Maux et mots de la violence

Les mots de la violence

Le terme de violence couvre un champ sémantique qui regroupe des acceptions sans commune mesure. Pour destructrice qu’elle soit, la violence de l’ouragan n’est pas de même ordre que les violences d’une guerre. Sans même évoquer la douce violence qu’on peut faire à quelqu’un ou se faire à soi-même, la violence d’un assassinat ou d’un viol n’est pas non plus de même ordre que la brutalité grossière de paroles injurieuses ou la virulente intensité de sentiments exprimés de manière véhémente. Si le cheval fougueux ou un vin fort peuvent être dit violents, déjà en latin[1], ce n’est pas une raison pour qualifier de violentes les déclarations excessives ou les paroles irrespectueuses. De même, la violence de l’interprétation d’un texte n’est pas de même ordre que la violation d’un sanctuaire. Même si l’expression de la colère ressentie ou de l’amour trahi peut être le prélude du passage à l’acte criminel, une parole violente n’équivaut pas à la violence exercée sur un corps : il y a changement d’échelle, par exemple, entre des remarques sexistes et des violences sexuelles. De même, la torture psychologique infligée de manière perverse ou sadique n’est pas identique à une torture physique et, pour violente qu’elle soit en réalité, la violence symbolique n’est pas non plus l’équivalent d’une violence physique. Plus généralement, pour réelle et brutale que puisse être l’oppression d’un système de domination, ladite violence systémique n’est pas plus équivalente aux violences commises lors de la répression d’une émeute, elle-même violente.

Pourtant, l’ère actuelle de la dénonciation médiatique ouvre à une confusion des genres de surcroît à l’origine de violences imaginaires. Remarquer la couleur d’une peau ou le genre sexué d’une personne, ce n’est pas encore lui infliger la marque infamante d’une stigmatisation raciste ou sexiste. Critiquer une croyance obscurantiste ou considérer avec Kant toute religion statutaire comme superstition, ce n’est pas faire violence aux croyants qui, d’ailleurs, ne s’abstiennent pas de fustiger les mécréants en les dénommant de manière péjorative[2]. L’inflation polémiste dans l’usage du terme violence a pour conséquence paradoxale de provoquer actuellement, en français, un nivellement par le haut des actes rangés, à tort ou à raison, sous cette catégorie : contrairement à l’association désormais convenue entre violences sexistes et sexuelles, ladite violence sexiste que constitue l’outrage d’une insulte dévalorisant le deuxième sexe réputé faible – culturellement discrédité comme second, alors que la matrice est tout naturellement première –, la virulence d’une telle agression verbale donc est sans commune mesure avec la violence d’une agression sexuelle ou même d’un harcèlement sexuel qui resterait d’ordre psychologique. De même, faire violence aux femmes en les dominant par l’entremise de dispositifs de soumission à l’ordre inégal de la domination masculine, ce n’est pas encore exercer des violences[3] corporelles ou mentales, même si l’un prépare l’autre en fournissant à l’acte conjoncturel un support structurel. Car la domination polémico-religieuse de l’ordre établi sur les corps et les esprits est, avec la force et le pouvoir (potentiellement violents), un des doubles de la violence les plus imposants, avec pour conséquence d’en masquer la spécificité. N’y a-t-il, par exemple, une différence décisive entre la domination symbolique et la violence symbolique dont il conviendra de cerner le champ ?

[1] Lucrèce, De natura rerum, livre 3, v.482 [III,482]. Cf. V, 1226 vs 1231 pour la nature déchaînée…
[2] Kant, Conflit des Facultés (1798) : « Heidentum (paganismus) est, d’après son étymologie [en allemand], la superstition religieuse du peuple dans les forêts (Heiden), c’est-à-dire d’une foule dont la foi religieuse est encore dépourvue de toute constitution ecclésiastique et, par-là, de toute loi publique. Mais les Juifs, les Musulmans et les Hindous ne considèrent pas comme loi ce qui n’est pas leur loi : et ils affublent les autres peuples, qui n’ont précisément pas les mêmes observances d’église qu’eux, d’un nom dégradant (Goj, Dschaur, etc.), à savoir celui d’infidèles. » [trad. fr. CF*,p. 90] Dans la suite de la note, Kant use du terme hébreu goy (nation) qui est l’équivalent du terme latin gentiles (les nations) : en hébreu, puis en yiddisch, ce terme péjoratif est utilisé pour désigner les peuples ou les individus qui ne sont pas juifs ; de même, Dschaur (ou Giour) est le nom tout aussi dépréciatif que les Turcs donnent à ceux qui ne partagent pas leur religion.
[3] Maurice Godelier, Les métamorphoses de la parenté, 2004, p. 266-267.

