Le monde sens dessus dessous

1.1.3.2 Aristote (384-322 av. J.-C.)

Les corps accordés dans un cosmos finalisé

Disciple critique de Platon, Aristote élabore une science de la nature (phusis) qui sort de la mythologie du Timée pour élaborer une Physique des corps, terrestres et célestes, aboutissant à la métaphysique du premier moteur. Si le cours sur la physique (Φυσικὴ ἀκρόασις) porte sur l’ensemble des êtres naturels pour définir les principes et les causes du mouvement et du repos de ces corps, le Traité du Ciel (Peri ouranou) donne une vision d’ensemble du monde considéré comme Tout d’un seul et unique univers divisé en deux zones :

    1. la région supralunaire (ὑπερσελήνιος) des astres qui se meuvent circulairement dans l’élément divin de l’éther est couverte par la Sphère des étoiles fixes ;
    2. relativement désordonnée par contraste, la région sublunaire (ὐποσελήνιος) au centre de laquelle se trouve la terre immobile de forme sphérique [livre II] est composé de quatre éléments (terre, eau, air, feu) qui ont chacun leur lieu propre, la la terre étant en bas, l’air au-dessus de l’eau et le feu en haut [livre III], de sorte que chaque corps, en fonction de la composition du mélange qui le constitue, se rend tout naturellement vers son lieu naturel [livre IV].

Si le traité à propos De la génération et de la destruction des choses – plus connu sous le nom du titre de sa traduction latine (De generatione et corruptione) – précise le rapport entre les éléments du monde et les corps terrestres [livre II], pour sa part le traité de Météorologie se focalise sur les phénomènes astronomiques [livre I] et météorologiques [livre II-III], avant de préciser l’insertion des végétaux et des animaux dans ce milieu de vie produit par l’interaction entre les quatre éléments dont deux sont actifs, le froid et le chaud, et deux sont passifs, l’humide et le sec [livre IV]. Aristote a traité la question des animaux dans quatre ouvrages qui portent sur leur génération, leur locomotion ou les parties de leurs corps. L’être vivant étant un corps animé (ἔμψυχα σώματα) ou habité par une âme, il faudra convoquer enfin le traité aristotélicien à propos de l’âme (Περὶ ψυχῆς), lui aussi plus connu sous le nom du titre de sa traduction latine (De anima), pour comprendre ce dont sont capables les corps vivants des différentes espèces d’animaux en général et de l’être humain en particulier. Aristote différencie et hiérarchise entre eux tous les êtres corporels en fonction de leur nature (inanimée vs animée) et/ou du lieu (terrestre vs céleste) qu’il occupe dans le monde de forme sphérique [σφαιροειδής ἐστιν ὁ κόσμος (288a) : Traité du Ciel, livre II, chap. IV, §11].

Compte tenu de l’intrication entre le monde et les corps qui s’y trouvent, l’étude de l’un fait corps avec celle des autres dans le corpus aristotélicien. Avant même d’étudier la conception différenciée des corps qu’Aristote énonce dans différents ouvrages, il faut donc considérer au préalable sa vision globale du monde comme cadre même de l’évaluation qualitative de la place des corps de différentes natures dans l’ordre du monde. Car il n’y aurait pas de monde sans ordre (taxis) qui le constitue. Selon Aristote, tous les corps sont accordés dans un ensemble ordonné de manière finalisée au sein duquel les êtres sont hiérarchisés en fonction de leur substance naturelle.

Le ciel comme image du monde : cosmos = ouranos

Le ciel est la seule et unique figure globale du monde que l’être humain puisse percevoir. Pour Aristote, le ciel est égal au Tout de l’univers et son mouvement circulaire, régulier et éternel, est la figure même de l’ordre (diataxis) qui règne dans le monde :

Traité du Ciel

« le premier moteur doit nécessairement se mouvoir lui-même, s’il est mu suivant la nature ; et par suite, les éléments qui n’obéissaient pas à un mouvement forcé, et qui demeuraient dans leur lieu propre, présentaient eux-mêmes l’ordre parfait qu’ils ont maintenant : des corps graves allaient vers le centre; les corps légers s’éloignaient du centre ; et c’est là précisément l’ordre régulier qu’offre actuellement le monde. » [Traité du Ciel, livre II, chap. II, §4]

Εἰ δὲ κατὰ φύσιν ἐκινεῖτο, ἀνάγκη κόσμον εἶναι, ἐάν τις βούληται θεωρεῖν ἐπιστήσας· τό τε γὰρ πρῶτον κινοῦν ἀνάγκη κινεῖν ἑαυτὸ κινούμενον κατὰ φύσιν, καὶ τὰ κινούμενα μὴ βίᾳ, ἐν τοῖς οἰκείοις ἠρεμοῦντα τόποις, ποιεῖν ἥνπερ ἔχουσι νῦν τάξιν, τὰ μὲν βάρος ἔχοντα ἐπὶ τὸ μέσον, τὰ δὲ κουφότητα ἔχοντα ἀπὸ τοῦ μέσου· ταύτην δ´ ὁ κόσμος ἔχει τὴν διάταξιν. (301a)

Dans le Traité du Ciel, Aristote n’utilise pas uniquement le terme de cosmos pour en affirmer la forme sphérique (288a), mais plusieurs autres termes pour désigner cet ensemble ordonné par la finalité. Récusant plusieurs auteurs qui admettent l’existence d’autres mondes (cosmoi) et donc une pluralité de mondes, il soutient qu’il n’y a qu’un seul et unique monde qu’il appelle le Tout. C’est que le Tout (to pan) comprend toutes les choses (ta panta), c’est-à-dire tous les corps et leurs principes, et il est parfaitement achevé : le Tout est le Parfait (to teleion) dans le double sens du terme fini, il est à la fois achevé et limité. Tous ces corps différents entre eux font corps pour former le Tout qui est donc ensemble corporel, le corps étant la seule grandeur parfaite en raison de sa tridimensionnalité :

« La science de la nature consiste à peu près entièrement dans l’étude des corps et des grandeurs, avec leurs modifications et leurs mouvements. Elle s’occupe en outre de l’étude des principes qui constituent cette substance particulière ; car parmi les composés et les êtres qui sont dans la nature, les uns sont des corps et des grandeurs ; les autres ont un corps et une grandeur ; et les autres enfin sont les principes de ceux qui ont cette grandeur et ce corps. […] Si donc ces trois termes : Toutes les choses, l’Univers et le Parfait ne représentent pas une idée différente, et s’ils se distinguent seulement entre eux par la matière et par les êtres auxquels ils s’appliquent, il s’ensuit que le corps est la seule des grandeurs qui soit parfaite ; car il est le seul à être déterminé par trois, et c’est bien là ce qu’on entend par le Tout. » [Traité du Ciel, livre I, chap. I, §1 vs §3, 268b].

Ἡ περὶ φύσεως ἐπιστήμη σχεδὸν ἡ πλείστη φαίνεται περί τε σώματα καὶ μεγέθη καὶ τὰ τούτων οὖσα πάθη καὶ τὰς κινήσεις, ἔτι δὲ περὶ τὰς ἀρχάς, ὅσαι τῆς τοιαύτης οὐσίας εἰσίν· τῶν γὰρ φύσει συνεστώτων τὰ μέν ἐστι σώματα καὶ μεγέθη, τὰ δ´ ἔχει σῶμα καὶ μέγεθος, τὰ δ´ ἀρχαὶ τῶν ἐχόντων εἰσίν. […]  Ὥστ´ ἐπεὶ τὰ πάντα καὶ τὸ πᾶν καὶ τὸ τέλειον οὐ κατὰ τὴν ἰδέαν διαφέρουσιν ἀλλήλων, ἀλλ´ εἴπερ, ἐν τῇ ὕλῃ καὶ ἐφ´ ὧν λέγονται, τὸ σῶμα μόνον ἂν εἴη τῶν μεγεθῶν τέλειον· μόνον γὰρ ὥρισται τοῖς τρισίν, τοῦτο δ´ ἐστὶ πᾶν. Τριχῇ δὲ ὂν διαιρετὸν πάντῃ διαιρετόν ἐστιν· τῶν δ´ ἄλλων τὸ μὲν ἐφ´ ἓν τὸ δ´ ἐπὶ δύο· ὡς γὰρ τοῦ ἀριθμοῦ τετυχήκασιν, οὕτω καὶ τῆς διαιρέσεως καὶ τοῦ συνεχοῦς· τὸ μὲν γὰρ ἐφ´ ἓν συνεχές, τὸ δ´ ἐπὶ δύο, τὸ δὲ πάντῃ τοιοῦτον. (268b)

Or le Tout visible à nos yeux et que nous connaissons, c’est le Ciel (ouranos). *Peut-être Aristote dénomme-t-il ainsi le Tout, parce que le ciel est le seul élément dans le monde que tout le monde perçoit également : par contraste avec la terre dont nous ne foulons qu’une infime partie, c’est le seul élément qui nous donne une idée de l’ensemble global et englobant qu’est le monde. Métonymie du Tout, le Ciel ne désigne donc pas uniquement le ciel étoilé en révolution circulaire, mais l’ensemble de tous les corps, le monde dont nous avons la perception sensible :

« le ciel se compose de tous les corps naturels et sensibles.
6. Mais disons d’abord ce que nous entendons par le ciel, et combien de sens a ce mot, afin que la recherche à laquelle nous nous livrons en devienne d’autant plus claire. En un premier sens, nous disons que le ciel est la substance de la périphérie dernière de l’univers, ou bien que c’est le corps naturel qui est à l’extrême limite de cette périphérie du monde ; car l’usage veut qu’on entende surtout par le ciel la partie élevée et extrême où nous disons que réside inébranlable tout ce qui est divin. Dans un autre sens, le ciel est le corps qui est continu à cette extrême circonférence de l’univers où sont la lune, le soleil et quelques autres astres ; car nous disons que ces grands corps sont placés dans le ciel. Enfin en un troisième sens, nous appelons ciel le corps qui est enveloppé par la circonférence extrême ; car nous appelons ordinairement ciel la totalité des choses et l’ensemble de l’univers. » [Traité du Ciel, livre I, chap. IX, §5-6].

