Locke (cc 2020)

Plan du cours sur le second Traité du gouvernement de Locke

Le cours sur Locke se déploie en deux temps:
1) le cours enregistré lors du confinement du printemps 2020
2) le cours sur la violence dans le second Traité du gouvernement (printemps et automne 2023)


Locke, Traité du gouvernement civil (1690) :
la société civile au fondement de l’État

cours confiné (printemps 2020)

Locke défend le principe politique du pouvoir suprême de la société (supreme power of the people) à choisir sa forme de gouvernement civil (démocratie, république, etc.) et, donc, il fonde le droit du peuple à se rebeller contre l’abus de pouvoir d’un gouvernement incivil.

Commentaire du Traité du gouvernement civil (1690)

0. le républicanisme de Locke dans son contexte historique :
contre l’absolutisme de Hobbes, Locke défend le système représentatif et fonde le droit de résistance, en proposant une version populaire et laïque de l’argumentaire monarchomaque

Locke contra Hobbes

1. engendrement de la communauté (commonwealth) ou société civile (civil society) :

1.1 de l’état de la nature

droit naturel et lois de la nature

1.2 à l’état civil
dans le but de protéger les properties de l’individu (vie, liberté, biens)

des insuffisances de l’état de nature à l’institution de la communauté civile

2. institution de la forme du gouvernement civil
comme moyen de protéger les properties de l’individu :

2.1 l’expérience de l’échec de l’absolutisme patriarcal à l’origine de l’institution par les gens (the people) d’une forme de gouvernement civil : sous la forme d’une démocratie parfaite (Athènes, communautés amérindiennes, etc.) ou d’un système représentatif de distribution des pouvoirs (et non pas de séparation)

des différentes formes de gouvernement civil (démocratie, république)

2.2 Locke en faveur du modèle républicain de la subordination de l’exécutif au législatif contre le modèle “libéral” de la monarchie tempérée par deux chambres (King in Parliament) :
de la corruption d’un gouvernement incivil à la rébellion comme moyen de le dissoudre en vue d’instituer un nouveau gouvernement civil (justification du droit de résistance)

triple modalité du pouvoir suprême de la société : choix de la forme de gouvernement, formation de l’opinion publique, droit de se rebeller contre l’abus de pouvoir

Locke républicain ou whig radical

La position politique de Locke est par conséquent bien plus radicale que les « libéraux » modérés ou constitutionnalistes ne veulent l’admettre[1]. L’engagement politique de Locke en atteste[2]. Originellement absolutiste, il adopte au cours des années 1660 une position plus libérale, en particulier en matière religieuse, et devient un proche conseiller du futur Comte de Shaftesbury qu’il aide à rédiger aussi bien la Constitution de Caroline (1669) que la Lettre d’une personne de qualité (1675), qui est considérée comme un manifeste du parti whig en voie de constitution. Suite à la crise dite d’exclusion (1678-1681) pendant laquelle les whigs qui gagnent les élections par trois fois (1679, 1680, 1681) cherchent en vain à exclure par la voie légale le catholique Jacques II de la succession au trône d’Angleterre, son frère le Roi Charles II dissout le Parlement en mars 1681 et mène une campagne contre les whigs, accusés de haute trahison devant des juges tories acquis à la cause royale. Ayant échoué à convaincre ses amis d’organiser une rébellion, Shaftesbury fuit en Hollande où Locke, soupçonné d’avoir participé à une conspiration dont l’échec mène à l’exécution de nombreux whigs prééminents, dont le républicain Sidney, se réfugie pour sa part en 1683. Menacé d’extradition, il y vit sous un nom d’emprunt et rédige ou corrige différents manuscrits qu’il publie incognito avant de rentrer en Angleterre en 1689 suite à la Glorious Revolution. C’est manifestement cette expérience dramatique qui, provoquée par le blocage royal de la voie constitutionnelle à partir de 1681, convainc Locke de reconnaître en principe le droit de résistance et de rébellion du peuple contre un monarque despotique ou un parlement corrompu.

Alors que l’état de guerre déclaré par la rébellion du Roi donne le droit au peuple non seulement de restaurer le pouvoir législatif, éventuellement en rendant la représentation plus équitable (§158), mais encore d’instituer un nouveau pouvoir législatif en cas de dissolution du gouvernement (§220), Locke constate cependant qu’au terme des nombreuses révolutions qui ont agité le Royaume d’Angleterre, les gens en sont finalement revenus à l’ancienne forme d’un pouvoir législatif du Roi, des Lords et des Communes et se sont ainsi contentés de répondre aux provocations de la Couronne par un déplacement de la lignée dynastique (§223). Loin de simplement chercher à rassurer ceux qui craignent que son argument ne soit le ferment de fréquentes rébellions (§224) occasionnant des guerres civiles (§ 228), Locke pourrait bien, à travers ce constat ambigu, regretter que la plupart des gens soient plus disposés à souffrir qu’à se soulever pour faire valoir leurs droits par la résistance (§230) et prévenir la tyrannie avant de devoir la subir (§220).