Une théorie critique de la violence est appelée à déconstruire les distinctions figées en dichotomies tellement tranchées que la relation entre deux phénomènes disparaît : il y a bien un lien entre force et violence ; potentiellement violente, la domination peut être source de violence ; chaque violence est une forme de contrainte exercée par l’un sur l’autre, etc. Mais, pour précieuse et judicieuse que puisse être la déconstruction des lignes de démarcation, cette opération critique ne doit pas revenir à effacer les distinctions et les gradations qu’il convient de reconnaître entre les différents types et genres de violence, sauf à sombrer et à s’abîmer dans une variété post-moderne de confusionnisme. Une théorie critique de la violence doit s’évertuer à en circonscrire le champ pour la discerner de ses doubles sans les dissocier pour autant de ces éléments ou moments à l’origine de la violence. Car il y a bien des doubles de la violence qui font écran à la reconnaissance de sa différence spécifique. L’emploi du terme dans différentes langues révèle ainsi différents doubles de la violence qui ne paraissent identiques à la violence qu’en raison d’une confusion qui l’identifie à tort à tel ou tel double : c’est le cas de la force (vis) qui est, en latin, la souche dont est dérivé le terme violence (violentia) ; le terme Gewalt ayant le double sens de violence et pouvoir, l’allemand invite en quelque sorte à leur confusion ; etc. Il convient donc de s’aider d’un comparatisme linguistique pour relativiser les associations et les distinctions dans l’objectif de discerner ce qui est à tort confondu.

Par exemple, l’allemand discerne encore et toujours fort à propos entre énergie, force, puissance, pouvoir et violence, tout en distinguant même la violence criminelle : apparentée à la guerre (Krieg), l’énergie (Kraft) n’est pas la force (Stärke), laquelle est entendue au sens de la vigueur physique et de la rigueur ou fermeté mentale ; de même, et abondant dans le même sens, le pouvoir (potestas) n’est pas plus la puissance (potentia) en allemand qu’en latin ; du côté de la force, vigoureuse au point d’être brutale sans être féroce pour autant, la puissance (Macht) manifeste en acte la capacité (potentia) dynamique à s’imposer effectivement, dans un rapport de force qui permet à la force supérieure d’opprimer, en la comprimant, la force moins grande du plus faible, d’une manière qui est plus ou moins imposante (gewaltig) sans jamais être omnipotente, Dieu seul étant tout-puissant (allmächtig) au sens même de la toute-puissance (Allgewalt) de la nature ; par contraste, le pouvoir (Gewalt) est en puissance ou potentiellement violent, du fait même qu’il s’est établi, par la force ou la ruse, précisément comme puissance effective ayant la capacité et le droit à user de violence (Gewaltsamkeit) ; la violence en acte (Gewaltsamkeit) d’un pouvoir puissant n’est pas non plus identique à cette même violence identifiée en tant qu’acte criminel (Gewalttätigkeit). L’allemand n’est pas la seule langue à reconnaître une nette gradation depuis l’agressivité brutale d’une parole ou d’un geste jusqu’au passage à l’acte physiquement violent. Si la sémantique de la violence se partage entre les paroles et les actes, c’est bien pour faire le lien de cause à effet, par exemple, entre la violence d’une passion et la violence effective dudit crime passionnel. Il ne s’agit donc aucunement de limiter la violence aux actes violents et aux violences corporelles. La menace de mort qui en appelle au meurtre des Juifs ou le déni négationniste du génocide ne font-ils pas également violence aux descendants des victimes ? La virulence des paroles agressives en général ne fait-elle pas psychiquement violence aux personnes ciblées par de telles paroles violentes ? Les mots violents ne préparent-ils pas la violence des maux physiques ?