Λείπεται ἄρα αὐτὸ τοῦτο δεῖξαι, ὅτι ἐξ ἅπαντος τοῦ φυσικοῦ καὶ τοῦ αἰσθητοῦ συνέστηκε σώματος.
6. Εἴπωμεν δὲ πρῶτον τί λέγομεν εἶναι τὸν οὐρανὸν καὶ ποσαχῶς, ἵνα μᾶλλον ἡμῖν δῆλον γένηται τὸ ζητούμενον. Ἕνα μὲν οὖν τρόπον οὐρανὸν λέγομεν τὴν οὐσίαν τὴν τῆς ἐσχάτης τοῦ παντὸς περιφορᾶς, ἢ σῶμα φυσικὸν τὸ ἐν τῇ ἐσχάτῃ περιφορᾷ τοῦ παντός· εἰώθαμεν γὰρ τὸ ἔσχατον καὶ τὸ ἄνω μάλιστα καλεῖν οὐρανόν, ἐν ᾧ καὶ τὸ θεῖον πᾶν ἱδρῦσθαί φαμεν. Ἄλλον δ´ αὖ τρόπον τὸ συνεχὲς σῶμα τῇ ἐσχάτῃ περιφορᾷ τοῦ παντός, ἐν ᾧ σελήνη καὶ ἥλιος καὶ ἔνια τῶν ἄστρων· καὶ γὰρ ταῦτα ἐν τῷ οὐρανῷ εἶναί φαμεν. Ἔτι δ´ ἄλλως λέγομεν οὐρανὸν τὸ περιεχόμενον σῶμα ὑπὸ τῆς ἐσχάτης περιφορᾶς· τὸ γὰρ ὅλον καὶ τὸ πᾶν εἰώθαμεν λέγειν οὐρανόν. [279a]

La science de la nature comprend l’astronomie autant que la physique des corps qui se trouvent sous la lune. Le Tout est unique (276b) : Τούτου δ´ ὄντος ἀνάγκη καὶ τὸν οὐρανὸν ἕνα μόνον εἶναι καὶ μὴ πλείους (277b), et il est éternel : toujours le même, son mouvement circulaire de durée finie (273a) ne connaît aucun changement. C’est la preuve même de sa perfection :

« dans toute la série des temps écoulés, selon la tradition transmise d’âges en âges, il ne paraît pas qu’il y ait jamais eu le moindre changement ni dans l’ensemble du ciel observé jusqu’à ses dernières limites, ni dans aucune des parties qui lui sont propres. Il semble même que le nom s’est transmis depuis les anciens jusqu’à nos jours […] Voilà pourquoi supposant qu’il y a quelque premier corps différent de la terre et du feu, de l’air et de l’eau, les Anciens ont désigné du nom d’éther le lieu le plus élevé, tirant cette appellation de la course perpétuelle de ce corps et voulant lui imposer pour son nom même l’éternité du temps. » [Traité du Ciel, livre I, chap. III, §6].

Συμβαίνει δὲ τοῦτο καὶ διὰ τῆς αἰσθήσεως ἱκανῶς, ὥς γε πρὸς ἀνθρωπίνην εἰπεῖν πίστιν· ἐν ἅπαντι γὰρ τῷ παρεληλυθότι χρόνῳ κατὰ τὴν παραδεδομένην ἀλλήλοις μνήμην οὐθὲν φαίνεται μεταβεβληκὸς οὔτε καθ´ ὅλον τὸν ἔσχατον οὐρανὸν οὔτε κατὰ μόριον αὐτοῦ τῶν οἰκείων οὐθέν. Ἔοικε δὲ καὶ τοὔνομα παρὰ τῶν ἀρχαίων παραδεδόσθαι μέχρι καὶ τοῦ νῦν χρόνου, τοῦτον τὸν τρόπον ὑπολαμβανόντων ὅνπερ καὶ ἡμεῖς λέγομεν· οὐ γὰρ ἅπαξ οὐδὲ δὶς ἀλλ´ ἀπειράκις δεῖ νομίζειν τὰς αὐτὰς ἀφικνεῖσθαι δόξας εἰς ἡμᾶς. Διόπερ ὡς ἑτέρου τινὸς ὄντος τοῦ πρώτου σώματος παρὰ γῆν καὶ πῦρ καὶ ἀέρα καὶ ὕδωρ, αἰθέρα προσωνόμασαν τὸν ἀνωτάτω τόπον, ἀπὸ τοῦ θεῖν ἀεὶ τὸν ἀΐδιον χρόνον θέμενοι τὴν ἐπωνυμίαν αὐτῷ. Ἀναξαγόρας δὲ καταχρῆται τῷ ὀνόματι τούτῳ οὐ καλῶς· ὀνομάζει γὰρ αἰθέρα ἀντὶ πυρός. (271a)

C’est pourquoi, à proprement parler, il n’y a point de corps en dehors du ciel : Οὐθὲν ἄρα ὅλως σῶμα ἔξω τοῦ οὐρανοῦ (276a). Aristote affirme en ce sens dans sa Physique que le Ciel est égal au Tout (ὁ γὰρ οὐρανὸς τὸ πᾶν ἴσως) de l’Univers, puisque le ciel en révolution circulaire est le dernier cercle qui entoure tout le reste :

« l’univers n’est point tout entier quelque part, ni dans un lieu précis, puisqu’aucun corps ne l’entoure […] les parties si nombreuses [du ciel] ne sont dans un lieu qu’à certains égards, car elles s’entourent mutuellement dans le cercle. C’est pourquoi le haut du ciel se meut en cercle. Mais le Tout n’est pas quelque part. Car ce qui est quelque part, il faut d’abord qu’il soit lui-même dans autre chose, et il faut qu’il y ait en outre quelque chose dans quoi il est, quelque chose qui l’entoure. Car, en dehors du tout et de l’univers, il ne peut rien y avoir qui soit indépendant de ce tout et de toutes les choses dans le ciel ; car le ciel est égal au Tout, à ce qu’on peut supposer ; et le lieu n’est pas le ciel, mais une certaine extrémité du ciel, la limite immuable confinant et touchant au corps qui est en mouvement. § 10. Ainsi la terre est dans l’eau ; l’eau est dans l’air; l’air lui-même est dans l’éther ; et l’éther est dans le ciel. Mais le ciel n’est plus dans autre chose. » [Physique, IV, 5, 212b12-22]

ὁ δ’ οὐρανός, ὥσπερ εἴρηται, οὔ που ὅλος οὐδ’ ἔν τινι τόπῳ ἐστίν, εἴ γε μηδὲν αὐτὸν περιέχει σῶμα·[…] τὰ γὰρ μόρια ἐν τόπῳ πως πάντα· ἐπὶ τῷ κύκλῳ γὰρ περιέχει ἄλλο ἄλλο. Διὸ κινεῖται μὲν κύκλῳ τὸ ἄνω, τὸ δὲ πᾶν οὔ που. Τὸ γάρ που αὐτό τέ ἐστί τι, καὶ ἔτι ἄλλο τι δεῖ εἶναι παρὰ τοῦτο ἐν ᾧ, ὃ περιέχει· παρὰ δὲ τὸ πᾶν καὶ ὅλον οὐδέν ἐστιν ἔξω τοῦ παντός,  9 καὶ διὰ τοῦτο ἐν τῷ οὐρανῷ πάντα· ὁ γὰρ οὐρανὸς τὸ πᾶν ἴσως. Ἔστι δ’ ὁ τόπος οὐχ ὁ οὐρανός, ἀλλὰ τοῦ οὐρανοῦ τι τὸ ἔσχατον καὶ ἁπτόμενον τοῦ κινητοῦ σώματος [πέρας ἠρεμοῦν]. 10 Καὶ διὰ τοῦτο ἡ μὲν γῆ ἐν τῷ ὕδατι, τοῦτο δ’ ἐν τῷ ἀέρι, οὗτος δ’ ἐν τῷ αἰθέρι, ὁ δ’ αἰθὴρ ἐν τῷ οὐρανῷ, ὁ δ’ οὐρανὸς οὐκέτι ἐν ἄλλῳ. (212b12-22)

Physique

Encore faut-il comprendre à présent pourquoi il y a non seulement des mouvements circulaires que le ciel entraîne à sa suite, mais encore des mouvements bien plus irréguliers, notamment les transports de haut en bas et de bas en haut :

« la limite première immobile de ce qui entoure, c’est là précisément ce qu’il faut appeler le lieu. § 1. Le milieu du ciel et l’extrémité de la sphère en mouvement qui nous apparaît passent aux yeux de tout le monde pour être, à proprement parler, l’un le haut et l’autre le bas ; et le motif de cette opinion, c’est que le milieu du ciel est éternellement en place, et que l’extrémité de la sphère reste toujours telle qu’elle est. Par conséquent, comme le léger est ce qui est naturellement porté en haut, tandis que le lourd est ce qui est porté en bas, la limite qui enveloppe les corps vers le centre est le bas, et c’est le centre lui-même la limite qui est à l’extrémité est le haut, et c’est l’extrémité elle-même. » [Physique, IV, 4, 212a21-28]

28 Ὥστε τὸ τοῦ περιέχοντος πέρας ἀκίνητον πρῶτον, τοῦτ’ ἔστιν ὁ τόπος. 1 Καὶ διὰ τοῦτο τὸ μέσον τοῦ οὐρανοῦ καὶ τὸ ἔσχατον τὸ πρὸς ἡμᾶς τῆς κύκλῳ φορᾶς δοκεῖ εἶναι τὸ μὲν ἄνω τὸ δὲ κάτω μάλιστα πᾶσι κυρίως, ὅτι τὸ μὲν αἰεὶ μένει, τοῦ δὲ κύκλῳ τὸ ἔσχατον ὡσαύτως ἔχον μένει. Ὥστ’ ἐπεὶ τὸ μὲν κοῦφον τὸ ἄνω φερόμενόν ἐστι φύσει, τὸ δὲ βαρὺ τὸ κάτω, τὸ μὲν πρὸς τὸ μέσον περιέχον πέρας κάτω ἐστίν, καὶ αὐτὸ τὸ μέσον, τὸ δὲ πρὸς τὸ ἔσχατον ἄνω, καὶ αὐτὸ τὸ ἔσχατον·(212a21-28).