Selon Ashcraft (1986), Locke serait en fait un whig radical[3] qui, suivant l’hypothèse avancée par Terrel (2009), regretterait non seulement que la majorité des gens n’aient pas en 1681-85 réaffirmé leurs droits en résistant aux actes manifestement tyranniques du monarque, mais encore que la minorité des whigs radicaux se soit engagée beaucoup trop tard dans la résistance armée après s’être à tort, en 1681, rangée à l’avis des whigs modérés qui préconisaient alors d’attendre la dissolution du Parlement d’Oxford avant d’abandonner la méthode légale. Contrairement à l’interprétation conservatrice des tories et des whigs modérés qui dénient la rupture constitutionnelle de 1688-1689 en réduisant la fuite du Roi à une simple abdication, Locke ouvrirait la possibilité radicale de penser que le vide constitutionnel provoqué par la dissolution du gouvernement permettrait d’établir un système législatif complètement nouveau[4]. Sur le fondement de l’expérience politique de son engagement dans la résistance, Locke aurait ainsi cherché à fonder une théorie radicale du pouvoir constituant[5] du peuple en tant que corps politique (comme plus tard Sieyès)[6]. La restauration de l’ancienne forme de gouvernement, dissoute, n’est donc pas l’unique solution, comme le prétendent conjointement les tories et les whigs modérés : lors de telles révolutions, le peuple a le droit d’ériger un nouveau pouvoir législatif (§212) qui peut différer de l’ancien par le changement des personnes, par la modification de la forme législative, ou des deux à la fois, selon ce que les gens estiment plus profitable pour leur sécurité et leur bien (§220). En conclusion du Second traité, Locke évoque même la possibilité encore plus radicale, démocratique en fait, que les gens gardent le pouvoir législatif à la suite de la dissolution de la forme de gouvernement :

« le pouvoir que chaque individu a donné à la société lorsqu’il est entré en elle ne peut jamais être rendu à nouveau aux individus aussi longtemps que la société dure, mais restera toujours dans la communauté (...). Mais s’ils ont mis des limites à la durée de la législature et rendu le pouvoir suprême accordé à une personne ou une assemblée uniquement temporaire : ou bien encore lorsque ce pouvoir est rendu par les égarements de ceux qui ont l’autorité ; par la trahison de leurs gouvernants ou au terme du temps imparti, ce pouvoir suprême revient à la société, et les gens ont le droit d’agir en tant que souverain (as supreme) et d’exercer le pouvoir législatif par eux-mêmes, ou d’instituer une nouvelle forme, ou bien encore dans le cadre de l’ancienne forme de le placer dans d’autres mains, selon ce qu’ils estiment être bien » (§243).

La dissolution du gouvernement, qui n’est pas une dissolution de la société comme corps politique, peut donc ramener à l’origine de l’institution de la communauté politique où la majorité possède tout le pouvoir de la communauté et emploie tout ce pouvoir à faire de temps en temps des lois pour la communauté et à les faire respecter par des agents commissionnés à cette fin : en ce cas, « la forme du gouvernement est une démocratie parfaite » (§132).

« Le plus grand nombre, comme il a déjà été prouvé, ayant, parmi ceux qui sont unis en société, le pouvoir entier du corps politique, peut employer ce pouvoir à faire des lois, de temps en temps, pour la communauté, et à faire exécuter ces lois par des officiers destinés à cela par ce plus grand nombre, et alors la forme du gouvernement est une véritable démocratie. Il peut aussi remettre entre les mains de peu de personnes choisies, et de leurs héritiers ou successeurs, le pouvoir de faire des lois; alors c’est une oligarchie; ou le remettre entre les mains d’un seul, et c’est une monarchie. Si le pouvoir est remis entre les mains d’un seul et de ses héritiers, c’est une monarchie héréditaire ; s’il lui est commis seulement à vie, et à condition qu’après sa mort le pouvoir retournera à ceux qui le lui ont confié, et qu’ils lui nommeront un successeur : c’est une monarchie élective. Toute société qui se forme a la liberté d’établir un gouvernement tel qu’il lui plaît, de le combiner et de le mêler des différentes sortes que nous venons de marquer, comme elle juge à propos. Que si le pouvoir législatif a été donné par le plus grand nombre, à une personne ou à plusieurs, seulement à vie, ou pour un temps autrement limité; quand ce temps-là est fini, le pouvoir souverain [the supreme power] retourne à la société; et quand il y est retourné de cette manière, la société en peut disposer comme il lui plaît, et le remettre entre les mains de ceux qu’elle trouve bon, et ainsi établir une nouvelle forme de gouvernement. » (§132)
« Par commonwealth, il ne faut donc point entendre, ni une démocratie, ni aucune autre forme de gouvernement, mais bien en général une société indépendante, que les Latins ont très bien désignée par le mot civitas, et qu’aucun mot de notre langue ne saurait mieux exprimer que celui “commonwealth”.» (§132)

