weltanschauung besagt dann: Ordnung und Bestimmung der Prinzipien des Stellungnehmens zu Menschen, Werten und Dingen. Es besagt in einem besonderen Sinn: Regelung des Verhältnisses und des Verhaltens zu einem sogenannten Absoluten »
[Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles (1921-1922), GA 61, S.43-44]

Heidegger note que Platon et Aristote ne connaissaient pas le terme Weltanschauung, n’ayant pas eu une telle expérience du monde, ni pris une telle perspective sur le monde, ce qui aurait présupposé de se référer à un Absolu. Dans un précédent cours, Heidegger avait précisé son diagnostic d’une époque où tout le monde a une vision du monde : du paysan de la forêt noire à l’ouvrier, des religions aux partis politiques, sans parler de l’opposition entre la vision anglo-américaine et allemande du monde. Dans ces conditions, les philosophes se croient investis de la mission d’élaborer en fin de compte une vision du monde qu’ils vivent et voient (erleben und schauen) : ayant connaissance de la nature comme cosmos déterminé par les lois ultimes des mouvements et des forces, leur maîtrise des différents savoirs scientifiques, des arts et des humanités, de la littérature et des sciences de l’esprit, de la vie économique et sociale [de l’État : cf. GA 61, S.44] leur assure la compréhension ultime de ces mondes de l’esprit (geistige Welten), de sorte qu’ils pensent pouvoir résoudre les problèmes ultimes – l’énigme de la vie et du monde –, soit en admettant le dualisme de la nature et de l’esprit, soit en ramenant les deux mondes à une origine commune en Dieu conçu de manière extra-mondaine ou de manière immanente à l’être. L’allusion à Dilthey est transparente :

« Das Absehen der großen Philosophen geht auf ein in jedem Sinne Letztes, Allgemeines und Allgemeingültiges. Der innere Kampf mit den Rätseln des Lebens und der Welt sucht zur Ruhe zu kommen in der Festsetzung eines Endgültigen von Welt und Leben. Objektiv gewendet: jede große Philosophie vollendet sich in einer Weltanschauung – jede Philosophie ist, wo sie ihrer innersten Tendenz gemäß zu ungehemmten Auswirkungen kommt, Metaphysik. » [Zur Bestimmung der Philosophie (1919), GA 56/57, §1, S.8]

Heidegger ne critique pas seulement Dilthey, il rejette tout autant la vision du monde à la fois critique et scientifique que prétendent élaborer les néokantiens [§1b], considérant en fin de compte que l’élaboration d’une vision du monde n’appartient pas même comme problème-limite à la philosophie : c’est un phénomène étranger aux philosopher. Ce caractère non philosophique de la vision du monde en fait paradoxalement un problème pour la philosophie [§1c], laquelle ne peut qu’offrir une alternative à ces visions en opposition en déterminant un autre rapport de l’être humain au monde.

C’est la condition pour comprendre en quoi la mutation moderne du christianisme en une vision du monde constitue un dévoiement significatif (Umdeutung) : c’est que la vision chrétienne du monde est articulée à une image du monde (Weltbild) au sein duquel l’Absolu, l’Infini et l’Inconditionné est posé au fondement du monde (Weltgrund), et de surcroît elle se focalise de manière moderne sur le ressenti religieux du sujet croyant (das religiöse Erleben) [Holzwege (1950), 70, cf. 107], comme si l’essentiel du rapport à Dieu résidait dans l’événement personnel du ressenti éprouvé ou vécu (er-leben). L’idée même d’une vision du monde introduit une dissociation entre sujet et objet aux antipodes du motif heideggérien de l’être-au-monde (in-der-Welt-sein) qui sera développé dans Sein und Zeit (1927) : l’existence même de l’être humain comme être-là (Dasein) présuppose d’être là (da sein) dans le monde qui précisément est

1.1 La rencontre existentielle du monde
contre toute vision du monde

Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles (1921-1922),
Gesamtausgabe, Band 61 [GA 61], Klostermann, 1985/1994

Le monde n’est pas l’objet d’une vision du monde, le monde est  : même si l’effectivité du monde pour la facticité de la vie (das faktische Leben) n’est pas facile à déterminer, il n’en reste pas moins que le monde qui est là est, pour l’être qui est là (Dasein) dans le monde, l’*élément d’une rencontre et d’une expérience des objets dans le monde environnant (Umwelt) : ces objets d’un monde alentour (umweltlich) qui viennent à notre rencontre (Grundweise des Daseins von weltlichen Gegenständen), nous en faisons l’expérience (erfahren) par rapport à l’importance (Bedeutsamkeit) qu’ils prennent pour nous en fonction des soucis de notre propre vie (GA 61, S.90-91). Il s’y produit tout autant la rencontre d’un monde qui vient à la rencontre (Begegnis einer Welt) que la rencontre active (Begegnen) : les sollicitations du monde se heurtent aux soucis propres à l’être humain (97*).

