Fr. Héritier

« Les femmes n’ont pas tort du tout, quand elles refusent les règles de vie, qui sont introduites au monde : d’autant que ce sont les hommes qui les ont faites sans elles. »

Montaigne, Essais, livre III, chap. V.

Menstruations (féminines) et règles masculines

Une lecture ouverte de la valence différentielle de Masculin/Féminin
Présentation du recueil de Françoise Héritier :
Masculin/Féminin I. La pensée de la différence (1996) Odile Jacob, « poches »,  2012
Le recueil est présenté sous deux formes: deux séances d'un cours enregistré (en mai 2021); un exposé plus complet en trois temps (en mai 2022)

1. séquence singulière

ethnologie du cas particulier des Samo
Samo (étude de cas)

2. séquence universelle

anthropologie générale de la valence différentielle des sexes
béances des systèmes symboliques & universalité de la suprématie masculine et hypothèse finale sur son ancrage biologique

Menstruations (féminines) et règles masculines

C’est un pléonasme manifeste de qualifier de féminines les menstruations, vu que les hommes n’ont pas mensuellement leurs règles conformément au calendrier lunaire. Du latin menstrua dérivé de mensis (mois), le terme médical de menstrues, qui est apparu au XIVe siècle, a été supplanté au XVIIIe siècle par le terme plus didactique de menstruations, alors même que l’expression de règles au pluriel s’était entre-temps imposée au cours du XVIIe siècle. C’est une époque où les termes de règle et de loi n’ont plus seulement le sens normatif d’une obligation culturelle, mais prennent également le sens d’une régularité naturelle, qui s’avère périodique dans le cas des périodes menstruelles de la femme pendant sa phase de fécondité. Les règles féminines sont la manifestation sensible de la capacité à enfanter des femmes en âge de féconder et, à ce titre, elles sont propres au genre féminin. Quel sens y aurait-il donc à préciser cette évidence biologique que les menstruations sont féminines ?

Les évidences sont battues en brèche à l’époque de la déconstruction troublée des genres qui parachève l’expropriation patriarcale du pouvoir féminin de procréer que Françoise Héritier a pointée à plusieurs reprises, dans Masculin/Féminin, sous la figure d’une appropriation et d’un contrôle masculins de la fécondité féminine[1]. Au service idéologique de la domination masculine, le langage joue un rôle décisif : l’anthropologue rappelle ainsi qu’engendrer n’est pas un synonyme d’enfanter[2], puisque seule la femme peut mettre au monde un enfant engendré, en amont, par deux géniteurs de sexes différents. Les fluides féminins font tout particulièrement l’objet d’une telle appropriation masculine de leur pouvoir naturel : par exemple, les Samo du Burkina Faso croient que le sperme se transmue en sang menstruel ou en lait maternel[3]. Il y aurait en ce sens une origine masculine à toutes les règles, culturelles ou naturelles, y compris donc les menstruations (féminines). Cette mise entre parenthèses du caractère proprement féminin des périodes menstruelles constituerait le point d’acmé d’un processus de dépossession symbolique du corps féminin de ce qui le distingue en propre du corps masculin. Dans ces conditions, il conviendrait d’assumer le pléonasme en affirmant la réalité naturelle des menstruations féminines contre les règles masculines qui veulent les régir. Reste qu’il faut encore découvrir la signification décisive que Fr. Héritier finit par accorder aux menstruations dans la constitution de la valence différentielle des genres masculin et féminin…

[1] Françoise Héritier, Masculin/Féminin I (1996), Odile Jacob, coll. « essais-poches », 2012, p. 230 & p. 25 vs Masculin/Féminin II (2002), p. 20. Dans le corps de l’exposé, les deux ouvrages seront cités dans cette réédition de 2012 via une abréviation qui ne mentionnera le volume qu’en cas de nécessité : sauf exception, il s’agit en effet du premier volume.
[2] Ibid., II, p. 114.
[3] Ibid., I, p. 76 vs p. 83.

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Géographe de formation, Françoise Héritier (1933-2017) a connu le destin de devenir sur le terrain une ethnologue africaniste, spécialiste de la tribu des Samo, et une anthropologue reconnue qui a pris la succession de Lévi-Strauss au Collège de France. À cet égard, son travail s’inscrit plutôt dans la veine de l’ouvrage inaugural de Lévi-Strauss sur Les structures élémentaires de la parenté (1949) que dans l’analyse structurale des mythes (et des masques) : en témoignent nombre de ses ouvrages, dont L’Exercice de la parenté (1981), qui étudie les systèmes d’appellation en corrélation avec les systèmes de parenté. Sous le titre Masculin/Féminin (1996), Françoise Héritier (1933-2017) publie un recueil, composé d’articles (1978-1993) et d’un entretien (1991), qui a pour sous-titre La pensée de la différence. En 2002, l’anthropologue adjoint à ce recueil un second volume de facture différente, puisqu’il s’agit d’un essai féministe engagé dans le temps, comme l’indique le sous-titre : Dissoudre la hiérarchie. Se conformant à la réalité socioculturelle de la hiérarchie effective entre les genres sexués, le titre met logiquement le masculin en premier et le féminin en second, de façon à penser la différence, sexuée ou sexuelle, qui n’est pas niée.

Le premier des deux volumes est constitué de 12 chapitres ponctués par une conclusion, l’ensemble étant précédé par un avant-propos (1996) qui justifie la construction du volume en quatre moments (I, p. 13). Constitué des deux premiers chapitres, le premier moment expose la construction du modèle théorique de la valence différentielle des sexes. Le second moment démontre l’existence de cet invariant culturel à partir de l’étude, en deux temps, des représentations symboliques ou imaginaires qui attestent la « construction de la différence hiérarchique » : dans le premier temps, il est question des pivots de la reconstruction théorique de « quelques invariants de la pensée symbolique » que Françoise Héritier repère en analysant les représentations idéologiques de la fécondité et de la stérilité (comme aridité) – ce sont les chapitres III et IV–, tout comme celles des fluides (sperme et sang) – ce sont les chapitres V et VI– ; dans un second temps, il s’agit plutôt de donner corps aux images culturelles des rôles sociaux attribués respectivement au masculin et au féminin de façon à rendre plastiques la figuration archaïque de la masculinité (chapitre VII), la construction discursive du genre (chapitre VIII), l’appropriation masculine de la fécondité (chapitre IX) et la défiguration normative du célibat (chapitre X). Le troisième moment constitue une sorte d’appendice contemporain sur les représentations associées à la procréation médicalement assistée (chapitres XI et XII). Le dernier moment conclut sur la question du pouvoir (des femmes), de façon à dégager une perspective émancipatrice dont Françoise Héritier précisera les tenants et les aboutissants dans le second volume.

L’explication de la position de Fr. Héritier procède en trois temps. Après une exposition introductive de l’axiomatique conceptuelle et de la méthode qu’elle admet pour soutenir sa thèse (I), il sera fait état de deux types d’arguments avancés dans le recueil : s’appuyant sur l’étude ethnologique des Samo, le premier argument prend cet exemple concret pour illustrer la thèse d’anthropologie générale (II) qui sera ensuite défendue par un argument abstrait (III). En guise de conclusion, il sera question de l’hypothèse qu’émet Françoise Héritier afin d’expliquer le caractère universel de la valence différentielle des sexes. Ce qui permettra d’élucider le sens du titre de cet exposé: « Menstruations féminines et règles masculines ».

I. Axiomatique conceptuelle et méthode argumentative

L’identique et le différent (2008)

Dans son dialogue avec Caroline Broué intitulé L’identique et le différent (2008), Françoise Héritier rend compte de son parcours qui l’a menée, de géographe de formation ayant assisté aux séminaires de Lévi-Strauss, à devenir ethnologue de terrain en participant, en 1957, avec un ami qu’elle épousera, à une étude ethnologique de faisabilité d’un projet de développement de la riziculture dans le pays des Mossi et des Pana en Haute-Volta, alors colonie française : il s’agissait de faire venir des jeunes Mossi d’une région surpeuplée vers la vallée du Sourou alimentée par un barrage [2]. Ayant fait lors de ce premier séjour connaissance avec les Samo, des cultivateurs et chasseurs de l’ouest du Burkina Faso ayant pour parenté à plaisanterie les Mossi (provenant du Ghana d’où ils auraient chassé les Samo), Françoise Héritier va étudier pendant six ans cette population Mandé venue de l’ouest aux xve et xvie siècles.

L’analyse des deux systèmes d’appellation en vigueur chez les Samo, selon que l’on désigne ou que l’on s’adresse à quelqu’un, et le constat des interdits matrimoniaux qui en résultent [3] amènent Françoise Héritier à découvrir deux éléments fondamentaux qui font système entre eux en se confortant mutuellement : la valence différentielle des sexes ; et l’univers des représentations locales de tout ce qui touche au corps (transmission du sang, des os, etc.) et aux affects. Sur ces deux points, Fr. Héritier peut marquer sa différence avec Lévi-Strauss, qui ne les a pas jugés indispensables pour édifier la « trame logique des systèmes d’opposition » et rendre ainsi compte de « l’ossature des corpus mythiques et des systèmes élémentaires de parenté » :

« Claude Lévi-Strauss n’a pas fait intervenir des éléments qui me paraissent essentiels et pouvoir soit faire l’objet, soit entrer dans une analyse structurale – à savoir pensée par les humains – : la différence sexuée et la pensée du corps. Ce sont ces éléments que j’ai fait entrer dans la logique même de la structure, dont on ne peut plus dire qu’elle est abstraite et désincarnée, découplée du réel.[4] »

[2] Françoise Héritier en dialogue avec Caroline Broué, L’identique et le différent (2008), éditions de l’aube, 2018, p. 28-32. Françoise Héritier et Marcel Izard (1931-2012) ont publié ensemble trois ouvrages dont l’étude de la vie économique et sociale des Mossi du Yatenga (1959). M. Izard s’est tout particulièrement intéressé pour les manifestations charnelles du pouvoir, comme la cérémonie de prosternation chez les Mossi. Dans cette lignée, il a publié Gens du pouvoir, gens de la terre : les institutions politiques de l’ancien royaume du Yatenga (bassin de la Haute-Volta blanche), Cambridge, Cambridge university press ; Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1985.
[3] Ibid., p. 34-35 vs p. 41-43.
[4] Ibid., p.56. Les références à ce dialogue de 2008 sont à présent intégrées au corps de l’exposé.

Pour traiter du fonctionnement des systèmes sociaux de façon à répondre à l’objection faite au structuralisme de sombrer dans la pure et simple abstraction, Françoise Héritier va donc intégrer ces deux dimensions afin de donner du corps, et du corps sexué, à la logique binaire des structures symboliques. Le premier point de désaccord avec Lévi-Strauss implique « la différence de traitement des sexes » (p. 57), dans la mesure où les « représentations archaïques » de la valeur différentielle des sexes ont un effet réel dans les pratiques : par exemple, l’allaitement immédiat du petit garçon au cœur rouge qui pleure, sous prétexte que sa fureur pourrait le tuer, contraste avec l’usage qui veut, chez les femmes samo, que la petite fille doive attendre pour apprendre la patience (p. 92). Dans ce dialogue, Françoise Héritier avance que la valence différentielle des sexes met en relief « l’opposition entre l’identique et le différent », qui serait la matrice de la logique binaire :

« …les systèmes de parenté – iroquois, crow, omaha, etc. – utilisent l’idée de l’identité des germains de même sexe. S’ils sont de même sexe, ils sont semblables. En revanche, s’ils sont de sexes différents, ils n’ont rien à voir l’un avec l’autre. L’opposition entre l’identique et le différent m’a semblé assez vite être une opposition conceptuelle absolument majeure, qui trouve son origine dans la constatation, dès l’aube de notre histoire, de la différence sexuée et des efforts de pensée pour l’assimiler et en rendre compte. » (p. 57-58)

Reposant donc à l’origine sur le constat immémorial de la différence sexuée, l’opposition entre l’identique et le différent serait elle-même à l’origine des catégories mentales qui opposent de manière dualiste les valeurs sous forme de binômes, par exemple pur/impur, sain/malsain, vide/plein, sec/humide, concret/abstrait, etc. :

« …cette pensée particulière, logique, va dire : “tous ceux qui sont du même sexe sont identiques, tous ceux qui sont de l’autre sexe sont identiques entre eux, et différents des premiers.” Identique/différent est une catégorie dualiste, mais c’est la première en ce qu’elle façonne toutes les catégories binaires qui vont servir aux populations à penser le réel – chose que l’on trouve dans toutes les cultures et dans toutes les langues. » (p. 60)

[* Du point de vue d’une théorie critique de l’identité (cf. 3.), le problème n’est pas du côté de la différence, mais du côté de l’identité, le même et le semblable étant assimilés à l’identique [*] … du fait du glissement du grec ὁμός (homós : pareil, similaire ; le même pour tous), dont le latin similis est l’équivalent (en allemand, gleich en tant que vergleichbar), au grec αὐτός (autós : même, par opposition à autre ; soi-même), dont le latin ipse est l’équivalent (en allemand, selbst ou dasselbe en tant qu’unvergleichbar). L’identique serait l’un au sens de l’unique (der Einzige) que Françoise Héritier oppose au multiple (p. 58)… sans qu’on ne voie si l’homme seul serait unique en son genre (der Einzige), alors que les femmes seraient multiples (!?) pour leur part…]

[*] Cf. Fr. Héritier, Masculin/Féminin I (1996), 2012 : « on ne pense pas en termes de chaud et de froid ; on cherche l’identique, le semblable, plutôt qu’on ne le fuit » (p. 200).

L’observation de la différence sexuée comme « constante dans le monde du vivant animal » est, dans les termes de Françoise Héritier, « le premier butoir pour la pensée » qui cherche à donner du sens au monde et à toutes les différences individuelles et collectives (par ex. lion vs tigre) qui s’y trouvent. Or, en quelque sorte unique en son genre, la différence sexuée est une constante non manipulable ou fragmentable : cette structure élémentaire du vivant est un butoir qu’il faut penser, sans pouvoir ni le contourner, ni le décomposer pour l’expliquer. La différence sexuée est, comme la prohibition de l’inceste (p. 60), un invariant qui relève donc d’une anthropologie générale dont l’axiomatique repose sur une comparaison différentielle entre les cultures étudiées, l’objectif étant de repérer les rapports conceptuels qui se laissent ramener à un dénominateur commun :

« L’invariant, c’est la perception d’un rapport entre concepts qui peut être traité par la pensée de différentes manières ; c’est ce rapport qui constitue l’invariant. La recherche des invariants est une recherche structurale active. Mais elle ne peut se faire qu’à partir de l’ethnologie, c’est-à-dire qu’elle implique qu’il y ait cette diversité des cultures qui toutes paraissent différentes les unes des autres, et n’offrent pas dans leur singularité de points de comparaison possibles. C’est à travers ces différences, qu’il nous semble impossible de ramener à un dénominateur commun, c’est grâce à leur comparaison que l’on peut trouver ces dominateurs communs que j’appelle des invariants. » (p. 51).

