Violence émancipatrice (Fanon)

épilogue
Jean-Paul Sartre
lisant Frantz Fanon

Frantz Fanon ou la violence
comme milieu de l’existence humaine

Dans Les damnés de la terre (1961), Frantz Fanon soutient, contre la théorie de la violence d’Engels (1894), que « la violence, seule, paye[1] » pour libérer les masses colonisées : dans une atmosphère de fin du monde, Fanon préconise la violence comme méthode de l’impatience des masses elles-mêmes, dont la mobilisation concrète est l’arme décisive, par contraste avec l’ersatz de combat proposé par les élites des pays colonisés[2]. Au cours de cet « affrontement décisif et meurtrier », il faut jeter « dans la balance, tous les moyens, y compris, bien sûr, la violence.[3] » Cette « violence absolue », il faut la comprendre et l’assumer comme la « médiation royale » pour l’émancipation :

« Pour le colonisé, cette violence représente la praxis absolue. Aussi le militant est-il celui qui travaille. […] Le groupe exige que chaque individu réalise un acte irréversible. En Algérie par exemple, […] un nouveau militant était sûr quand il ne pouvait plus rentrer dans le système colonial. Ce mécanisme aurait, paraît-il, existé au Kenya chez les Mau Mau qui exigeaient que chaque personne du groupe frappât la victime. Chacun était donc personnellement responsable de la mort de cette victime. Travailler, c’est travailler à la mort du colon. La violence assumée permet à la fois aux égarés et aux proscrits du groupe de revenir, de retrouver leur place, de réintégrer. La violence est ainsi comprise comme la médiation royale. L’homme colonisé se libère dans et par la violence.[4] »

Travailler, c’est tuer. Car, dans le contexte de la guerre froide qui crée une atmosphère de secousse universelle, la violence est devenue elle-même atmosphérique :

« On comprend que dans cette atmosphère la quotidienneté devienne tout simplement impossible. On ne peut plus être fellah, souteneur ou alcoolique comme avant. La violence du régime colonial et la contre-violence du colonisé s’équilibrent et se répondent dans une homogénéité réciproque extraordinaire. Ce règne de la violence sera d’autant plus terrible que le peuplement métropolitain sera important. Le développement de la violence au sein du peuple colonisé sera proportionnel à la violence exercée par le régime colonial contesté. […] Dès lors que le colonisé choisit la contre-violence, les représailles policières appellent mécaniquement les représailles des forces nationales. Il n’y a pas cependant d’équivalence des résultats, car les mitraillages par avion ou les canonnades de la flotte dépassent en horreur et en importance les réponses du colonisé. […] Terreur, contre-terreur, violence, contre-violence... Voilà ce qu’enregistrent dans l’amertume les observateurs quand ils décrivent le cercle de la haine, si manifeste et si tenace en Algérie.[5] »

La contre-violence et la contre-terreur s’avèrent être la seule réponse possible à la violence coloniale qui s’inscrive dans l’objectif de décoloniser.

1.
La violence coloniale

La violence coloniale est à l’origine de l’arrangement d’un monde colonial qui a tout détruit : les formes sociales indigènes, le système de référence de l’économie et, au niveau culturel, les modes d’apparence comme d’habillement ; illustrant « le caractère totalitaire de l’exploitation coloniale, le colon fait du colonisé une sorte de quintessence du mal […] l’ennemi des valeurs. En ce sens, il est le mal absolu.[6] »

Le colonialisme est ainsi « la violence à l’état de nature[7] » : ce qui règne en effet dans ce monde coupé en deux, où cohabitent deux espèces ou races au statut différent (le colon étranger vs la population autochtone comme masse indistincte des indigènes), c’est la violence à l’état pur du colonialisme, dont les forces de l’ordre (gendarmes, soldats) utilisent un « langage de pure violence » qui invalide la solution trompeuse de « la non-violence »[8]. Car, dans les régions coloniales, il n’y a pas de moralistes pour voiler la domination qui est tout à la fois soumission et inhibition.

2.
La contre-violence décoloniale

Ce manichéisme est conservé lors de la décolonisation, mais il est en réaction retourné contre l’oppresseur : « le colon ne cesse jamais d’être l’ennemi, l’antagoniste, très précisément l’homme à abattre[9] » ou encore à expulser du panorama, puisqu’il faudra bien le remplacer, et non pas coexister en paix[10] avec l’ennemi. Ce manichéisme est la condition même de « l’émergence de la nation » qui suppose de disloquer ou de détruire le monde colonial à tous les niveaux, économique (ponts, fermes, etc.)[11] comme culturel : par un juste retour des choses, « lorsqu’un colonisé entend un discours sur la culture occidentale, il sort sa machette »[12]. C’est que la violence est le passage obligé pour changer de société :

« Le surgissement de la nation nouvelle, la démolition des structures coloniales sont le résultat soit d’une lutte violente du peuple indépendant, soit de l’action, contraignante pour le régime colonial, de la violence périphérique assumée par d’autres peuples colonisés.[13] »