Or ces transports des corps naturels simples, comme le feu et la terre, ne sont pas les seuls mouvements qui peuvent être violemment entravés (208b8-12) : c’est vrai de tout ce qui se produit sur terre plus encore que des phénomènes météorologiques de la condensation et de l’évaporation. Si l’ordre du monde se manifeste par la régularité des phénomènes qui s’y produisent, il convient de répondre à l’objection d’un désordre relatif en expliquant non seulement le cas particulier des astres errants, les planètes du système solaire qui semblent du point de vue de la Terre effectuer un mouvement rétrograde, mais encore et surtout tous les phénomènes désordonnés à la surface de la terre.

C’est qu’il y a bien des différences entre les corps au sein de l’univers. D’une part, il faut distinguer entre ce qui se passe en deçà et au-delà de la lune : si la Sphère des étoiles fixes est éternelle (sans génération, ni corruption) et est animée du mouvement circulaire uniforme parcourant toujours la même circonférence, en revanche les êtres sublunaires sont soumis à des mouvements et des changements très irréguliers, depuis la génération et la croissance jusqu’à la décroissance et la corruption en passant par l’altération et le transport local. D’autre part, les êtres naturels sur la surface de la Terre sont des corps aux caractéristiques extrêmement diversifiées en fonction de la forme et de la matière dont ils sont composés : entre tous ces corps soumis au devenir et destinés à périr, il y a une hiérarchie ontologique, depuis les corps inanimés jusqu’à l’être humain pourvu d’intellection entre passant par les plantes et les animaux. Le Tout de l’univers rassemble ainsi tous ces êtres pris, entre les deux extrêmes de la matière dépourvue de toute forme et de la forme dépourvue de matière, l’Acte pur, dans un ensemble ordonné par la finalité. C’est la finalité qui garantit l’inscription de tous les mouvements et changements naturels dans l’ordre du monde. Mais de quel type est cette finalité ?

L’ordre naturellement finalisé du monde

La physique qualitative d’Aristote s’attache à cerner les principes (archai) et les causes (aitia) du mouvement et du repos des êtres naturels [Physique, I,1, 184a10-15]. Car il y a, dans l’univers, différents types d’êtres entre lesquels il existe une hiérarchie, mais ils ont tous leur lieu naturel dans le monde : le mouvement naturel du corps consiste à rejoindre ce lieu naturel (211a4-6). Penser ce mouvement, c’est refuser l’alternative éléatique entre l’être et le devenir pour penser l’être en devenir. Pour Aristote, il s’agit d’inscrire le principe du devenir dans l’être en pensant le passage de la puissance à l’acte comme un processus finalisé, lui-même inscrit dans l’ordre du monde :

« L’en vue de quelque chose est ce qui pourrait être accompli soit par la pensée soit par nature [Ἔστι δ’ ἕνεκά του ὅσα τε ἀπὸ διανοίας ἂν πραχθείη καὶ ὅσα ἀπὸ φύσεως.] » (196b21-22).
Le modèle paradigmatique de la finalité biologique

Ce qui revient à penser tous les processus naturels sur un double modèle. Tout d’abord, 1. le modèle naturel du développement organique permet d’extrapoler de l’individu à l’ensemble de la nature pensée comme Tout harmonieusement réglé : l’ordre de l’univers (to pan) n’étant pas le fait du hasard (196a26-28), cela permet de penser, par exemple, que les feuilles sont pour abriter le fruit et qu’elles dirigent leurs racines vers le bas pour se nourrir (199a25-30), alors qu’il pleut par nécessité (198b18-19). extrait II. Ensuite, il y a 2. le modèle proprement humain de la réalisation intentionnelle d’un but pensé dans l’action, par exemple celle de se promener (197b24-25), ou dans la production technique, par exemple d’une maison (192b23-32).

En conséquence du premier modèle, le mouvement local de transport (phora) est – tout comme l’altération (alloiosis) – pensé sous les espèces d’un changement (métabolè), c’est-à-dire d’une transformation métabolique : c’est la croissance et décroissance (auxèsis vs phtisis) naturelles, par exemple de l’enfant et, par extension, des éléments naturels, comme le feu qui se transporte vers le haut (192b36-37, cf. 201a10). Le paradigme initial, c’est que « l’humain engendre l’humain » (198a27) ou encore que « l’humain naît d’un humain » (193b12).

« la nature des êtres, c’est la forme [morphè], et l’espèce [eidos], qui est impliquée dans la définition ; car de même qu’on appelle art ce qui est conforme à l’art et qui est un produit de l’art, de même on appelle nature ce qui est selon la nature et ce qui est un produit de la nature. Mais de même que nous ne dirions jamais qu’une chose est conforme aux règles de l’art, ou qu’il y ait de l’art en elle, si elle n’est encore qu’en puissance, un lit, par exemple, et si ce lit n’a point encore reçu la forme spécifique d’un lit ; de même non plus, en parlant des êtres que fait la nature ; car la chair et l’os, lorsqu’ils ne sont qu’en puissance, n’ont [193b] pas encore leur nature propre, jusqu’à ce qu’ils aient revêtu cette espèce et cette forme qui est impliquée dans leur définition essentielle, et qui nous sert à déterminer ce qu’est la chair et ce qu’est l’os. On ne peut pas dire alors davantage qu’ils sont de nature ; et par conséquent, en un sens différent de celui qui vient d’être indiqué, la nature pour les êtres qui ont en eux-mêmes le principe du mouvement, serait la figure et la forme spécifique, qui n’est séparable de ces êtres que par la raison et pour le besoin de la définition.
§ 18.D’ailleurs, le composé qui ressort de ces éléments n’est pas précisément la nature de cette chose ; il est seulement dans la nature : l’homme, par exemple. § 19.La nature ainsi comprise, est plutôt nature que ne l’est la matière, puisque chaque être reçoit la dénomination qui le désigne bien plutôt quand il est en acte et en entéléchie que lorsqu’il est simplement en puissance. § 20. A un autre point de vue, un homme vient d’un homme ; mais un lit ne vient pas d’un lit. Aussi, les philosophes dont on vient de parler disent-ils que la nature du lit n’est pas sa configuration [schèma], mais le bois dont il est formé, attendu que s’il venait à germer encore, il en proviendrait non pas un lit, mais du bois. Si donc la configuration du lit est de l’art précisément, la forme [morphè] est la nature des êtres, puisque l’homme naît de l’homme. » [Physique, II,1, 193a30-b12]

ἡ μορφὴ καὶ τὸ εἶδος τὸ κατὰ τὸν λόγον. Ὥσπερ γὰρ τέχνη λέγεται τὸ κατὰ τέχνην καὶ τὸ τεχνικόν, οὕτω καὶ φύσις τὸ κατὰ φύσιν [λέγεται] καὶ τὸ φυσικόν, οὔτε δὲ ἐκεῖ πω φαῖμεν ἂν ἔχειν κατὰ τὴν τέχνην οὐδέν, εἰ δυνάμει μόνον ἐστὶ κλίνη, μή πω δ’ ἔχει τὸ εἶδος τῆς κλίνης, οὐδ’ εἶναι τέχνην, οὔτ’ ἐν τοῖς φύσει συνισταμένοις· τὸ γὰρ δυνάμει σὰρξ ἢ ὀστοῦν οὔτ’  [193b] ἔχει πω τὴν ἑαυτοῦ φύσιν, πρὶν ἂν λάβῃ τὸ εἶδος τὸ κατὰ τὸν λόγον, ᾧ ὁριζόμενοι λέγομεν τί ἐστι σὰρξ ἢ ὀστοῦν, οὔτε φύσει ἐστίν. Ὥστε ἄλλον τρόπον ἡ φύσις ἂν εἴη τῶν ἐχόντων ἐν αὑτοῖς κινήσεως ἀρχὴν ἡ μορφὴ καὶ τὸ εἶδος, οὐ χωριστὸν ὂν ἀλλ’ ἢ κατὰ τὸν λόγον.
18 (Τὸ δ’ ἐκ τούτων φύσις μὲν οὐκ ἔστιν, φύσει δέ, οἷον ἄνθρωπος.)  19 Καὶ μᾶλλον αὕτη φύσις τῆς ὕλης· ἕκαστον γὰρ τότε λέγεται ὅταν ἐντελεχείᾳ ᾖ, μᾶλλον ἢ ὅταν δυνάμει.  20 Ἔτι γίγνεται ἄνθρωπος ἐξ ἀνθρώπου, ἀλλ’ οὐ κλίνη ἐκ κλίνης· διὸ καί φασιν οὐ τὸ σχῆμα εἶναι τὴν φύσιν ἀλλὰ τὸ ξύλον, ὅτι γένοιτ’ ἄν, εἰ βλαστάνοι, οὐ κλίνη ἀλλὰ ξύλον. Εἰ δ’ ἄρα τοῦτο φύσις, καὶ ἡ μορφὴ φύσις· γίγνεται γὰρ ἐξ ἀνθρώπου ἄνθρωπος.

Aristote soutient la thèse que c’est la forme (morphè), et non pas la matière (hulè), qui est principe de la nature : la forme est nature (ἡ μορφὴ φύσις) (193a-b). Car l’homme comme composé de matière (os, chair) et de forme (morphè) est bien par nature (193b6-7), mais ce par quoi il est nature et fait qu’il est capable de s’engendrer, c’est sa morphè d’être humain, et non sa matière (chair, os) qui, sans la morphè humaine, n’aurait pas l’aspect (eidos) d’un être humain conforme à la définition : c’est la forme qui produit l’aspect reconnaissable par la raison (kata ton logon) et/ou le discours que nous tenons en définissant ce qu’est cet être de chair et d’os qu’est l’être humain, de sorte que l’aspect est la forme conforme à la définition. Reste que la morphè ne peut être distinguée qu’en raison de son aspect (eidos) reconnaissable, car l’aspect est la “forme” visible que prend la forme (morphè) en apparaissant à travers la matière qu’elle conforme (individuellement).