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Masculin/Féminin I (1996 vs 2012)

La méthode de l’investigation en résulte. Il convient d’investir la pensée, qu’elle soit mythique ou scientifique, pour y débusquer des éléments (I, p. 9) ou des « mécanismes invariants sous-jacents » qui ordonnent le donné phénoménologique variable des sociétés et lui confèrent son sens (p. 36). Tout comme dans son essai sur L’identité samo [5] qui étudie la représentation samo de la personne humaine, dans son recueil intitulé Masculin/Féminin, Françoise Héritier se focalise ainsi sur la pensée de la différence sexuelle, c’est-à-dire sur la représentation discursive ou idéologique, d’ordre symbolique ou imaginaire, qui construit socialement ou culturellement la hiérarchie entre les sexes, par le moyen d’images ou de concepts qui sont présents tout autant dans le discours naturel ou populaire que dans le discours savant : c’est le cas, par exemple, de la pensée philosophique et médicale des Grecs (p. 219).

[5] Françoise Héritier, « L’identité samo », in L’identité (séminaire interdisciplinaire dirigé par Lévi-Strauss en 1974-1975), Grasset, 1977, p.51-71.

Il faut donc partir des représentations discursives de façon à pouvoir faire la critique des rapports de force (p. 70) réels au sein des pratiques dont cette logique dualiste est la traduction idéologique :

« Le classement dichotomique valorisé des aptitudes, comportements, qualités selon les sexes, que l’on trouve dans toute société, renvoie à un langage en catégories dualistes plus amples dont l’expérience ethnologique démontre l’existence : des correspondances s’établissent […] entre les rapports mâle/femelle, droite/gauche, haut/bas, chaud/froid, etc.
Ce langage dualiste est un des constituants élémentaires de tout système de représentations, de toute idéologie envisagée comme la traduction de rapports de force. […] Le langage de toute idéologie – fonctionnant comme système totalisant, explicatif et cohérent en utilisant une armature fondamentale d’oppositions duelles qui expriment toujours la suprématie du masculin, c’est à dire du pouvoir – se retrouve à tous les niveaux, dans tous les aspects particuliers du corps des connaissances. Une même logique rend compte du rapport des sexes comme du fonctionnement des institutions. » (p. 69-71)

Comme la pensée et le fonctionnement de la société samo, par exemple, vont de pair, il faut étudier leur pensée pour comprendre le fonctionnement réel de la société qui interdit les rapports sexuels pendant l’allaitement (p. 71). L’élucidation de la signification de cet exemple concret d’interdit fera l’objet du second moment de l’étude.

Il y aurait donc au fondement de toute pensée, traditionnelle et scientifique, ancienne comme moderne (p. 19-20), une seule et même logique, laquelle se structure donc de manière « bipolaire » (cf. p. 165) en un système, universel, d’oppositions binaires affectées d’un coefficient asymétrique :

« Il m’est apparu qu’il s’agit là du butoir ultime de la pensée […] Support majeur des systèmes idéologiques, le rapport identique/différent est à la base des systèmes qui opposent deux à deux des valeurs abstraites ou concrètes (chaud/froid, sec/humide, haut/bas, inférieur/supérieur, clair/sombre, etc.), valeurs contrastées que l’on retrouve dans les grilles de classement du masculin et du féminin. » (p. 20).

Françoise Héritier confère ainsi à ce « trait remarquable, et certainement scandaleux » de la différence sexuée une signification décisive dans la construction symbolique de toute société. C’est ce premier point de divergence avec Lévi-Strauss dont il convient à présent de préciser la teneur. Pour Fr. Héritier, Lévi-Strauss a reconnu « trois piliers de la famille et de la société » : 1) « la répartition sexuelle des tâches » [*selon les genres sexués masculin vs féminin] ; 2) l’obligation exogamique corrélée à la prohibition de l’inceste ; 3) « l’instauration d’une forme reconnue d’union stable » dans toutes les sociétés, primitives ou non [*ce qu’on appelle souvent l’institution du mariage]. Si C. Lévi-Strauss s’est pour sa part focalisé sur le second pilier dans les structures élémentaires de la parenté (1947), l’innovation de Fr. Héritier consiste à ajouter un quatrième pilier fondateur de toute société (p. 28) qu’elle appelle la valence différentielle des sexes : à ses yeux, c’est « la corde qui lie entre eux les trois piliers du tripode social » (p. 27). Ce n’est donc un simple ajout ou amendement à la construction lévi-straussienne, c’est une sorte de ligature (cf. II, p. 18) liant les trois pieds du tripode qui forme un « ensemble d’armatures étroitement soudées les unes aux autres » (p. 29). Or cette ossature conceptuelle constitue une « même armature logique » dont sont tirés tous les systèmes de parenté : par exemple dans le cas du système omaha, il en est tiré « un système terminologique totalement cohérent ». Or cette construction sociale ou culturelle est un artefact qui repose sur une « série de manipulations symboliques » (p. 21) des données biologiques (p. 59) qui sont observées, de toute éternité, par les hommes sur leur propre corps (p. 29) : cette « observation primale de la différence irréductible des sexes » (p. 20) est à l’origine ou à la source des catégories cognitives qui enferment la différence masculin/féminin dans une opposition hiérarchisée (p. 28).

Le concept de valence différentielle des sexes signifie que la différence sexuée entre masculin et féminin est pensée à partir d’une hiérarchie consécutive à la valorisation de l’un, le masculin, au détriment de l’autre : le deuxième sexe au sens de Simone de Beauvoir[1], c’est-à-dire ledit sexe féminin. 

[1] Dans Le Deuxième sexe (1949), Simone de Beauvoir adopte une position évolutionniste qui propose un grand récit en trois temps (animalité ; à la suite de la révolution néolithique, droit maternel et culte des déesses-mères ; patriarcat) que Françoise Héritier soumet à une sévère critique dans le second volume de Masculin/Féminin (2002) : voir « Le point d’aveuglement de Simone de Beauvoir », II, p. 99-120.

Par rapport à l’usage actuel des termes, il convient de noter que Françoise Héritier ne fait pas de distinction entre sexe et genre (p. 21) ou, plus exactement, entre la donnée biologique et la construction socio-culturelle du genre sexué. C’est-à-dire que la valence différentielle des sexes est le fait d’une construction culturelle de la valeur sociale des deux sexes biologiques, masculin et féminin, qui n’ont en soi aucune valeur différentielle. S’il y a bien une différence, en théorie on pourrait très bien l’interpréter de manière complémentaire : Fr. Héritier évoque cette possibilité à propos de certaines sociétés (la pensée chinoise, à l’époque des Han, ou la pensée islamique, chez les Touareg), mais c’est pour la réfuter comme un trompe-l’œil (I,69 vs II,12). Car elle soutient que toutes les sociétés, et non seulement les sociétés primitives, ont en fait valorisé le sexe masculin, qui jouit d’une suprématie, et ont par contraste dévalorisé le sexe féminin. Cette valence différentielle des sexes, l’apport de Françoise Héritier, est le premier point qui permet de comprendre la différence qui démarque l’œuvre de Françoise Héritier de celle de Lévi-Strauss.

Le deuxième point que Françoise Héritier mentionne dans son dialogue de 2008, c’est qu’elle accorde, contrairement à Lévi-Strauss qui a plutôt négligé cette dimension des choses, une importance décisive à tout ce qui touche au corps, à ses humeurs (p. 219) et à ses affects, et en particulier à tout ce qui est de l’ordre des flux et des fluides corporels : sang, sperme, lait, salive, lymphe, larmes, sueur, etc. (p. 26). Elle va montrer, par exemple chez les Samo, de quelle manière, imaginaire, le sperme masculin se transmue en lait maternel : ce n’est pas une spécificité des Samo, puisqu’on trouve cette donnée dans la représentation de la parenté de lait arabo-musulmane. C’est que les constructions sociales et symboliques sont inscrites dans les données biologiques, qui sont à la fois élémentaires et immuables, parce qu’elles sont naturelles et donc universelles (p. 28-29, cf. p. 38), par exemple l’écoulement du sang qu’on appelle les menstruations. Il y a donc « inscription dans le biologique » d’une construction sociale, c’est-à-dire d’un artefact qui va précisément en donner une interprétation symbolique ou imaginaire : Fr. Héritier semble considérer ces deux derniers termes comme des synonymes qui auraient, de surcroît, la connotation négative du terme idéologique.

C’est que la construction symbolique ou imaginaire de l’artefact par le « langage de l’idéologie » (p. 69-70) repose sur la combinaison et manipulation symbolique des faits biologiques élémentaires (p. 59 vs p. 61). Comme il y a un abîme entre nature et culture, il faut trans-scrire ou tra-duire (trans-duco vs übersetzen) les éléments d’un « même “alphabet” universel, ancré dans cette nature biologique commune », pour élaborer « des “phrases” culturelles » propres à chaque société en ajustant et en recomposant les unités conceptuelles, elles-mêmes issues de la décomposition des caractères observés dans le monde naturel, selon diverses formules logiques possibles :

« Dans la perspective naïve de l’illusion naturaliste, il y aurait une transcription universelle et unique, sous une forme canonique qui légitime le rapport des sexes, de faits considérés comme d’ordre naturel, parce qu’ils sont les mêmes pour tout le monde. Mais en réalité, […] il n’y a pas un paradigme unique. […] L’inscription dans le biologique est nécessaire, mais sans qu’il y ait une traduction unique et universelle de ces données élémentaires. » (p. 22).

Il y a pourtant une exception ! La valence différentielle des sexes ne connaît, probablement, qu’une seule et même traduction du donné biologique (p. 24), laquelle s’opère à partir de « la manifestation spontanée d’une grille d’interprétation » des valeurs respectives du masculin et du féminin (p. 20) : unique en son genre, cette traduction ou interprétation va toujours dans le même sens, par exemple quant aux représentations de la stérilité qui l’imputent spontanément au sexe féminin dans les pratiques sociales (p. 89). Les concepts d’interprétation et de traduction sont également employés dans un sens équivalent, dans la mesure même où le traducteur interprète ce qu’il retranscrit dans un autre langage. Néanmoins, si la traduction se veut fidèle, l’interprétation peut facilement être forcée : il est donc étrange de présenter la grille d’interprétation différentielle des sexes comme une pure et simple traduction qui transcrirait dans un autre langage le fait de la différence sexuelle universellement observée, alors même qu’il s’agit précisément de montrer que ces données ont été manipulées par l’idéologie pour “traduire” les rapports de force (cf. p. 70) entre les sexes dans l’objectif de justifier la suprématie du masculin sur le féminin. C’est étrange, mais cela peut s’expliquer par le fait que la valence différentielle des sexes traduit toujours dans le même sens les données observées dans la nature, alors que les trois autres artefacts au fondement des systèmes sociaux ne connaissent pas une seule et unique traduction des données élémentaires, mais – pourrait-on dire – diverses interprétations, il est vrai en nombre limité : les types terminologiques d’appellation des parents connaissent en effet six possibilités théoriques (p. 23) qui constituent « le système lui-même, paysage global des issues possibles, compte tenu de l’invariant qu’est le donné universel d’ordre biologique » (p. 38-39) ; mais aucune de ces combinaisons locales ne contredit la valence différentielle des sexes qui, donc, est bien un invariant universel au même type que la prohibition de l’inceste (p. 27).

L’objectif critique de Françoise Héritier, c’est de montrer en quoi cette traduction interprétative est nécessairement et fondamentalement contestable : le constat du fait qu’il y ait eu jusqu’à présent suprématie du masculin dans toutes les sociétés, depuis l’âge paléolithique jusqu’à présent, ne signifie pas – c’est ce que va clarifier plus nettement Dissoudre la hiérarchie, le second tome de Masculin/Féminin – qu’il s’agisse d’un destin inévitable. Françoise Héritier va dégager ce qu’on pourrait appeler, dans un autre langage, une perspective d’émancipation, tout en reconnaissant que les situations objectives ne se changent pas par la simple prise de conscience que pourrait apporter la connaissance anthropologique (p. 29).

C’est dans cette perspective qu’intervient le troisième point qui me semble constituer une différence par rapport à Lévi-Strauss, point dont elle n’en parle pas dans le dialogue avec Caroline Broué. À la manière de la lecture symptomale qu’emploie, par exemple, Althusser lecteur du Capital de Karl Marx, Françoise Héritier se focalise sur les béances et autres failles logiques qui abîment les systèmes de représentation. Car ces constructions idéologiques qui interprètent les données biologiques obéissent à une certaine logique symbolique, même si cette logique renvoie à une interprétation qui est de l’ordre d’une construction imaginaire. Mais, et c’est ça le troisième point de divergence, là où Lévi-Strauss cherche à reconstituer la logique des systèmes de parenté, Françoise Héritier va s’attacher à montrer en outre que, dans ces systèmes de parenté qui sont de part en part logiques, il y a « des béances, des failles » logiques qui apparaissant sous la figure d’exceptions (p. 12) manifestement illogiques. Or « ces ouvertures », ces failles ouvertes dans le système de représentation, ouvrent à la possibilité de modifications historiques qui permettraient de surmonter les blocages structurels du système (p. 37) : en d’autres termes, ces failles béantes ouvrent à la perspective de l’émancipation…

II. Le cas exemplaire des Samo patrilinéaires

À présent que la thèse générale de Françoise héritier a été clarifiée, il s’agit de l’illustrer par un exemple précis en se focalisant sur l’ethnologie des Samo, une tribu africaine organisée selon une filiation patrilinéaire. Cette seconde séquence de l’exposé, qui va procéder en trois temps, propose une lecture transversale de toutes les occurrences qui concernent les Samo dans le premier tome de Masculin/Féminin.

