Le monde sens dessus dessous

2.2.2
Max Weber
à propos du désenchantement moderne
du monde rationalisé

Le monde culturel dans lequel nous vivons effectivement à l’heure actuelle, en Europe, est issu d’une histoire de deux mille ans qui a rejeté tout polythéisme (gréco-latin, germanique, etc.) au profit de l’alternative, apparue à l’époque moderne, entre monothéisme et athéisme. Il y va de conceptions fondamentales du monde (Weltanschauung) qui ne se réduisent pas au conflit de principe entre les projets de société (capitalisme vs socialisme). Ce qui est en jeu, en effet, reste encore et toujours le sens de l’existence conçue comme être-au-monde. Mais la question prend un tour dramatique dès lors que la mort de Dieu est admise avec Nietzsche, ouvrant à la possibilité nihiliste que le monde devienne en principe insensé. Car c’est une des conséquences possibles de ce que Max Weber appelle le désenchantement du monde.

Le désenchantement du monde (Entzauberung der Welt) provient de l’expulsion des forces magiques ou mystérieuses hors du monde humain au profit de sa compréhension rationnelle : si le processus commence avec le dieu unique du judaïsme, de concert avec la rationalisation grecque du cosmos[1], il s’accomplit dans le contexte économique du capitalisme et de la rationalisation du monde qui autorise calcul scientifique et prévision de moyens techniques pour intervenir dans le monde (S.317  [2]) et trouver ainsi son salut dans la vita activa, conformément à l’ascétisme de l’éthique protestante (426).

[1] L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon/Pocket, 2010, p. 117.
[2] Max Weber, Sociologie de la religion (Types de socialisation religieuse). La pagination fait référence à la réédition allemande de Wirtschaft und Gesellschaft (1921/1972) : Religionssoziologie, Teil II, Kap. V (1911-1913).

Le monde désenchanté n’est donc pas ipso facto un monde insensé, puisque le monde créé par Dieu est un cosmos divinement ordonné qui fait sens en soi et donne un sens éthique à l’existence d’un être humain qui ferait son devoir en obéissant aux commandements divins. Mais – et c’est précisément le problème –, la rationalisation technico-scientifique du monde de vie (Lebenswelt) se paye d’un risque de vacance du sens consécutif à la perte de l’orientation garantie par la construction éthique d’un monde divinement ordonné :

« Wo immer aber rationale empirisches Erkennen die Entzauberung der Welt und deren Verwandlung in einen kausalen Mechanismus konsequent vollzogen hat, tritt die Spannung gegen die Ansprüche des ethischen Postulates, daß die Welt ein gottgeordneter, also irgendwie ethisch sinnvoll orientierter Kosmos sei, endgültig hervor. » (472)

Il y a donc une tension entre la rationalisation du monde désenchanté, qui le transforme en un mécanisme causal [*en soi dépourvu de sens], et l’exigence éthique de vivre dans un monde sensé. Max Weber fait la genèse de cette conception éthique du monde qui insuffle ou donne du sens à l’existence humaine en l’inscrivant dans le cadre cosmique d’éléments qui font eux-mêmes sens (au regard anthropocentrique de la condition humaine telle que nous la connaissons). Or ce sens est construit à travers les histoires que les groupes humains se racontent au cours du temps : c’est cette construction mythique qui permet au monde humain d’être subjectivement sensé en corrélation avec l’objectif de vivre ici-bas longuement et en bonne santé. Mais il y a précisément eu évolution à propos de cette conception collective du sens que peuvent avoir subjectivement, pour les individus, les événements qu’ils vivent, leurs représentations et les buts qu’ils poursuivent dans la vie (S.245).

Au tout début de la Sociologie de la religion, Max Weber retrace cette évolution, depuis une conception magique du monde – dans les mythes primitifs – qui présuppose le mana [terme polynésien repris par Émile Durkheim & Marcel Mauss] ou charisma, conformément à une représentation animiste des forces suprasensibles qui interviennent dans le destin des hommes (247), jusqu’à une conception éthico-religieuse – dans les mythologies plus complexes des sociétés divisées hiérarchiquement – qui procède d’une rationalisation conjointe des mondes naturel et culturel, et ce en corrélation avec la pacification juridique de la vie collective (et le respect des contrats), dont la conséquence est la production d’une éthique religieuse qui s’adresse aux divinités avec des demandes ou des prières :