« § 1. [192b] Parmi les êtres que nous voyons, les uns existent par le seul fait de la nature ; et les autres sont produits par des causes différentes. § 2. Ainsi, c’est la nature qui fait les animaux et les parties dont ils sont composés ; c’est elle qui fait les plantes et les corps simples, tels que la terre, le feu, l’air et l’eau ; car nous disons de tous ces êtres et de tous ceux du même genre qu’ils existent naturellement. § 3. Tous les êtres que nous venons de nommer présentent évidemment, par rapport aux êtres qui ne sont pas des produits de la nature, une grande différence ; les êtres naturels portent tous en eux-mêmes un principe de mouvement ou de repos ; soit que pour les uns ce mouvement se produise dans l’espace ; soit que pour d’autres ce soit un mouvement de développement et de destruction ; soit que pour d’autres encore, ce soit un mouvement de simple modification dans les qualités. Au contraire, un lit, un vêtement, ou tel autre objet analogue n’ont en eux-mêmes, en tant qu’on les rapporte à chaque catégorie de mouvement, et en tant qu’ils sont les produits de l’art, aucune tendance spéciale à changer. Ils n’ont cette tendance qu’en tant qu’ils sont indirectement et accidentellement ou de pierre ou de terre, ou un composé de ces deux éléments. § 4. La nature doit donc être considérée comme un principe et une cause de mouvement et de repos, pour l’être où ce principe est primitivement et en soi, et non pas par simple accident. » [Physique, II,1, 192b8-23]

1 [192b] Τῶν ὄντων τὰ μέν ἐστι φύσει, τὰ δὲ δι’ ἄλλας αἰτίας.  2 Φύσει μὲν τά τε ζῷα καὶ τὰ μέρη αὐτῶν καὶ τὰ φυτὰ καὶ τὰ ἁπλᾶ τῶν σωμάτων, οἷον γῆ καὶ πῦρ καὶ ἀὴρ καὶ ὕδωρ (ταῦτα γὰρ εἶναι καὶ τὰ τοιαῦτα φύσει φαμέν). 3  Πάντα δὲ ταῦτα φαίνεται διαφέροντα πρὸς τὰ μὴ φύσει συνεστῶτα. Τούτων μὲν γὰρ ἕκαστον ἐν ἑαυτῷ ἀρχὴν ἔχει κινήσεως καὶ στάσεως, τὰ μὲν κατὰ τόπον, τὰ δὲ κατ’ αὔξησιν καὶ φθίσιν, τὰ δὲ κατ’ ἀλλοίωσιν· κλίνη δὲ καὶ ἱμάτιον, καὶ εἴ τι τοιοῦτον ἄλλο γένος ἐστίν, ᾗ μὲν τετύχηκε τῆς κατηγορίας ἑκάστης καὶ καθ’ ὅσον ἐστὶν ἀπὸ τέχνης, οὐδεμίαν ὁρμὴν ἔχει μεταβολῆς ἔμφυτον, ᾗ δὲ συμβέβηκεν αὐτοῖς εἶναι λιθίνοις ἢ γηΐνοις ἢ μικτοῖς ἐκ τούτων, ἔχει, καὶ κατὰ τοσοῦτον. 4 Ὥς οὔσης τῆς φύσεως ἀρχῆς τινὸς καὶ αἰτίας τοῦ κινεῖσθαι καὶ ἠρεμεῖν ἐν ᾧ ὑπάρχει πρώτως καθ’ αὑτὸ καὶ μὴ κατὰ συμβεβηκός. 

Par contraste, le bois n’engendre pas le lit et, donc, le bois ne devient lit que par accident (kata symbebokos) et non par soi (kath’auto), c’est-à-dire à partir d’un principe (archè) présente en elle (199b16). Certes, la matière est bien naturelle, soumise qu’elle est à la loi naturelle de l’altération par corruption, de même que le bois ou la pierre (constitutive de l’objet fabriqué) ont une tendance naturelle au changement qui survient, c’est-à-dire affecte accidentellement l’objet fabriqué (192b15). Mais le composé est plus naturel du fait de la structure téléologique du passage de la puissance à l’acte (193b5) qui habite la morphè.

L’application du paradigme

En conséquence de l’application du paradigme de la transformation métabolique à l’ensemble de la nature et en particulier au mouvement local, la nature est en vue de quelque chose [ἡ φύσις ἕνεκά του], (198b4), de sorte que rien n’est fait en vain, sinon les erreurs de la finalité que sont les monstres (199b4). La nature est en vue d’une fin, dans la mesure même où l’entéléchie, ce qui contient en soi sa fin (telos) – cf. GA9,284 – comme puissance en acte, est principe du mouvement (comme acte visant la fin) et principe du repos, lorsque la fin est atteinte (201a9-33). Or le processus naturel est régi par la finalité, dans la mesure où la causalité finale, qui n’est pas de l’ordre d’une délibération (199b25), dirige les autres types de causalités (194b23-195a3). C’est la théorie des quatre types de cause qu’Aristote expose à plusieurs reprises, que ce soit dans la Physique (194b vs 198a) ou dans la Métaphysique (cf. Δ,2) : extrait IV

« § 2. D’abord, en un premier sens, on appelle cause ce qui est dans une chose et ce dont elle provient ; ainsi, l’airain est en ce sens la cause de la statue ; l’argent est cause de la burette, ainsi que tous les genres de ces deux choses. § 3. En un autre sens, la cause est la forme et le modèle des choses ; c’est-à-dire la notion qui détermine l’essence de la chose, et tous ses genres supérieurs. Par exemple, en musique, la cause de l’octave est le rapport de deux à un ; et, d’une manière générale, c’est le nombre et les éléments de la définition essentielle du nombre. § 4. Dans une troisième acception, la cause est le principe premier d’où vient le mouvement ou le repos. Ainsi, celui qui a donné le conseil d’agir est cause des actes qui ont été accomplis ; le père est la cause de son enfant ; et, en général, ce qui fait est cause de ce qui est fait ; ce qui produit le changement est cause du changement produit. § 5. En dernier lieu, la cause signifie la fin, le but ; et c’est alors le pourquoi de la chose. Ainsi, la santé est la cause de la promenade. Pourquoi un tel se promène-t-il ? C’est, répondons-nous, pour conserver sa santé ; et, en faisant cette réponse, nous croyons indiquer la cause qui fait qu’il se promène. C’est en ce sens aussi qu’on appelle causes tous les intermédiaires qui contribuent à atteindre la fin poursuivie, après qu’une autre chose a eu commencé le mouvement. Par exemple, la diète et la purgation sont les causes intermédiaires de la santé, [195a] comme le sont aussi les remèdes ou les instruments du chirurgien. En effet, tout cela concourt à la fin qu’on se propose ; et, la seule différence entre toutes ces choses, c’est que les unes sont des actes, et les autres, de simples moyens. [Physique, II,3, 194b23-195a3]

2 Ἕνα μὲν οὖν τρόπον αἴτιον λέγεται τὸ ἐξ οὗ γίγνεταί τι ἐνυπάρχοντος, οἷον ὁ χαλκὸς τοῦ ἀνδριάντος καὶ ὁ ἄργυρος τῆς φιάλης καὶ τὰ τούτων γένη. 3 Ἄλλον δὲ τὸ εἶδος καὶ τὸ παράδειγμα, τοῦτο δ’ ἐστὶν ὁ λόγος ὁ τοῦ τί ἦν εἶναι καὶ τὰ τούτου γένη (οἷον τοῦ διὰ πασῶν τὰ δύο πρὸς ἕν, καὶ ὅλως ὁ ἀριθμός) καὶ τὰ μέρη τὰ ἐν τῷ λόγῳ. 4 Ἔτι ὅθεν ἡ ἀρχὴ τῆς μεταβολῆς ἡ πρώτη ἢ τῆς ἠρεμήσεως, οἷον ὁ βουλεύσας αἴτιος, καὶ ὁ πατὴρ τοῦ τέκνου, καὶ ὅλως τὸ ποιοῦν τοῦ ποιουμένου καὶ τὸ μεταβάλλον τοῦ μεταβαλλομένου.  5 Ἔτι ὡς τὸ τέλος· τοῦτο δ’ ἐστὶν τὸ οὗ ἕνεκα, οἷον τοῦ περιπατεῖν ἡ ὑγίεια· διὰ τί γὰρ περιπατεῖ; φαμέν “ἵνα ὑγιαίνῃ”, καὶ εἰπόντες οὕτως οἰόμεθα ἀποδεδωκέναι τὸ αἴτιον. Καὶ ὅσα δὴ κινήσαντος ἄλλου μεταξὺ γίγνεται τοῦ τέλους, οἷον τῆς ὑγιείας ἡ ἰσχνασία ἢ ἡ κάθαρσις [195a] ἢ τὰ φάρμακα ἢ τὰ ὄργανα· πάντα γὰρ ταῦτα τοῦ τέλους ἕνεκά ἐστιν, διαφέρει δὲ ἀλλήλων ὡς ὄντα τὰ μὲν ἔργα τὰ δ’ ὄργανα.
Théorie des quatre causes

Types de cause

(en grec)

exemples d’Aristote

Heidegger

cause matérielle

ce à partir de quoi

airain, argent

bois

cause formelle 

ce conformément à quoi [τὸ εἶδος καὶ τὸ παράδειγμα]

statue, coupe vs octave vs (math.) droit commensurable

table

{idée de la table}

cause finale [τὸ τέλος] ou privation

ce en vue de quoi [τὸ οὗ ἕνεκα = à cause d’eux, pour, pour l’amour d’un, pour la cause de]

(se promener) pour être en bonne santé vs (faire la guerre) pour commander

pour le temple

cause efficiente

ce par quoi !? le moteur de la production [τὸ ποιοῦν vs τὸ μεταβάλλον]

parce qu’on les a pillés vs décision (d’agir), père (du fils), agent (à l’origine du produit)

l’agent producteur rassemble les trois autres causes

scolie

Si les quatre types de causes sont distingués dans le cas de l’art, dans le cas de la nature en revanche, c’est-à-dire dans le cas des moteurs mus naturellement, il y a souvent confusion entre les trois dernières causes (198a23-27) : par exemple, l’humain engendre l’humain, puisque la cause efficiente, le géniteur, est à la fois l’essence formelle et la finalité du processus.