1. Une filiation sociale (par adoption)

Le premier moment de cette séquence vise à montrer – c’est la thèse de Françoise Héritier qui est en même temps un enseignement – que la filiation est d’ordre social, et non pas biologique, dans la mesure où l’affiliation de l’enfant à une lignée repose sur une manipulation symbolique, un choix par le groupe d’une seule des six formules possibles de la reproduction sexuée (p. 256), c’est-à-dire de la construction sociale qui interprète la reproduction sexuée. Par contraste avec la filiation matrilinéaire ou bilinéaire, la filiation patrilinéaire signifie que la filiation suit, de manière linéaire, le lignage ou la lignée du seul père. La dernière phase, anthropologique, de l’exposé, exposera les six possibilités théoriques que reconnaît la construction de Françoise Héritier : nous, nous sommes dans le système européen, que les anthropologues appellent le système eskimo, lequel est fondé sur un système cognatique (connatus) qui reconnaît une bilatéralité dans la filiation. Tout comme la filiation, la consanguinité n’est pas biologique ou naturelle, c’est une construction sociale : « la consanguinité est une affaire de choix, de manipulation et de reconnaissance sociale. » (p. 52). Cela signifie que le pater n’est pas le genitor : le pater est une construction sociale (p. 100, cf. p. 272-274, p. 279).

Chez les Samo patrilinéaires, la filiation est assignée par une déclaration du père, c’est-à-dire du mari légitime qui, sans nécessairement les avoir engendrés, reconnaît en droit ses enfants. La filiation est donc bien une construction sociale qui passe par l’adoption des enfants par le père, qu’il soit ou non leur géniteur. Ce processus d’adoption inscrit l’enfant adultérin ou naturel dans la filiation du père qui reconnaît l’enfant : par exemple, une jeune fille sans mari légitime va désigner un père, qui va adopter l’enfant ; c’est possible chez les Samo, car l’enfant est considéré comme une richesse, et non pas comme un fardeau (p. 257). Or cette « inscription sociale » dans la lignée des ancêtres – il ne s’agit pas simplement du père, mais bien du père en tant qu’il est inscrit dans une lignée d’hommes qui le précèdent – permet seule à cet enfant de jouir de droits, lesquels sont par suite égaux entre tous les enfants adoptés par le père, tout autant que d’être tenu à respecter un certain nombre de devoirs envers le père, au même titre que ses autres enfants, en particulier le devoir de rendre un culte après la mort du père : c’est pour cette raison d’ailleurs que le père doit avoir des enfants ; car il sombrerait sinon dans l’oubli, vu qu’aucun enfant ne rendrait alors de culte à son endroit et à l’endroit de sa lignée (p. 101). Chez les Samo, il y a par conséquent plusieurs cas d’union matrimoniale, dont le concubinat, et pas uniquement ce que nous appellerions le mariage pour qualifier l’union légitime. C’est dans ce cadre que les rapports sexuels sont régulés socio-culturellement chez les Samo.

Le premier cas de figure relève d’un droit coutumier que Freud a interprété dans Le tabou de la virginité (1917-1918), à savoir l’interdiction faite au mari de déflorer son épouse : dans ce texte, Freud explique qu’il s’agirait d’éviter que la blessure narcissique liée à la rupture de l’hymen – c’est l’explication psychanalytique – provoque un ressentiment envers le mari légitime qui transmue la jeune fille déflorée en épouse acariâtre qui en voudra à son mari [1].

[1] Sigmund Freud, « Das Tabu der Virginität », Band V, Sexualleben, Fischer, 1972, S.214-216.

C’est l’explication de Freud, et non celle de Françoise Héritier qui ne s’intéresse pas aux explications psychanalytiques, mais décrit simplement de manière ethnographique comment les choses se passent chez les Samo. Dans cette tribu, la jeune fille est accordée en mariage dès son plus jeune âge, en fonction des prohibitions d’un système dit semi-complexe (que Françoise Héritier a étudié de manière statistique dans son ouvrage sur L’exercice de la parenté) : néanmoins, avant d’être « remise à son mari », elle va tout d’abord concevoir un enfant avec un partenaire prénuptial qui, en règle générale, est mieux accordé en âge et répond à l’inclination mutuelle des jeunes gens : cette société patriarcale accorde donc à la jeune fille le droit et même le devoir d’avoir un amant prénuptial avec lequel elle cohabite pendant un certain temps, au maximum trois ans, d’une manière uniquement nocturne, mais tout à fait licite, jusqu’au moment où elle sera enceinte ; car cette relation prénuptiale se termine précisément au moment où elle aura conçu un enfant qui destiné à être adopté par le mari légitime ; l’enfant qui naît de cette union pré-maritale est considéré comme le premier enfant du mari légitime (p. 52 vs p. 101).

Reste que l’entrée dans cette cohabitation avec l’amant présuppose que son père lui en ait reconnu le droit, c’est-à-dire qu’il ait accompli le sacrifice de puberté qui donne à sa fille la permission d’avoir des rapports sexuels : si ce sacrifice de puberté n’était pas accompli, la jeune fille risquerait des sanctions par le fait même d’avoir des rapports sexuels ; une de ces sanctions, c’est précisément la stérilité (p. 110-111). Un contrôle masculin de la sexualité féminine exerce bien ici, puisque c’est le père qui a donné la permission et qu’il existe également un contrôle, au moins dans la croyance, de la fécondité des femmes.

Il y a d’autres cas encore qui attestent la filiation par adoption. Par exemple, les fugues extra-conjugales ou les absences prolongées du mari peuvent donner lieu à des naissances qui feront de la même manière l’objet d’une adoption par le mari légitime. Il y a encore un troisième cas, ladite « incompatibilité des sangs », qui correspond biologiquement à une stérilité masculine : lorsqu’aucun enfant ne naît de leur mariage, l’épouse qui est attachée à son mari et refuse de le quitter peut, en accord avec son époux, feindre de le quitter et prendre un mari secondaire pour faire un enfant et « se laisser reprendre » par son mari stérile qui peut de la sorte avoir un enfant (p. 106 vs p. 265). Cette manière de procéder permet de comprendre que la stérilité masculine pour les Samo n’a aucune espèce d’importance sociale, et ce par contraste avec la stérilité féminine. Car ce qui compte, et cela prouve le caractère socialement construit de la filiation, c’est la parole du père qui adopte l’enfant : « c’est une parole, pour ainsi dire séminale », écrit Françoise Héritier, et c’est cette parole qui fait la filiation (p. 263), au vu et au su de tout le groupe qui connaît parfaitement le géniteur. Mais, lors d’un conflit, l’infraction à cette loi du silence par « la parole furieuse d’un tiers » qui déclare publiquement le nom du géniteur affecte la construction sociale : l’enfant jadis adopté doit alors rituellement reconnaître le géniteur démasqué comme étant son père (p. 265). Qu’en est-il donc de la stérilité féminine ?

2. De la valeur différentielle de la stérilité féminine
« La stérilité s'entend spontanément au féminin, partout et toujours. Elle dit en conséquence avec insistance quelque chose du rapport social des sexes. » (p. 89)

Fécondité et stérilité féminines sont les deux versants d’un seul et même problème qui font l’objet d’un traitement idéologique, différencié selon les sexes, comme le montre Françoise Héritier en se focalisant, en 1978, sur l’exemple de deux coutumes des Samo dont il s’agit de comprendre la signification symbolique, à savoir : l’interdiction, biologiquement infondée, des rapports sexuels pendant l’allaitement (p. 71) qui fait suite à une sollicitation au contraire des rapports sexuels pendant la gestation, pour des raisons tout autant idéologiques, symboliques ou imaginaires.

Pour comprendre cette coutume, il faut procéder en trois temps, ce problème symbolique permettant d’illustrer la thèse d’un rapport de force entre les sexes, rapport de force qui est dominé par la « suprématie du masculin, c’est-à-dire du pouvoir » (p. 71).

Prémisse cosmologique

Le premier de ces moments consiste à faire état de « considérations générales sur la pensée et le fonctionnement de la société samo » (p. 71) pour reconstituer ce que j’appellerais une prémisse cosmologique autant qu’ontologique. Cette prémisse postule la « correspondance entre ordre social, ordre biologique, ordre climatologique », c’est-à-dire entre trois milieux en interaction : l’ordre social est le fait d’une construction culturelle ; le milieu biologique du corps est une donnée d’ordre naturel ; et, autre donnée naturelle, l’ordre notamment climatologique du « milieu naturel » (p. 131) dans lequel vivent les Samo. Reste qu’il y a des génies et des autels de brousse dans ce milieu naturel qui est donc vécu et interprété de manière méta-physique, puisqu’il est habité par de telles forces sur-naturelles. Or ces trois ordres retentissent les uns sur les autres au sein d’un monde dont l’harmonie est fondée sur l’équilibre des éléments contraires :

« Ce monde en équilibre est un tout constitué d’éléments reliés les uns aux autres de façon telle que le déséquilibre, en plus ou en moins, du côté du chaud ou du froid dans un registre entraîne normalement une rupture d’équilibre en sens inverse dans un autre registre. […] Au-delà de l’équilibre des contraires et des correspondances entre les trois ordres, ce qui importe est l’attirance que les contraires exercent les uns sur les autres : le chaud attire le froid et l’humide, le froid attire le chaud et le sec. L’acte sexuel – chaud – accompli au sein du mariage – froid – entre des partenaires relevant chacun de l’une des deux catégories est sanctionnée par des flux normaux d’ “eaux de sexe” et par une fécondité harmonieuse. Tout anomalie dans la fécondité d’une union conjugale est donc passible d’être interprétée par les devins à la recherche de la cause du désordre. » (p. 131)

Stérilité et fécondité humaines sont donc imputables à l’état du monde qui est fonction de l’équilibre ou du déséquilibre des contraires qui s’attirent mutuellement. C’est qu’il y a une représentation culturelle de l’équilibre, à la fois naturel et social, du monde entre les opposés : par exemple, le chaud et le froid, ainsi que leurs corollaires, le sec et l’humide, qui correspondent respectivement au masculin et au féminin. Cette assignation n’est pas réservée aux corps sexués des êtres humains, mais vaut tout autant dans l’ordre cosmique : la terre sèche est du côté masculin, alors que la pluie est du côté féminin (p. 130 vs p. 73).

Or cet état cosmique est lui-même tributaire du comportement humain, en particulier dans le domaine sexuel : l’acte sexuel (chaud) au sein du mariage (froid) entre des partenaires, dont l’un est masculin (chaud et sec) et l’autre est féminin (froide et humide), est à l’origine d’une fécondité harmonieuse, consécutive à un flux normal des eaux de sexe ; en revanche, si l’acte sexuel qui est lui-même chaud a lieu dans un lieu chaud (en brousse, au village sur la terre nue ou sans natte), un déséquilibre consécutif à une surchauffe (chaud sur chaud) se produit qui provoquera des effets négatifs à tous les niveaux (biologique, météorologique, social) conformément à la loi fondamentale de la correspondance entre les ordres : «  l’excès de chaleur consume l’humidité, brûle et dessèche la végétation, attire le vent » chaud en hiver au lieu de la pluie avec pour effet d’empêcher le mil de grainer (p. 74-75). Ce déséquilibre climatologique étant catastrophique pour une économie et une écologie dominée par le besoin vital en « pluies d’hivernage » (cf. p. 115), il s’avère nécessaire de contrôler tout particulièrement les rapports sexuels.

Corrélativement à la représentation culturelle de l’équilibre naturel entre les opposés, il y a en effet une représentation de l’effet à la fois climatologique et biologique des excès d’ordre sexuel (p. 127) : par exemple, l’aménorrhée ou la stérilité sont considérées comme une sanction possible de la faute consistant à avoir des rapports sexuels avant la puberté (p. 111), l’excès de chaleur asséchant les « humeurs naissantes des filles impubères » qui ont eu des rapports sexuels trop précoces et non autorisés par le père (p. 115). Si donc une fille n’a pas de règles, c’est dû à une faute d’ordre sexuel qui est sanctionnée, en l’occurrence, par le tarissement des fluides vitaux, non seulement du côté féminin, mais également du côté masculin (p. 82). En tant qu’infractions à la norme sociale, les excès sexuels produisent des anomalies, comme le tarissement des menstruations et du sperme ou encore l’enfantement de jumeaux : les Samo du Nord croient ainsi que, chez les Samo du Sud, une mère qui enfante des jumeaux est comparable à un nécrophile (p. 126-127). Parmi les quatre catégories d’actes sexuels contraires aux normes sociales, la nécrophilie institutionnelle est la plus grave des horreurs d’ordre sexuel qui peuvent être commises (p. 125).

Ces horreurs ou erreurs de conduite consistent à « croiser les générations, croiser les sangs, croiser les genres » des êtres (p. 130). Le premier cas de figure, c’est le croisement incongru ou inconvenant des générations : par exemple, la grand-mère qui continuerait à procréer en même temps ses petits-enfants provoquerait un court-circuit qui assèche la “chance de vie” des enfants à naître (p. 125). Ce serait comme si la grand-mère prenait la place, dans le cycle de fécondité, de sa petite-fille. Dans l’autre cas où les rituels d’accès à la sexualité n’ont pas été faits en temps voulu, avec pour conséquence l’excès d’humidité qui pourrit les humeurs des filles (p. 115), c’est la mère cette fois-ci qui empiète sur le droit de sa fille à procréer :

« Ne pas faire en leur temps les opérations nécessaires à l’entrée de la fille dans la génération apte à procréer, c’est se réserver jalousement et égoïstement ce droit, c’est donc empiéter sur les droits de la fille, c’est ainsi la condamner à la stérilité, par un gaspillage incessant de son sang. Elle est censée alors “pourrir” sur pied, car son sang ne sèche jamais. » (p. 113)

Le croisement des générations est ainsi sanctionné par une fertilité “pourrie”, du fait d’un excès d’humidité, ou asséchée par un excès de chaleur que peut également provoquer le refus des ancêtres paternels du lignage de s’accommoder d’un autre sang (p. 116-117). La faute peut également être commise par la fille qui se serait octroyé le droit d’empiéter sur les fonctions jusqu’à présent dévolues à sa mère sans avoir accompli le rituel de puberté qui lui accorde l’assentiment des parents et des ancêtres (p. 110-111).