Le monde n’est effectivement monde que par rapport à la vie factuelle de l’être humain (Wirklichkeitscharakter der Welt des faktischen Lebens) qui donne sens à tous ces termes : existence, effectivité, réalité et même nature. Car la nature n’est objet [de la science physique] que sur le fondement du sens qu’il y a à « être objet d’un monde vécu et rencontré dont il est fait l’expérience » :

« Die Welt „ist da“ […] Es ist also nicht so, daß Gegenstände zunächst da sind als nackte Wirklichkeiten, etwa Naturgegenstände, die dann im Verlauf des Erfahrens einen Wertcharakter angezogen bekommen, damit sie nicht so nackt herumlaufen. Es ist nicht so in der Richtung des umweltlichen Erfahrens […] als könne die Konstitution der Natur nur im mindestens das Fundament abgeben für höhere Gegenstandsarten. Vielmehr entspringt die Gegenständlichkeit Natur erst aus dem Grundsinn des Gegenstandseins von gelebter, erfahrener, begegneter Welt. » (91)

Ce qui est premier pour nous, ce n’est donc ni la nature, ni les objets de la nature, c’est le monde vécu par l’être humain. S’inscrivant dans la lignée de la philosophie de la vie (117, cf. 80), Heidegger s’inspire implicitement de Nietzsche, qui refusait de juxtaposer humain et monde (Mensch und Welt), pour récuser toute dissociation entre la vie de l’être humain et le monde comme corrélat du vivre :

« Leben ist in sich selbst weltbezogen, „Leben“ und „Welt“ sind nicht zwei für sich bestehende Objekte, wie ein Tisch, auf den der der vor ihm stehende Stuhl räumlich bezogen ist. […] Der Sinnzusammenhang von „Leben“ und „Welt“ drück sich gerade darin aus, daß in charakteristischen Ausdruckszusammenhängen der Rede das eine Wort des andere vertreten kann, z. B. „draußen im Leben stehen“, „in der Welt stehen“, „er lebt ganz in seiner Welt“, „ganz sein Leben“. Welt ist die Grundkategorie des Gehaltssinnlichen im Phänomen Leben. » (86)

Si vivre, c’est être là, être dans et par la vie (Leben = Dasein in und durch Leben „Sein“), le monde est alors ce qui se donne à “vivre” dans toute une diversité des relations qu’offre le verbe ‟vivre” (Welt = das etwas, was seine Beziehungsmannigfaltigkeit zu leben anzeigt), à savoir : vivre de quelque chose, pour quelque chose, avec quelque chose, etc. (85). Reste que le monde de vie n’est pas le cosmos de la nature comme milieu de vie des êtres vivants, dans la mesure où le monde vécu fait toujours déjà sens en lui-même par rapport au phénomène de la vie :

« Welt ist die Grundkategorie des Gehaltsinnlichen im Phänomen Leben. » (86)

Le monde étant la catégorie fondamentale de ce qui fait sens dans la vie, le ‟monde” n’est rien d’autre que le contenu de sens (Gehaltssinn) auquel est sensible (Gehaltssinnlich) l’être humain en vie à la mesure même de ses soucis (Sorge) : si le souci est le rapport de l’être humain à la vie, le monde est le contenu de ce qui est importe dans la vie (98). Car l’être humain est sensible au sens des choses du monde qui ont une importance (Bedeutsamkeit). Cette expérience sensible de ce qui fait sens dans la vie détermine les décisions terminologiques que Heidegger a prises en amont d’un point de vue qui s’inscrit alors dans la perspective d’une philosophie moderne de la vie (80) : Leben [*hat] einen Gehaltsinn als Welt (86). Or il n’y a donc de monde que par rapport à l’être qui est là dans le monde et vit dans son propre monde fait de souci :

Im Sorgen erfährt das Leben jeweils seine Welt (93)

Le monde vécu qui est là est rencontré dans l’expérience concrète de ce qui se trouve alentour en fonction du contenu de sens auquel nous ne sommes sensibles (86) qu’en raison des soucis existentiels (umweltlich) qui nous amènent à leur accorder de l’importance et à nous y intéresser (Neigung geneigt). C’est selon sa propre inclination que chacun va produire le monde dans lequel il vit (faktische Zeitigung) et lui donner forme (Gestalt). Or la facticité de la vie existe sous différentes modalités qui sont à l’origine de différents mondes (ce sont plutôt différents aspects du monde) : négligeant de traiter du monde des générations passées et futures (Vor- und Nachwelt), Heidegger en repère trois (Um- Mit- und Selbstwelt) qui se produisent factuellement (faktische Zeitigung) au sein même de la facticité de l’être humain au monde dont ces trois modalités sont des constituants.

« Diese Welten (Um- Mit- und Selbstwelt). können nun im faktischen Leben einer konkreten Lebenswelt verschieden begegnen, in welcher Begegnung faktisch jeweils geschichtliche Bedeutsamkeiten in verschiedener Weise entscheidend werden und damit jeweils die Selbstwelt in einem bestimmten Vollzugszusammenhang bringen. » (97)

Ces trois mondes sont intriqués entre eux. Le monde alentour est le cercle environnant des objets quotidiens (96-97), qui ne font pas l’objet d’une saisie théorique à travers des catégories, comme dans l’énoncé : la chose est rouge (99). Dans son propre monde, chacun fait sa propre expérience de lui-même au sein du monde dans lequel il est pris ou embarqué (mitgenommen), pour ne pas dire engagé (101), et où il prend ses habitudes : il s’y rencontre (95). Il y a enfin le monde de vie partagé avec les autres à travers des rencontres (96).