Application du paradigme au mouvement local (phora)

Sauf obstacle (208b11-12), c’est-à-dire violence (212b31) contre-nature, chaque chose se (trans)porte naturellement vers son lieu premier [τὸν τόπον εἶναι πρῶτον] ou propre [ἐν τοῖς οἰκείοις τόποις] :

« Ainsi, d’abord nous posons comme principe certain que le lieu [211a] est le contenant primitif de tout ce dont il est le lieu, et qu’il ne fait en rien partie de ce qu’il renferme. Nous admettons encore que le lieu primitif, l’espace primitif, n’est ni plus petit ni plus grand que ce qu’il contient, qu’il n’est jamais vide de corps, et qu’il est séparable des corps. Nous ajoutons enfin que tout lieu a le haut et le bas, et que par nature, chaque corps est transporté ou repose dans les lieux qui lui sont propres, c’est-à-dire soit en bas soit en haut. » [Physique, IV,4, 210b34-211a5]

Ἀξιοῦμεν δὴ τὸν τόπον εἶναι πρῶτον μὲν περιέχον [211a] ἐκεῖνο οὗ τόπος ἐστί, καὶ μηδὲν τοῦ πράγματος, ἔτι τὸν πρῶτον μήτ’ ἐλάττω μήτε μείζω, ἔτι ἀπολείπεσθαι ἑκάστου καὶ χωριστὸν εἶναι, πρὸς δὲ τούτοις πάντα τόπον ἔχειν τὸ ἄνω καὶ κάτω, καὶ φέρεσθαι φύσει καὶ μένειν ἐν τοῖς οἰκείοις τόποις ἕκαστον τῶν σωμάτων, τοῦτο δὲ ποιεῖν ἢ ἄνω ἢ κάτω.

Or ce lieu propre à chacun [ὁ δ’ ἴδιος, ἐν ᾧ πρώτῳ] se trouve au sein du lieu commun [τόπος ὁ μὲν κοινός] à tous les corps qu’est le Ciel. Par contraste avec la détermination relative pour nous, ce lieu commun permet la détermination absolue de la position naturelle des choses dans la nature (208b14-25) et, donc, cela permet d’expliquer le mouvement naturel du léger vers le haut et du lourd vers le bas, lieu premier que chacun rejoint pour être dans un état de repos naturel :

« § 1. De même que l’être peut être considéré ou en soi, ou relativement à un autre être, de même le lieu commun, où sont tous les corps que nous voyons, et le lieu propre, où chaque corps est en premier. Par exemple, vous êtes actuellement dans le ciel, puisque vous êtes dans l’air, et que l’air est dans le ciel ; et vous êtes dans l’air, puisque vous êtes sur la terre; et semblablement, vous êtes sur la terre, parce que vous êtes dans tel lieu de la terre [209b] qui ne renferme absolument plus rien que vous. § 2. Si donc le lieu est ce qui, primitivement, renferme chacun des corps, il est une limite; et, par suite, le lieu pourrait être considéré comme la forme et la figure de chaque chose, qui détermine la grandeur et la matière de la grandeur; car la forme est la limite de chaque corps. Donc à ce point de vue, le lieu est la forme des choses. » [Physique, IV,1, 208a31-209b7]

1 Ἐπεὶ δὲ τὸ μὲν καθ’ αὑτὸ τὸ δὲ κατ’ ἄλλο λέγεται, καὶ τόπος ὁ μὲν κοινός, ἐν ᾧ ἅπαντα τὰ σώματά ἐστιν, ὁ δ’ ἴδιος, ἐν ᾧ πρώτῳ (λέγω δὲ οἷον σὺ νῦν ἐν τῷ οὐρανῷ ὅτι ἐν τῷ ἀέρι οὗτος δ’ ἐν τῷ οὐρανῷ, καὶ ἐν τῷ ἀέρι δὲ ὅτι ἐν τῇ γῇ, ὁμοίως δὲ καὶ ἐν ταύτῃ ὅτι ἐν τῷδε τῷ τόπῳ, [209b] ὃς περιέχει οὐδὲν πλέον ἢ σέ), 2 εἰ δή ἐστιν ὁ τόπος τὸ πρῶτον περιέχον ἕκαστον τῶν σωμάτων, πέρας τι ἂν εἴη, ὥστε δόξειεν ἂν τὸ εἶδος καὶ ἡ μορφὴ ἑκάστου ὁ τόπος εἶναι, ᾧ ὁρίζεται τὸ μέγεθος καὶ ἡ ὕλη ἡ τοῦ μεγέθους· τοῦτο γὰρ ἑκάστου πέρας. Οὕτω μὲν οὖν σκοποῦσιν ὁ τόπος τὸ ἑκάστου εἶδός ἐστιν·

Or le mouvement local est un mouvement parmi d’autres [201a3-9, cf. 225a35-b3, 226a16-19 ; cf. De anima, 406a13], puisqu’il y a trois espèces de mouvement ou changement qui affecte la substance : l’altération, qualitative ; l’accroissement ou diminution, d’ordre quantitatif ; et le transport, selon le lieu. Selon la qualité, il y a altération consécutive à l’affection par autre chose (pathètika) : c’est le changement qualitatif dans une même propriété, par exemple l’échauffement, l’adoucissement ou le blanchiment (244b). Selon la quantité, il y a accroissement ou décroissement, par agrégation ou désagrégation, par exemple l’érosion : ce qui peut être mesuré par rapport à la norme finale (teleion) de l’achèvement (261a), que cet achèvement complet du processus finalisé soit selon l’espèce, le genre ou l’essence (228b12). Selon le lieu, il y a transport non seulement par accident [*c’est le sens initial du terme grec], mais aussi par soi. Alors que ces trois types de changement sont des mouvements qui affectent la substance, le changement selon la substance (ousia) n’est pas un mouvement (225b10) : génération [genesis] ou destruction [phthora] impliquent en effet une contradiction [antiphasis], puisque le sujet du changement apparaît ou disparaît absolument ; en revanche, le mouvement suppose un support [hupokeimenon], c’est-à-dire un sujet (225a34-b9) dans un temps et un lieu (227b21-26) pour pouvoir supporter le mouvement d’un contraire vers son contraire de même genre. Il n’y a donc que trois mouvements : selon la grandeur (kata megethos), selon l’affection (kata pathos) et selon le lieu (kata topon), mais c’est le transport qui est le premier de tous les mouvements (260a26-b29) et, de surcroît, le premier des mouvements est le mouvement continu et éternel (291a27-30) du Ciel mû par le premier moteur [Métaphysique, Λ, 7, 1072a21-24], la Sphère des fixes entraînant avec elle les autres sphères des planètes [cf. Métaphysique, Λ, 8]. Car – c’est la thèse cosmologique d’Aristote – le mouvement local a la singularité d’être le premier des mouvements (260a26-28) d’un point de vue cosmologique : le premier moteur lui ayant imprimé un mouvement circulaire, le Ciel entraîne tous les autres êtres dans son mouvement…

C’est ce qu’il lui faut montrer en réfutant une objection (230a18-b9). La norme du mouvement qui permet de juger s’il est conforme ou contraire à la nature (kata phusin vs para phusin) pourrait ne valoir que pour le mouvement local, et non pour les autres changements. Pour l’altération par exemple, la guérison n’est ni plus ni moins naturelle que la maladie : le blanchiment n’est pas plus naturel que le noircissement, etc. Il en va de même pour la croissance et la décroissance, tout comme pour la génération et la destruction : la vieillesse, par exemple, est naturelle. Tel signe de la difficulté consécutive à la spécificité des corps vivants, Aristote dédouble le changement quantitatif dans son De anima (406a10) pour rendre justice au dépérissement qui conduit à la mort [De l’âme, trad. fr. de R. Bodéüs, GF, p. 102, note 4].Est-ce à dire pour autant que la finalité ne serait qu’un phénomène localisé, limité au mouvement local ?

Universalité du mouvement local et donc, de sa finalité

Développant une conception cosmique de la finalité, Aristote soutient la thèse que tous les mouvements dans le monde sont inféodés au mouvement local et qu’ils sont, d’une manière qu’il va falloir expliquer, entraînés dans le processus finalisé (telos) qui structure ce mouvement. Pour le montrer, il faut établir avec Aristote la primauté du mouvement local avant de montrer le passage de la nécessité motrice du mouvement local à la finalité du processus global.

Aristote montre que les autres mouvements, l’altération qualitative comme l’augmentation quantitative ; renvoient au mouvement local. Or, d’une part, l’accroissement implique l’altération préalable, puisque l’accroissement est l’intégration de quelque chose d’autre qui est altéré. D’autre part, l’altération présuppose le transport de quelque chose d’autre au contact duquel se produit l’altération, c’est-à-dire par exemple la transformation du chaud en puissance en chaud en acte. C’est donc bien le transport et en dernière instance le premier moteur qui, tout en restant immobile, meut éternellement tout le reste, c’est-à-dire déclenche de manière efficiente tous les autres mouvements ou changements [Physique, VIII, 7 vs Métaphysique, Λ, 6]. Mais quel rapport y a-t-il entre la production motrice provoquée par le mouvement local et le processus finalisé ?

Aristote répond à cette question en prenant l’exemple d’une altération, l’échauffement, qui décide en particulier de la transformation naturelle de l’eau en air et, par l’effet inverse de la condensation (ou raréfaction), rend notamment compte de la production de la pluie comme effet de ce processus : si le chaud en puissance qu’est le froid entre en action, c’est par l’échauffement efficacement provoqué par le chaud en acte (257b26-12). Autrement dit, l’acte précède la puissance. En dernière instance, l’Acte pur est premier, et tout le reste tend naturellement à passer à l’acte, c’est-à-dire à devenir une forme pure, même si, pour les individus appartenant à la région sublunaire de l’univers soumis à la corruption, cette perpétuité de la morphè échoit en fait à l’espèce et non aux individus. En déclenchant le passage naturel de la puissance à l’acte, le moteur efficace manifeste tout aussi bien cette puissance : elle l’ouvre ou encore la dévoile.

