Platon

Platon (428-347 av. J.-C.) à Athènes

1.     Thrasymaque ou de l’avantageux
une interprétation maussienne du livre I de la République

La philosophie comme quête du savoir et de la sagesse est un mode de questionnement qui radicalise de manière exceptionnelle l’interrogation quotidienne de l’être humain sur le sens de son existence, interrogation il est vrai défaite la plupart du temps et le plus souvent par la force des idées reçues et des convictions non interrogées. Au terme comme au début de la vie adulte, comme dans toutes les périodes de crise personnelle, l’individu se trouve dans une situation d’interrogation plus angoissante que de coutume.

C’est le cas de Céphale de Syracuse, un riche commerçant d’origine sicilienne, qui apparaît au tout début du livre I de la Politeia de Platon, dénommé République à partir de Cicéron (De republica) : le vieux Céphale fait un sacrifice avant que le dialogue ne commence (328c) et quitte l’assemblée pour en faire un autre (331d). C’est qu’il lui semble juste de s’adonner à son âge aux pratiques rituelles pour des raisons qu’il théorise en passant pour justifier sa manière actuelle de vivre : compte tenu des mythes angoissants à ce propos, le vieil homme a le souci de parvenir, avant de mourir, à rendre justice (didonai dikè) aux injustices commises pour ne pas avoir à subir les conséquences de ses iniquités (adikèmata) dans l’au-delà (330d-e). Il y a quelque sagesse à accepter la vieillesse comme un bien pour deux raisons. D’un côté, loin de regretter la perte des plaisirs sensuels (taphrodisia), Céphale apprécie au contraire d’être délivré de ce besoin obsessionnel qui tyrannise l’homme au dire du poète Sophocle (329b-d). De l’autre, les complaintes des vieillards ne sont pas le fait de la vieillesse et de leur condition (âge, biens, etc.), mais bien de leur manque de caractère (tropos) équilibré (kosmios) et bienveillant (eukolos) – ce dernier terme s’oppose à l’absence de retenue licencieuse (akolasia) – : pour quelqu’un de bien (epieikiei), la possession de la fortune (ousia) et des biens (krèmata) n’est pas la valeur (axia) suprême, mais un simple moyen de pouvoir être juste : cela donne en effet les moyens, d’une part, de s’abstenir de mentir ou de tromper, et, d’autre part, de n’avoir aucune dette (opheilè), ni envers un dieu auquel est offert un sacrifice, ni envers un créancier. La justice (dikaiosunè) consisterait donc à dire la vérité et à rendre à chacun ce qui est dû (331c) en fonction même de ce qui a été pris ou reçu par l’un (labè) et, donc, en proportion de ce qui a été donné par l’autre, qu’il s’agisse de la bonne fortune accordée par un dieu ou de l’argent prêté par un être humain :

ἔγωγε τίθημι τὴν τῶν χρημάτων κτῆσιν πλείστου ἀξίαν εἶναι, οὔ [331b] τι παντὶ ἀνδρὶ ἀλλὰ τῷ ἐπιεικεῖ καὶ κοσμίῳ. Τὸ γὰρ μηδὲ ἄκοντά τινα ἐξαπατῆσαι ἢ ψεύσασθαι, μηδ' αὖ ὀφείλοντα ἢ θεῷ θυσίας τινὰς ἢ ἀνθρώπῳ χρήματα ἔπειτα ἐκεῖσε ἀπιέναι δεδιότα, μέγα μέρος εἰς τοῦτο ἡ τῶν χρημάτων κτῆσις συμβάλλεται. Ἔχει δὲ καὶ ἄλλας χρείας πολλάς· ἀλλὰ ἕν γε ἀνθ' ἑνὸς οὐκ ἐλάχιστον ἔγωγε θείην ἂν εἰς τοῦτο ἀνδρὶ νοῦν ἔχοντι, ὦ Σώκρατες, πλοῦτον χρησιμώτατον εἶναι. 
[331c] Παγκάλως, ἦν δ' ἐγώ, λέγεις, ὦ Κέφαλε. Τοῦτο δ' αὐτό, τὴν δικαιοσύνην, πότερα τὴν ἀλήθειαν αὐτὸ φήσομεν εἶναι ἁπλῶς οὕτως καὶ τὸ ἀποδιδόναι ἄν τίς τι παρά του λάβῃ, ἢ καὶ αὐτὰ ταῦτα ἔστιν ἐνίοτε μὲν δικαίως, ἐνίοτε δὲ ἀδίκως ποιεῖν ; 

« … la richesse est à mes yeux d'une si grand valeur, non [331b] pour tout le monde, mais seulement pour le sage. C'est à la richesse qu'on doit en grande partie de n'être pas réduit à tromper ou à mentir, et de pouvoir, en payant ses dettes et en accomplissant les sacrifices, sortir sans crainte de ce monde, quitte envers les dieux et envers les hommes. La richesse a encore bien d'autres avantages ; mais celui-là ne serait pas le dernier que je ferais valoir pour montrer combien elle est utile à l'homme sensé. 
[331c] Céphale, lui dis-je, ce que tu viens de dire est très beau ; mais est-ce bien définir la justice, que de la faire consister simplement à dire la vérité et à rendre à chacun ce qu'on en a reçu, ou bien cela n'est-il pas tantôt juste et tantôt injuste ? »

La vérité qui va se dégager du dialogue, c’est que rendre justice revient à rendre service à l’autre de manière désintéressée, et non pas à tirer profit d’un rapport de force pour se servir des serviteurs subordonnés contre leur intérêt propre. Faire du bien (eu poiein) à ses amis [τὸ τοὺς φίλους ἄρα εὖ ποιεῖν] revient en effet à leur rendre des services (ophelias) ou des avantages [ἡ τοῖς φίλοις ὠφελίας ἀποδιδοῦσα], c’est-à-dire à leur rendre service.