Il conviendrait d’analyser les maux de la violence en étudiant les mots de la violence : sans les accréditer, ni les discréditer a priori, une théorie critique de la violence doit suivre les intuitions sémantiques du phénomène à circonscrire, de façon à comprendre les associations et les dissociations entre les notions qui se sont imposées à différentes langues au cours du temps pour dire la violence sous toutes ses formes. C’est la condition préalable pour définir la violence en validant des distinctions et en invalidant de multiples confusions. La première d’entre ces indistinctions confuses est préprogrammée par l’inscription dans la sémantique latine de la dérivation de violentia à partir de vis : comme si la violence était une modalité de la force. La force est le double qui se profile devant la violence pour la justifier comme un droit à exercer contre le crime.

Car, partagée entre la juste force du droit et le crime injuste contre le droit, la violence est au cœur d’une antinomie : soit la violence est confondue avec la force, au nom du crime à punir et à bannir de la société [Hobbes] ; soit la violence est assimilée au crime, au nom du droit à faire respecter justice et liberté par l’usage de la force légitime [démarcation lockienne]. Le crime se substitue alors à la force comme double de la violence…

Double de la violence, la force fait écran en empêchant de percevoir ce qui la distingue de la violence. Une théorie critique de la violence doit à la fois dissiper la confusion et rendre compte de ce qui l’occasionne au point d’avoir engendré le doublet latin vis et violentia.

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C’est « par force et violence » que les républiques sont nées selon Bodin[1]. L’expression, reprise du latin pro vi et violentia, atteste d’autant mieux l’aporie d’une démarcation claire et nette entre force et violence que violentia est dérivé de vis pour accentuer la spécificité de cet emploi de la force, excessivement ou exagérément brutal, au point d’être jugé despotique et cruel (violentus). Tout comme celle de l’allemand, la sémantique du français dérivé du latin, lui-même articulé au grec, atteste ainsi cette aporie, tout en fournissant des éléments d’évolution sémantique en relation avec l’évaluation de la violence par rapport à la situation sociopolitique et en relation aux normes éthiques et juridiques mises en place à une époque déterminée. Il convient ainsi de s’immerger dans la distinction sémantique entre force et violence en français, avant d’en chercher la source latine, qui s’inspire du grec, afin d’en revenir à la démarcation allemande. Le dédoublement grec à l’origine du doublet latin ouvre en effet au redoublement allemand de la distinction. En contrepoint de l’indistincte distinction entre force et violence, il y a en effet une démarcation entre violence et puissance (potentia) ou pouvoir (potestas) par la sémantique de l’allemand moderne qui s’efforce de distinguer entre Gewalt et Gewaltsamkeit.

[1] Jean Bodin, Les six livres de la République (1583), livre I, chap. VI, p. 93.

1.     Usages et registres du terme violence en français

L’usage actuel du substantif définit[1] la violence comme un abus de la force1215, par emprunt au latin violentia qui s’entend à la fois du caractère emporté, farouche ou indomptable d’un être humain et de la puissance ou force brutale des éléments (le vent, l’hiver et même le vin) : comme le substantif qui en est le dérivé, l’adjectif violentus prend ces deux sens d’une personne emportée ou d’un fleuve impétueux, tout en insistant sur le caractère cruel, despotique et même tyrannique de l’ordre impérieux qu’émet une puissance despotique. Faire violence à1538 un être humain, ce serait en ce sens le forcer ou le contraindre, que ce soit par la force, brutale, ou par la force de l’esprit rusé, à faire ou à subir quelque chose contre sa propre volonté : l’abus consiste à user ainsi de la force brutale1314 pour soumettre quelqu’un d’autre grâce à cet acte brutal1320.