C’est le schéma même que reprendra Rousseau dans le Contrat social (1762) même si le vocabulaire est différent puisque Locke semble éviter le terme républicain, peut-être décrié à l’époque à cause de la république de Cromwell, alors que Rousseau critiquera au contraire explicitement le régime divin de la démocratie parfaite (liv. III, chap.iv du Contrat social). Qu’il s’agisse bien pour Locke d’une forme de gouvernement, et non pas d’une figure informe à laquelle manque la forme du système représentatif comme dira Kant en 1795[7], est immédiatement attesté par la suite : la forme de gouvernement dépendant de la manière dont le pouvoir législatif suprême est placé par la communauté, cette communauté publique (commonwealth) n’est pas elle-même une démocratie ou n’importe quelle autre forme de gouvernement, mais une communauté indépendante (§133) qui peut se décider pour la démocratie ou instituer une autre forme de gouvernement.

C’est comme si Locke avait reconnu l’alternative politique entre la démocratie directe et le système représentatif : le gouvernement qui veut par exemple prélever des impôts sur les gens doit nécessairement le faire avec le consentement de la majorité, donnée par les gens eux-mêmes ou bien par les représentants qu’ils ont choisis (§140). Loin d’être focalisé sur le modèle anglais d’une monarchie limitée par le parlement dont il ferait l’apologie, Locke envisage d’autres possibilités politiquement bien plus radicales, dont 1) la démocratie parfaite qui, certes, peut apparaître comme un idéal passé et dépassé en Europe (Rome et Venise) bien qu’elle soit encore pratiquée par les peuples d’Amérique (§§102,108) : du moins par ceux qui ne sont pas dominés par les empires du Pérou et du Mexique (§105).

« s’ils avaient besoin de quelqu’un qui les gouvernât, parce que des gens qui vivent ensemble ne peuvent se passer qu’avec peine de quelque gouvernement, qui pouvait le faire mieux que leur père commun? à moins que sa négligence, sa cruauté ou quelque autre défaut de l’esprit ou du corps ne l’en rendît incapable. Mais quand le père venait à mourir, et que le plus proche héritier qu’il laissait n’était pas capable de gouverne­ment, faute d’âge, de sagesse, de prudence, de courage ou de quelque autre qualité, ou bien lorsque diverses familles convenaient de s’unir et de continuer à vivre ensemble dans une même société: il ne faut point douter qu’alors tous ceux qui composaient ces familles, n’usassent pleinement de leur liberté naturelle, pour établir sur eux celui qu’ils jugeaient le plus capable de les gouverner. Conformément à cela, nous voyons que les peuples de l’Amérique, qui vivent éloignés des épées des conquérants, et de la domination ambitieuse des deux grands Empires du Pérou et du Mexique, jouissent de leur naturelle liberté; quoique, cœteris paribus, ils préfèrent d’ordinaire l’héritier du Roi défunt. Cependant, s’ils viennent à remarquer en lui quelque faiblesse, quelque défaut considérable, quelque incapacité essentielle, ils le laissent; et ils établissent, pour leur gouverneur, le plus vaillant et le plus brave d’entre eux. » (§105)

Mais il forge surtout 2) l’idéal-type d’un système représentatif fondé sur le principe républicain de la subordination de l’exécutif au pouvoir législatif suprême (chap.13). L’exemple de la constitution anglaise n’est donc pas un modèle à suivre, mais un cas problématique à considérer d’autant plus correctement (aright) que c’est la situation à laquelle Locke et tous ses contemporains anglais sont effectivement confrontés. Locke illustre en effet le cas de la dissolution du gouvernement provoquée de l’intérieur par l’abus du pouvoir que la société avait délégué aux détenteurs de l’autorité (§212) à travers cet exemple pas du tout exemplaire. La situation historico-politique de l’Angleterre du XVIIe siècle étant supposée (ex hypothesis)[8], l’exemple de la constitution anglaise permet d’expliciter les différents cas d’altération du pouvoir législatif par le prince qui justifient la rébellion et, par suite, l’institution d’un pouvoir législatif (§§214-120) :