*

Il y a deux problèmes. La première question s’inscrit dans le sillage de l’Essai sur le don (1925) de Marcel Mauss : le don contre don entre amis équivaut-il au donnant-donnant de l’échange commercial ?

extrait du cours sur l’amitié selon Aristote

Aristote répond à cette question dans l’Éthique à Nicomaque.

Ἑκάτερος (35) οὖν φιλεῖ τε τὸ αὑτῷ ἀγαθόν, καὶ τὸ ἴσον ἀνταποδίδωσι τῇ βουλήσει καὶ τῷ ἡδεῖ· λέγεται γὰρ φιλότης ἰσότης, μάλιστα δὲ τῇ τῶν ἀγαθῶν ταῦθ’ ὑπάρχει. (1157b35-36) « Chacun [des deux amis] aime donc ce qui est un bien pour lui-même, et rend de manière égale ce qu’il reçoit en souhait et en agrément : on dit, en effet, que l’amitié est égalité, et c’est principalement dans l’amitié entre gens de bien que cela se produit. »

Pour reprendre la formule de Marcel Mauss dans l’Essai sur le don (1925), il y a entre les amis égalité entre don et contre-don  : égalité, donc, entre ce qui est donné (didomi) et ce qui est rendu ou restitué (apodidomai) en échange (antapodidomai) pour rendre la pareille (τὸ ἴσον ἀνταποδίδωσι) à l’ami qui souhaite du bien et fait plaisir à son alter ego [ἕτερος γὰρ αὐτὸς ὁ φίλος ἐστίν (1170b11-12), cf. 1169b7].

C’est que l’amitié vertueuse équivaut à un don contre don aux antipodes du donnant-donnant de l’amitié intéressée qui ne donne que sous condition du retour (1164b6-7). Forcément vindicative et revendicative, cette amitié ne peut que céder à la quérulence plaintive des griefs mutuels…

(5) Γίνεται δὲ τὰ ἐγκλήματα καὶ αἱ μέμψεις ἐν τῇ κατὰ τὸ χρήσιμον φιλίᾳ ἢ μόνῃ ἢ μάλιστα, εὐλόγως. […] Ἡ δὲ διὰ τὸ χρήσιμον ἐγκληματική· ἐπ' ὠφελείᾳ γὰρ χρώμενοι ἀλλήλοις ἀεὶ τοῦ πλείονος δέονται, καὶ ἔλαττον ἔχειν οἴονται τοῦ προσήκοντος, καὶ μέμφονται ὅτι οὐχ ὅσων δέονται τοσούτων τυγχάνουσιν ἄξιοι ὄντες· (20) οἱ δ' εὖ ποιοῦντες οὐ δύνανται ἐπαρκεῖν τοσαῦτα ὅσων οἱ πάσχοντες δέονται. (1162b5-6,16-21)

« griefs et reproches se produisent sinon exclusivement, du moins principalement, dans l'amitié fondée sur l'utilité ; et c'est pour une bonne raison. […] l'amitié intéressée est une amitié plaintive, car ceux qui se lient mutuellement pour l’utilité ont toujours besoin d’encore plus, s’imaginent avoir moins que ce qui convient et reprochent de ne pas obtenir tout ce dont ils ont besoin et tout ce qu’ils méritent ; les bienfaiteurs sont incapables de jamais égaler leurs dons à tous les besoins de ceux qui les reçoivent. »

Le second problème est posé par Platon dans la suite du livre I de la République : est-ce rendre justice aux ennemis que leur faire du tort en rendant coup pour coup ? Ne faudrait-il pas, dans son propre intérêt bien compris (to sym-pheron), se rendre service à soi-même et rendre service à l’ennemi en refusant de lui rendre le coup reçu pour à la fois ne pas envenimer l’affaire et éviter de se commettre sur le terrain désavantageux qu’a choisi l’ennemi ? Cette option, qui ne revient d’ailleurs pas à accorder le pardon, peut-elle être adoptée de manière égale en cas de guerre avec un ennemi public (hostis) et dans le cas d’un conflit interpersonnel avec un ennemi (inimicus) ?

*

Le dialogue naît de l’expérience humaine et de la réflexion qu’elle provoque à propos de la justesse de la voie prise. Il est donc questionnement et interrogation sur les impressions reçues, et extériorisées, c’est-à-dire sur les pensées propagées et reproduites par la doxa (334c, 335a, 340c, etc.). Engagé dans une discussion sur le juste (περὶ δικαίου), tout d’abord avec Céphale puis avec Polémarque (331d), son fils héritier, Socrate s’attache à manifester les contradictions des définitions proposées de la justice, c’est-à-dire à interroger les impressions et autres idées reçues dans le souci d’en éprouver le fondement en raison. Simonide ayant affirmé qu’il est juste de rendre (apo-didomi) à chacun les choses dues (ta opheilomena) [τὸ τὰ ὀφειλόμενα δίκαιον εἶναι ἀποδιδόναι], Socrate interroge cette définition énigmatique de la justice (331e-332c) en cherchant à en éprouver la validité à partir du paradigme de l’art médical. C’est le tournant problématique du dialogue qui présuppose que la justice est l’art (technè) d’agir bien…

0.

Partant donc de l’idée que la justice (dikaiosunè) est un savoir-faire, l’art de savoir bien se comporter, il s’agit d’en comprendre la (téléo)logique à partir du paradigme de l’art médical (et culinaire) qui permet de mettre à l’épreuve la définition de la justice en plusieurs moments :

“ὦ Σιμωνίδη, ἡ τίσιν οὖν τί ἀποδιδοῦσα ὀφειλόμενον καὶ προσῆκον τέχνη ἰατρικὴ καλεῖται;”

« Simonide, à qui la médecine donne-t-elle ce qui est dû et ce qui convient, et que lui donne-t-elle ? » (332c) en retour (apo-didomi)

1.