« Die ethischen Ansprüche an die Götter steigen nun aber […] 2. mit steigendem Umfang der durch meteorologische Orientierung der Wirtschaft bedingten rationalen Erfassung des naturgesetzlichen Weltgeschehens als eines dauern sinnvoll geordneten Kosmos, […] mit einem Wort: mit steigender Bedeutung der ethischen Bindung des Einzelnen an einen Kosmos von Pflichten, welche sein Verhalten berechenbar machen. Auch die Götter, an die man sich um Schutz wendet, müssen nun offenbar entweder selbst eine Ordnung unterworfen sein oder ihrerseits, wie große Könige, eine solche geschaffen und zum spezifischen Inhalt ihres göttlichen Willens gemacht haben. » (263)

Ces deux conceptions cosmiques sont élaborées au sein des groupes sociaux en fonction de leurs intérêts. Dans le premier cas, la conception d’une puissance impersonnelle et providentielle, qui garantit l’ordre harmonieux et rationnel du monde en l’imposant même aux dieux, est soutenue (en Chine, c’est le confucianisme et, en Inde, le brahmanisme) par des couches bureaucratiques ou théocratiques qui agissent elles-mêmes de manière impersonnelle et prévisible : cette conception d’une bureaucratie rationaliste postule donc [*de manière socio-morphique] des puissances qui lui ressemblent, de façon à garantir la régularité et l’ordre harmonieux de ce qui advient dans le monde ; au contraire, la caste guerrière qui cultive l’héroïsme (263) est opposée à une telle rationalisation éthique des comportements [*qui est en contradiction avec sa vision chaotique de l’histoire du monde ouvert aux initiatives héroïques]. Dans le second cas, l’ordre du monde, que ce soit au sein de la nature ou dans les rapports sociaux réglés par l’instance du droit, est une création de dieux qui le garantissent. Le culte religieux est fonction de cette conception du monde. Max Weber en discerne trois formes si l’on considère tout d’abord 1. la conception magique du monde, qui implique de contraindre rituellement les forces suprasensibles à se soumettre aux buts des êtres humains (grâce au magicien ou chaman) : d’une part, 2. il s’agit d’obtenir la satisfaction de ses buts égoïstes en priant les dieux en ce sens et en leur sacrifiant un certain nombre de choses (do ut des) ; d’autre part, 3. il s’agit de suivre la loi religieuse en se comportant de manière éthique de façon à obtenir la bienveillance du dieu.

Si les prophéties, qui contiennent l’élément magique de la fascination charismatique exercée par le prophète sur une foule de disciples, sont à l’origine de la prescription éthique d’un mode de vie (Lebensführung) au sein d’un monde sensé et, donc, censé être éthique, c’est le clergé qui régularise ou stabilise de manière durable cette vision du monde (268, 273-275). Mais les deux éléments agissent dans le sens de la rationalisation du comportement, que la prophétie soit exemplaire (Bouddha par exemple) ou éthique (Zarathoustra ou Mahomet) :

« immer bedeutet – das ist das Gemeinsame – die prophetische Offenbarung, zunächst für den Propheten selbst, dann für seine Helfer: einen einheitlichen Aspekt des Lebens, gewonnen durch eine bewußt einheitliche sinnhafte Stellungnahme zu ihm. Leben und Welt, die sozialen wie die kosmischen Geschehnisse, haben für den Propheten einen bestimmten systematisch einheitlichen Sinn, und das Verhalten der Menschen muß, um ihnen Heil zu bringen, daran orientiert und durch die Beziehung auf ihn einheitlich sinnvoll gestaltet werden. […] Immer bedeutet sie [diese ganze Konzeption], nur in verschiedenem gerade und mit verschiedenem Erfolge, einen Versuch der Systematisierung aller Lebensäußerungen, der Zusammenfassung also des praktischen Verhaltens zu einer Lebensführung, gleichviel, und wie dieser im Einzelfall aussehen möge. Immer enthält er ferner die wichtige religiöse Konzeption der Welt als eines Kosmos, an welchem nun die Anforderungen gestellt wird, daß er ein irgendwie sinnvoll geordnetes Ganzes bilden müsse, und dessen Einzelerscheinungen an diesem Postulat gemessen und gewertet werden. Alle stärksten Spannungen der inneren Lebensführung sowohl wie der äußeren Beziehungen zur Welt entstammen dann dem Zusammenstoß dieser Konzeption der Welt als eines, dem religiösen Postulat nach, sinnvollen Ganzen mit den empirischen Realitäten. Die Prophetie ist allerdings keineswegs die einzige Instanz, welche mit diesem Problem zu schaffen hat. Auch alle Priesterweisheit und ebenso alle priesterfreie Philosophie, intellektualistische und vulgäre, befaßt sich irgendwie mit ihm. Die letzte Frage aller Metaphysik läutet von jeher so: wenn die Welt als Ganzes und das Leben im besonderen einen Sinnhaben soll, – welches kann er sein und wie muß die Welt aussehen, um ihn zu entsprechen? » (275)