Comme nous sommes engagés dans le monde, nous pouvons nous ouvrir au monde, mais également nous y perdre en succombant à un auto-aveuglement (Sichversehen) : dans l’inclination et la dissémination, la vie s’aveugle (es versieht sich) faute de prendre des distances [Umwelt]. Or cette absence de distance par rapport à sa vie se traduit par le souci de tenir les autres à distance en s’en démarquant pour se faire se remarquer ou distinguer : la distanciation pour occuper un rang ou une position se solde par une recherche excessive de distinctions (103-104) dans ce monde commun [Mitwelt]. À même cette hyperbole se produit l’ellipse de l’existant qui se verrouille contre lui-même dans son propre monde [Selbstwelt] en se dissimulant sous des masques (107). Il y aurait donc trois moments structurels de la facticité de la vie qui permettent de se faciliter la vie en se la rendant difficile (109-110) :

  1. se laisser emporter par le mouvement de ses inclinations et donc se disséminer et en être satisfait sans se rendre compte du dévoiement (abfallend) de la vie quotidienne ;
  2. tout aussi originairement, se perdre dans le monde des significations sans prendre de distance tout en calculant la distance à prendre au sein du monde par rapport aux autres ;
  3. se verrouiller pour se fuir soi-même (109) en s’investissant dans le monde.

Paradoxalement, l’existant vit son souci dans l’insouciance (Sorglosigkeit) qui donne à chacun une certaine securitas : celle d’être constamment préoccupé par son souci (Sorge in der Besorgnis). Mais ce soulagement (Erleichterung) ne facilite la vie qu’en se fuyant soi-même pour se perdre dans le monde des affaires et des autres : le monde propre [Selbstwelt] se dissout dans le monde environnant [Umwelt] qui est le monde des autres [Mitwelt].

La perspective et les thèmes de Sein und Zeit (1927) sont bel et bien esquissés par cette herméneutique de la facticité ouverte par le cours du semestre d’hiver de 1919/1920, comme l’auteur d’Être et Temps le déclare dans la note qui clôt le §15 [Sein und Zeit, S.72].

En résumé, il faut retenir plusieurs points : le monde est indissociable de l’être humain qui y vit ; les choses du monde se manifestent d’elles-mêmes à l’être humain ; l’être humain en fait l’expérience existentielle sur la base de ce qui le préoccupe. Le monde est donc de l’ordre d’un ‟existential” : le sens du terme être (Seinssinn) qui vaut spécifiquement pour l’être-au-monde de l’être humain distingue l’existence de cet être-là proprement humain, qui vit dans le monde, de tous les autres êtres qui vivent dans la nature et plus encore des êtres inanimés qui sont dans la nature. Heidegger distinguera en ce sens la pauvreté en monde des animaux (weltarm) de l’absence de monde des minéraux, comme la pierre (weltlos) : seul l’être humain forme le monde (weltbildend).

Le monde est donc rencontré à travers une expérience existentielle de l’être humain que Heidegger conceptualise, à cette époque, à travers la catégorie d’une facticité de la vie. Ce monde vécu par l’être humain est sans commune mesure avec la nature comme objet de la science théorique qui constate la coexistence des choses dans l’espace et explique les corrélations causales au sein de la nature comme étant dans le monde [SuZ, §14, S.63-65]. Or ce qui est à l’origine de l’image moderne du monde, c’est précisément cette confusion entre le monde existentiellement vécu et la nature saisie par la science mathématisée de la nature qui sera plus tard et par ailleurs dénommée technoscience en raison de sa double dimension de contemplation théorique et d’intervention pratique.

1.2 L’image du monde construite par la technoscience moderne

Heidegger interprète l’omniprésence de la science et de la technique – ce qu’on appelle entre-temps la technoscience – au sein du monde de vie comme un événement qu’il place au centre de son diagnostic de l’époque moderne. C’est que l’image du monde qui s’impose alors est une idée préconçue qui ne perçoit plus le monde qualitativement, mais le conçoit de manière strictement quantitative : la représentation mathématisée du monde naturel, comme image conçue au préalable ou encore comme re-présentation (Vor-stellung), se substitue à l’expérience humaine du monde comme rencontre qualitative des choses.

1.2.1.     Le monde comme image (Weltbild)

La conquête moderne du monde se produit à travers sa réduction à l’image du monde (Weltbild) qui est produite (Gebild) par la représentation préalable, ou l’idée préconçue, que la Théorie scientifique donne du monde naturel. Le monde n’étant pas la nature, l’image du monde implique une interprétation de la nature comme accumulateur d’énergie contrôlable par un système d’information et de prévision calculable qui permet de commander (bestellen) ce qui a été constaté (feststellen) par le calcul, à savoir une matière énergétique : l’ensemble sans vie des mouvements des corps matériels. Voilà l’esquisse (Entwurf) dans son tracé fondamental (Grundriss) de ce que la nature doit être pour se conformer à l’image qu’en donne l’époque moderne au travers de la vision scientifique du monde. Quel est le problème ?