Rendre à chacun son dû [déf. 1] semble revenir à faire du bien (εὖ ποιεῖν) aux amis et du mal aux ennemis [déf. 2 corrigée], c’est-à-dire à rendre aux uns des services (ἡ τοῖς φίλοις ὠφελίας ἀποδιδοῦσα) et infliger des dommages aux autres (332d). Or l’art médical s’avère inutile pour quelqu’un en bonne santé, tout comme l’art martial est inutile en temps de paix. Socrate multiplie les exemples de savoir-faire, qui s’avèrent utiles ou inutiles selon la situation et le moment, de façon à problématiser la définition initiale de la justice. Si la justice paraît ainsi consister dans l’habileté à garder une chose (pour quelqu’un d’autre qui l’a confiée en dépôt), cette définition semble se retourner en son contraire, car la justice conçue comme art de garder s’avère tout aussi bien art de savoir dérober un bien si cela devait être dans l’intérêt de son ami : la justice serait alors [déf. 3 corrigée] l’art de voler dans l’intérêt de ses amis [ἐπ’ ὠφελίᾳ μέντοι τῶν φίλων] et au préjudice de ses ennemis (334b). Il faudrait donc amender encore la définition [déf. 4 corrigée] : il ne serait juste de faire du bien qu’à un ami qui est vraiment bon (agathos), et ne le paraît pas seulement, tout comme il ne serait juste de faire du mal qu’à des ennemis qui sont vraiment mauvais (335a).

2.

Or, partant de la contradiction qu’il y a à affirmer en même temps qu’il est juste de faire du bien et du mal, Socrate s’attache à réfuter cette définition en expliquant qu’il n’est en aucun cas juste de faire du mal à quelqu’un (335e). La justice étant en effet la vertu de l’homme [ἡ δικαιοσύνη ἀνθρωπεία ἀρετή], elle ne peut être l’art de rendre le méchant encore plus méchant, pas plus qu’en vertu de son art, le musicien n’a vocation à rendre incapable de faire de la musique, ni l’écuyer de rendre maladroit dans l’art de monter à cheval (335c). C’est qu’il y a une finalité positive de l’art à faire valoir contre la perversion de sa mauvaise utilisation, laquelle consiste, par exemple, à interpréter l’art de préserver comme une habileté à dérober.

Scolie

Socrate ajoute qu’une telle définition, qui revient à préférer les siens et à pratiquer une une sorte de clientélisme clanique, est le fait de riches tyrans avides de pouvoir comme Xerxès (336a), le roi des rois qui commande les troupes perses lors de la seconde guerre médique [480 avant notre ère]. C’est cette remarque qui motive la première intervention de Thrasymaque. Celui-ci reproche brutalement à Socrate de jouer les niais [εὐηθίζεσθε] en s’accordant avec Polémarque (336c) sur des définitions ou des énoncés simplistes que seuls des gens simplets peuvent naïvement concéder : on pourrait dire que ces hommes simples de bon caractère (eu-éthès), dont l’avis simpliste (eu-ethikos) les pousse à naïvement croire ce qu’ils affirment tout bonnement et veulent bien croire, sont de purs idéalistes pleins de bonne volonté dont l’éthique bien intentionnée s’avère être sans contact avec le monde réel…

1.     Thrasymaque contra Socrate
αὐτὸς ἀπόκριναι καὶ εἰπὲ τί φῂς εἶναι τὸ δίκαιον. Καὶ ὅπως μοι μὴ ἐρεῖς ὅτι τὸ [336d] δέον ἐστὶν μηδ' ὅτι τὸ ὠφέλιμον μηδ' ὅτι τὸ λυσιτελοῦν μηδ' ὅτι τὸ κερδαλέον μηδ' ὅτι τὸ συμφέρον, ἀλλὰ σαφῶς μοι καὶ ἀκριβῶς λέγε ὅτι ἂν λέγῃς· (336c-d)

« Réponds à ton tour, et dis-nous ce que c’est que la justice. Et ne va pas me dire que c’est ce qui convient, ce qui est utile, ce qui est profitable, ce qui est lucratif, ce qui est avantageux »

La naïveté de Socrate, selon Thrasymaque, consisterait à croire que justice rime avec devoir (to deon), utilité (to ophelimon), avantage (to lusiteloun), profit (to kerdaleon) ou encore avec aide ou assistance (to sympheron). Car ces valeurs positives sont en contradiction avec la politique réelle qui, comme tout art, n’est pas désintéressée, mais au contraire intéressé. Ce qui vaut en particulier de l’art d’enseigner ou de discuter, qui réclame d’être rétribué (337d, 338b). Ayant en outre contesté la méthode interrogative de Socrate, Thrasymaque se voit concéder le droit de définir de lui-même le juste. Mais, en interdisant à Socrate d’employer ces termes pour définir la justice, Thrasymaque va commettre la contradiction d’employer l’un d’entre eux pour définir lui-même la justice comme « ce qui est avantageux pour le plus fort » (to tou kreittonos sympheron) :

Ἄκουε δή, ἦ δ' ὅς. Φημὶ γὰρ ἐγὼ εἶναι τὸ δίκαιον οὐκ ἄλλο τι ἢ τὸ τοῦ κρείττονος συμφέρον. [338c]

problème

En somme, la question qui se pose est de savoir quelle est la finalité de cet art politique qu’est la justice.

thèse

Contre l’idée d’une pratique désintéressée du savoir-faire politique, Thrasymaque soutient la thèse que la justice n’est rien d’autre que ce qui est défini tel par le pouvoir en place en fonction de ses intérêts : la justice est l’avantage du plus fort qui use du droit établi par la force pour en tirer profit ; c’est donc le droit du plus fort qui fait valoir ses intérêts par la force.

plan

Après avoir formulé sa thèse, Thrasymaque répond à une objection de Socrate en soutenant sa propre thèse que Socrate commente.