Le second cas de figure, c’est le croisement des sangs provoqué, par exemple, par l’adultère qui amène le sang-sperme des deux hommes à se rencontrer dans la même matrice. Le troisième cas de figure, c’est le croisement entre genres d’être qu’il faudrait tenir séparés pour éviter la contamination de l’être humain avec son en deçà ou son au-delà. L’en deçà correspond à des conduites sexuelles (inceste, homosexualité, autosexualité) dont Kant dirait qu’elles sont en-dessous de la dignité humaine, là où les Samo y voient un comportement animal : l’inceste, ou l’adultère avec la femme du frère, est une turpitude (dyilibra) digne d’une ordure qui se conduit comme un chien (dyili) en commettant une telle “chiennerie”. L’autre règle sociale qui permet à l’humanité de se reproduire entre êtres humains interdit le commerce sexuel avec des êtres de l’au-delà, qu’il s’agisse d’êtres du monde surréel (divinités et esprits vs morts) ou du monde naturel (animaux ou objets inanimés) : cette dernière catégorie ne comprend donc pas seulement ce que nous estimons être des perversions, comme la nécrophilie et la zoophilie, mais tout autant des conduites que les Samo jugent impudiques (gagabra), comme la copulation en brousse dont « la sanction est collective et climatologique : c’est l’arrêt de la pluie. » (p. 124-125).

Application de la prémisse cosmologique à la procréation humaine

La prémisse cosmologique étant posée, il s’agit à présent de reconstituer le schéma symbolique ou la construction imaginaire qui permet d’élucider l’application de cette prémisse générale à la problématique spécifique de la procréation humaine. De façon à comprendre ce qui permet aux Samo d’interpréter la stérilité comme la sanction d’un désordre sexuel, il convient tout d’abord de se focaliser sur la représentation de la fécondité, comprise à la fois comme l’effet souhaitable et la norme souhaitée. La conception samo de l’engendrement reconnaît une contribution différenciée de la mère et du père à la constitution ontogénétique de l’enfant :

« Un enfant samo tient son corps et ses os de sa mère (du sang de sa mère), mais son sang lui vient de son père (du sperme de son père). » (p. 104) [Voir le schéma très plastique que Fr. Héritier a dessiné dans son essai sur L’identité samo (1977), p. 66]

Comme le père donne à l’enfant son sang (miya) à travers le sperme, il doit avoir des rapports sexuels assidus pendant la grossesse de façon à nourrir et constituer le fœtus en donnant forme humaine (p. 104-105) : l’eau du sexe masculin, le sperme, se transformant en sang dans le corps de la femme, la formation correcte de l’enfant dépend de la fréquence des rapports sexuels après la conception ; cette même alchimie règle par ailleurs les flux menstruels, moindres chez les jeunes filles encore vierges, alors que les épouses ayant des règles trop abondantes accusent le sperme de leur mari (p. 76). Néanmoins, l’heureuse rencontre des deux eaux de sexe, c’est-à-dire des deux sangs (p. 103), ne suffit pas à la conception de l’enfant, il faut également « le bon vouloir ou l’appui d’une force extra-humaine, et surtout le bon vouloir (le désir inconscient) du “destin individuel” de la femme » : c’est la mère qui dicte ou décrète le destin individuel de l’enfant – c’est une des neuf composantes de la personne que les Samo appellent lepere –, lequel destin décide de sa mort, puisqu’il est fondamentalement désir de vie ou désir de mort (p. 76). Le sort de l’enfant dépend donc de la mère ou, plus exactement, d’une force extra-humaine qui l’habite et décide de l’engendrement des enfants :

« … leur destin est fonction de celui que leur mère a décrété pour eux, du diktat (du désir) inconscient de vie ou de mort qu'elle porte en elle. » (p.72)

C’est exceptionnel dans un corpus anthropologique qui ne fait aucunement appel à la psychanalyse pour élucider les structures symboliques, Françoise Héritier se risque à identifier le lepere féminin à un désir inconscient de faire vivre ou mourir. Car le destin de l’un, l’enfant, est fonction du diktat de l’Autre : non pas la mère elle-même, ni son désir conscient d’avoir des enfants, mais le désir inconscient qui s’impose à elle comme une force tutélaire. Car, depuis qu’elle l’a reçu en partage au moment du sacrifice de puberté (lepere kã) accompli par son père, la femme subit elle-même ce diktat inconscient qui décrète si elle sera stérile ou fertile, le nombre d’enfants qu’elle aura et leur destin de mort [1] :

« … la responsabilité personnelle de la femme en tant que personne humaine n’est pas engagée lorsque s’accomplit pour elle un lepere contraire à la procréation. Nul ne lui en fera jamais grief. La femme subit ce destin oraculaire comme totalement distinct de sa volonté qui est d’avoir des enfants, et elle accomplira toutes les démarches (consultation de devins, port de bandes rituelles, action de se vouer aux grands autels villageois, etc.) susceptibles d’influer sur son destin s’il n’est pas celui définitif, de stérilité.
Cette correction faite, les femmes apparaissent comme maîtresses absolues de la vie. Le lepere féminin non seulement peut interdire toute naissance (cas des femmes stériles) mais décide souverainement du cours de la vie des enfants mis au monde. Corollairement, les ancêtres agnatiques sont totalement impuissants à la fois à faire naître (ce n’est pas leur volonté qui fait l’enchaînement des générations), et à briser le sceau du lepere maternel inscrit sur leur descendance. Parallèlement, on considère, notamment dans les cas de malchance familiale (séries d’enfants morts en bas-âge) ou villageoise (épidémies meurtrières d’enfants) que c’est d, la brousse, le monde sauvage, qui manifeste de la sorte son hostilité au village, au monde des hommes. La femme, par l’expression de son destin que nul ne peut transformer, en accord avec la volonté de la brousse, relèvent ainsi du monde des forces brutes et indomestiquées et sur lesquelles l’homme n’a que peu de prise.[2] »

Dans la discussion de cette contribution au séminaire de Lévi-Strauss, Françoise Héritier précise que les autels de la Terre sont fréquentés par une humanité chtonienne [3], après s’être demandé si les femmes sont des personnes au même titre que les hommes [4]. C’est que les femmes sont du côté du monde sauvage de la brousse et donc des forces hostiles de la nature contre lesquelles le groupe social des hommes ne peut que s’affirmer :

« … le groupe en tant qu’instance sociale est l’expression de la masculinité. Dans l’idéologie samo, l’individu est l’homme au sens de vir, au premier chef. La question est de savoir si les femmes sont des personnes au même titre que les hommes. On reconnaît, bien sûr, que les composantes sont les mêmes pour tous, mais on en parle volontiers qu’au masculin. La différence essentielle entre l’homme et la femme se perçoit au travers du lepere, fondamentalement conçu comme hostile à la transmission de la vie. Pour exister, l’homme doit vaincre l’indifférence de Dieu, l’impuissance des ancêtres, l’hostilité de la brousse et de la féminité. Il ne peut naître vraiment que d’une tolérance de la nature et de la féminité. C’est pour cela que les structures sociales sont nécessaires à l’homme-vir. Sans elles, il n’aurait pas d’existence. C’est un cadre rigoureux, déterminé pour “faire” l’individu comme existant, posé contre l’hostilité ou l’indifférence de la nature dont relèvent les femmes, de ces forces de vie que sont naturellement la brousse et les femmes, conçues de façon antinomique comme forces de mort (le malheur, l’épidémie, viennent de la brousse nourricière ; la mort vient de la mère en même temps que la vie). C’est en ce sens que la socialisation, affaire masculine, est là pour donner à l’homme en groupe, nié en tant qu’individu, une vérité et une identité dont la fonction est de contenir autant que faire se peut des forces incontrôlables.[5] »

[1] Fr. Héritier, « L’identité samo » (1977), p. 57.  
[2] Ibid., p. 58-59.
[3] Ibid., p. 74.
[4] Ibid., p. 73.
[5] Ibid., p. 70.

Pour les rendre propices à la reproduction, le gendre doit donc apaiser les forces mystiques, qui sont toujours féminines, par des sacrifices aux forces génésiques qui proviennent de la lignée utérine de sa belle-mère (p. 121). Toutes ces conditions imposées à la fécondité permettent de définir a contrario les raisons de l’infécondité, qui s’entend au féminin (p. 89) :

« La stérilité du fait de l’homme, indépendante de l’impuissance [mécanique ou non productif de sperme], n’est pas reconnue. De la sorte, tous les cas d’infécondité sont imputés aux femmes et particulièrement à la mauvaise volonté de leur “destin individuel”. » (p. 77).

Ce n’est pas la faute de la femme elle-même, mais c’est bien celle d’une force féminine en elle qui impose sa mauvaise volonté. Comme la stérilité est a priori imputée au côté féminin, elle peut être sanctionnée par l’invalidation du mariage légitime (furi), même si ce cas est rare en raison des issues que l’adoption offre au mari pour dissimuler la stérilité masculine qui, de ce fait, n’a aucune importance sociale (p. 78). Comme il arrive qu’une épouse conçoive un enfant avec un autre homme, il faut néanmoins trouver un expédient symbolique pour faire diversion et dénier ce que les Samo comprenaient bien inconsciemment – Fr. Héritier ne le dit pas explicitement – : ce trompe-l’œil idéologique à propos de l’origine masculine de la stérilité, c’est ladite “incompatibilité des sangs” qui n’est pas d’ordre biologique, puisqu’il s’agit d’une incompatibilité magico-religieuse entre les conjoints qui serait consécutive au fait que les ancêtres n’auraient pas donné leur assentiment.

En vertu de cette même hypothèse, les femmes véritablement stériles se mettent en quête d’un sang compatible avec le leur : les Samo disent de ces femmes qu’ “elles se sont beaucoup promenées”, passant d’un mari à l’autre jusqu’à 7 à 8 fois (p. 105-106) dans le vain espoir d’une grossesse qui leur permettrait, même si elle est ponctuée par une fausse couche, de n’être pas stigmatisées comme femme stérile (kuna) : elle est alors considérée non comme une vraie femme, mais comme une jeune fille immature qui, si elle n’a jamais eu de règles de sa vie, ne serait jamais sorti de l’état d’enfance (p. 78-80). L’aménorrhée et la stérilité étant culturellement imputées à des rapports sexuels prématurés de la part de la fillette impubère qui, sans jouir de la permission rituelle, aurait anticipé sur l’exercice de son droit (p. 111-112), le discrédit social qui l’affecte semble bien être sa propre faute… et non seulement la faute de son lepere ! Cette femme stérile pourrait même redoubler sa faute aux yeux du groupe en passant d’un mari à l’autre : loin de simplement constater un fait, cette manière de parler en usage chez les Samo ne ferait-elle pas grief à la femme de céder à une nouvelle figure d’excès sexuel en se promenant d’homme en homme ? N’aurait-on pas affaire à l’inversion idéologique d’une chaîne de causalité qui transmuerait la conséquence en cause pour la conformer à l’exigence logique du rapport entre les sexes ?

Tous ces cas de figure attestent le contrôle social qui pèse sur la vie sexuelle féminine. Ce contrôle exercé tout d’abord par les pères sur leurs filles vise à contenir tout excès selon l’âge : ni trop tôt (la fillette impubère), ni trop tard (la grand-mère procréatrice) ; et selon la quantité, les rapports sexuels trop fréquents étant la source d’anomalies qui sanctionnent les désordres. À présent que les raisons imaginaires de la fécondité et de la stérilité féminines ont été élucidées, il est possible de comprendre la coutume qui consiste à interdire les rapports sexuels pendant l’allaitement (p. 71).

Conclusion du syllogisme imaginaire

La justification idéologique de cette coutume repose sur une représentation alchimique de la lactation. C’est l’alchimie propre à chacun des corps sexués qui permet de rendre compte de la transmutation des fluides à l’origine de la production du lait maternel. Plutôt que de parler de métabolisme avec la biologie moderne, Fr. Héritier invoque l’alchimie dans la mesure où il s’agit, dans le cas des Samo, d’une construction imaginaire qui postule que tout provient des os et, en particulier, de la moelle épinière :

« Pour eux, homme et femme disposent d’une “eau de sexe” qui se libère lors des rapports sexuels, mais seule celle des hommes est dense et douée d’un pouvoir fécondant. L’eau de sexe provient de la moelle de tous les os, des articulations et de la colonne vertébrale, qui sert de collecteur. » (p. 135)

Ce que les Samo appellent l’eau filante provient des articulations avec pour origine la moelle épinière. Lorsque la mère a enfanté au prix d’une forte déperdition de chaleur, l’alchimie propre à son corps (froid) qui a besoin de chaleur, consiste à transformer en lait l’eau filante de ses articulations grâce à la chaleur du sang qu’elle ne perd plus à cause des menstruations (p. 83). Mais ce sang qui s’écoule à travers les menstruations ou qui nourrit l’embryon avant d’être transmué en lait provient à l’origine de l’homme. L’alchimie propre au corps masculin consiste à transformer cette même eau filante des articulations en sang et en sperme :

« Le propre de l’alchimie masculine est de transformer sans arrêt l’eau filante de ses articulations (l’équivalent en quelque sorte dans la pensée samo de la moelle osseuse génératrice de globules rouges) en sang pour lui-même, qu’il ne perd pas, et en sperme, générateur de sang dans le corps de la femme réceptrice, sang qu’elle perd lors des règles en sus de son propre sang, ou qui est au contraire introduit dans le corps de l’embryon pour lui constituer sa dotation propre. » (p. 82)

La conséquence logique, qui donne « la raison purement idéologique de la cessation des rapports sexuels pendant la lactation », c’est que l’intromission du sperme/sang (chaud) dans le corps de la mère, au sein duquel est produit le lait (chaud), produirait une surchauffe qui assècherait ce corps (chaud + chaud = sec) avec pour conséquence le tarissement du lait (p. 85) dit maternel. Le raisonnement paraît en effet tout à fait logique : il faut qu’il y ait un équilibre entre le chaud et le froid, entre le sec et l’humide [majeure ou prémisse du syllogisme] ; or les rapports sexuels pendant la lactation provoquent une rupture de cet équilibre qui assèche le corps où se produit le lait [mineure] ; il en résulte donc le tarissement du lait [conclusion du syllogisme imaginaire].