Aux yeux de Heidegger, il s’agit d’une vision réductrice dont l’alternative est déjà apparue au cours de l’histoire. C’est pourquoi il convient de démarquer la vision grecque de la conception moderne : l’une développait une attitude réceptive d’écoute compréhensive de l’être – l’allemand vernehmen veut se faire l’écho du grec aisthesis –, là où l’autre préconise désormais une intervention agressive qui extorque de l’énergie à la nature.

L’habitation concrète contre le déracinement abstrait

Heidegger oppose en ce sens la géographie humaine de l’habitat à la mathématique de l’espace abstrait à l’origine du déracinement. Ce qui résulte est le résultat ou l’effet d’une opération, effective, qui consiste à extorquer (herausfordern) en extrayant. La nature est donc comprise à partir de la technique moderne, laquelle est le fondement de la domination de la nature [GA 9, 289]. Heidegger oppose terme à terme les deux manières de penser le monde :

  1. L’espace abstrait implique une architecture inhumaine qui contraint l’être humain à s’adapter à tout milieu, parce que les choses ont des places mesurables par comparaison : elles ne font pas partie d’un spatium à trois dimensions, puisque l’espace mathématique à x ou à n dimensions se définit par son extension ;
  2. Par contraste, l’être humain vit dans un lieu qu’il habite au sein de la nature (phusis) de sorte qu’il doit cultiver ou coloniser le milieu de vie au sens du latin colere. Car bâtir, c’est habiter et donc prendre soin (hegen und pflegen). Autrement dit, il faut cultiver le monde en érigeant par exemple un pont, par le moyen donc d’une technè [à échelle humaine] qui s’y connaît et donc connaît la forme (morphè) à produire au sein du monde vécu : cette création d’un milieu de vie (Stätte) aménage le monde quotidien structuré par un quadrilatère fondamental (Geviert).

Le sens de l’approprié étant perdu, ce qui est prêt parce qu’il se prête (geeignet) est à présent disponible comme un potentiel à développer (techniquement) par et pour l’être humain comme matière (énergétique) à l’intervention humaine : cela revient à une négation de la morphè au profit des éléments qui se trouvent là (vor-liegen), de sorte que leur présence constante en fait une réserve (Bestand) à disposition de la Technique. La conséquence est une matérialisation du monde de vie, qui devient l’espace abstrait d’un mouvement provoqué par un seul type de cause, la causalité efficiente : la nature devient de la matière ; le lieu concret, un espace abstrait ; et la chose (res), un étant produit (hergestellt) et représenté (vorgestellt). Or cette mutation de l’interprétation (umdeutung) est le fait du Dispositif technique en tant qu’il commande (bestellen) une telle représentation préalable (Vor-stellung) de la nature et du monde.

La production moderne de l’image du monde

Alors que l’Antiquité reçoit (Vernehmen) et accueille l’étant qui s’ouvre à l’être humain, la modernité en produit une image : l’être humain, à partir de sa perception subjective, c’est-à-dire de sa re-présentation préalable, produit l’étant re-présenté. C’est pourquoi Heidegger appelle la Modernité l’époque de l’image du monde (Weltbild) ou de la conception du monde (Weltanschauung). En quoi consiste une telle image (Bild) ainsi formée (bilden) ou imaginée ?

L’image est certes une copie ou une peinture du monde, mais c’est surtout, plus essentiellement, un système de représentation qui se trouve devant nous (vor uns) : il nous informe (Bescheid) et il in-forme le monde comme ce par rapport à quoi l’être humain s’installe et s’organise (sich einrichten) vu qu’il en dis-pose (stellen). Le monde est le champ de ce qui est mis à disposition par le dispositif d’information (Bescheid- und Verfügungsbereich) : le monde est ainsi soumis au préalable à la re-présentation, elle-même préconçue au préalable (Vor-stellung). C’est que la production de l’image a pour effet l’arrêt sur image : représenter (vorstellen), c’est mettre aux arrêts ou arrêter (zum Stehen bringen), c’est fixer dans l’image. Or, selon Heidegger, c’est ce que produit l’énoncé de lois qui manifestent la constance des phénomènes (stehende Tatsachen und Beständigkeit ihres Wechsels), c’est-à-dire la production des objets comme simples ob-jets (Gegen-stände) jetés en face du sujet. C’est ce mode de représentation théorique qui constitue la réserve énergétique dont il s’agit de s’assurer : cette réserve, c’est le monde constant sur lequel on peut compter par le moyen du calcul exact et de la prévision permis par l’énoncé des lois expérimentales. Ce dispositif théorique est la motivation de l’arrêt sur image : il s’agit de produire un monde constant sur lequel on peut compter. Quelle est l’instance de production de cette image ?

L’entendement (Verstand) théorique est l’instance qui produit l’image comme objectivation de l’objet qui la met aux arrêts (Ver-stand) pour la fixer. Heidegger interprète en ce sens l’intervention théorique de l’entendement à l’origine des théories scientifiques : le voir délimite, c’est-à-dire intervient (eingreifen) sur le vu qu’il poursuit (nachstellen) dans le cadre préétabli d’un temple devenu lieu d’observation comme de méditation à la faveur de l’isolement monastique de la vie contemplative[1], le templum étant un lieu d’observation des présages dans le ciel et par extension un observatoire.