Comme l’atteste le lien sémantique entre les deux mots, le paradigme en est le viol d’une personne, le plus souvent de sexe féminin, par un violeur1360-1500 qui viole1170 un garçonnet, une fillette ou une femme1170 en la pénétrant sans son consentement. Dès l’ancien français, la violence revient en effet à nuire à quelqu’un1209 en lui manquant de respect : commettre une violence et donc violer au sens du latin violo, c’est par exemple faire violence à un hôte, violer, dévaster un territoire ; profaner, outrager, porter atteinte à… ou transgresser. Ce qui ouvre au sens des succédanés de la violence archétypale que sont les violations d’une sépulture1720, d’une loi, de l’asile1872, du domicile1837 et même de la langue1634. Car une interprétation abusive ou forcée revient à faire violence à un texte1556, c’est-à-dire à violenter ce texte1640 (le lexique ou la grammaire1660) en en dénaturant le sens par le fait même de n’en pas respecter la lettre, en particulier des textes religieusement considérés comme des livres sacrés. La demeure, l’asile ou le temple pouvant également être culturellement jugés sacrés, pénétrer un lieu sacré1080 ou simplement interdit sans en avoir la permission, ni montrer le respect dû à ce lieu protégé par la loi (coutumière, religieuse ou positive), équivaut de ce fait à le violer en y entrant de force pour y faire de surcroît quelque chose de prohibé : ce qui profane le lieu, de manière symbolique (par des inscriptions insultantes) ou matérielle (vols et dégradations), en plus des éventuelles agressions violentes des gens qui s’y trouvent effectivement ; sur le plan affectif, cette profanation blesse les habitants, dont l’intimité privée est violée – c’est le cas lors d’une violation de domicile, par exemple, par un voleur ou un agresseur étranger à la famille –, ou les pratiquants du culte, dont les croyances sont méprisées par les mécréants – c’est ce qui arrive en cas de profanation d’un temple par des comportements inconvenants (couvre-chef dans une église, chaussures dans une mosquée, etc. ), des paroles injurieuses et/ou la violation de l’autel, le vol d’objets sacrés, etc. Encore faut-il remarquer à cet égard que la blessure provoquée par la profanation reste au niveau affectif de la violence symbolique, tant du moins qu’aucune violence corporelle n’accompagne et accomplit la violation de la demeure ou du sanctuaire.

La brutalité de la force, à la fois irrésistible, néfaste et dangereuse1600, s’entend à la fois des éléments naturels et du caractère violent1631 d’un agresseur. C’est ce qui assure le sens négatif et dépréciatif du terme, en particulier dans le cas humain du caractère excessif, exagéré et sans mesure1671 de la personne violente, laquelle ne montre aucune retenue, alors même que la force violemment1538 exercée a des effets considérables sur les gens qui la subissent. Même s’il n’y a aucune idée d’excès à propos de ce qui émeut intensément1564, ce sentiment intense qui s’impose violemment1690, avec une véhémence comparable à la virulence d’un venin ou d’un poison venimeux[2], peut avoir – tout comme le langage excessif1774 d’ailleurs – un pouvoir d’action intense1213,1314 qui peut aller jusqu’à provoquer une mort violente1550. Le caractère brusque de ce type de mort, accidentelle et souvent d’origine humaine, la distingue d’une mort naturelle conformément à l’opposition entre ce qui est naturel et ce qui est forcé1750. C’est ainsi qu’à un autre niveau, imagé, l’être humain peut se faire violence en se forçant, grâce à un effort sur soi-même, pour s’imposer une attitude contraire au comportement spontané qu’il aurait eu (tout naturellement). En revanche, se faire à soi-même une douce violence est une expression ironique qui signifie feindre de résister au désir de se faire plaisir (en faisant quelque chose) : de même, c’est faire une douce violence à quelqu’un1668 d’autre, lorsqu’il refuse quelque chose par politesse, que de le pousser à l’accepter. Il n’y a donc là aucune violence à proprement parler : se faire une douce violence, c’est affecter de se faire violence.

[1] L’analyse suit l’enregistrement des usages sémantiques par divers dictionnaires et autres lexiques dont le dictionnaire historique et critique de la langue française, le Robert, qui repère les premières occurrences d’un terme ou d’une expression : cette datation sera indiquée comme le coefficient, par exemple, de la définition (en 1215) de la violence comme abus de la force1215.
[2] Arthur Rimbaud, « Nuit de l’Enfer » dans Une saison en enfer (1873) : « J’ai avalé une fameuse gorgée de poison […] Les entrailles me brûlent. La violence du venin tord mes membres, me rend difforme, me terrasse. » (nrf, p.131)

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Cette première approche des sens du terme violence – pour l’instant, elle fait abstraction du champ sémantique de la force dont il sera question en même temps que le latin vis – donne à penser deux types de problème : l’extension du champ de la violence ; son rapport à la force.