L’interdit des rapports sexuels en pays samo est en vigueur tant que l’enfant n’est pas sevré, en raison du fait que le sperme non seulement tarit le lait, mais de surcroît – tout comme le sang menstruel de la femme allaitante – en gâte le goût : le nourrisson s’en plaint et refuse le sein au point de se laisser mourir après que son corps chaud a maigri (p. 156-157). C’est comme si le bébé sentait – inconsciemment s’entend – que sa mère a repris le commerce sexuel avec son mari ! Conformément à la valence différentielle des sexes, le nourrisson proteste bien plus intensément lorsqu’il s’agit d’un mâle, au “cœur rouge” et au corp “chaud”, qui ne peut supporter longtemps la souffrance provoquée par « la reprise régulière des rapports sexuels des parents » (p.157).

À contresens de sa reconstruction critique du syllogisme imaginaire que la pensée samo a construit, Françoise Héritier croit pourtant pouvoir interpréter cet interdit des rapports sexuels pendant l’allaitement d’une manière étonnamment rationnelle en invoquant [la théorie rationnelle du droit naturel à] la protection de l’enfant :

« Il s’agit bien de la protection de l’enfant au sein, mais au terme d’un raisonnement qui a peu à voir avec le risque de conception, et qui relèvent d’un ensemble idéologique solidement charpenté. » (p. 86)

* C’est d’autant plus étonnant que la méthode d’analyse structurale suivie par Fr. Héritier la pousse à pratiquer une critique idéologique des coutumes ancestrales (des Samo) qui n’invoque aucunement l’éventualité de motifs rationnels pour expliquer, par exemple, l’interdit des rapports sexuels avec une fillette impubère en justifiant cette interdiction précisément au nom de la protection de l’enfant…

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De la valeur différentielle du célibat féminin

Il reste un dernier point à invoquer pour compléter la présentation ethnologique du cas exemplaire des Samo patrilinéaires sur lequel s’est focalisée Françoise Héritier dans son étude de terrain. En corrélation avec la dévalorisation de la femme stérile, la conception du célibat féminin, par contraste avec le célibat masculin, permet une fois encore d’attester la valence différentielle des sexes.

La prémisse du raisonnement à propos du célibat porte sur la conception du mariage comme coopération économique impliquant une répartition sexuée des tâches : c’est le premier pilier de la société de la famille selon Lévi-Strauss. Dans ces conditions, la plupart des sociétés humaines ne tolèrent pas le « célibat primaire, acte antisocial par excellence » (p. 249) : le célibat constitue même « L’épouvantail des sociétés primitives » (c’est le titre initial de l’article de 1981 à l’origine du chapitre x du recueil). Mais qu’en est-il du célibat secondaire des veuves et des divorcées (p. 239) ?

Chez les Samo par exemple, il y a un traitement différencié sexuellement du célibat secondaire des veufs et des veuves. Les hommes veufs ne se font pas à manger, car ce serait une déchéance pour des hommes : leur font à manger des voisines ou des parentes qui sont des substituts d’épouses, alors même que les veufs peuvent l’être de leur propre fait, parce qu’ils ont été « abandonnés par leurs épouses successives en raison de leur mauvais caractère » (p. 247). Du côté féminin, si les veuves sont libres de vivre seules, elles ne sont respectées qu’à condition de rester sous la dépendance de leur belle-famille. En revanche, si elles vivent seules en ville, il faut qu’elles en aient les moyens, c’est-à-dire qu’elles maîtrisent une industrie qui soit féminine, par exemple la fabrication et le commerce de la bière de mil. mais elles jouissent alors de la réputation de mener une vie licencieuse de femmes “sauvages”, par contraste précisément avec les femmes policées qui restent sous la dépendance des hommes (p. 248). Le contraste est ici frappant avec l’acception des termes du point de vue ethnocentrique de la “civilisation urbaine” : pour les Samo, l’attitude dite sauvage est celle des femmes en ville qui vivent sans homme, alors que l’attitude policée est celle des femmes qui restent à la campagne sous la dépendance de leur famille traditionnelle.

3. La valeur exemplaire d’un cas particulier

Pour Françoise Héritier, « la théorie samo n’est pas un hapax » (p. 141), mais bien plutôt un cas exemplaire qui illustre la valence différentielle des sexes. Le recueil vise précisément à confronter de nombreux exemples qui attestent, notamment chez Aristote, d’un certain nombre de relations imaginaires ou symboliques qui se trouvent chez les Samo : par exemple l’association entre les os, le sperme et le sang, ou celle entre l’alimentation, la moelle, le sperme et le sang (p. 142). Si la focalisation sur le cas particulier des Samo peut donner l’impression d’une généralisation indue, c’est à tort dans la mesure où il y a un nombre considérable de cas empruntés à différentes cultures et à différentes époques, dont l’Antiquité grecque, qui permettent à Françoise Héritier de tirer une conclusion générale quant à l’existence d’une logique de contrôle et d’appropriation symbolique de la fécondité de la femme :

« ce n’est pas le sexe, mais la fécondité, qui fait la différence réelle entre le masculin et le féminin, et la domination masculine est fondamentalement le contrôle, l’appropriation de la fécondité de la femme, au moment où celle-ci est féconde. […] L’appropriation de la fécondité dans le corps masculin est vouée à l’échec : il ne peut jamais y avoir que simulacre. Elle passera donc par le contrôle : appropriation de femmes elles-mêmes ou des produits de leur fécondité, répartition des femmes entre les hommes. » (p. 230)

La différence réelle, d’ordre biologique, entre le masculin et le féminin, c’est cette capacité exorbitante des femmes à enfanter et à enfanter des enfants des deux sexes. Selon Françoise Héritier, c’est pour cette raison que, de manière immémoriale depuis l’âge paléolithique, les hommes donneurs de femmes ont construit, à partir de cette différence exorbitante qu’ils pouvaient observer, une interprétation qui leur permettait de s’approprier symboliquement un pouvoir réel sur les femmes : à la suite de Lévi-Strauss, Héritier interprète ainsi l’échange exogamique comme un échange de femmes entre hommes ; en sus – c’est son apport propre –, la transmutation alchimique du sperme en sang de l’enfant, puis en lait de la mère permet à l’idéologie masculine d’affirmer, par exemple chez les Samo, que c’est fondamentalement l’homme qui assure la fécondité, de sorte que la matrice féminine est réduite à une sorte de sac qui reçoit le sperme. Loin de souffrir d’un handicap naturel ou biologique (p. 25), le sexe féminin subit manifestement une prise de pouvoir culturel de la part des hommes, et ce dans toutes les sociétés. À cet égard, un point aussi critique que nodal de l’argumentation de Françoise Héritier consiste à montrer que le matriarcat primitif n’existe pas (p. 211-213 vs p. 217-219, cf. II, p. 13) en se focalisant tout particulièrement sur le cas des matrones iroquoises (p. 213-214 vs p. 225, cf. p. 294). Il faut à présent passer du cas particulier des Samo à la théorie générale de la société, de l’ethnologie à l’anthropologie, pour éprouver si la thèse de la valence différentielle des sexes est effectivement valable en général.

III. Béances du système de domination masculine

Le cas particulier des Samo a été choisi pour effectuer une lecture transversale du recueil sur la valence différentielle du sexe, dans la mesure où Fr. Héritier a proposé une étude ethnologique relativement complète de cette société qu’elle a ethnographiée sous un nombre d’angles importants. Comme on est confronté à ce que Marcel Mauss appelle un “fait social total”, il est tout autant question des dimensions culturelles ou cultuelles que des réalités économiques et sociales, l’aspect proprement politique étant passé sous silence. Si l’anthropologie politique de Pierre Clastres envisageait pour sa part de produire une « théorie générale de la société primitive », l’anthropologie culturelle de Françoise Héritier esquisse, avec sa thèse de la valence différentielle des sexes, une théorie générale de la société : il est question non seulement des sociétés primitives ou traditionnelles, mais de la société en général et, donc, tout aussi bien de la société occidentale où règne « une éclatante domination masculine » (p. 205).

Dans ce troisième moment de la réflexion sur Masculin/Féminin, il s’agit donc de considérer la thèse d’anthropologie générale que Fr. Héritier soutient pour prendre position au sein du champ anthropologique. Tout comme son mentor à propos de la prohibition de l’inceste, elle récuse la thèse diffusionniste (p. 173) pour expliquer le caractère universel de la valence différentielle des sexes. Mais, si Lévi-Strauss envisage la production des systèmes culturels à partir des structures formelles de l’esprit humain [1], Fr. Héritier entend pour sa part la fonder bien plutôt dans le corps sexué de l’animal humain.

[1] Claude Lévi-Strauss, Mythologiques. Le cru et le cuit (1964), Plon, 1985, p. 18-20 (introduction).

C’est cette contrainte naturelle, et non le facteur psychique (p. 175) de nécessités pulsionnelles (p. 173), qui permet de rendre compte du caractère quasi universel de la représentation symbolique de l’asymétrie fondamentale entre les sexes sous la figure d’une unilatéralité qui présente presque tout le temps « des figures masculines vues du côté droit » :

« Ce n’est pas l’interprétation opérée par la pensée de la dichotomie verticale d’un corps humain qui donnerait une base somatique à une pure idée, c’est à l’inverse l’existence du primat de la puissance sexuelle masculine qui est au fondement de cette représentation particulière, condensé de valeurs symboliques. […] les hypothèses avancées à partir d’une analyse comparative erronée, postulant la diffusion et la nécessité d’appareils sociaux et idéologiques semblables et congruents partout de la même manière ne pouvaient qu’aboutir au constat proposé comme une évidence : il existerait des invariants au substrat purement symbolique, qui se maintiennent durablement sans nécessité physique, sans inscription biologique.
Une autre forme d’analyse, associant dans un même registre, celui des représentations, des concepts qui apparaissent clairement ou en filigrane dans les récits, permet de dessiner les contours d’un ensemble plus vaste où prend sens la figure sexuée de la moitié d’homme comme partie d’un tout conceptuel, ancré bien au contraire dans la part la plus profondément physique de l’homme de l’homme-Homo : la différence des sexes. » (p. 188-189)

Pour attester l’universalité de la valence différentielle des sexes, Fr. Héritier émet en fin de compte une hypothèse génétique qui l’enracine dans une donnée corporelle : s’il faudra l’évoquer en dernier lieu (3), il convient en premier lieu de reconstituer l’argumentation structuraliste qui permet à Fr. Héritier de prouver positivement la valeur universelle de sa thèse d’anthropologie générale (1), avant d’invalider, en contrepoint, l’objection de l’exception à la règle générale que constituerait le matriarcat primitif (2).

1.     Du noyau dur de la parenté à la faille logique du système d’appellation

Argument abstrait fondé sur « Les logiques du social » (1987)

La construction socio-culturelle du système symbolique, qui permet donc aux individus au sein d’un groupe de se repérer dans l’espace naturel comme dans l’espace social, s’inscrit dans une donnée biologique que Fr. Héritier qualifie de « butoir ultime de la pensée » (p. 20). Car la pensée peut questionner cet objet de « l’observation primale », mais elle ne peut pas nier ce « même donné empirique directement observable » sur l’anatomie et la physiologie du corps, animal et humain, qui constitue « une contrainte initiale proprement physique » (p. 135) pour la pensée. Il faut donc repartir de ces mêmes « données biologiques de base », élémentaires et universelles (p. 56), qui sont des « contraintes fortes de type physique » (cf. p. 188) pour la construction symbolique de tout système de parenté. Or ces données biologiques, qui sont de trois ordres, sont conçus par Fr. Héritier comme des rapports naturels en raison de la différence qui les structure : a) la différence masculin/féminin, fondée sur la reconnaissance du caractère sexué du corps des individus ; b) la différence parent/enfant, fondée sur la succession de générations, et c) la différence aîné/cadet au sein d’une même génération (p. 56). Selon Françoise Héritier, ces rapports naturels expriment tous les trois la même différence, c’est-à-dire la valence différentielle des sexes, qui s’avère ainsi être d’extension universelle :

« ces rapports naturels expriment tous les trois la différence au sein des rapports masculin/féminin, parent/enfant, aîné/cadet. » (p. 57)

C’est du moins ce qu’il faut démontrer en envisageant toutes les combinaisons possibles de ces trois rapports élémentaires dans les différents types terminologiques de parenté, dont il n’existe qu’un nombre limité (p. 49) : ce nombre fini de combinaisons logiquement possibles, il y en a six, constitue « le système lui-même, paysage global des issues possibles, compte tenu de l’invariant qu’est le donné universel d’ordre biologique offert à la réflexion de l’homme sur lui-même » (p. 38-39). Il est possible de reconstituer le paysage du système global en mettant en corrélation les trois différences naturelles avec les quatre piliers culturels de la société : les trois piliers du tripode social reconnus par C. Lévi-Strauss et le quatrième qui, selon Fr. Héritier, les relient entre eux (cf. p. 27). D’une part, la différence anatomique des sexes (a), à l’origine de la reproduction bisexuée (cf. p. 280), fait l’objet d’une traduction unique et universelle sous la figure de la valence différentielle des sexes (cf. p. 24), laquelle se manifeste au niveau du premier pilier de la famille et de la société : la répartition sexuelle des tâches [1]. D’autre part, l’ensemble des trois différences ou rapports naturels (a-c) donnent lieu à six combinaisons possibles entre les positions sexuées (a) au sein d’une même génération (c) et entre générations successives (b) : ce système d’appellation exprime de manière terminologique (p. 57-59) les relations de parenté régies par un ensemble de règles de filiation, résidence et d’alliance (p. 53) soumises à des prohibitions définies par les deux autres piliers des obligations exogamiques [2] et d’unions conjugales [3].