Il en résulte un enchaînement cosmique des causes aux effets qui s’origine dans la cause première. Le mouvement se communique depuis le Ciel éthéré jusqu’à la Terre en passant par les zones intermédiaires de l’air et de l’eau qui sont en contact. C’est pourquoi on peut tout aussi bien dire que l’eau est en puissance de l’air, puisque l’eau est matière de l’air, et que l’air est eau en puissance, puisque la condensation poursuit la raréfaction (212b29-213a11). C’est qu’il n’y a pas simple contact entre l’air et l’eau, mais union naturelle (symphusis) entre les deux éléments [à propos de ce concept décisif, voir Physique, V, 3, 227a23-27 & Métaphysique, Δ, 4, 1014b20-26 vs Κ, 12, 1069a5-12]. Cette union co-naturelle se manifeste par une transformation cyclique qui est, dans la région corruptible du cosmos, est l’imitation (et l’effet) du mouvement circulaire des astres : le transport premier, c’est le transport circulaire des étoiles par la Sphère des fixes qui transmet son mouvement régulier, cyclique, à la sphère corruptible, déterminant le rythme des saisons et, ce qui va de pair, la condensation/raréfaction qui n’est pas associée par hasard à une saison, mais obéit tout naturellement à un rythme péri-odique, à un cycle.

C’est pourquoi Aristote peut affirmer, contre Anaxagore et Empédocle, qu’il y a identité entre la cause motrice et la cause finale [Métaphysique, Λ, 10, 1072b2-14 ; cf. Physique, II, 8, 198b32 sur Empédocle et les bovins à face d’homme]. Ce qui revient à dire que le processus naturel est régi par la finalité, et non par le hasard (to automaton) ou la fortune (tuchè) qui sont tous deux des causes accidentelles [Physique, II, 6, 197a8-35]. Mais ces deux types d’accidents sont bien distincts : la fortune, c’est le hasard qui touche quelqu’un capable de choisir (proairesis) ; le hasard, c’est ce qui a lieu sans avoir en vue le résultat, sans être prévu (197b18-20). Aristote donne l’exemple que Spinoza reprendra, dans l’appendice à la première partie de l’Éthique, pour illustrer la coïncidence fortuite de chaînes causales indépendantes l’une de l’autre : c’est par hasard qu’une pierre tombe sur quelqu’un sans avoir en vue [eneka] de le frapper (197b30-32). Le hasard (to automaton) se produit donc automatiquement ou spontanément : c’est ce qui arrive de soi-même, par le fait d’une nécessité [ἐξ ἀνάγκης] – en quelque sorte aveugle –, puisque la causalité efficiente rend compte de la production naturelle de la pluie par refroidissement des vapeurs évaporées sans en mentionner l’effet automatique, c’est-à-dire accidentel, qu’est l’accroissement de la récolte. C’est l’antithèse qu’Aristote réfute en résolvant l’aporie auxquels les physiciens mécanistes sont confrontés :

« § 2. Mais ici l’on élève un doute. Qui empêche, dit-on, que la nature agisse sans avoir de but et sans chercher le mieux des choses ? Zeus, par exemple, ne fait pas pleuvoir pour développer et nourrir le grain ; mais il pleut par nécessité ; car, en s’élevant, la vapeur doit se refroidir ; et la vapeur refroidie, devenant de l’eau, doit nécessairement retomber. Que si ce phénomène ayant lieu, le froment en profite pour germer et croître, c’est un simple accident. Et de même encore, si le grain que quelqu’un a mis en grange vient à s’y perdre par suite de la pluie, il ne pleut pas apparemment pour que le grain pourrisse ; et c’est un simple accident, s’il se perd. Qui empêche de dire qu’il en va de même pour les parties [*des animaux] dans la nature et que les dents, par exemple, poussent par nécessité, celles de devant, incisives et capables de déchirer les aliments, et les molaires, larges et propres à les broyer, bien que ce ne soit pas en vue de cela qu’elles aient été faites, et que ce soit une simple coïncidence ? Qui empêche de faire la même remarque pour toutes les parties où il semble qu’il y ait une fin et une destination spéciales ? § 3. Ainsi donc, toutes les fois que les choses se produisent accidentellement comme elles se seraient produites en ayant un but, elles subsistent et se conservent, parce qu’elles ont pris spontanément la condition convenable ; mais celles où il en est autrement périssent ou ont péri, comme Empédocle le dit de ces bovins à face humaine [*cf. le fragment B lxi d’Empédocle auquel Aristote fera à nouveau allusion : 199b11-12].
§ 4. Telle est l’objection qu’on élève et à laquelle reviennent toutes les autres. § 5. Mais il est bien impossible qu’il en soit ainsi comme on le prétend. Ces choses dont on vient de parler, et toutes les choses de la nature se produisent telles qu’elles sont, toujours [aei] ou la plupart du temps [to polu] ; mais il n’en est pas du tout ainsi pour rien [199a] de ce que produit le hasard, ou de ce qui se produit spontanément, d’une manière fortuite. On ne trouve point en effet que ce soit un hasard ni une chose accidentelle qu’il pleuve fréquemment [pollakis] en hiver ; mais c’est un hasard, au contraire, s’il pleut quand le soleil est dans la constellation du chien. Ce n’est pas davantage un hasard qu’il y ait de grandes chaleurs durant la canicule ; mais c’en est un qu’il y en ait en hiver. Si donc il faut que les phénomènes aient lieu soit par accident soit en vue d’une fin, et s’il n’est pas possible de dire que ces phénomènes sont accidentels ni fortuits, il est clair qu’ils ont lieu en vue d’une fin précise. Or tous les faits de cet ordre sont dans la nature apparemment, comme en conviendraient ceux-là, même qui soutiennent ce système. Donc il y a une fin à toutes les choses qui sont ou se produisent dans la nature. » [Physique, II, 6, 198b17-199a8].

2 Ἔχει δ’ ἀπορίαν τί κωλύει τὴν φύσιν μὴ ἕνεκά του ποιεῖν μηδ’ ὅτι βέλτιον, ἀλλ’ ὥσπερ ὕει ὁ Ζεὺς οὐχ ὅπως τὸν σῖτον αὐξήσῃ, ἀλλ’ ἐξ ἀνάγκης (τὸ γὰρ ἀναχθὲν ψυχθῆναι δεῖ, καὶ τὸ ψυχθὲν ὕδωρ γενόμενον κατελθεῖν· τὸ δ’ αὐξάνεσθαι τούτου γενομένου τὸν σῖτον συμβαίνει), ὁμοίως δὲ καὶ εἴ τῳ ἀπόλλυται ὁ σῖτος ἐν τῇ ἅλῳ, οὐ τούτου ἕνεκα ὕει ὅπως ἀπόληται, ἀλλὰ τοῦτο συμβέβηκεν – ὥστε τί κωλύει οὕτω καὶ τὰ μέρη ἔχειν ἐν τῇ φύσει, οἷον τοὺς ὀδόντας ἐξ ἀνάγκης ἀνατεῖλαι τοὺς μὲν ἐμπροσθίους ὀξεῖς, ἐπιτηδείους πρὸς τὸ διαιρεῖν, τοὺς δὲ γομφίους πλατεῖς καὶ χρησίμους πρὸς τὸ λεαίνειν τὴν τροφήν, ἐπεὶ οὐ τούτου ἕνεκα γενέσθαι, ἀλλὰ συμπεσεῖν· ὁμοίως δὲ καὶ περὶ τῶν ἄλλων μερῶν, ἐν ὅσοις δοκεῖ ὑπάρχειν τὸ ἕνεκά του. 3 Ὅπου μὲν οὖν ἅπαντα συνέβη ὥσπερ κἂν εἰ ἕνεκά του ἐγίγνετο, ταῦτα μὲν ἐσώθη ἀπὸ τοῦ αὐτομάτου συστάντα ἐπιτηδείως· ὅσα δὲ μὴ οὕτως, ἀπώλετο καὶ ἀπόλλυται, καθάπερ Ἐμπεδοκλῆς λέγει τὰ βουγενῆ ἀνδρόπρῳρα.
4 Ὁ μὲν οὖν λόγος, ᾧ ἄν τις ἀπορήσειεν, οὗτος, καὶ εἴ τις ἄλλος τοιοῦτός ἐστιν. 5 Ἀδύνατον δὲ τοῦτον ἔχειν τὸν τρόπον. Ταῦτα μὲν γὰρ καὶ πάντα τὰ φύσει ἢ αἰεὶ οὕτω γίγνεται ἢ ὡς ἐπὶ τὸ πολύ, τῶν δ’ ἀπὸ τύχης καὶ τοῦ αὐτομάτου οὐδέν. Οὐ [199a] γὰρ ἀπὸ τύχης οὐδ’ ἀπὸ συμπτώματος δοκεῖ ὕειν πολλάκις τοῦ χειμῶνος, ἀλλ’ ἐὰν ὑπὸ κύνα· οὐδὲ καύματα ὑπὸ κύνα, ἀλλ’ ἂν χειμῶνος. Εἰ οὖν ἢ ἀπὸ συμπτώματος δοκεῖ ἢ ἕνεκά του εἶναι, εἰ μὴ οἷόν τε ταῦτ’ εἶναι μήτε ἀπὸ συμπτώματος μήτ’ ἀπὸ ταὐτομάτου, ἕνεκά του ἂν εἴη. Ἀλλὰ μὴν φύσει γ’ ἐστὶ τὰ τοιαῦτα πάντα, ὡς κἂν αὐτοὶ φαῖεν οἱ ταῦτα λέγοντες. Ἔστιν ἄρα τὸ ἕνεκά του ἐν τοῖς φύσει γιγνομένοις καὶ οὖσιν. (198b17-199a8)

C’est la fréquence des événements qui atteste au contraire la finalité : par exemple, la destruction des champs est une exception qui relève donc du hasard accidentel. C’est ainsi la fréquence, relative (souvent) ou absolue (toujours), des processus naturels (198b35, cf. 199b18,24) qui prouve que la nécessité n’est pas l’effet accidentel d’une coïncidence due au hasard, mais qu’elle est bien régie par la finalité : de même que les dents poussent pour déchirer (incisives) ou pour broyer (molaires) –*le modèle métabolique est à nouveau au cœur de l’argument –, de même que les plantes poussent pour protéger le fruit – l’exemple végétal est invoqué pour répondre à l’objection d’après laquelle la finalité pourrait s’expliquer de manière intentionnelle ou délibérée, chez les animaux sociaux (fourmis, araignées, etc.) comme chez les hommes, laquelle finalité ne serait donc pas naturelle (199a21-24,27-30) – de même, il pleut pour favoriser la récolte (cf. 198b20), de telle sorte que seule la destruction de la récolte est accidentelle. La nature est donc bien, comme le corps vivant, organisé par une structure téléologique qui règle les phénomènes naturels, de telle sorte que les accidents sont des « erreurs de la finalité » qui constituent des exceptions à la règle naturelle : par exemple, les monstres produits par une semence viciée (199b4-5) ou la destruction naturelle de la récolte.