« Cela étant habituellement accompli par ceux qui, dans la communauté publique, abusent du pouvoir qu’ils ont : il est difficile de le considérer justement et de savoir d’où cela provient sans connaître la forme de gouvernement dans laquelle cela arrive. Supposons le pouvoir législatif placé dans la concurrence de trois personnes distinctes : 1) Une seule personne héréditaire ayant le pouvoir exécutif constant et suprême, et en plus le pouvoir de convoquer et dissoudre les deux autres à certains moments. 2) Une assemblée de la noblesse héréditaire. 3) Une assemblée de représentants choisis par les gens pro tempore [pour un certain temps] : une telle forme de gouvernement étant supposée, il est évident » (§213) que, dans quatre cas, le prince dissout le gouvernement en abusant du pouvoir (§§214-218)[9].

Sur la base de cette évidence, Locke peut conclure que « dans ces cas-là et dans d’autres similaires où le gouvernement est dissous, les gens ont la liberté de se secourir eux-mêmes en érigeant un nouveau pouvoir législatif qui diffère de l’ancien par le changement des personnes, ou de la forme, ou des deux » (§220). Loin de faire l’apologie de ce système représentatif qu’on appellera plus tard la monarchie constitutionnelle, Locke en analyse ainsi le dévoiement possible afin de justifier la rébellion.

On sait que Locke s’y est repris à plusieurs fois pour composer son Second traité : en rédigeant probablement une première version en 1681-83[10], il a dû la réviser complètement à l’époque de la Glorious Revolution et mettre la dernière touche au manuscrit entre février et août 1689[11] avant de le publier en décembre 1689. Comme Locke avait suffisamment justifié le droit de résistance et de rébellion du peuple contre un gouvernement devenu incivil dans le chapitre sur la subordination des pouvoirs, on peut conjecturer que le chapitre final sur la dissolution de gouvernement a été amendé pour répondre explicitement à la situation présente de la restauration de la forme ancienne de gouvernement en Angleterre (§223). Comme la légitimité de la Révolution glorieuse n’est pas même contestée par les tories ralliés à cette solution (je fais abstraction des jacobites exilés), il ne peut s’agir pour Locke de simplement justifier cette révolution et la restauration de l’ancien régime d’une monarchie tempérée par deux chambres. Compte tenu du déséquilibre institutionnel en faveur d’un monarque pourvu d’une partie du pouvoir législatif, il s’agit bien plutôt de prévenir tout abus de pouvoir à venir en justifiant par avance toute rébellion contre une telle tentative. Locke n’est pas Montesquieu.

[1] Jean Terrel, Constituent power and resistance : did Locke have any followers ?, pp. 13-33 in : Locke’s political liberty : readings and misreadings, ed. by C. Miqueu & M. Chamie, Voltaire Foundation Oxford, 2009.
[2] Voir l’introduction de Mark Goldie, op. cit., pp.xv-xxi.
[3] Ibid., p. xxxv. Voir les chapitres 7-11 de l’admirable ouvrage de Richard Ashcraft, Revolutionary Politics and Locke’s Two Treatises of Government, 1986, Princeton University Press.
[4] Terrel (2009), Constituent power and resistance : did Locke have any followers ?, op. cit., pp.26-31.
[5] Ibid., p.33.
[6] Ibid., p.24.
[7] Premier article définitif de la Paix perpétuelle de Kant (1795) : XI-207/fr.87, Ak. VIII-352.
[8] Il ne s’agit pas à mon sens d’une supposition hypothétique, mais d’une hypothèse au sens aristotélicien du terme : l’hypothèse désigne en ce sens des données effectives qui sont de facto (sup)posées au préalable. Dans les Politiques, Aristote propose de concevoir le meilleur absolu, puis le meilleur relatif (1288b26), c’est-à-dire relativement à la nature (1287b38) des uns et des autres, avant de juger à partir des conditions préalables (1296b9-10) déjà données qui sont favorables plutôt au régime démocratique ou oligarchique (1296b, cf. 1328b39) ou encore au régime souhaitable (1325b35-36) de la politeia (1293b-1294b).
[9] Dans son introduction aux Two Treatises of Government de Locke, Goldie précise les circonstances historiques qui correspondent à ces différents cas de figure évoqués par Locke, op. cit., p.xxxiv.
[10] Ibid., p.xxi.
[11] Terrel (2009), p.26-27. Locke revient en Angleterre deux jours avant le couronnement de Guillaume et Marie en février 1689 et envoie son manuscrit à l’imprimeur en août 1689.