Il y a de facto six grands types de nomenclature qui définissent des règles de filiation en décrivant les systèmes d’appellations en vigueur dans des populations déterminées : eskimo ; hawaiien ; soudanais ; iroquois, omaha, crow (p. 51). Il s’agit pourtant d’un « modèle à quatre principales variantes » (p. 285) dans la mesure où les systèmes omaha et crow raffinent sur les équations du modèle iroquois (p. 60) par une variation sur le thème qui est respectivement patrilinéaire ou matrilinéaire. De ce point de vue, Robert H. Lowie avait raison de n’avoir repéré que quatre systèmes terminologiques dans sa classification de 1928 : c’est qu’il s’était limité aux possibilités logiques effectivement réalisées sans considérer celles qui n’ont connues aucune actualisation concrète dans une société (p. 58-59) ; or « une combinaison possible, à deux faces, manque » à l’appel de l’existence sociale (p. 60). Il y a donc six combinaisons logiques, dont quatre effectivement réalisées : 1. cognatique ou bilatéral (eskimo vs européen) ; 2. bilinéaire ou ambilinéaire (hawaiien) ; 3. unilinéaire (soudanais) ; 4. oblique (iroquois), dans une variante 4a. patrilinéaire (omaha) ou bien 4b. matrilinéaire (crow). Mais il existe en pensée deux autres possibilités logiques abstraites, les filiations 5. parallèle et 6. croisée, qui ne sont « pratiquement pas réalisées » et ainsi restent seulement « pensables » (p. 23, cf. p. 60). Pensables, elles donnent néanmoins à penser en brillant par leur absence. Si cette possibilité logique de combinaison à deux faces n’a de facto pas été réalisée, c’est qu’elle aurait eu pour signification de reconnaître la suprématie du féminin sur le masculin. Les absences repérées, qui prouvent la manipulation symbolique du réel par le système de parenté, ne peuvent s’expliquer que par « ce rapport d’inégalité qui n’est pas biologiquement fondé » (p. 67).

Cet argument qui interprète de telles absences comme des symptômes d’une béance significative prouve par la négative la valence différentielle des sexes. Il convient de compléter cette approche a contrario par la démonstration positive d’une valorisation différenciée des sexes par les systèmes d’appellation qui existent effectivement. Fr. Héritier se focalise sur le cas de type iroquois pour une double raison : la filiation oblique permet de montrer une dénomination différenciée entre des germains de sexe différent ; de surcroît, la comparaison du fonctionnement terminologique des variantes patrilinéaire et matrilinéaire de ce type de filiation permet de révéler une différence considérable, les systèmes matrilinéaires de type crow étant abîmées par des failles logiques que ne connaissent pas les variantes patrilinéaires de type omaha. Tout est en effet affaire de logique… du moins en apparence !

Il y a une logique certaine dans ces systèmes terminologiques. L’approche formelle consiste à dégager les règles logiques du fonctionnement des systèmes de type iroquois (p. 62-63) : la règle de fusion entre germains de même sexe, qui vaut tout autant pour les demi-germains (le demi-frère par exemple, qu’il le soit par la mère ou par le père, est considéré comme un frère) ; la règle de projection oblique, qui désigne par le même terme des générations différentes (par exemple, l’oncle et son fils). Ayant pour sa part élaboré une méthode qui prend le point de vue de l’enfant lui-même [cf. L’identique et le différent(2008), p. 39-41], Fr. Héritier a développé une approche génétique qui lui a permis de reconstituer l’acquisition du système d’appellation (de type omaha) par l’enfant samo, qui ne s’y reconnaît bien qu’entre 12 et 15 ans : si l’enfant commence par « intérioriser un petit nombre de règles d’engendrement automatique qui ne souffrent aucune exception » et peuvent être ainsi présentées sous une forme totalement logique (par exemple, la sœur d’une mère est appelée mère par Ego), il lui faut ensuite admettre des équivalences qui reposent au contraire sur l’acquisition d’une « routine d’apparence illogique », puisque – Fr. Héritier donne deux exemples [*je les traduis dans la terminologie eskimo des Européens pour faciliter la compréhension] – le neveu est appelé frère par une femme, alors qu’elle appelle mère sa nièce et, autre cas, si l’enfant d’une tante (du côté paternel) est logiquement appelé neveu/nièce par un homme, il est appelé enfant par une femme (p. 63-64). Il y a là quelque chose d’insaisissable dans le système qu’il convient d’élucider. Or la clé de l’énigme se trouve dans la paire frère/sœur qui est au cœur de la construction symbolique du système de parenté différenciée selon les sexes :

« Du point de vue anthropologique, le noyau dur de la parenté et de la valence différentielle des sexes, c’est effectivement la relation frère/sœur » (p. 298).

Prémisse de départ

Pour bien comprendre la démonstration de Fr. Héritier, il faut expliciter la prémisse de départ des systèmes d’appellation iroquois, qui sont dits obliques en raison de l’asymétrie entre les côtés matrilatéraux et patrilatéraux d’une même génération : une des deux parties des cousins croisés est considérée comme appartenant à la génération inférieure des enfants, alors que l’autre est assimilé à la génération supérieure des parents (p. 60-61) [* cf. 4a vs 4b dans le tableau des terminologies de parenté].

[* Il convient de remarquer un fait surprenant que l’analyse structurale de Françoise Héritier n’élucide pas dans Masculin/Féminin. On pourrait s’attendre à ce que le régime patrilinéaire valorise les patrilatéraux. Or c’est exactement le contraire qui se produit : dans un régime patrilinéaire comme le système omaha, les cousins croisés matrilatéraux sont assimilés à une génération supérieure, alors que c’est le contraire dans le cas du système crow.]

Les types omaha et crow présentent en miroir la forme inverse du même schéma (p. 24) qui assimile les cousins croisés, patrilatéraux ou matrilatéraux, à une génération supérieure ou inférieure. Ce n’est pas la seule différence opérée par ce type de système d’appellation semi-complexe dit oblique que Fr. Héritier a découvert chez les Samo sans savoir, alors, qu’il s’agissait du système de parenté de type omaha :

« dans ce système, chacun reconnaît et appelle “frère” et “sœur”, non seulement ceux qui partagent les mêmes parents que lui, mais aussi ceux de ses “cousins” qui sont nés de la sœur de sa mère et du frère de son père : ils sont, réciproquement, nés de deux frères ou de deux sœurs, rapport d’identité qu’on appelle “parallèle” (deux sœurs, comme deux frères, sont “identiques” entre eux). En revanche, ce même sujet désigne ses autres “cousins”, nés du frère de sa mère ou de la sœur de son père (ils sont réciproquement enfants d’un frère et d’une sœur), par des termes non égalitaires : “oncle”, “mère” ou “grand-parent” pour les enfants de l’oncle maternel ; “neveu utérin” (“nièce”) ou “petit-enfant” pour les enfants de la sœur du père. Cette forme de terminologie est dite “oblique” » (II, p. 124-125).

Le vecteur orienté de la relation frère/sœur

Ce que Fr. Héritier pointe avec force, c’est moins cette différence entre cousins croisés que la dissymétrie dans l’appellation des germains (et donc des cousins parallèles) selon qu’ils sont de sexe masculin ou féminin. C’est que la raison d’être de ce type de système se situe « au cœur de la relation frère/sœur » (II, p. 125). C’est le cas dans les deux types de systèmes de parenté oblique, mais l’analyse du rapport frère/sœur permet de montrer une différence décisive dans l’expression idéologique de la suprématie du masculin sur le féminin : elle s’y manifeste de manière logique dans le système de parenté omaha, alors qu’elle s’impose de manière illogique dans les systèmes crow qui insistent en principe sur la dominance du féminin. Dans le système d’appellation patrilinéaire de type omaha, le vecteur de la relation entre frère et sœur va logiquement toujours dans le même sens : même si elle est l’aînée d’un frère qui est donc son cadet, elle sera considérée comme sa fille et donc en position d’enfant. La relation du masculin au féminin efface le niveau généalogique :

« Il ne s’agit pas bien sûr du statut réel des femmes, mais de ce que dit le système de parenté du rapport idéologique des sexes, ce qui n’est pas la même chose. Le rapport idéologique des sexes dans un système omaha, c’est que la sœur est un équivalent de fille structurellement et terminologiquement, ceci pour tous les hommes, y compris ceux nés dans des générations inférieures à celles des femmes considérées.
Dans l’analyse des systèmes crow, on devrait trouver une situation inverse. Mais il se passe là quelque chose de tout à fait intéressant. Les systèmes crow devraient avoir cette même valence à vecteur orienté qui ferait que les hommes seraient structurellement des cadets ou des fils pour toutes les femmes nées dans le même groupe de filiation qu’eux. En fait, on observe subrepticement un effet de bascule qui fait qu’à un certain moment, le système grippe et qu’il n’est pas possible pour tous les hommes d’être traités comme cadets dans la bouche des femmes. Le système ne va pas jusqu’au bout de sa propre logique. » (p. 66-67)

Faille dans l’application différentielle de la prémisse

Une fois qu’on a accepté la prémisse de départ, il devrait en découler un certain nombre de conséquences tout à fait logiques, tout comme dans un système hypothético-déductif. Mais, dans le cas de la terminologie de parenté de type crow, le système s’enraye en quelque sorte et devient illogique. En théorie, logiquement donc, le rapport sœur/frère devrait s’y traduire comme un rapport mère/fils, mais en fait le frère aîné d’une femme ne peut pas être traité de fils, alors que c’est possible pour le frère cadet :

« À un niveau générationnel donné, les rapports réels d’aînesse interviennent et font changer la logique interne des appellations : le frère aîné d’une femme ne peut être traité par elle de “fils”, ou d’équivalent de fils, si son frère cadet peut l’être. Même si les systèmes crow postulent dans leur essence une “dominance” du féminin sur le masculin au cœur de cette relation centrale de germanité entre un frère et une sœur, toutes les conséquences n’en sont pas tirées, même dans le seul registre de la dénomination – je ne parle pas bien entendu du fonctionnement global des sociétés. Dans les systèmes omaha, cette “dominance” toute conceptuelle du masculin sur le féminin dans le rapport de germanité tire implacablement et imperturbablement ses conséquences jusqu’au bout. » (p. 24-25).

[Conclusion]

Françoise Héritier peut en tirer la formule générale de la redistribution manipulatrice des trois rapports naturels (cf. p. 56-57), à savoir que tous les systèmes de parenté, même ceux qui sont matrilinéaires, transposent en rapport parents/enfants le rapport hommes/femmes et le rapport aînés/cadets (p. 67). La raison en est la supériorité constitutive des parents qui est biologiquement conditionnée dès la naissance par la néoténie qui distingue spécifiquement l’être humain d’autres espèces animales, même de mammifères : pendant un temps considérable, le nourrisson est tout naturellement dans une situation de dépendance vis-à-vis des parents qui prennent soin de l’infans (Freud le dit hilfslos). En revanche, dans le rapport masculin/féminin ou aîné/cadet, il n’est pas possible de dire qu’il y ait systématiquement une supériorité biologique. Le rapport de supériorité des parents sur les enfants est donc idéologiquement projeté sur le rapport hommes/femmes de façon à infantiliser les femmes. Même dans le cas des systèmes matrilinéaires où le vecteur est orienté en sens inverse, la suprématie du masculin sur le féminin finit par s’imposer pour empêcher de reconnaître que la sœur aînée est supérieure à son frère cadet comme une mère envers son fils, alors même que la prémisse contraindrait logiquement à tirer cette conclusion :

« Le rapport homme/femme, le rapport aîné/cadet peut être traduit, dans le langage, en un rapport parent/enfant. Il ne l’est pas nécessairement, il peut l’être, il l’est plus ou moins dans certains systèmes.
Mais on ne trouve dans aucun système au monde un rapport femme/homme ou cadet/aîné – où le premier des deux termes est dans la position dominante – qui équivaudrait à un rapport parent/enfant.
On ne trouve aucun système-type de parenté qui, dans sa logique interne, dans le détail de ses règles d’engendrement, de ses dérivations, aboutirait à ce qu’on puisse établir qu’un rapport qui va des femmes aux hommes, des sœurs aux frères, serait traduisible dans un rapport ou les femmes seraient aînées et où elles appartiendraient structurellement à la génération supérieure. » (p. 67)

*

Biologiquement infondée, la valence différentielle des sexes serait donc établie par cette béance fatidique qui abîme le système global de tous les régimes de parenté de deux façons différentes : 1) l’absence complète de deux possibilités théoriques, restées de manière significative ineffectives ; et 2) l’inconséquence idéologique des terminologies de type matrilinéaire, incapables de construire jusqu’au bout un système de parenté formellement parfait d’un point de vue logique. Ces deux absences permettent ainsi à Françoise Héritier de soutenir sa thèse d’anthropologie générale sur la valence différentielle des sexes qui équivaut, par conséquent, à réfuter l’hypothèse d’un matriarcat primitif qui postule « une prééminence originelle du droit maternel et des systèmes matrilinéaires » (p. 55).

[corollaire]

2. Le mythe du matriarcat primitif

Le corollaire à la thèse de l’universalité de la valence différentielle des sexes, c’est que le matriarcat primitif est une hypothèse infondée selon Françoise Héritier. Trois arguments lui permettent de soutenir cette thèse controversée s’il en faut, puisqu’il y a tout un courant de pensée, notamment féministe, qui reprend les thèses de Bachofen à ce propos.

La première objection émise contre l’idée du matriarcat primitif, dérivée des thèses de Bachofen sur le droit maternel : Das Muterrecht (1861), c’est qu’il n’existe pas à proprement parler de droit maternel dans les sociétés effectivement structurées de manière matrilinéaire. L’argument principal contre Bachofen, c’est que la transmission des droits s’y effectue des oncles maternels à leurs neveux, et non pas des pères aux fils comme dans un système patrilinéaire : « la possession de la terre, la transmission des biens, les pouvoirs politiques […] appartiennent aux hommes » du côté de la lignée maternelle, sans qu’il n’y ait pour autant de droits maternels (p. 211).