Le modèle métaphysique de la production (technique) du Bien dans l’univers

Cette vision physique de la nature finalisée implique une métaphysique de la production du Bien par le premier moteur qui n’est pas complètement délivrée du mythe platonicien de l’artiste divin du Timée.

0. Le paradigme de l’organisation familiale (oikia) de l’univers

Ἐπισκεπτέον δὲ καὶ ποτέρως ἔχει ἡ τοῦ ὅλου φύσις τὸ ἀγαθὸν καὶ τὸ ἄριστον, πότερον κεχωρισμένον τι καὶ αὐτὸ καθ’ αὑτό, ἢ τὴν τάξιν. Ἢ ἀμφοτέρως ὥσπερ στράτευμα; Καὶ γὰρ ἐν τῇ τάξει τὸ εὖ καὶ ὁ στρατηγός, καὶ μᾶλλον [15] οὗτος· οὐ γὰρ οὗτος διὰ τὴν τάξιν ἀλλ’ ἐκείνη διὰ τοῦτόν ἐστιν. Πάντα δὲ συντέτακταί πως, ἀλλ’ οὐχ ὁμοίως, καὶ πλωτὰ καὶ πτηνὰ καὶ φυτά· καὶ οὐχ οὕτως ἔχει ὥστε μὴ εἶναι θατέρῳ πρὸς θάτερον μηδέν, ἀλλ’ ἔστι τι. Πρὸς μὲν γὰρ ἓν ἅπαντα συντέτακται, ἀλλ’ ὥσπερ ἐν οἰκίᾳ τοῖς ἐλευθέροις [20] ἥκιστα ἔξεστιν ὅ τι ἔτυχε ποιεῖν, ἀλλὰ πάντα ἢ τὰ πλεῖστα τέτακται, τοῖς δὲ ἀνδραπόδοις καὶ τοῖς θηρίοις μικρὸν τὸ εἰς τὸ κοινόν, τὸ δὲ πολὺ ὅ τι ἔτυχεν· τοιαύτη γὰρ ἑκάστου ἀρχὴ αὐτῶν ἡ φύσις ἐστίν. Λέγω δ’ οἷον εἴς γε τὸ διακριθῆναι ἀνάγκη ἅπασιν ἐλθεῖν, καὶ ἄλλα οὕτως ἔστιν ὧν κοινωνεῖ [25] ἅπαντα εἰς τὸ ὅλον. (1075a11-25)

« 236 Il nous faut examiner aussi comment la nature du Tout renferme le Bien et le souverain bien : est-ce comme un être séparé, qui existe en soi et par soi, ou bien est-ce comme l’ordre du monde, ou encore est-ce des deux manières à la fois, ainsi que dans une armée ? En effet, le bien de l’armée, c’est l’ordre qui y règne et son général, et surtout son général : ce n’est pas l’ordre qui fait le général, c’est le général qui est la cause de l’ordre. Toutes les choses sont ordonnées ensemble [*en relation les unes avec les autres par rapport] à une seule fin. Mais il en est dans l’univers comme dans une famille où les actions des hommes libres [*les astres] sont réglées ; pour les esclaves et les bêtes [*les êtres sublunaires], peu de leurs actions ont rapport au bien commun et la plupart d’entre elles sont laissées au hasard. Le principe du rôle de chaque chose dans l’univers, c’est sa nature même: tous les êtres, veux- je dire, vont nécessairement se séparant les uns des autres ; et tous, dans leurs fonctions diverses, conspirent à l’harmonie de l’ensemble. » [Métaphysique, Λ, 10, 1075a11-25].

Voilà le problème méta-physique à résoudre. De quelle manière les parties conspirent-elles à l’harmonie du Tout ? Est-ce par obéissance au chef de famille, comme le laisse entendre la comparaison, ou par imitation du Bien ? Comment agit donc la finalité ?

1. La production du Bien par le premier moteur
(la thèse explicite d’Aristote)

[Métaphysique, Λ, 7]

ἔστι τι ἀεὶ κινούμενον κίνησιν ἄπαυστον, αὕτη δ’ ἡ κύκλῳ (καὶ τοῦτο οὐ λόγῳ μόνον ἀλλ’ ἔργῳ δῆλον), ὥστ’ ἀίδιος ἂν εἴη ὁ πρῶτος οὐρανός. Ἔστι τοίνυν τι καὶ ὃ κινεῖ. Ἐπεὶ δὲ τὸ κινούμενον καὶ κινοῦν καὶ μέσον, τοίνυν [25] ἔστι τι ὃ οὐ κινούμενον κινεῖ, ἀίδιον καὶ οὐσία καὶ ἐνέργεια οὖσα.
Κινεῖ δὲ ὧδε τὸ ὀρεκτὸν καὶ τὸ νοητόν· κινεῖ οὐ κινούμενα. Τούτων τὰ πρῶτα τὰ αὐτά. Ἐπιθυμητὸν μὲν γὰρ τὸ φαινόμενον καλόν, βουλητὸν δὲ πρῶτον τὸ ὂν καλόν· ὀρεγόμεθα δὲ διότι δοκεῖ μᾶλλον ἢ δοκεῖ διότι ὀρεγόμεθα· [30] ἀρχὴ γὰρ ἡ νόησις. Νοῦς δὲ ὑπὸ τοῦ νοητοῦ κινεῖται, νοητὴ δὲ ἡ ἑτέρα συστοιχία καθ’ αὑτήν· καὶ ταύτης ἡ οὐσία πρώτη, καὶ ταύτης ἡ ἁπλῆ καὶ κατ’ ἐνέργειαν (ἔστι δὲ τὸ ἓν καὶ τὸ ἁπλοῦν οὐ τὸ αὐτό· τὸ μὲν γὰρ ἓν μέτρον σημαίνει, τὸ δὲ ἁπλοῦν πὼς ἔχον αὐτό).
Ἀλλὰ μὴν καὶ τὸ καλὸν καὶ [35] τὸ δι’ αὑτὸ αἱρετὸν ἐν τῇ αὐτῇ συστοιχίᾳ· καὶ ἔστιν ἄριστον ἀεὶ ἢ ἀνάλογον τὸ πρῶτον. [1072b] [1] Ὅτι δ’ ἔστι τὸ οὗ ἕνεκα ἐν τοῖς ἀκινήτοις, ἡ διαίρεσις δηλοῖ· ἔστι γὰρ τινὶ τὸ οὗ ἕνεκα καὶ τινός, ὧν τὸ μὲν ἔστι τὸ δ’ οὐκ ἔστι. Κινεῖ δὴ ὡς ἐρώμενον, κινούμενα δὲ τἆλλα κινεῖ. Εἰ μὲν οὖν τι κινεῖται, ἐνδέχεται καὶ [5] ἄλλως ἔχειν, ὥστ’ εἰ ἡ φορὰ πρώτη ἡ ἐνέργειά ἐστιν, ᾗ κινεῖται ταύτῃ γε ἐνδέχεται ἄλλως ἔχειν, κατὰ τόπον, καὶ εἰ μὴ κατ’ οὐσίαν· ἐπεὶ δὲ ἔστι τι κινοῦν αὐτὸ ἀκίνητον ὄν, ἐνεργείᾳ ὄν, τοῦτο οὐκ ἐνδέχεται ἄλλως ἔχειν οὐδαμῶς. Φορὰ γὰρ ἡ πρώτη τῶν μεταβολῶν, ταύτης δὲ ἡ κύκλῳ· ταύτην [10] δὲ τοῦτο κινεῖ. Ἐξ ἀνάγκης ἄρα ἐστὶν ὄν· καὶ ᾗ ἀνάγκῃ, καλῶς, καὶ οὕτως ἀρχή. Τὸ γὰρ ἀναγκαῖον τοσαυταχῶς, τὸ μὲν βίᾳ ὅτι παρὰ τὴν ὁρμήν, τὸ δὲ οὗ οὐκ ἄνευ τὸ εὖ, τὸ δὲ μὴ ἐνδεχόμενον ἄλλως ἀλλ’ ἁπλῶς. Ἐκ τοιαύτης ἄρα ἀρχῆς ἤρτηται ὁ οὐρανὸς καὶ ἡ φύσις. Διαγωγὴ δ’ [15] ἐστὶν οἵα ἡ ἀρίστη μικρὸν χρόνον ἡμῖν (οὕτω γὰρ ἀεὶ ἐκεῖνο· ἡμῖν μὲν γὰρ ἀδύνατον), ἐπεὶ καὶ ἡδονὴ ἡ ἐνέργεια τούτου υκαὶ διὰ τοῦτο ἐγρήγορσις αἴσθησις νόησις ἥδιστον, ἐλπίδες δὲ καὶ μνῆμαι διὰ ταῦτἀ. Ἡ δὲ νόησις ἡ καθ’ αὑτὴν τοῦ καθ’ αὑτὸ ἀρίστου, καὶ ἡ μάλιστα τοῦ μάλιστα. Αὑτὸν [20] δὲ νοεῖ ὁ νοῦς κατὰ μετάληψιν τοῦ νοητοῦ· νοητὸς γὰρ γίγνεται θιγγάνων καὶ νοῶν, ὥστε ταὐτὸν νοῦς καὶ νοητόν. Τὸ γὰρ δεκτικὸν τοῦ νοητοῦ καὶ τῆς οὐσίας νοῦς, ἐνεργεῖ δὲ ἔχων, ὥστ’ ἐκείνου μᾶλλον τοῦτο ὃ δοκεῖ ὁ νοῦς θεῖον ἔχειν, καὶ ἡ θεωρία τὸ ἥδιστον καὶ ἄριστον.
Εἰ οὖν οὕτως εὖ ἔχει, [25] ὡς ἡμεῖς ποτέ, ὁ θεὸς ἀεί, θαυμαστόν· εἰ δὲ μᾶλλον, ἔτι θαυμασιώτερον. Ἔχει δὲ ὧδε. Καὶ ζωὴ δέ γε ὑπάρχει· ἡ γὰρ νοῦ ἐνέργεια ζωή, ἐκεῖνος δὲ ἡ ἐνέργεια· ἐνέργεια δὲ ἡ καθ’ αὑτὴν ἐκείνου ζωὴ ἀρίστη καὶ ἀίδιος. Φαμὲν δὴ τὸν θεὸν εἶναι ζῷον ἀίδιον ἄριστον, ὥστε ζωὴ καὶ αἰὼν συνεχὴς [30] καὶ ἀίδιος ὑπάρχει τῷ θεῷ· τοῦτο γὰρ ὁ θεός. (1072a22-b31)