1.

La justice n’est rien d’autre que le droit établi : elle est le produit de la définition conventionnelle du pouvoir en place qui définit les lois à sa convenance. Pour soutenir la thèse qu’est juste ce qui est avantageux ou profitable au plus fort, Thrasymaque invoque la pratique politique des gouvernements en place qui, de facto, ont le pouvoir (kratos) et donc jouissent de bien plus de pouvoir que les gouvernés. Thrasymaque aligne un certain nombre de constats : quel que soit le régime en place (tyrannique, démocratique, aristocratique), l’exercice du pouvoir par le gouvernement ou par le chef consiste à faire des lois à son propre avantage-profit et à déclarer juste l’avantage propre, tout comme à punir les transgresseurs de la loi juste. C’est que le pouvoir est à la fois législatif, morale et judiciaire. Soit le syllogisme : le gouvernement en place est étant le plus fort [prémisse], le pouvoir en place définit la loi et le juste à son propre profit [argument], de sorte que la justice n’est rien d’autre que l’intérêt du plus fort.

[338e] Τίθεται δέ γε τοὺς νόμους ἑκάστη ἡ ἀρχὴ πρὸς τὸ αὑτῇ συμφέρον, δημοκρατία μὲν δημοκρατικούς, τυραννὶς δὲ τυραννικούς, καὶ αἱ ἄλλαι οὕτως· θέμεναι δὲ ἀπέφηναν τοῦτο δίκαιον τοῖς ἀρχομένοις εἶναι, τὸ σφίσι συμφέρον, καὶ τὸν τούτου ἐκβαίνοντα κολάζουσιν ὡς παρανομοῦντά τε καὶ ἀδικοῦντα. Τοῦτ' οὖν ἐστιν, ὦ βέλτιστε, ὃ λέγω ἐν ἁπάσαις [339a] ταῖς πόλεσιν ταὐτὸν εἶναι δίκαιον, τὸ τῆς καθεστηκυίας ἀρχῆς συμφέρον· αὕτη δέ που κρατεῖ, ὥστε συμβαίνει τῷ ὀρθῶς λογιζομένῳ πανταχοῦ εἶναι τὸ αὐτὸ δίκαιον, τὸ τοῦ κρείττονος συμφέρον.

« Quiconque gouverne ne fait-il pas des lois à son avantage : le peuple, des lois populaires ; le monarque, des lois monarchiques, et ainsi des autres gouvernements ; et ces lois faites, ne déclarent-ils pas que la justice pour les gouvernés consiste à observer ces lois, dont l'objet est leur propre avantage, et ne punissent-ils pas celui qui les transgresse, comme coupable d'une action injuste ? Voici donc mon opinion. [339a] Dans toute cité, la justice est l'intérêt de qui a l'autorité en main, et par conséquent du plus fort. D'où il suit pour tout homme qui sait raisonner, que partout la justice et ce qui est avantageux au plus fort, sont la même chose. »

2.

La téléologie désintéressée de l’art de la justice ressort de l’objection faite à Thrasymaque. En plus de se contredire en employant, dans sa définition de la justice, un des termes qu’il avait interdit à Socrate d’utiliser, Thrasymaque commet une confusion entre justice et droit. Or cette confusion entre justice et loi ou encore – dans les termes de problématiques plus modernes – celle entre droit et force (quid iuri vs quid facti) ou entre légitimité et légalité, ne revient-elle pas à renoncer à l’idée normative de justice en tant que norme qui est valable pour tout le monde, et n’est pas seulement avantageuse pour les plus forts ?

Ridiculisant Thrasymaque par une caricature de sa thèse, appliquée à la force physique (et non sociale) de l’athlète de façon à manifester l’absurdité de la prescription normative de son régime diététique à tous (338c-d), Socrate note la contradiction commise par Thrasymaque – en vérité, elle provient du double sens du terme sympheron dont Socrate jouer pour se jouer de Thrasymaque –, pour ne contester en fin de compte que l’addition, qui change tout, de l’intérêt personnel et profitable au juste comme avantageux.

3.

Socrate ayant objecté que le gouvernement en place peut se tromper (339b-340c) et Thrasymaque lui ayant répondu qu’un tel gouvernement n’est pas en maîtrise de l’art politique (340d-341a), Socrate s’appuie en particulier sur les paradigmes de l’art du médecin et de la navigation pour montrer que la finalité de l’art en général – et, donc, en particulier de la justice comme art politique –, ce n’est pas de faire du profit ou d’obtenir un gain financier (341c) par une activité lucrative, mais c’est bel et bien d’être avantageux (sympheron) non pas au commandant, mais au commandé ou subordonné sur lequel cet art est appliqué (341d-342e).

Οὐ καὶ ἡ τέχνη, ἦν δ' ἐγώ, ἐπὶ τούτῳ πέφυκεν, ἐπὶ τῷ τὸ συμφέρον ἑκάστῳ ζητεῖν τε καὶ ἐκπορίζειν [341d]

« Et le but de leur art n'est-il pas de rechercher et de procurer à chacun d'eux ce qui lui est avantageux ? »
ἄρχουσί γε αἱ τέχναι καὶ κρατοῦσιν ἐκείνου οὗπέρ εἰσιν τέχναι. […] Οὐκ ἄρα ἐπιστήμη γε οὐδεμία τὸ τοῦ κρείττονος συμφέρον σκοπεῖ οὐδ' ἐπιτάττει, ἀλλὰ τὸ τοῦ ἥττονός τε καὶ ἀρχομένου [342d] ὑπὸ ἑαυτῆς.