En contrepoint, la seconde objection est focalisée sur le cas particulier des Iroquois, de droit matrilinéaire, et plus particulièrement sur les pouvoirs rarement égalés des matrones iroquoises dont Lewis Morgan a déjà fait état. Parmi la colossale littérature sur le sujet, Fr. Héritier fait référence à un article de Judith K. Brown (1970) qui montre que les matrones iroquoises ont bien eu voix au chapitre, sinon au niveau de la Ligue des Cinq ou Six nations, du moins au sein du Conseil des Anciens de chaque nation, mais – c’est l’objection – elles ne pouvaient se faire entendre qu’à travers « un représentant masculin qui parlait en leur nom » et pouvait, en particulier, faire valoir le droit de veto en cas une guerre (p. 213-214, cf. p. 294). Fr. Héritier postule que les matrones n’ont bénéficié d’un tel pouvoir qu’en corrélation avec leur âge mûr de femmes ménopausées (p. 225 vs p. 25) qui en aurait fait des hommes : elles auraient donc été écoutées uniquement parce qu’elles étaient considérées comme des hommes…

Le dernier argument consiste à réfuter comme légendaires ou idéologiques tous les mythes, et autres traces archéologiques du matriarcat : les Amazones, par exemple, étaient des guerrières dirigées par des hommes tout comme, en Gaule, l’étaient les concubine des chefs qui participaient aux chasses et aux opérations guerrières ; quant aux déesses-mères des sociétés mycéniennes, elles feraient l’objet de croyances religieuses qui n’attestent aucunement de structures sociales en harmonie avec cette représentation (p. 211-212), qui n’est qu’une image (cf. II, p. 111-112). Fr. Héritier écarte en général « la représentation archaïsante et mystique des origines » comme empruntant un langage idéologique sans valeur réaliste, en particulier dans les nombreux cas de mythes qui montrent une inversion du rapport de force entre masculin et féminin. Chez les Dogon d’Afrique occidentale, par exemple, un mythe raconte la « dépossession des femmes de leur pouvoir sur le monde du sacré » dans l’objectif de justifier l’organisation patriarcale de la société contre le matriarcat originel qu’évoque le mythe : ce qui atteste « la nature mythique, c’est-à-dire purement idéologique, du thème du matriarcat primitif, dans une société patriarcale » (p. 217). L’équation entre idéologique et mythique éclaire à présent l’équivalence déjà notée entre les termes idéologique et symbolique employé dans le sens d’imaginaire. Loin donc de relater l’événement historique d’un renversement du monde à l’origine de la prééminence actuelle du masculin, tous ces mythes d’un « monde à l’envers » déclareraient explicitement « la violence originelle faite aux femmes » pour bien plutôt justifier la fondation de toute société sur l’inégalité sexuelle :

« … le mythe ne parle pas de l’Histoire : il véhicule un message. Sa fonction est de légitimer l’ordre social existant. » (p. 218)

Le patriarcat aurait donc toujours existé… C’est la conséquence logique de la réfutation du mythe du matriarcat primitif que Fr. Héritier caractérise comme un « stade initial de l’humanité marqué par l’ignorance de la paternité physiologique, le culte des déesses-mères et la domination féminine politique, économique et idéologique sur les hommes » (p. 211). Ne faut-il pas néanmoins réviser la formule même d’un matriarcat conçu, de manière réactive, sur le contre-modèle du patriarcat comme une forme de domination tout aussi unilatérale ? N’y aurait-il pas une confusion entre domination et supériorité qu’il serait possible de lever en substituant au mythe mystificateur d’une société matriarcale qui soumettrait les hommes aux règles féminines l’hypothèse d’une culture matristique valorisant la puissance matricielle des femmes ?

2b. Supériorité matricielle des femmes contre soumission matriarcale des hommes

Il convient de reprendre les différents arguments que Fr. Héritier avance pour écarter le mythe du matriarcat primitif, l’objectif étant de dégager une alternative théorique à sa position en problématisant certaines de ses décisions terminologiques.

Si le culte des déesses-mères est bien l’argument archéologique qui est souvent invoqué pour étayer l’hypothèse du matriarcat primitif, pour autant ce culte et l’existence de prêtresses royales ne signifient pas ipso facto qu’il y ait eu un système de dominance féminine. C’est le sens de la position de Marija Gimbutas à propos de la religion matristique de ces groupes d’Anciens européens à la parenté matrilinéaire qui auraient été dirigés de manière théocratico-monarchique par une reine-prêtresse, avant d’être submergés, pendant deux millénaires (entre – 4 500 et – 2 500), par trois vagues guerrières de nomades pasteurs venus de l’est [1] qui ont imposé par les armes la hiérarchie tripartite décrite par Dumézil. Le cas de figure européen illustrerait la substitution proto-historique d’un système de filiation patrilinéaire à un système de parenté matrilinéaire qui serait logiquement dérivé de l’ignorance initiale de la paternité physiologique, que B. Malinowski a constatée dans les îles Trobriand [2], alors que Fr. Héritier ne l’accrédite pas (p. 211, cf. II, p. 102-103).

[1] Marija Gimbutas, Die Ethnogenese der europäischen Indogermanen, Innsbruck, Innsbrucker Beiträge zur Sprachwissenschaft, 1992, p. 5-9.
[2] Bronislaw Malinowski, Argonauts of the Western Pacific (1922), New York, E. P. Dutton, 1961, p. 71 ; trad. fr. par A. et S. Devyver, Les Argonautes du pacifique occidental, Gallimard, coll. « Tel », 1989, p. 129.

Pourtant, dans la genèse transcendantale de la prohibition de l’inceste qu’elle a par ailleurs esquissée en 2013 sous la forme d’une reconstruction hypothético-déductive, l’anthropologue fait explicitement la distinction, à propos des groupes de chasseurs-collecteurs – de l’âge paléolithique –, d’une part entre la pratique probable de l’inceste, non seulement entre frère et sœur, mais encore entre père et fille [*en toute méconnaissance, probablement, de la paternité physiologique du géniteur], et d’autre part, par contraste, le rejet par le fils de rapports sexuels avec sa mère, qui serait consécutif à la conscience d’avoir été enfanté et alimenté au sein maternel [* sans qu’il ne soit bizarrement question du point de vue de la mère, pourtant à la source de la conscience] :

« … la prohibition de l’inceste n’est pas à lier intrinsèquement à l’hominisation si elle l’est à l’humanisation, par la voie de la symbolisation. Il est fort probable qu’avant que ne s’instaure sur des millénaires cette grande révolution, les petits groupes de chasseurs-collecteurs du genre sapiens se reproduisaient en utilisant leurs propres ressources démographiques. Il pratiquait l’inceste, entre germains ou entre père et fille, si l’on peut supposer comme valide ce point butoir de la difficulté pour un homme de penser et de pratiquer l’acte sexuel avec la femme qui a accouché de lui et qui l’a longtemps nourri.[3] »

[3] Françoise Héritier, « L’anthropologue et le législateur », Les incertitudes de l’inceste (Autour de l’anthropologie symbolique de Françoise héritier), Incidence, n° 9, 2013, le félin, p. 19.

Or, par contraste avec l’ignorance du genitor, la connaissance et la reconnaissance de la capacité reproductrice de la genitrix (cf. p. 279) mettent clairement les femmes dans une position de force, puisque leur maternité est facile à constater, tandis que les géniteurs restent inconnus tant que le lien entre acte sexuel et conception n’est pas intellectuellement connu et reconnu socio-culturellement. C’est probablement l’origine de la célébration de la puissance matricielle des femmes, dont la vénération des prêtresses et autres déesses constituerait une figure terminale qui aurait, peut-être, prêté le flanc au renversement proto-historique à la source des patriarcats en tout genre… qui substituent à l’admiration immodérée du sexe matriciel une détestation foncière du genre féminin, désormais dévalorisé comme second sexe : au cours du temps, le ressentiment masculin à l’endroit de la capacité féminine à enfanter aurait pris la forme réactive de ces mythes de renversement du monde à l’envers, avant même d’emprunter la voie – magistralement décrite par Fr. Héritier – de la production de ces théories imaginaires de transsubstantiation des fluides vitaux, par exemple du sperme en lait maternel, dont le vecteur est orienté de telle sorte à pouvoir attribuer au sexe masculin la puissance matricielle du genre féminin.

La primauté de la matrice est, pour la pensée de la différence sexuelle, un butoir ultime qui autorise à postuler l’antériorité de la parenté matrilinéaire sur l’établissement de systèmes d’appellation patrilinéaires. L’admettre permet d’ailleurs de rendre compte de l’importance de la figure de l’oncle maternel qui, en régime matrilinéaire, est la figure masculine qui assume ce que nous appelons la fonction paternelle : la mère étant connue et le géniteur méconnu, le premier homme qui assume la figure paternelle dans les systèmes matrilinéaires – qui sont logiquement les premiers –, ce ne peut être que le frère de la mère. Le cas des tribus iroquoises offre à cet égard un magnifique exemple de la manière dont la parenté matrilinéaire s’avère solidaire d’une reconnaissance sociale et politique de l’importance des femmes, laquelle est explicitement attestée dans l’article 44 de la constitution de la Ligue des Cinq-nations :

« La descendance des membres des Cinq-nations doit se faire selon le ligné féminine. Les femmes doivent être considérées comme les ancêtres de la Nation. Elles doivent posséder la terre et le sol. Hommes et femmes reçoivent leur statut de la mère. »

L’objection de Fr. Héritier concernant les matrones iroquoises est imprécise, pour ne pas dire inexacte, tout d’abord parce que l’argument ne prend en compte que le niveau supérieur de la Confédération iroquoise et le niveau intermédiaire de la nation (cf. p. 214) ou tribu, sans évoquer le niveau inférieur des clans familiaux ou totémiques que Lewis Morgan appelle les gentes[1]. Or c’est précisément à ce niveau du clan totémique que les femmes ont voix au chapitre dans un Conseil à part et que les matrones décident de lancer les raids guerriers[2] : dans son ouvrage sur les Mœurs des Sauvages amériquains (1724), J.-F. Lafitau affirme ainsi que « la Matrone peut obliger ses enfants d’aller en guerre comme bon luy semble[3] ».

[1] Lewis H. Morgan, Ancient society, London, 1877, p. 71 vs p. 85.
[2] Voir Georges E. Sioui, Pour une autohistoire amérindienne, Les presses de l’université Laval, 1989, p. 69-74 & Roland Viau, Enfants du néant et voleurs d’âmes, Boréal, 1997, p. 82-86, cf. p. 132.
[3] Joseph-François Lafitau, Mœurs des Sauvages amériquains… (1724), vol. 2, p. 163.

Plus généralement à propos du “matriarcat” primitif qu’il conviendrait plutôt de concevoir avec Marija Gimbutas comme une culture matristique, il conviendrait de s’émanciper de l’idée qu’il y avait une domination des femmes, tout en reconnaissant avec Pierre Clastres – dans son tout dernier article (1977) – qu’il existe bien une supériorité des femmes sur les hommes :

« … dans les sociétés primitives, souvent marquées, sous certains aspects, de masculinité, voire de culte de la virilité, les hommes sont néanmoins en position défensive face aux femmes, parce qu’ils reconnaissent – mythes, rites et vie quotidienne l’attestent suffisammentla supériorité des femmes. […] la femme est, en son être, être-pour-la-vie. Dès lors éclate, dans la société primitive, la différence entre homme et femme : comme guerrier, l’homme y est être-pour-la-mort ; comme mère, la femme y est être-pour-la-vie. C’est leur rapport respectif à la vie et à la mort sociales et biologiques qui détermine les relations entre hommes et femmes. Dans l’inconscient collectif de la tribu (la culture), l’inconscient masculin appréhende et reconnaît la différence des sexes comme supériorité irréversible des femmes sur les hommes. Esclaves de la mort, les hommes envient et craignent les femmes, maîtresses de la vie. Telle est la primitive et primordiale vérité que révélerait une analyse sérieuse de certains mythes et rites. Les mythes tentent de penser, en renversant l’ordre réel, le destin de la société comme destin masculin ; les rituels, mise en scène où les hommes jouent leur victoire s’emploient à conjurer, à compenser la trop évidente vérité que ce destin est féminin. Faiblesse, déréliction, infériorité des hommes face aux femmes ? C’est bien ce que reconnaissent, un peu partout dans le monde, les mythes qui fantasment l’âge d’or perdu ou le paradis à conquérir comme un monde asexué, comme un monde sans femmes.[1] »

[1] Pierre Clastres, « Malheur du guerrier sauvage » (1977), Recherches d’anthropologie politique, éditions du Seuil, 1980, p. 240-242. Paru initialement dans le n° 2 de la revue Libre (Payot, 1977).

Cette hypothèse alternative esquisse une matrice d’interprétation aux antipodes du schéma proposé par Fr. Héritier à propos de ce type de mythes : le renversement de l’ordre social d’un monde culturel, qui s’organise autour de la supériorité naturelle des génitrices, est un fantasme masculin relevant d’une sorte primitive de « protestation masculine » enracinée dans un complexe d’infériorité… L’hypothèse inverse de Fr. Héritier, qui réduit les mythes de renversement à une pure et simple production idéologique sans aucun rapport avec une réalité historique ou sociologique, n’explique pas pourquoi la justification idéologique de la domination masculine devrait passer par une dépossession violente des femmes de leurs pouvoirs originels (cf. p. 217-219) : il eût été plus simple d’imputer aux femmes une faute originelle qui les rendrait responsables de leur statut d’infériorité… ou bien de les transformer mythiquement en produit dérivé du corps masculin ! Il n’est qu’à penser à la Genèse qui met en scène la naissance, à partir de la côte de l’homme, d’une femme qu’il est donc en droit de considérer comme « chair de sa chair (2 :21-22), avant de mettre en scène la déchéance du genre humain à la suite de la désobéissance de la femme, séduite par le serpent [selon Mircea Eliade (1949), maître de la fécondité dans les sociétés dites matriarcales], et consécutivement de la désobéissance de l’homme, entraîné par la femme (3 :1-6), mais dorénavant habilité à la dominer :

« À la femme, l’Éternel dit : “J’aggraverai tes labeurs et ta grossesse ; tu enfanteras avec douleur ; le désir te portera vers ton époux, et lui te dominera.” » (3 :16).