« Il y a quelque chose qui se meut d’un mouvement continu, lequel mouvement est le mouvement circulaire. Ce n’est pas le raisonnement seul qui le prouve, mais le fait même. Il s’ensuit que le premier ciel doit être éternel. Il y a donc aussi quelque chose qui meut éternellement ; et comme il n’y a que trois sortes d’êtres, ce qui est mu, ce qui meut, et le moyen terme entre ce qui est mu et ce qui meut, c’est un être qui meut sans être mu, être éternel, essence pure, et actualité pure.
Or, voici comment il meut. Le désirable et l’intelligible meuvent sans être mus ; et le premier désirable est identique au premier intelligible. Car l’objet de l’appétit et le bien apparent, et l’objet premier de la volonté raisonnable et le bien réel. Nous désirons une chose parce qu’elle nous semble bonne, plutôt qu’elle ne nous semble bonne parce que nous la désirons : le principe, ici, c’est la pensée. Or, la pensée est mise en mouvement par l’intelligible, et l’ordre du désirable est intelligible en soi et pour soi ; et dans cet ordre l’essence est au premier rang ; et, entre les essences, la première est l’essence simple et actuelle. Mais l’un et le simple ne sont pas la même chose : l’un désigne une mesure commune à plusieurs êtres ; le simple est une propriété du même être.
Ainsi le beau en soi et le désirable en soi rentrent, l’un et l’autre, dans l’ordre de l’intelligible ; et ce qui est premier est toujours excellent, soit absolument, soit relativement. [1072a] La véritable cause finale réside dans les êtres immobiles, c’est ce que montre la distinction établie entre les causes finales ; car il y a la cause finale absolue et celle qui n’est pas absolue. L’être immobile meut comme objet de l’amour, et ce qu’il meut imprime le mouvement à tout le reste. Or, pour tout être qui se meut il y a possibilité de changement. Si donc le mouvement de translation est le mouvement premier, et que ce mouvement soit en acte, l’être qui est mu peut changer, sinon quant à l’essence, du moins quant au lieu. Mais, dès qu’il y a un être qui meut, tout en restant immobile, bien qu’il soit en acte, cet être n’est susceptible d’aucun changement. En effet, le changement premier c’est le mouvement de translation, et le premier des mouvements de translation c’est le mouvement circulaire. Or, l’être qui imprime ce mouvement, c’est le moteur immobile. Le moteur immobile est donc un être nécessaire; et, en tant que nécessaire, il est le bien, et, par conséquent, un principe; car voici qu’elles sont les acceptions du mot nécessaire : il y a la nécessité violente, c’est ce qui contraint notre inclination naturelle; puis la nécessité, qui est la condition du bien ; enfin le nécessaire, c’est ce qui est absolument de telle manière, et n’est pas susceptible d’être autrement.
Tel est le principe auquel sont suspendus le ciel et toute la nature. Ce n’est que pendant quelque temps que nous pouvons jouir de la félicité parfaite. Il la possède éternellement, ce qui nous est impossible. La jouissance, pour lui, c’est son action même. C’est parce qu’elles sont des actions, que la veille, la sensation, la pensée, sont nos plus grandes jouissances ; l’espoir et le souvenir ne sont des jouissances que par leur rapport avec celles-là. Or, la pensée en soi est la pensée de ce qui est en soi le meilleur, et la pensée par excellence est la pensée de ce qui est le bien par par excellence. L’intelligence se pense elle-même en saisissant l’intelligible ; car elle devient elle-même intelligible à ce contact, à ce penser. Il y a donc identité entre l’intelligence et l’intelligible; car la faculté de percevoir l’intelligible et l’essence, voilà l’intelligence; et l’actualité de l’intelligence, c’est la possession de l’intelligible. Ce caractère divin, ce semble, de l’intelligence, se trouve donc au plus haut degré dans l’intelligence divine; et la contemplation est la jouissance suprême et le souverain bonheur.
Si Dieu jouit éternellement de cette félicité que nous ne connaissons que par instants, il est digne de notre admiration ; il en est plus digne encore si son bonheur est plus grand. Or, son bonheur est plus grand en effet. La vie est en lui, car l’action de l’intelligence est une vie, et Dieu est l’actualité même de l’intelligence; cette actualité prise en soi, telle est sa vie parfaite et éternelle. Aussi appelons nous Dieu un animal éternel, parfait. La vie, et la durée continue et éternel e appartiennent donc à Dieu ; car cela même c’est Dieu. » [Métaphysique, Λ, 7, 1072a22-b31]

Du fait que « la cause finale meut comme objet de l’amour [eromenon] » (1072b5), la finalité active dans la nature présuppose l’être aimé ou désiré comme cause de l’attraction qu’il produit. Cet être est le Bien comme premier moteur, d’ordre méta-physique, de tous les processus physiques. La nature du premier moteur est d’être éternel, inétendu, immobile, unique, nécessaire. Il est l’Acte pur, car sinon l’actualisation impliquerait un mouvement qui présupposerait un autre moteur, etc. À la périphérie pour impulser le mouvement circulaire des astres, son infinité exclut l’extension, car il n’y a pas d’étendue infinie (1073a10). Rien de contraire à sa nature ne peut donc l’affecter : sa nécessité intrinsèque est sa perfection. Il est le Bien : « en tant que nécessaire, son être est le bien » (1072b10), puisqu’est nécessaire 3. ce qui ne peut être autrement [cf. Métaphysique, Δ, 5, 1015a33] et 2. ce sans quoi le Bien est impossible (1072b12). Comment le Bien agit-il sur les autres êtres ?

Objet de leur amour, le Bien agit sur les êtres naturels en les attirant dans son sillage. la La finalité active dans la nature ne produit pas le Bien en le provoquant intentionnellement, c’est-à-dire en planifiant la réalisation d’un but. Selon Aristote, le Bien s’offre au désir (orexis) et à l’intelligence comme désirable et intelligible à imiter : c’est le désirable et l’intelligible qui meut sans être mu (1072a27), par pure attraction.

Si la cause a un double sens, à savoir : l’être pour lequel elle est une fin et le but lui-même, seule cette seconde acception fait sens pour les êtres immobiles (1072b5) : la fin, c’est le but [τὸ οὗ], par exemple le bonheur. Mais, si l’objet de l’appétit (epithumia) n’est qu’un bien apparent, l’objet de la volonté réfléchie (boulèsis) est le bien réel qui fait l’objet du désir (orexis) raisonnable [*voir le cours sur la revalorisation aristotélicienne du désir qui montre la primauté du désirable (to orekton) par rapport au désir]. C’est donc en tant qu’objet de désir que le Bien est principe, à savoir principe du mouvement de l’univers : « à un tel principe sont suspendus le ciel et la nature [ouranos kai phusis] » (1072b10).

La propagation du mouvement obéit ainsi à une logique de dégradation. Dans le ciel, le mouvement est uniforme, continu, éternel, parce qu’il imite parfaitement le Bien. Dans la nature, il y a un mouvement perpétuel ou cyclique de transformation des quatre éléments les uns dans les autres qui procède selon l’ordre lui-même cyclique des saisons, dont c’est la fin : suivant ce rythme pour leur reproduction, la continuité des espèces assure leur perpétuité, alors que les individus périssent, par la transmission de la forme ; si les animaux sont mus par l’imagination (phantasia), l’être humain l’est également par son esprit (nous) qui lui permet d’avoir l’intelligence du désirable et de l’intelligible qu’est le Bien divin. Mais, si le vivant éternel et parfait qu’est Dieu (1072b25) est une intelligence en éternelle joie d’elle-même (1072b20) sans intention finale par rapport à l’univers, quel rapport cet être divin entretient-il avec cet univers ?

Pensant ce qu’il y a de plus divin, l’intelligence divine se pense elle-même (1074b25-30, 1072b20) : elle est « pensée de la pensée » qui ne pense qu’elle-même et ne pense pas l’univers ; faute de quoi, elle cesserait d’être éternelle (1075a5). Reste que, par une ultime comparaison qui semble faire de Dieu un chef d’armée (1075a10, 1076a5) ou de famille, Aristote semble reprendre ce qu’il avait établi à propos de la nature de l’intelligence divine : le Bien serait l’ordre du Tout par l’archè (1075a15).

La place spécifique de l’être humain dans le cosmos (De anima)