[1] Au premier siècle après Jésus-Christ, le mode de vie des ascètes israélites vivant aux environs d’Alexandrie qu’on nommait les thérapeutes constitue un modèle dont s’inspireront les monastères chrétiens. Voir Louis-Henri Fournet, Tableau synoptique de l’histoire du monde pendant les 50 derniers siècles, sides, p. 14.

C’est selon Heidegger le modèle paradigmatique de la conformation violente des phénomènes à un préalable interprétatif qui les fait rentrer dans un cadre théorique pour les con-templer : pourquoi en effet le vol des oiseaux dans un (pré)carré arbitrairement découpé dans le ciel devrait-il signifier quoi que ce soit ?

L’alternative dégagée par Heidegger, c’est de voir les phénomènes en les laissant se manifester, à travers l’art (Hölderlin) ou l’explication phénoménologique.

Or la production de cette image re-présentative de la nature revient à la mettre à dis-position de l’être humain qui en devient le représentant : d’entendeur à l’écoute (vernehmen) de l’être, l’être humain en devient le capteur ; la nature devenue objet renvoie au sujet comme au fondement de sa représentation vraie. Est-ce à dire que l’être humain, devenu tout-puissant, soit producteur de la représentation du monde ?

Heidegger prétend d’autant moins que l’homme produise cette image du monde par la théorie que cet être est lui-même produit par ce processus historial que-qui commande l’époque de l’être au point que l’essence de l’être humain est bouleversée par le dispositif technique. Car, pour que la nature ait pu devenir ob-jet (de la théorie scientifique), il faut bien que soit un sujet vis-à-vis de l’objet qui lui fait face. C’est dire l’intrication décisive des processus par lequel le monde devient image et l’homme sujet (subjectum), c’est-à-dire support de tout le reste : à l’époque moderne, l’hypokeimenon grec est transmué en sujet (Subject) ontologiquement premier au fondement du monde. Tout ce qui est n’est plus que par rapport à ce centre de référence : tout est donc soumis au sujet et à son ressenti subjectif (Alles wird zum Er-lebnis), lequel ressenti est non seulement vécu (erlebt), mais extorqué à la vie (er-lebt) par le sujet qui réduit le monde à ce qu’il ressent…

« Die für das Wesen der Neuzeit entscheidende Verschränkung der beiden Vorgänge, daß die Welt zum Bild und der Mensch zum Subjectum wird, wirft zugleich ein Licht auf den im ersten Anschein fast widersinnigen Grundvorgang der neuzeitlichen Geschichte. Je umfassender nämlich und durchgreifender die Welt als eroberte zur Verfügung steht, je objektiver das Objekt erscheint, um so subjektiver, d. h. vordringlicher erhebt sich das Subjectum, um so unaufhaltsamer wandelt sich die Welt-betrachtung und Welt-lehre zu einer Lehre von Menschen, zur Anthropologie. Kein Wunder ist, daß erst dort, wo die Welt zum Bild wird, der Humanismus heraufkommt […] als eine moralische-ästhetische Anthropologie. […]
Die immer ausschließlichere Verwurzelung der Weltauslegung in der Anthropologie, die seit dem Ende des 18. Jahrhundert einsetzt, findet ihren Ausdruck darin, daß sich die Grundhaltung des Menschen zum Seienden im Ganzen als Weltanschauung bestimmt. Seit jener Zeit gelangt dieses Wort in den Sprachgebrauch. Sobald die Welt zum Bild wird, begreift sich die Stellung des Menschen als Weltanschauung. Zwar legt das Wort Weltanschauung das Mißverständnis nahe, als handle es sich dann nur um ein untätiges Betrachten der Welt. […] das Seiende gilt erst als seiend, sofern es und soweit es in dieses Leben ein- und zurückbezogen, d. h. er-lebt und Er-lebnis wird. […] alles muß notwendig und rechtmäßig dem neuzeitlichen Menschen zum Erlebnis werden […]
Der Grundvorgang der Neuzeit ist die Eroberung der Welt als Bild. Das Wort Bild bedeutet jetzt: das Gebilde des vorstellenden Herstellens. In diesem kämpft der Mensch um die Stellung, in der er dasjenige Seiende sein kann, das allem Seienden das Maß gibt und die Richtschnur zieht. […] Für diesen Kampf der Weltanschauungen und gemäß dem Sinne dieses Kampfes setzt der Mensch die uneingeschränkte Gewalt der Berechnung, der Planung und der Züchtung aller Dinge ins Spiel. Die Wissenschaft als Forschung ist eine unentbehrliche Form dieses Sich-einrichtens in der Welt » [Heidegger, Die Zeit des Weltbildes (1938), S.85-87 vs Holzwege (1950), S.93-94]
1.2.2 Le sujet humain comme représentant du monde

Dis-ponible en pratique comme il est dis-posé théoriquement par la re-présentation, le monde renvoie dorénavant à son représentant : lui-même dis-posé, l’être humain a désormais pour position fondamentale (Grundstellung), au sein de l’étant, de voir (percevoir/concevoir), c’est-à-dire en fait de considérer théoriquement le monde (Weltanschauung), et ce au lieu de le recevoir (vernehmen). Cette disposition de l’être humain le met en position centrale de référent (Bezugsmitte) au fondement de la vérité, désormais conçue comme certitude de la conscience dans sa représentation du monde. Sujet conscient de soi et de ses idées, certain de leur vérité, connaissant et produisant la vérité de ses représentations préalables (Vor-stellung), l’être humain devient le représentant de l’être, le point de mire et de référence du monde : ce qui se donne en représentation comme ce qui donne la mesure de tous les critères (Massgabe für alle Maßstäbe) et de toutes les choses comme objets, c’est-à-dire comme le milieu (Mitte) ou le centre de référence (Bezugsmitte) de l’étant.