Comme pour la force, le champ sémantique de la violence s’étend depuis les phénomènes naturels de l’exercice brutal des forces physiques jusqu’aux passions ou émotions proprement humaines, en passant par les violences corporelles ou mentales commises par un être humain sur un autre être, humain ou non. Il y a donc trois registres d’emploi du terme violence : les phénomènes physiques, comme la tornade ; les actes violents commis par les êtres humains, comme le meurtre ou le viol ; les sentiments éprouvés par un être humain, comme la haine. Dans ces trois cas de figure, la violence est attestée par l’effet qu’elle produit : par exemple, la dévastation et l’hécatombe de morts, pour le tremblement de terre ; la mort d’homme pour l’assassinat, même si la victime été exécutée en douceur pendant son sommeil ; le suicide en raison d’un chagrin d’amour. Tout comme la furieuse passion qui pousse en effet à se tuer ou à tuer, le tremblement de terre est à l’origine d’un effet violent : c’est la violence des conséquences qui fait en retour apparaître la cause tout aussi violente. Quel que puisse être le type de cause, c’est ainsi l’effet produit qui semble autoriser à juger qu’il y a eu violence, d’un point de vue forcément anthropocentrique, et qui permet également d’évaluer dans cette même perspective humaine l’intensité de la violence en fonction de l’ampleur des dégâts matériels et humains. C’est donc le jugement humain sur le tort subi qui décide du caractère violent de la cause, qu’il s’agisse d’un tremblement de terre provoqué par la tectonique des plaques ou du naturel violent d’une personne, laquelle peut s’emporter au point de blesser et même tuer un autre être sous le coup de la colère. Voilà le premier problème : est-il légitime d’extrapoler des actes violents à la violence des causes d’ordre physique, les phénomènes naturels, ou d’ordre psychologique, les passions humaines ? Est-il même correct d’induire la violence de l’acte brutal, par exemple pousser quelqu’un, à partir des retombées dramatiques de l’usage de la force, comme la mort accidentelle de l’homme brutalement repoussé ? N’y a-t-il pas à un droit à user de la force, pour se défendre, qui distingue en principe cet usage et la force elle-même par contraste avec l’emploi abusif et excessif de la violence pour s’imposer ou faire du tort à autrui ?

Cela pose le second problème, central, du rapport que la violence entretient avec la force. Tout en en étant distincte, la violence s’avère manifestement indissociable de la force qui, par contraste, a un sens positif. La question se pose de savoir si la force est le versant positif de la violence – ce qui reviendrait à les identifier – ou bien si la force est la souche matricielle de la violence, qui serait seule négative en tant que sa dégénérescence – la force serait bien distincte de la violence, même si celle-ci reste indissociable de la force exercée pour produire l’effet violent – : voilà l’alternative à laquelle est confrontée une théorie critique de la violence qui s’efforce de la distinguer de ce double incontournable qu’est la force, en mettant à l’épreuve les arguments à l’origine de leur assimilation tout en discutant les objections qui leur sont faites pour étayer l’antithèse de leur distinction critique.

Il faut bien reconnaître, en premier lieu, que force et violence sont difficiles à discerner. Car, d’un point de vue qui projette le modèle physicien de la mécanique des forces sur les relations humaines, la puissance de la force contraignante qui s’exerce contre une autre force, plus faible, pour l’oppresser ou la forcer à prendre une direction imposée par la force supérieure ne peut qu’apparaître violente (plutôt que virulente d’ailleurs) à la force qui en subit en effet toute la puissance. Le sentiment déjà âprement éprouvé par le sujet humain d’être soumis à une violence oppressante est de surcroît renforcé, dès que la force oppressive paraît emportée par la virulence impétueuse d’un ressentiment viscéral à l’endroit de l’être oppressé. En plus de se sentir dominé par la force supérieure de son oppresseur, l’opprimé ressent douloureusement, par exemple à travers un regard malveillant ou un ton violent, l’animosité vindicative de l’effort délibéré que l’être plus fort fait pour lui nuire : cet esprit de violence ressenti comme animosité est déjà un des sens du latin vis.