« l'art gouverne ce sur quoi il s'exerce et leur rapport est celui du plus fort au plus faible. […] Il n'est donc point d'art ni de science qui ne propose, ni qui ordonne ce qui est avantageux au plus fort qui l'exerce : tous ont pour but l'intérêt du plus faible [342d] sur qui ils s'exercent. »

C’est que tous les arts gouvernent et dominent le sujet sur lequel il s’exerce. Comme le savoir-faire (technè) est nécessairement articulé à un savoir (epistèmè), c’est-à-dire à une connaissance du vrai et du juste, la science observe (scopein) et prescrit (epitasso), c’est-à-dire ordonne ce qui est avantageux au commandé et au sub-ordonné [èttonos du verbe essao : être vaincu, plus faible, inférieur].

*

1b. Seconde valve :
Thrasymaque contra Socrate

problème

Qu’est-il juste de faire ? Doit-on éprouver le malheur de subir l’injustice des maîtres en place ou le bonheur de l’exercer soi-même ? La justice se mesure-t-elle au profit qu’on en tire ou est-elle un bien commun à tous ?

thèse

Selon Thrasymaque, il est juste de pratiquer l’injustice pour les avantages ou profits, c’est-à-dire le bonheur, qu’elle assure aux hommes les plus forts politiquement, lesquels peuvent l’exercer en toute impunité à l’instar du contre-modèle du tyran qui exploite les autres pour réaliser ses désirs.

plan

Après avoir réfuté l’idée socratique que l’art a pour finalité l’avantage non du praticien, mais du patient, en substituant au paradigme de la navigation celui de l’exploitation des moutons par le berger (ou des bœufs par le bouvier), c’est-à-dire en montrant que le juste n’est tel que par et pour le plus fort, qui exploite les autres en leur imposant sa justice comme un bien étranger, son bien propre à lui, et non comme un bien commun à tous, Thrasymaque montre, dans un second temps, la supériorité de la vie de l’homme injuste pour les avantages et le bonheur qu’elle apporte en permettant de profiter des autres en toute impunité : ce dont le tyran constitue le modèle. Thrasymaque défend ainsi une définition paradoxale de l’injuste comme juste…

1. le juste comme avantageux au plus fort

Le changement de paradigme permet à Thrasymaque de soutenir qu’un savoir-faire, le soin des troupeaux, qui est maîtrisé par un maître en son art, le berger qui est à ce titre supérieur sur les moutons (ta probata) comme objet de son art, a pour finalité l’exploitation de l’objet sur lequel s’exerce l’art, et ce pour le bien à la fois du maître (despotes) et pour le leur. À partir de ce changement de paradigme, Thrasymaque peut donc produire une définition paradoxale du juste : le juste est un bien étranger (allotrios agathos) qui, comme tel, n’existe pas en soi (et serait donc commun à tous), et qui n’appartient pas à celui qui est soumis à l’art politique de la justice, puisque la justice consiste à faire le bien de l’autre, le plus fort, au détriment de celui qui obéit à la loi et travaille donc pour l’autre. Par conséquent, dans les termes de Socrate qui change de point de vue (doxa) pour montrer le caractère paradoxal et choquant de la définition, il est juste selon Thrasymaque que l’injuste commande au juste, c’est-à-dire qu’il est juste que le simple d’esprit travaille en vue du bonheur de quelqu’un d’autre.

2. L’avantage de l’injustice sur la justice

Thrasymaque soutient ainsi que l’injustice est plus avantageuse que la justice à partir deux arguments. En premier lieu, il donne de multiples exemples de la supériorité des gains de l’injuste : dans le commerce, en termes d’échanges ; dans la communauté politique, il pourra obtenir des avantages sans rien donner en retour et s’abstiendra de négliger ses affaires domestiques par rapport à la charge publique ; dans les relations personnelles avec ses parents et ses connaissances, le favoritisme lui évitera la haine de ceux qui auraient pu en profiter. Le second argument, extrême, consiste à faire la peinture de l’injustice la plus achevée, celle du tyran, de façon à célébrer son mode de vie (ce qui permet de mettre au jour le paradoxe de la définition) : alors que l’injuste est en général, lorsqu’il est pris, puni et déshonoré, l’injuste sous sa forme achevée, le tyran, jouit de l’impunité des meilleures louanges pour s’être approprié les biens des autres et les avoir asservis, c’est-à-dire lorsqu’il commet l’injustice au grand jour.

extrait du cours sur la violence

Ce qui fait problème, c’est moins la violence en tant que telle que son association à la puissance que détient un pouvoir potentiellement violent dans un royaume ou dans une cité. Dans ce contexte, le terme fort prend un sens bien différent qui s’écarte de la vigueur physique pour caractériser bien plutôt le pouvoir (kratos) du puissant…