1.2.3 Le monde soumis à la Technique

La production historiale du monde comme image dans les visions du monde opère donc à contresens de l’accueil de la vérité du monde que l’être humain habite. C’est que cette vision moderne du monde est dominée par l’essence de la technique, laquelle est à l’origine de la technicisation de la nature et du monde de vie : c’est l’image concrète du monde anthropocentré comme étant à disposition du sujet humain.

L’argument invoqué par Heidegger dans La question de la technique (1955), c’est la différence entre les sens de la technique : il n’y a aucune commune mesure entre la technè, comme mise au jour (entbergen) de ce qui se produit dans la nature (poïesis) en se dévoilant de soi-même (Her-vor-bringen), et la Technique moderne, comme provocation (Herausfordern) à découvrir les ressources naturelles pour les extraire et accumuler de l’énergie. Car cette manière moderne de faire revient à une soumission de la nature et du monde humain à la sommation qui commande (bestellen) de mettre à disposition de l’humain ce qui n’est plus que réserve (Bestand) disponible. Quelle commune mesure y a-t-il en effet entre un moulin à vent au service d’une scierie et une usine hydraulique sur le Rhin ?

Il suffit de penser à l’hymne de Hölderlin intitulé « Le Rhin » pour comprendre, selon Heidegger, la monstruosité qui domine ici (das Ungeheuere, das hier waltet) : par contraste avec l’ancien pont en bois, bâti (gebaut) pour relier les deux rives depuis des siècles en s’insérant dans le monde, l’usine hydraulique de production d’énergie a été posée sur le courant d’eau du fleuve, détourné pour répondre à la commande d’électricité qui s’impose sans égard à l’eau entravée (verbaut) et sans aucune considération du paysage célébré par le poète. Face au danger grandissant, il conviendrait de retrouver le sens de la manière poétique d’habiter sur Terre qu’évoque Hölderlin :

« …dichterisch wohnet der Mensch auf dieser Erde. »

Heidegger fera de ce vers de Hölderlin le titre d’une conférence de 1951 qui célèbre la mesure dont l’être humain doit faire preuve pour bâtir, en esquissant une manière convenable d’habiter sur Terre, au lieu de calculer abstraitement l’occupation de l’espace. Si bâtir et penser sont deux manières d’habiter le monde en s’insérant dans la nature, planifier d’exploiter la nature en construisant revient à détruire le monde et l’Être que l’être humain devrait bien plutôt épargner (schonen) en protégeant les choses et les œuvres : c’est du moins la thèse de Bâtir Habiter Penser. En contrepoint de Bauen Wohnen Denken (1951), Heidegger estime dans Die Frage nach der Technik (1955), intitulé initialement Das Gestell (1949), que la Technique moderne échappe à la domination de l’être humain qui veut la maîtriser : c’est le dis-positif échafaudé (Ge-stell) pour tout mettre à disposition, y compris les humains, qui désormais régit tout. Destin de notre temps, la Technique est le danger suprême qui menace l’humain comme Maître de la Terre (Herr der Erde). Quelle est alors l’alternative à cette fatale image du monde ? Quel autre rapport de l’être humain au monde est envisageable, puisqu’aucune action ne changera l’état du monde ?

« Keine bloße Aktion wird den Weltzustand ändern »
Überwindung der Metaphysik (1936-1946), xxviii, Vorträge und Aufsätze, S.94

2.     Le monde comme foyer perpétuel
au cœur de l’accueil des choses proches

Dans Le Tournant (1949), Heidegger précise le danger que court le monde à une époque qui ne protège plus les choses du monde, mais les consomme et les consume bien plutôt en les exposant (ungewahrt und wahrlos). L’insertion de force de la chose dans le processus technique fait oublier la proximité du monde qui ne s’approche qu’à travers la chose à proximité : le monde n’advient comme tel (Welt ereignet sich) qu’à condition que la chose redevienne chose aux yeux de l’être humain qui, dans l’élément préservé du monde, serait prêt à répondre à l’appel de sa propre essence, qui est d’être au monde. À l’époque du refus du monde (Verweigerung von Welt) compris comme délaissement de toute chose [*exposée à la consommation], le Tournant (Kehre) de l’époque consisterait à regarder à nouveau la chose, toute proche, de sorte à laisser surgir le monde en l’approchant à travers la chose proche : l’événement du monde advenant comme monde ou se faisant monde (Welten von Welt) impliquerait pour l’être humain de s’insérer à nouveau dans le quadrilatère primordial qui réunit ciel et terre, humain et le divin, en habitant à proximité le foyer propre (einheimisch)…

* ¿ au lieu de se perdre à l’étranger!?
en parcourant le monde et en remuant ainsi ciel et terre…