Médecin psychiatre en poste en Algérie, Fanon a pu observer entre 1954 et 1959 les troubles mentaux provoqués par la guerre coloniale[14]. Constatant à la fois l’existence d’orgies musculaires de danse extatique[15] et d’actes désespérés[16], Fanon est amené à développer un argument psychoculturel sur l’agressivité indigène, exacerbée de haine et de colère, qui s’exprime à la fois dans « des rêves musculaires, des rêves d’action, des rêves agressifs[17] », mais aussi à travers des passages à l’acte autodestructeur : au lieu d’engager la lutte armée contre le colonialisme, les conduites d’évitement des luttes tribales, au cours desquelles le colonisé se lance « à muscles perdus dans ses vengeances », sont des conduites-suicides en face du danger[18].

Comprendre la signification de la criminalité nord-africaine requiert donc de dépasser les luttes tribales et régionalistes que le régime colonial cultive pour dissoudre la violence qui monte : le bandit poursuivi par les gendarmes, le tueur de policiers, etc. ne sont ni l’un ni l’autre voleur, ou crapule dépravée, si l’acte est « exclusivement dirigé contre une personne ou un bien colonial » ; car ces actions héroïques contribuent à « la résistance nationale à la conquête[19] ». En somme, Fanon justifie la criminalité comme une forme de guérilla, en quelque sorte inconsciente, contre les forces coloniales d’occupation :

« La criminalité de l’Algérien, son impulsivité, la violence de ses meurtres ne sont donc pas la conséquence d’une organisation du système nerveux ni d’une originalité caractérielle mais le produit direct de la situation coloniale.[20] »
3.
Apologie de la violence cathartique

Cette apologie exaltée de la violence met à l’arrière-plan la vie proprement politique, au sein d’une révolution populaire ou d’une lutte de libération[21], pour mettre en avant la violence absolue comme praxis absolue de l’émancipation :

« Le colonisé découvre le réel et le transforme dans le mouvement de sa praxis, dans l’exercice de la violence, dans son projet de libération[22] ».

Pour Fanon, la violence anticoloniale est juste, parce qu’elle constitue une réponse non seulement proportionnée, mais également fondatrice : elle est en effet destinée à accoucher d’une « transformation radicale de la société » qui permette la production simultanée de la nation « en totalité » et de « l’homme nouveau » dont tous les secteurs de la personnalité pourront bénéficier d’une « libération totale[23] ». Cette foi de facture messianiste dans la naissance d’un homme nouveau au sein d’une nation régénérée fonde la croyance dans la vertu cathartique de la violence :

« pour le peuple colonisé cette violence, parce qu’elle constitue son seul travail, revêt des caractères positifs, formateurs. Cette praxis violente est totalisante, puisque chacun se fait maillon violent de la grande chaîne, du grand organisme violent surgi comme réaction à la violence première du colonialiste. Les groupes se reconnaissent entre eux et la nation future est déjà indivise. La lutte armée mobilise le peuple, c’est-à-dire qu’elle le jette dans une seule direction, à sens unique.[24] »

Facilitée par ce travail dans le sang et la colère, la construction de la nation prospère à partir de cette mobilisation des masses en un peuple unifié par « la violence du colonisé ». Reste que la condition pour que la violence en pratique soit vraiment totalisante et produise la nation comme Tout, c’est d’en finir avec le régionalisme et le tribalisme dont le séparatisme est renforcé par le colonialisme : du point de vue des partis nationalistes, « la liquidation des caïds et des chefs coutumiers est un préalable à l’unification du peuple.[25] » Cathartique, la violence est donc positive de tout point de vue : même « au niveau des individus, la violence désintoxique » en libérant le colonisé de son complexe d’infériorité.

*

Rédigé dans le contexte apocalyptique des violences de la guerre d’Algérie, l’ouvrage fournit un tableau désespérant de la situation qui ne peut ouvrir l’horizon messianiste d’une émancipation qu’en exaltant la contre-violence des masses exploitées et maltraitées. Fanon évoque en passant le problème de savoir si la violence restera d’actualité, « après la libération intégrale des territoires coloniaux », pour défendre les minorités (Noirs aux États-Unis, juifs et musulmans en URSS)[26]. La praxis de la violence absolue lors d’une guerre coloniale peut-elle fournir un paradigme pour penser la politique dans une situation postcoloniale ? Guerre ou politique ?