Il y a donc deux aspects hétérogènes et même contradictoires qui entrent en ligne de compte pour assimiler la force exercée à de la violence. D’une part, la supériorité d’un individu par rapport à un autre ou la suprématie d’une troupe capable de contraindre un autre groupe semblent relever du registre physique de l’efficacité mécanique d’une force supérieure qui, à la fois, dispose de la puissance nécessaire pour cela et l’exerce effectivement pour s’imposer dans un rapport de force de part en part naturel : le rapport de force potentiellement violent entre êtres humains serait d’ordre naturel autant que d’origine naturelle, les chevaux impétueux ou la furieuse tempête servant de modèle pour penser le tempérament naturellement énergique d’un homme qui, en raison même de sa force supérieure, pourrait prendre l’ascendant sur les autres. Corrigeant Nietzsche qui en annonçait l’avènement à venir, Freud suppute l’apparition du sur-homme (Übermensch) dès les prémices de l’histoire primitive de l’humanité : c’est la figure du meneur dominateur doté tout naturellement d’une personnalité « absolument narcissique » qui le rend capable, en vertu de sa nature de maître (von Herrennatur)[1] aussi sadique que tyrannique, de soumettre tout naturellement la masse des autres, hypnotisés par la puissance de son narcissisme supérieur. De ce fait, la violence peut sembler objectivement mesurable à l’effet produit par la force qui s’exerce physiquement ou mécaniquement sur les sujets qui la subissent. Ce serait vrai en général, que la force en question s’exerce tout naturellement en raison de la corpulence robuste ou de l’énergie vigoureuse d’un corps plus fort que les autres, ou bien qu’il s’agisse d’une force culturellement armée, par l’art martial et le développement technique des armes de combat, pour s’imposer violemment par la force des armes.

[1] Sigmund Freud, Massenpsychologie und Ich-Analyse (1921), Studienausgabe (1974), t. IX, Francfort, Fischer Verlag, 1989, p. 115 ; trad. fr. de Psychologie de masse et analyse du Moi dans les Essais de psychanalyse, Payot, « Petite Bibliothèque », 1973, p. 151.

Néanmoins, et c’est le second aspect qui prend le contrepied du premier, la perception prétendument objective de la puissance effective d’une force supérieure présuppose un point de vue humain comme condition sine qua non pour pouvoir en calculer l’effet violent et identifier la force comme violence. La force n’est éprouvée comme violence et la violence n’est ressentie comme telle que par l’entremise de la sensibilité du sujet humain qui en pâtit ou qui compatit à la douleur de l’autre être, humain ou non humain. La souffrance occasionnée par la violence exercée est de surcroît dupliquée par trois sentiments humains qui se produisent fréquemment. Les maux endurés à cause de la violence sont, en premier lieu, redoublés par le sentiment d’impuissance que tout le monde peut éprouver, même s’il l’est tout particulièrement par les pauvres gens, face à une force supérieure qui leur paraît s’exercer de manière à la fois inique et excessive. À cela s’ajoute le ressentiment des victimes de la violence qui se sentent maltraitées en toute injustice. Ce ressentiment s’accroît encore, en même temps que la souffrance endurée en conséquence de la violence, dès lors qu’est amèrement ressentie l’animosité délibérée de ces individus violents qui abusent de leur force supérieure pour faire du mal ou du tort aux autres. Loin d’être une donnée objective du rapport entre forces naturelles, la transmutation de la force en violence serait donc bien plutôt le fait anthropogène d’une perception ou interprétation fondée sur des sentiments humains, très humains.

Une théorie critique de la violence qui s’efforce de la discerner de la force se doit par conséquent de préciser les termes de cette transmutation, en élucidant la source étymologique de la dérivation latine de la violence (violentia) à partir de la force (vis). Or ce doublet latin s’inspire d’un dédoublement grec entre deux formes de force qu’il convient de considérer en premier lieu pour en analyser l’effet puissant en latin.