Le monde à échelle humaine, ce n’est pas l’ensemble des choses considéré globalement : ce n’est ni le macrocosme de l’univers, ni le cosmos des citoyens du monde. Il est correct de supputer ici une critique du cosmopolitisme que Heidegger a rendu publique dans sa Lettre sur l’humanisme (1947) : l’absence de patrie est devenue le destin du monde, auquel s’oppose l’envoi destinal du monde qui s’annonce dans la poésie (26-27). Le monde, ce n’est pas non plus la nature comme milieu des êtres vivants : pour Heidegger, n’est ‟monde” à proprement parler que la clairière de l’Être (16), dans la mesure où l’être humain est jeté dans l’ouverture de l’être (35) pour en être le berger (29), et ce conformément à son être-au-monde (32) qui le destine à habiter poétiquement sur Terre (43). Car la parole (logos) est la maison dans lequel l’Être se produit comme événement (21) à l’origine de l’ouverture de l’être au monde : l’Être n’est pas plus Dieu que le fondement du monde ; l’Être est tout ce qui est, tout en étant plus proche de l’être humain que tout étant, qu’il s’agisse d’un rocher, d’un animal, d’une œuvre d’art ou d’une machine (19). Mais qu’est donc ce monde qui m’est tout aussi proche que l’Être ?

Dans Alètheia (1943), Heidegger pense le monde comme événement de la clairière qui met au jour grâce à la lumière du feu sempiternel, et ce en s’appuyant sur Héraclite et tout particulièrement sur son fragment 30 :

« Ce monde, le même pour tous, aucun des dieux ni des hommes ne l’a produit, mais il a toujours été, et il est, et il sera un feu toujours vivant, s’allumant avec mesure et s’éteignant avec mesure. » [trad. fr. par Léon Robin]

κόσμον τόνδε, τὸν αὐτὸν ἁπάντων, οὔτε τις θεῶν οὔτε ἀνθρώπων ἐποίησεν, ἀλλ᾽ ἦν ἀεὶ καὶ ἔστιν καὶ ἔσται πῦρ ἀείζωον, ἁπτόμενον μέτρα καὶ ἀποσϐεννύμενον μέτρα. [Héraclite, fragment 30]

Si « la nature aime à se cacher » [fragment 123], elle se révèle être le monde comme feu toujours vivant qui manifeste en éclairant : ce qui n’a été produit ni par les dieux ni par les hommes, c’est le cosmos, que nous appelons ‟le monde”, en nous le représentant imprudemment de manière cosmologique comme s’il était l’univers ; en vérité, le monde est un feu sempiternel (Welt ist währendes Feuer) qui se lève ou émerge au sens plein de ce qu’est la nature (phusis) qui fait naître et croître tous les vivants. En ce sens, le feu est un vivant éternel (ἀείζωον) qui figure le monde en son émergence (Aufgehen) : le feu n’apparaît pas au sein du monde, il est la figure même du monde en son émergence.

S’appuyant sur tous les sens du grec πῦρ, qui désigne tout autant le feu sacrificiel et le feu du foyer [*autour duquel le groupe (familial) se réunit] que le scintillement des étoiles [*qui éclairent tout le monde], Heidegger interprète l’élément du feu comme quelque chose qui rassemble en faisant apparaître ou en rendant présent (Anwesen), tout comme le logos : « le feu réfléchissant [besinnen] est le rassemblement qui met en présence et présente » tout, l’éclairant et l’abritant ; le feu est la parole (logos) qui réfléchit l’amplitude du monde (Weite der Welt). Le motif de l’embrasement du monde (Weltfeuer) permet ainsi de comprendre que le monde est l’événement lumineux que produit le découvrement comme mise en lumière de ce qui se donne à voir aux mortels que nous sommes : le monde advient dans la clairière (das Ereignis der Lichtung ist die Welt) de l’Être comme mystère (Geheimnis) à penser et à préserver. Mais quel rapport le monde entretient-il avec les choses du monde que le feu du monde éclaire ? Pourquoi l’être au monde de l’existant invite-t-il à se rapprocher de la chose à proximité qu’est, par exemple, la cruche ?

Das Ding (1950)

Les choses du monde paraissent aussi évidentes que le monde de vie. Mais qu’est-ce qu’une chose ? Qu’est cette cruche sinon un contenant en soi qui contient un contenu ?

Selon Heidegger, cette représentation intellectuelle de la chose en soi comme objet nous en éloigne : la choséité de la chose reste cachée à cette approche physicaliste qui empêche de faire l’expérience du vide qu’est la cruche. Car cette toute petite chose est un don qui ne se révèle qu’au moment de servir l’eau ou le vin qu’elle contient : l’eau révèle la source et, donc, la roche qui la filtre et, à travers les rochers, transparaît la terre, ainsi que la pluie reçue du ciel. Terre et ciel séjournent ainsi dans l’être même de la cruche comme don pour l’être humain qui reçoit ce qui est versé ou offre la libation en sacrifice aux dieux. Au sein même du don de ce qui est versé séjournent en leur unité les quatre éléments du quadrilatère : ciel-terre-humains-dieux. Ces quatre éléments constituent le monde comme jeu de miroir de l’unité qui se produit entre eux :