Le Gorgias de Platon fournit des éléments en ce sens au cours du dialogue entre Socrate et Calliclès, lequel d’ailleurs juge son interlocuteur violent (βίαιος) avec une mauvaise foi certaine (505d). Après avoir donné l’exemple des guerres que Darius et Xerxés ont menées conformément à la loi de la nature, laquelle légitime que le plus fort (τὸν κρείττω) commande au plus faible et que le meilleur (τὸν ἀμείνω) et le plus puissant (τὸν δυνατώτερον) possède plus que le moins puissant qui vaut moins (483d), Calliclès s’appuie sur une ode de Pindare pour célébrer la loi du plus fort en référence aux exploits d’Héraclès : « la Loi qui règne sur le Tout, sur les humains et sur les dieux, justifie la plus extrême violence (τὸ βιαιότατον), laquelle conduit [tout le monde] grâce à l’hyperpuissance de son pouvoir » de soumission ; ce qu’attestent les travaux d’Héraclès qui s’empare notamment des bœufs de Géryon sans rien lui payer, vu que tous les biens acquis (chrèmata) par des êtres inférieurs et plus faibles appartiennent à celui qui leur est supérieur en valeur et en force (484b-c). D’après Socrate, Calliclès et Pindare ne peuvent soutenir ainsi qu’il serait juste selon la nature que le plus fort (τὸν κρείττω) s’empare des biens du plus faible par la violence (βίᾳ) qu’en raison d’une fatale confusion entre force physique, puissance politique et valeur éthique : car c’est bien autre chose (ἕτερόν) d’être le plus fort (τὸ ἰσχυρότερον), physiquement parlant, et d’être le plus puissant ou le plus fort (τὸ κρεῖττον), cette fois au sens du pouvoir politique, ou encore d’être le meilleur (τὸ βέλτιον) du point de vue éthique de la valeur de sa vertueuse prudence (488b-d vs 489c-e). Pour Calliclès au contraire, il est tout naturellement juste d’assouvir sans mesure ses plus grandes passions et de s’en donner les moyens en accroissant sa puissance (dunamia) sur le modèle des détenteurs du pouvoir (kratos) dans la cité, qui donnent plus à leurs amis qu’à leurs ennemis : il serait même honteux d’agir autrement pour le roi qui a hérité du pouvoir de commandement, comme pour les hommes dotés d’une nature qui leur permet de s’emparer du pouvoir pour l’exercer tyranniquement (tyrannis) ou collectivement (dynasteia) dans un régime oligarchique (491e-492d).

Jusqu’au jour où il est renversé par la violence ou assassiné par une de ses victimes, comme Archélaüs par Cratée selon Aristote [Les politiques, V, 10, 1311b, GF, p. 389], le tyran peut de facto commettre en toute impunité les pires violences, comme réduire à l’esclavage des citoyens spoliés de leurs biens. Ce sont les deux exemples de méfaits évoqués par Thrasymaque qui, en écho à la distinction grecque entre les deux procédés pour s’imposer, par la force (κατ΄ ἰσχύν) ou par la ruse (δόλῳ), précise en outre que de telles spoliations peuvent s’accomplir ouvertement, avec violence (βίᾳ), ou secrètement (λάθρᾳ), en douce ou en traître, donc, par la ruse d’une fraude dissimulant l’exaction :

« Il s’agit de tyrannie qui ne s’empare point petit à petit du bien d’autrui, mais l’envahit tout à la fois au moyen de la fraude ou de la violence, sans distinction de ce qui est sacré ou profane, de ce qui appartient aux particuliers ou à l’État. [344b] Qu’un homme soit pris sur le fait commettant quelqu’une de ces injustices, des supplices et les noms les plus odieux l’attendent ; selon la nature de l’injustice particulière qu’il aura commise, on l’appellera sacrilège, ravisseur, voleur, fripon, brigand. Mais un tyran qui s’est rendu maître des biens et de la personne de ses concitoyens, au lieu de ces noms détestés, est appelé [344c] homme heureux, non seulement par ses concitoyens, mais encore par tous ceux qui viendront à savoir qu’il n’y a pas une espèce d’injustice qu’il n’ait commise ; car si on donne à l’injustice des noms odieux, ce n’est pas qu’on craigne de la commettre, c’est qu’on craint de la souffrir. Ainsi, Socrate, l’injustice, quand elle est portée jusqu’à un certain point, est plus forte, plus libre, plus puissante que la justice, et comme je le disais en commençant, la justice est ce qui est avantageux au plus fort, et l’injustice est utile et profitable à elle-même. » [Platon, République, livre I, 344a-c ; trad. E. Brandy, Les Belles Lettres, 1959, p. 30-31]

Ἔστιν δὲ τοῦτο τυραννίς, ἣ οὐ κατὰ σμικρὸν τἀλλότρια καὶ λάθρᾳ καὶ βίᾳ ἀφαιρεῖται, καὶ ἱερὰ καὶ ὅσια καὶ ἴδια καὶ δημόσια, ἀλλὰ [344b] συλλήβδην· ὧν ἐφ’ ἑκάστῳ μέρει ὅταν τις ἀδικήσας μὴ λάθῃ, ζημιοῦταί τε καὶ ὀνείδη ἔχει τὰ μέγιστα -- καὶ γὰρ ἱερόσυλοι καὶ ἀνδραποδισταὶ καὶ τοιχωρύχοι καὶ ἀποστερηταὶ καὶ κλέπται οἱ κατὰ μέρη ἀδικοῦντες τῶν τοιούτων κακουργημάτων καλοῦνται -- ἐπειδὰν δέ τις πρὸς τοῖς τῶν πολιτῶν χρήμασιν καὶ αὐτοὺς ἀνδραποδισάμενος δουλώσηται, ἀντὶ τούτων τῶν αἰσχρῶν ὀνομάτων εὐδαίμονες καὶ μακάριοι [344c] κέκληνται, οὐ μόνον ὑπὸ τῶν πολιτῶν ἀλλὰ καὶ ὑπὸ τῶν ἄλλων ὅσοι ἂν πύθωνται αὐτὸν τὴν ὅλην ἀδικίαν ἠδικηκότα· οὐ γὰρ τὸ ποιεῖν τὰ ἄδικα ἀλλὰ τὸ πάσχειν φοβούμενοι ὀνειδίζουσιν οἱ ὀνειδίζοντες τὴν ἀδικίαν. Οὕτως, ὦ Σώκρατες, καὶ ἰσχυρότερον καὶ ἐλευθεριώτερον καὶ δεσποτικώτερον ἀδικία δικαιοσύνης ἐστὶν ἱκανῶς γιγνομένη, καὶ ὅπερ ἐξ ἀρχῆς ἔλεγον, τὸ μὲν τοῦ κρείττονος συμφέρον τὸ δίκαιον τυγχάνει ὄν, τὸ δ’ ἄδικον ἑαυτῷ λυσιτελοῦν τε καὶ συμφέρον.