Pire encore, Hésiode conçoit la « race des femmes, femelles de leur espèce » comme une punition infligée aux êtres humains (anthropoi) sous la figure d’un « beau mal revers d’un bien » (kalon kakon ant’agathoio) qui trompe les hommes, pour leur malheur, vu qu’elles sont insatiables et détestent la pauvreté (Théogonie, v.565-595) : dans la version proposée dans Les travaux et les jours, le mythe de Pandora, dotée de tous les dons, en fait un cadeau empoisonné à l’origine de la dispersion de tous les maux à travers le monde… L’image d’un monde sans femmes entre en concurrence, dans l’imaginaire patriarcal, avec le fantasme fusionnel inhérent à la nostalgie d’un état originellement androgyne ou hermaphrodite. Dans son essai sur L’identité samo, l’ethnologue invoquait un mythème samo allant dans le sens de l’éternel regret dogon d’un monde qui eût été plus facile si l’homme avait gardé sa condition primitive d’androgyne au lieu d’être séparé de la femme :

« … autrefois les hommes et les femmes vivaient séparés. Quand l’homme voulait rejoindre la femme la nuit, il devait ruser et aller vers elle en silence, rampant sur le sol et mouillant la terre devant lui pour ouvrir sa route. Dans de nombreuses traditions d’origine lignagères, il apparaît que la conduite du groupe familial migrant était laissée souvent à l’initiative des filles de la famille, eu égard à leur maîtrise parfaite des secrets magiques, leurs affinités avec l’eau (pour la traversée des rivières et la découverte des puits), leur capacité de patience et de réflexion.
Les femmes transmettent une force génésique où les hommes n’ont rien à voir. Cependant ils en dépendent, dans l’arrêt qui les fait naître, comme dans celui dicté par le lepere de la mère qui leur permet de vivre. Cette force génésique non lignagère entraîne une solidarité d’une autre espèce, d’ordre quasi mystique, que celle déterminée par les rapports de parenté qui traduisent l’organisation d’un monde socialisé masculin. Bien que de par l’idéologie patrilinéaire de la filiation, elles soient incluses terminologiquement dans la parenté agnatique, les lignes de force dont elles participent et qui relèvent de la nature perturbent l’ordre social établi, le remettent perpétuellement en cause et l’alliance exogame, tel qu’elle est culturellement définie, achève de cimenter la cohésion féminine en dehors du champ de la solidarité lignagère.[1] »

[1] Fr. Héritier, « L’identité samo » (1977), p. (p. 64-65)

L’identité culturelle du lignage masculin contre l’altérité naturelle de l’alliance féminine… Pourquoi ne pas envisager qu’on ait affaire, dans ce genre de mythes, à une formation réactive qui justifie le basculement d’une société matristique, autrefois structurée autour de la puissance matricielle des femmes et de la capacité pastorale des filles, vers l’organisation, actuellement patriarcale, d’une solidarité lignagère entre hommes qui est tout entière dirigée contre une cohésion féminine ouverte à l’alliance exogame ? Pourquoi ne pas interpréter en ce sens les résidus matristiques, lisibles au sein des mythes qui justifient l’ordre patriarcal, comme des symptômes du refoulement d’une réalité historique qui se fait encore sentir à l’intérieur même de la formation réactionnelle qui dénie la puissance matricielle du féminin ? Pourquoi ne pas comprendre les contradictions logiques au sein du système de parenté matrilinéaire, que Fr. Héritier a su repérer dans la terminologie de type crow, comme le syndrome inverse d’une perturbation du schéma originairement matristique par l’intervention réactionnelle de la logique patriarcale ?

3. D’un ancrage biologique de l’universalité de la suprématie masculine

[hypothèse ultime]

Sur la base d’une analyse structurale qui a su diagnostiquer les deux failles logiques qui abîment le système global de tous les types de parenté [III-1], Françoise Héritier peut affirmer la « forte probabilité statistique de l’universalité de la suprématie masculine » (p. 208), l’exception du matriarcat primitif devant être écartée [III-2]. L’anthropologue répond donc par l’affirmative à la première question qu’elle pose dans « Le sang du guerrier et le sang des femmes » (1979) et elle peut même avancer une hypothèse pour répondre à la seconde question, à savoir : quelle est l’origine qui permet d’expliquer cette inégalité foncière entre les sexes et confirmer par-là même l’universalité du phénomène ?

La valence différentielle des sexes aurait le même statut structurel que la prohibition de l’inceste qui, parmi les règles culturelles, est la seule, selon Lévi-Strauss, à posséder un caractère d’universalité que cette norme sociale partage avec tout ce qui est d’ordre naturel en l’être humain [1] : entre nature et culture, la prohibition de l’inceste est une norme sociale qui, contrairement aux autres règles culturelles, est universelle comme les phénomènes naturels ; c’est, à ses yeux, « un redoutable mystère » de savoir d’où elle provient [2] Par contraste, Fr. Héritier cherche à percer le mystère de l’universalité de la domination masculine en expliquant sa production à partir d’une donnée élémentaire qui doit être elle-même universelle : elle ne peut le trouver qu’au niveau du corps naturel de l’être humain.

[1] Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté (1947), Mouton & Co and Maison des Sciences de l’Homme, 1967, p. 10 (introduction).
[2] Ibid., p. 12.

Ce n’est pas la maternité, dont le fait biologique ne voue aucunement la femme aux tâches domestiques et à un statut de subordination, même si, dès les sociétés préhistoriques, l’entrave à la mobilité qui procède de la maternité n’a pu qu’entraîner un certain type de répartition des tâches (surveillance des jeunes non sevrés, collecte des ressources alimentaires plus faciles d’accès que le gros gibier, etc.) : car cette « répartition qui naît de contraintes objectives […] ne comporte en soi aucun principe de valorisation » (p. 231). Cela n’implique aucune valorisation en soi, c’est-à-dire en théorie, mais c’est bien en fait ce qui s’est passé en raison d’un processus comprenant deux moments : le confinement des femmes dans des tâches bien déterminées, à l’exclusion des activités exclusivement réservées aux hommes ; l’attribution idéologique d’une valeur inégale aux tâches masculines et féminines sans aucun rapport à leur utilité sociale respective (p. 232-234).

Si la dépendance alimentaire de l’enfant non encore sevré facilite le confinement des femmes dans un rôle de mère nourricière et dans des tâches primaires inhérentes à ce rôle maternel (élever les enfants et nourrir la famille), en revanche aucune contrainte objective ne justifie que se produise, de manière consécutive, « un autre confinement des femmes dans des tâches qui requièrent certes aussi une connaissance et un savoir-faire spécialisé », comme savoir cueillir et récolter, mais dont la maîtrise n’est pas propre au sexe féminin, les hommes pouvant par exemple cueillir en cas de pénurie. En revanche, les femmes sont exclues d’activités techniques qui sont réservées aux hommes, le sexe masculin ayant l’usage exclusif de certaines techniques hautement spécialisées que les femmes auraient très bien pu maîtriser (fabrication des arcs, des flèches, du poison, etc.). Autrement dit, l’assignation des hommes et des femmes à des domaines d’activités réservées est affectée par la valence différentielle des sexes : si les femmes sont exclues par principe d’activités que l’idéologie a décrétées proprement masculines et qui, souvent, présupposent un apprentissage compliqué dont elles sont exclues de facto par la socialisation culturelle, par contraste les hommes peuvent aisément assumer, s’il le faut, les tâches féminines, à l’exclusion de la reproduction biologique naturellement inaccessible aux hommes. Il faudra revenir sur ce point décisif.

Corollaire de la répartition primaire des tâches objectivement fondée sur la maternité, la « division du travail entre les sexes » qui s’y surajoute de manière secondaire constitue un des « deux pivots de l’inégalité sexuelle » (avec le contrôle social de la fécondité des femmes par le moyen de l’échange exogamique). Car la répartition secondaire des tâches ne peut pas plus être justifiée en principe que la dévalorisation systématique des activités féminines par rapport aux travaux masculins, sans que la valeur inégale, qui leur est symboliquement ou idéologiquement attribuée aux tâches respectivement masculines ou féminines, ne soit proportionnée à leur utilité sociale : dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, par exemple, le grand prestige dont jouit le chasseur, qui risque certes sa vie, contraste avec la part de la cueillette féminine dans l’alimentation du groupe, qui en dépend à 70%.

À présent que la valence différentielle des sexes est établie, il faut en trouver la raison en supputant l’origine de cette valorisation du masculin et de la dévalorisation du féminin au niveau biologique du corps, qui seul est à même d’expliquer l’universalité du phénomène. Voilà le point final du raisonnement qui entend résoudre l’ultime énigme ! C’est une hypothèse en réalité… La raison de la valorisation différentielle des tâches masculines et féminines serait peut-être à trouver dans une caractéristique ancrée dans le corps féminin :

« Nous voici confrontés à l’ultime énigme. Parce qu’il me semble que la matière première du symbolique est le corps, car il est le lieu premier d’observation des données sensibles, et parce qu’à tout problème complexe il ne peut y avoir de solutions qui ne recourent à des explications dont l’enchaînement remonte à des données de plus en plus simples jusqu’à ce qu’elle bute sur des évidences élémentaires, j’avancerai que la raison en est peut-être une caractéristique ancrée dans le corps féminin (et qui n’est pas l’ “inaptitude à la coction du sperme”).
Ce qui est valorisé alors par l’homme, du côté de l’homme, est sans doute qu’il peut faire couler son sang, risquer sa vie, prendre celle des autres, par décision de son libre arbitre ; la femme “voit” couler son sang hors de son corps […] et elle donne la vie (et meurt parfois ce faisant) sans nécessairement le vouloir ni pouvoir l’empêcher.
Là est peut-être dans cette différence le ressort fondamental de tout le travail symbolique greffé aux origines sur le rapport entre les sexes » (p. 234-235)

La femme étant du côté de la passivité sous cet angle singulièrement restreint du sang qui s’écoule de lui-même de son corps, ce serait – voilà l’hypothèse de Fr. Héritier – la passivité de l’être naturel qui serait dévalorisée. La femme assisterait passivement à ce spectacle naturel du processus physiologique dont elle voit les effets visibles, là où l’homme produirait activement le spectacle sanglant du corps qu’il transperce à la guerre ou à la chasse : c’est cette activité culturelle qui serait valorisée du côté masculin, qui prend la vie des autres et risque la sienne, par contraste avec la passivité naturelle du genre féminin, qui donne la vie et perd son sang. Mais ce qui importe n’est pas tant la différence entre donner et prendre la vie que celle entre perdre passivement et faire activement couler son sang (ou le sang de l’autre). Ce serait peut-être dans cette différence-là, entre ce qui est passivement subi et ce qui est activement voulu (et même contrôlé par la volonté masculine), que se trouverait l’origine ultime de la construction symbolique de la valence différentielle des sexes. Car, si les femmes perdent régulièrement du sang sans pouvoir s’y opposer, les hommes en revanche ne peuvent le perdre qu’irrégulièrement, à l’occasion d’activités qu’ils ont volontairement recherchées, comme la chasse et la guerre :

« Il se pourrait que ce soit dans cette inégalité-là : maîtrisable versus non maîtrisable, voulu versus subi, que se trouve la matrice de la valence différentielle des sexes, qui serait donc elle aussi inscrite dans le corps, dans le fonctionnement physiologique, ou qui procéderait, plus exactement, de l’observation de ce fonctionnement physiologique. » (p. 26)

Par contraste avec le flux non maîtrisable des menstruations, du côté féminin, il y aurait donc de l’autre côté, masculin, des flux maîtrisables : il ne s’agit pas uniquement du sang du corps, mais également du fluide séminal, puisque beaucoup de systèmes sociaux et idéologiques préconisent de contrôler « la perte de substance spermatique ». Dans ce même passage du chapitre II sur « Les logiques du social » (1987), Fr. Héritier signale qu’Aristote renvoie la faiblesse de la constitution féminine aux pertes périodiques de substance sanguine. Ce jugement d’Aristote, dont la position est en 1989 étudiée à partir de l’analyse du livre IV de La génération des animaux (p. 191-199), est invoqué par l’anthropologue pour étayer son hypothèse générale que la dévalorisation du féminin proviendrait bien, à l’origine, des menstrues que le philosophe grec considère comme « la forme inachevée et imparfaite du sperme » : la femme naturellement froide et humide, selon Aristote, ne parviendrait pas à “cuire” le sang parfaitement, sauf pour en faire du lait pendant ses moments de plus fortes chaleurs qui sont consécutives au fait qu’elle ne perd plus le sang des menstruations (p. 220). La matrice de la valence différentielle des sexes, elle aussi inscrite dans le corps, procéderait donc de l’observation de ce fonctionnement physiologique, lequel prêterait le flanc à la manipulation symbolique du réel (cf. p. 67) par l’esprit humain masculin, qui a du mal à assimiler la puissance exorbitante du corps féminin qui est d’engendrer et d’engendrer de surcroît des enfants des deux sexes (cf. II, p. 21 vs p. 108).

Cette hypothèse anthropologique serait l’équivalent fonctionnel de la glande pinéale que Descartes conçoit pour assurer l’union substantielle du corps et de l’âme, la femme étant du côté du corps naturel, alors que l’homme est du côté culturel de l’âme. Ce serait comme si l’anthropologue héritait en quelque sorte du philosophe ce qu’on pourrait appeler le syndrome de la glande pinéale. Syndrome de la glande pinéale, les menstruations féminines seraient la source des règles masculines en tout genre qui régentent la vie culturelle des groupes humains dominés par la valence différentielle des sexes…

*

[Appendice critique]

Il y a quelque d’étonnant à conceptualiser le fait naturel des menstruations sous la catégorie de passivité, alors même que tous les processus physiologiques involontaires pourraient être qualifiés de passifs, que l’activation soit hormonale ou neuronale. Cette étrange disqualification de l’activité inconsciente du corps prend le point de vue illusoire d’une conscience qui veut se croire souveraine, alors même que la production des états de conscience lui échappe : tout en étant involontaire, l’activité physiologique (par exemple, la respiration ou l’homéothermie) n’a rien de passif, même si le processus peut être ressenti par la conscience de l’individu comme subi (par exemple, l’effet désagréable d’une poussée d’adrénaline estimée disproportionnée). Tout est donc problématique dans cette ultime hypothèse qui était censée conforter la thèse du caractère universel de la valence universelle des sexes : non seulement la valorisation de l’activité par rapport à la passivité (cf. II, p. 10), mais encore l’assimilation du processus physiologique des menstruations à de la passivité, sans parler de l’assignation systématique de l’actif au masculin et du passif au féminin [1]

[1] Sigmund Freud, « Triebe und Triebschicksale » (1915), Band III, Psychologie des Unbewußten, p. 96-97. Voir l’ajout de 1915 aux Trois essais sur la théorie sexuelle : cf. « Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie » (1905), Band V, Sexualleben, Fischer, 1972, n. 1, p. 123.

Il fallait s’y attendre ! La précarité de cette ultime hypothèse sur l’origine biologique de la domination masculine ouvre un trou béant dans la reconstitution de ce que Françoise héritier appelle le système global de toutes les combinaisons possibles entre les données biologiques sur lesquelles butent la pensée. Prenant appui sur la compréhension de la béance comme ouverture (cf. I, p. 12), il faut ouvrir ce méta-système de la domination masculine, en amont autant qu’en aval : en amont, à travers le souvenir des sociétés archéo-primitives et, en aval, à travers la vision de sociétés éco-féministes à construire !