« Wir nennen das ereignende Spiegel-Spiel der Einfalt von Erde und Himmel, Göttlichen und Sterblichen die Welt. Welt west, indem sie weltet. » [S.172]

« Das Spiegel-Spiel von Welt ist der Reigen des Ereignens. Deshalb umgreift der Reigen auch die Vier nicht erst wie ein Reif. Der Reigen ist der Ring, der ringt, indem er als das Spiegeln spielt. Ereignend lichtet er die Vier in den Glanz ihrer Einfalt. Erglänzend vereignet der Ring die Vier überallhin offen in das Rätsel ihres Wesens. Das gesammelte Wesen des also ringenden Spiegel-Spiels der Welt ist das Gering. Im Gering des spiegelnd-spielenden Rings schmiegen sich die Vier in ihr einiges und dennoch je eigenes Wesen. Also schmiegsam fügen sie fügsam weltend die Welt.
Schmiegsam, schmiedbar, geschmeidig, fügsam, leicht heißt in unserer alten deutschen Sprache „ring und gering“. Das Spiegel-Spiel der weltenden Welt entringt als das Gering des Ringes die einigen Vier in das eigene Fügsame, das Ringe ihres Wesens. Aus dem Spiegel-Spiel des Gerings des Ringen ereignet sich das Dingen des Dinges.
Das Ding verweilt das Geviert. Das Ding dingt Welt. Jedes Ding verweilt das Geviert in ein Jeweiliges von Einfalt der Welt. » [S.173]

Le monde advient comme monde et, donc, il se fait monde précisément à travers la chose qui se fait chose à nos yeux, à nous qui sommes seuls capables de la laisser surgir comme telle en la laissant être (das Ding wesen lassen) en tant même que nous sommes condition de possibilité de la chose (als die Be-Dingten des Dinges). Or ce n’est possible qu’à condition de s’approcher de ce qui paraît de moindre importance et, donc, de reconnaître à la chose qui paraît moindre (gering) l’importance qu’elle a en tant que chose prise dans le jeu en miroir des quatre éléments constitutifs du monde en relation de renvoi mutuel. L’essence du monde (Wesen der Welt) advient ainsi à la lumière pour nous qui sommes conditionnés par les choses :

« Dingen ist Nähern von Welt. Nähern ist das Wesen der Nähe. Insofern wird das Ding als das Ding schonen, bewohnen wir die Nähe. Das nähern der Nähe ist die eigentliche und die einzige Dimension des Spiegel-Spiels der Welt. » [S.173-174]

S’approcher des choses proches et simples pour les préserver et, donc, habiter ce qui est à proximité, c’est la seule manière de faire l’expérience de la dimension unique et authentique du monde comme jeu de miroir. Seuls les êtres humains, en tant que mortels, peuvent ainsi atteindre le monde en tant que monde, en l’habitant (wohnend) :
« Erst die Menschen als die Sterblichen erlangen wohnend die Welt als Welt. Nur was aus Welt gering, wird einmal Ding. » [S.175]

Il s’agit donc d’habiter le monde en se laissant interpeller par les choses proches, par exemple cette cruche vécue comme don rassemblant les quatre éléments qui se renvoient les uns aux autres en miroir : ce jeu de miroir est le monde se faisant monde de manière inexplicable pour la pensée humaine. Voilà l’appel du monde auquel l’être humain est destiné à répondre : bâtir, habiter, penser (1951) le monde…

Bauen Wohnen Denken (1951)

Il s’agit de penser ce que signifie habiter et bâtir au sein du monde : bâtir, c’est prendre soin et donc cultiver en édifiant ou en érigeant des bâtiments. Or cela revient à habiter : habiter, c’est la manière propre aux hommes mortels d’être sur terre ; le trait fondamental de l’habitat, c’est de préserver (schonen) les choses bâties sur terre et sous le ciel. Les mortels habitent le monde en sauvant la terre, c’est-à-dire en la laissant être dans son être propre. Au sein du quadrilatère, seul l’homme meurt et c’est donc à lui qu’incombe de protéger le quadrilatère en son essence. Habiter le monde, c’est le laisser advenir en rassemblant les éléments cultivés. En lieu et place de la cruche, Heidegger prend cette fois-ci l’exemple du pont : le pont rassemble la terre (1) comme paysage autour du courant, sans empêcher pour autant l’eau de s’évaporer dans le ciel (2) ; sans empêcher le courant de couler, le pont donne aux mortels (4) un chemin pour aller d’une rive à l’autre, sans que cela ne les autorise – pris qu’ils sont dans leurs activités quotidiennes et leur soucis – à oublier d’être reconnaissants envers les dieux (3). Tout comme la cruche, le pont rassemble donc à sa manière terre et ciel, divin et humains autour de lui [S.147]. Habiter est le trait fondamental de l’être au monde conforme à ce que sont les mortels.

Reste qu’il existe une seconde manière pour eux d’habiter : non plus habiter en bâtissant (une ferme ou un autel), mais en pensant… L’être humain cesse de se sentir apatride lorsqu’il répond à l’appel de ce penser, en habitant ainsi le monde sous cette double modalité, qui est tout autant celle de la poièsis comme technè et comme poésie.

dichterisch wohnet der Mensch (1951)

3. Le monde comme phénomène (p.15)