Fanon reconnaît employer le vocabulaire du chef d’état-major qui mobilise sur le front, sans néanmoins percevoir que la conséquence en est la confusion réitérée entre violence et force, inhérente à la guerre, qui ne peut en effet l’emporter que par la force et violence (pro vi et violentia) : les représentants des pays coloniaux étant « agressifs, violents, outranciers[27] », ce sont bien « des forces violentes qui éclatent dans le territoire colonial.[28] » Cette confusion entre force et violence est inscrite dans la sémantique française d’expressions idiomatiques, comme « briser par la force », qui servent en effet à penser des situations d’affrontement armé : Fanon l’emploie au sens de violence dans un passage où il est question de permettre à « la violence impatiente des masses » de « triompher par la violence »[29]. Car, pour Fanon, « cette violence, c’est l’intuition qu’ont les masses colonisées que leur libération doit se faire, et ne peut se faire que par la force » :

« L’existence de la lutte armée indique que le peuple décide de ne faire confiance qu’aux moyens violents. Lui à qui on n’a jamais cessé de dire qu’il ne comprenait que le langage de la force, décide de s’exprimer par la force. »

Or cette confusion fatale est la conséquence de la bipolarisation entre les blocs ennemis : « eux ou nous[30] », formés à partir d’hypostases qui circulent comme des évidences dans le contexte de la guerre froide : le colonialisme, le fascisme dans les pays colonisés, le capitalisme ou l’impérialisme. Si cette bipolarisation correspond à la phase destructrice de la guerre coloniale qui requiert la mobilisation des masses comme s’il s’agissait de troupes, elle s’avère inadéquate – c’est la critique d’Arendt – pour penser la construction républicaine du peuple à partir de la pluralité hétérogène des positions (de genre, de classe ou de ‟race”) : car le peuple n’est pas une totalité donnée et la nation n’est pas non plus une totalisation en gestation. Autrement dit, l’illusion millénariste de la totalité en fusion (Sartre) pourrait bien empêcher de dégager le phénomène politique au sein du mouvement révolutionnaire, au lieu de se contenter de l’indiquer en passant :

« L’intellectuel colonisé découvrira également la consistance des assemblées de villages, la densité des commissions du peuple, l’extraordinaire fécondité des réunions de quartier et de cellules[31] ».

*
Notes

[1] Frantz Fanon, Les damnés de la terre (1961), La découverte, 1987, p. 42.
[2] Ibid., p. 47. [3] Ibid., p. 26-27.
[4] Ibid., p. 59-60. Cf. Wilhelm Mühlmann Chiliasmus und Nativismus, (1961), trad. fr. par Jean Baudrillard de Messianismes révolutionnaires du tiers monde, Gallimard, 1968, « Du ‟réveil” à la terreur : la révolte des Mau-Mau au Kenya », p. 82-118 : dans cette tribu en crise, le mode de recrutement terroriste s’appuie sur la « la loi sociologique de l’effet solidarisant du crime » pour pousser les adeptes à commettre des atrocités (p. 107-108). Dans La violence et le sacré (1972), René Girard éclaire en général la signification du meurtre collectif (Grasset, coll. « Pluriel », p. 147-152).
[5] Ibid., p. 62-63. [6] Ibid., p. 29. [7] Ibid., p. 43. [8] Ibid., p. 27-28, cf. p. 31.
[9] Ibid., p. 35. [10] Ibid., p. 31-32. [11] Ibid., p. 35 vs p. 43.
[12] Ibid., p. 31. Il s’agit d’une allusion aussi provocatrice que problématique à une déclaration, attribuée à tort à Göring, mais en réalité tirée d’une pièce de théâtre de Hans Johst, dédicacée à Hitler, qui rend hommage à Schlageter, fusillé par les Français en 1923 : « quand j’entends le mot culture, j’enlève le cran d’arrêt de mon browning » [Acte I, scène 1].
[13] Ibid., p. 49. [14] Ibid., p. 188. Voir l’ensemble du chap. 5. [15] Ibid., p. 40.
[16] Ibid., p. 55. [17] Ibid., p. 36. Chez Freud, la musculature est l’organe pour détourner sur le monde extérieur les émotions destructrices et neutraliser ainsi la pulsion destructrice de mort en la maîtrisant (Bändigung) : voir Le moi et le ça (1923) & Le problème économique du masochisme (1924) [t. III, p. 308 vs p. 347]
[18] Ibid., p. 37-38. [19] Ibid., p. 48-49. [20] Ibid., p. 231.
[21] Fanon indique pourtant la fertilité de la vie politique en évoquant « la consistance des assemblées de villages, la densité des commissions du peuple, l’extraordinaire fécondité des réunions de quartier et de cellules » (p. 33).
[22] Ibid., p. 41. Voir la dernière des thèses sur Feuerbach de Marx.
[23] Ibid., p. 231. [24] Ibid., p. 65. [25] Ibid., p. 66. [26] Ibid., p. 56.
[27] Ibid., p. 54. [28] Ibid., p. 46. [29] Ibid., p. 44. Dans sa préface, Sartre fait la même confusion : « nous éprouvons la force des peuples en révolution et nous y répondons par la force. Il y a donc un nouveau moment de la violence ».
[30] Ibid., p. 59. C’est jouer avec le feu de dire : « Nous les Nègres, Nous les Arabes » (p. 48). [31] Ibid., p. 33.