Selon Thrasymaque, le tyran se comporte comme un parfait criminel qui peut commettre exactions et violences tout en jouissant de la considération apeurée des sujets soumis à ses désirs cruels et autres délires fantasques.

En somme, la tyrannie permet d’accomplir le crime parfait, puisque le criminel ne peut être arrêté et incriminé pour les violences commises. Reste que le tyran n’agit pas tout seul : comme les brigands et les trafiquants d’esclaves évoqués par Thrasymaque, la tyrannie suppose toute une troupe criminelle d’hommes de main à disposition du tyran pour exécuter ses ordres et réaliser ses désirs effrénés.

*

L’argument ultime consiste à discréditer le point de vue adverse sur la justice : ce n’est pas par attachement pour la justice que l’injustice est blâmée par les faibles ; c’est uniquement par peur de souffrir l’injustice (par des sanctions) que les justes blâment l’injustice, dans la mesure même où ils ne sont pas en position de la commettre ; c’est donc leur position de pouvoir ou de non pouvoir (Calliclès) qui explique leur position.

οὐ γὰρ τὸ ποιεῖν τὰ ἄδικα ἀλλὰ τὸ πάσχειν φοβούμενοι ὀνειδίζουσιν οἱ ὀνειδίζοντες τὴν ἀδικίαν. Οὕτως, ὦ Σώκρατες, καὶ ἰσχυρότερον καὶ ἐλευθεριώτερον καὶ δεσποτικώτερον ἀδικία δικαιοσύνης ἐστὶν ἱκανῶς γιγνομένη, καὶ ὅπερ ἐξ ἀρχῆς ἔλεγον, τὸ μὲν τοῦ κρείττονος συμφέρον τὸ δίκαιον τυγχάνει ὄν, τὸ δ' ἄδικον ἑαυτῷ λυσιτελοῦν τε καὶ συμφέρον. [344c]

« car si on donne à l'injustice des noms odieux, ce n'est pas qu'on craigne de la commettre, c'est qu'on craint de la souffrir. Ainsi, Socrate, l'injustice, quand elle est portée jusqu'à un certain point, est plus forte, plus libre, plus puissante que la justice, et comme je le disais en commençant, la justice est ce qui est avantageux au plus fort, et l'injustice est utile et profitable à elle-même. »

En somme, 2. il y aurait supériorité de l’injustice sur la justice à la fois au niveau de la force (ischumos), de la liberté (eleutheros) et de la maîtrise (despostikos) ; 1. le juste étant l’intérêt du plus fort, alors [renversement] l’injustice est profitable (lusiteron) et avantageuse (sympheron) à l’injuste…

2.     Socrate contra Thrasymaque

problème

Pour Socrate, il s’agit d’exhorter à la pratique de la justice alors même qu’en apparence, on tire plus d’avantages être injuste qu’être juste. Thrasymaque fait état de ce découplement de la justice et du bonheur qui fait des justes des simplets généreux sans discernement (348d). Pourquoi faire le bien, alors qu’ici-bas règne la loi du plus fort qui opprime les justes et récompense les injustes ?

thèse

Il faut donc prouver que l’injustice ni n’est avantageuse, ni ne fait le bonheur, en montrant que I. la justice est avantageuse, non seulement pour celui qui profite de cet art, mais encore pour celui qui l’exerce – non pas de manière égoïste, mais pour l’autre –, et II. que la justice est la condition du bonheur : il y a donc un avantage pour le juste à être juste ; le juste ayant intérêt à être juste, il est juste d’agir de manière juste.

argument

Partant de l’idée que la justice est un art (technè), c’est-à-dire un savoir-faire (un savoir bien faire les choses et donc un savoir bien vivre) – ce qui présuppose en fin de compte un savoir (théorique) de la justice qui relève de la science (épistémè en contrepoint de technè) –, Socrate entend montrer qu’elle n’est telle, un art véritable, qu’en tant qu’elle est exercée comme vertu (335c) : ce qui signifie que l’art est exercé conformément à sa dynamique (dynamis), téléologiquement orientée par sa finalité (telos), et non seulement dans l’intérêt du démiurge [en ce cas, le sophos dégénéré en sophiste qui fait de l’argent comme un mercenaire, aurait le sens de rusé-malicieux]

I. La justice comme vertu de l’âme

Le juste est ce qui est avantageux, c’est-à-dire utile à celui qui profite de l’art : l’inférieur ou le subordonné.

Il s’agit de retourner l’argument du profit ou de l’avantage contre l’adversaire de la pratique vertueuse, en départageant le profit apparent du profit réel que l’on tire d’avoir été utile en tirant le sympheron, à la jonction du double sens, du côté de l’utilité véritable.

Le profit apparent n’est rien d’autre que le profitable au sens du lucratif : c’est le gain ou le profit obtenu par une activité lucrative du rusé qui soigne ses intérêts (to kerdaleon), c’est-à-dire fait des affaires en achetant bon marché (to lusiteloun) ou en vendant au-dessus du prix. En revanche, le profit réel que l’on tire d’avoir été utile consiste à aider, à porter secours ou à assister quelqu’un dans le besoin (to ophelimon) : c’est le devoir (to deon) du médecin envers le malade qu’il soigne, comme du capitaine par rapport au matelot qu’il mène à bon port (341d). C’est ce que signifie to sympheron pour Socrate : c’est ce qui est utile ou avantageux en tant même que quelqu’un d’autre nous aide à supporter quelque chose qui, donc, est supportée ensemble par les partenaires. Socrate tranche donc contre Thrasymaque le débat sur les sens du terme sym-pheron [Bailly, p. 1832a] qui renvoie à l’antinomie sur la signification d’une telle coopération ou collaboration impliquée par l’activité sociale du travail en commun :

Supporte-t-on ensemble cette tâche à accomplir, [Ā] parce que l’un, plus faible d’un certain point de vue, est contraint et forcé à le faire par l’intérêt du plus fort (338c, 339a, 342c, 343c, 344c, 347e), c’est-à-dire par son intérêt propre, l’intérêt du plus fort étant est un avantage en puissance qui lui permet de tirer profit en exploitant le soumis ?
Ou bien [A] cet effort en commun renvoie-t-il à un bien ou intérêt commun (res publica), c’est-à-dire à une rencontre avantageuse pour tous les partenaires qui permette l’accord de tous à la condition, néanmoins, que chacun (re)connaisse le bien véritable, c’est-à-dire le bien commun ?

argumentation en 3 temps

0.

Socrate réfute tout d’abord l’idée que le juste puisse tirer profit du fait de léser même un ennemi, en faisant état du fait que le léser en lui rendant le coup reçu (même en conséquence d’une injustice), loin de l’éduquer à la justice, enfonce bien plutôt l’injuste dans sa manière d’être [en lui donnant l’impression d’être victime d’une injustice, par le fait bien connu d’un découpage de la séquence qui renvoie à de la mauvaise foi].

1.

Se fondant sur le paradigme de l’art médical pour l’opposer à toute chrématistique (341c), Socrate fait état du fait que le profit mercenaire (341e, 346c), qui relève d’un art à part avec sa propre logique, se surajoute à la logique propre à l’art exercé, qu’il s’agisse de gouverner (la cité, le bateau) ou de soigner pour le médecin. Il s’agit de travailler à dégager toute dimension lucrative de la téléologie du service rendu, c’est-à-dire pour Socrate gratuitement donné [ὠφελία], conformément à l’accomplissement (telos) de la puissance (dunamis) inhérente à l’art (346-347) qui est destiné à être mis en œuvre (cf. 352). Car c’est un fait social : les gens vertueux refusent de se faire payer pour les services rendus à la cité, avec pour conséquence la nécessité de les menacer de punition pour les contraindre à gouverner (347a-c). Cela permet à Socrate d’affirmer le souci du berger pour son troupeau de façon à contredire la thèse de l’exploitation gastronomique soutenue par Thrasymaque (343b).

2.

Socrate dépouille en fait la logique du savoir-faire de toute logique de domination, c’est-à-dire qu’il pense l’exercice d’un savoir épuré de tout abus de pouvoir : pour le dire en latin, le magister n’est pas un dominus ; le maître d’un art, par exemple celui de jouer d’un instrument de musique comme la flûte, n’est pas un despote qui commande, mais un enseignant qui conseille dans l’intérêt de l’enseigné.

Car, de même que le juste ne cherche pas à se venger de l’injuste en le lésant à son tour, il ne cherche pas non plus, au contraire de l’injuste, à prendre avantage sur l’injuste comme sur le juste – ce qui le mettrait dans une logique polémique ou polémologique – ; mais, comme le savant en maîtrise d’un art, il ne domine que les ignorants de l’art, et non pas les autres maîtres, de sorte que, loin d’avoir la maîtrise intelligente d’un art dont il tire profit, l’injuste (homme politique) est bien plutôt du côté des ignorants.

scolie d’histoire des idées

Le raisonnement de Platon se fonde en dernière instance sur un principe métaphysique, là où Kant transmuera le fondement en postulat de la raison à l’horizon de l’action dont la motivation est de ce fait épurée ; dans cette même lignée, Habermas fondra l’action juste comme conséquence de la téléologique de la langue comme modalité de l’être ensemble, est-ce par opposition avec la logique stratégique.
On peut avec Arendt considérer que ce fondement de l’action politiquement juste dans l’idée du Bien prête le flanc à un raisonnement technocratique qui renvoie à un postulat idéaliste impliquant l’idéalisation d’une pratique sociale.

II. Le bonheur consécutif à la vertu

La justice est la condition du bonheur : en tant qu’art de bien vivre ou art de savoir bien vivre, la justice assure l’harmonie de l’âme ; ce qui atteste donc l’efficacité de l’action éthique humaine.

1.

La puissance (dynamis) est fonction de l’accord des forces entre elles : de même qu’une cité sans justice perd toute puissance à cause de ses dissensions ou divisions internes (351b-c), de même (une nation, armée, société ou) un homme serait condamné à l’impuissance (352d). La force (ischuron) et la puissance (dynamis) sont donc du côté de la justice

2.

Le bonheur de l’homme juste ressort de ce qu’il accomplit sa tâche (to ergon), c’est-à-dire la tâche de son âme qui est de commander et prendre soin du reste (353d) : à cette fin, il lui faut délibérer et décider d’agir conformément à la vertu (aretè) même de l’âme (353e) qu’est la justice. La dynamique téléologiquement orientée de l’âme, c’est d’accomplir sa vertu, c’est-à-dire la justice, qui est en puissance, qui est sa puissance et sa perfection (telos) à réaliser comme sa propre finalité (telos). La justice étant la vertu des hommes, elle est donc bien la tâche à accomplir grâce à la vertu propre de l’âme (353e).

III.

Il est donc plus avantageux d’être juste qu’injuste à la fois du point de vue de l’utilité (I) et du bonheur (II).