2.     L’intuition grecque d’une violence partagée entre énergie vigoureuse et excès transgressif

Il y a, en grec ancien, un dédoublement en gestation entre l’énergie robuste de la force naturelle et le déchaînement impétueux de la violence dont la virulence s’avère aussi transgressive qu’excessive. Ce dédoublement se cristallise autour de deux termes, βία et ἰσχύς, qui ne forment pas un doublet sémantique, au contraire de ce qui sera le cas en latin avec vis et violentia. Il y a dans cette intuition une sorte d’indécision que tranche le grec moderne en renforçant et en accentuant la tendance antique à comprendre bia comme relevant plutôt de la violence et ischus de la force. Mais, loin d’être une défaillance, cette indécision fait signe vers l’intuition grecque que le latin inscrira dans la dérivation sémantique de violentia à partir de vis : la force brute et brutale est potentiellement violente, de sorte que la brutalité même de la force semble la prédisposer à dégénérer effectivement en violence. Il ne s’agit donc pas d’une imprécision dans les mots, mais d’une compréhension des maux dont le ressort phénoménal est l’expérience de l’usage et de l’abus de la force pour s’imposer violemment, en particulier à la guerre. Comment user de la force au combat sans être effectivement violent dans l’emploi des armes de guerre ?

Dans la Théogonie, Hésiode dénomme ainsi Héraclès le violent (βία Ἡρακλῆς) en raison de ses multiples exploits meurtriers, par exemple face à l’hydre à neuf têtes qu’il mit à mort avec l’aide d’Ilaios ami d’Arès (v. 313-318), le dieu de la guerre, ou encore face à l’ogre à trois têtes, le monstrueux Géryon, qu’il tua comme son chien Orthros et le berger Eurytion (v. 289-294). Si le vaillant (ἄλκιμος) fils d’Alcmène est appelé Héraclès le fort (ς Ἡρακλῆς), au terme des épreuves (v. 943-955) qui lui sont imposées pour se purifier d’avoir tué sa femme et ses enfants sous l’emprise d’un coup de folie (atè), la raison en est que le fils de Zeus, qui avait étranglé deux serpents au berceau et tué son maître de musique à cause d’un accès de colère, n’avait pu accomplir cette grande œuvre (mega ergon) qui allait l’immortaliser (v. 954-955) que grâce à sa force ou vigueur (ς) : en effet, selon Hésiode, « ce fut la force vigoureuse d’Héraclès le violent [ς … βίης Ἡρακλείης] qui fit périr » le lion de Némée (v. 327-332). Lors du combat, l’emploi de la force est ipso facto violent sans que cet usage ne constitue un abus. Mais qu’en est-il en dehors du champ de bataille ? La force ne contient-elle pas toujours la violence en elle, intrinsèquement, comme une possibilité suspendue qui menace de s’abattre sur les victimes d’un violent coup de folie ?

L’absence d’une démarcation claire et nette entre force et violence se lit, par exemple, dans l’association de force et violence (ischus d’ ède biè) à propos des robustes (obrimoi) Cyclopes aux entrailles au plus haut point violentes (hyperbion) [v. 139-140, v. 146-148]. L’adjectif qui qualifie les cyclopes est lui-même dans l’entre-deux entre force et violence : épithète de la déesse de la guerre, Athéna, chez Hésiode et chez Homère [Hymnes homériques, 2 & 7], le terme ὄβριμος qui signifie fort, robuste ou vigoureux ne qualifie pas seulement la robustesse des enfants et la force vigoureuse de l’eau, il est également attribué à la puissance des guerriers, d’une javeline ou d’un lion, auxquels cas l’exercice de la force ne peut s’effectuer qu’avec violence et son effet être violent : c’est ainsi que Jason se voit imposé de nombreuses épreuves par le grand roi orgueilleux, « le violent [hybristès] Pélias agissant de manière brutale [obrimoergos] et présomptueuse » [Théogonie, v.  995-996]. C’est par la même formule (ataslaton obrimoergon) associant la brutalité de l’acte à la démence de l’égarement (atè) que le père du divin Hector qualifie le sort infame (aeikeia erga) qu’Achille inflige à son cadavre traîné sur le champ de bataille par le char de l’Achéen : cet acte terrible est tout autant violent que dément [Iliade, XXII,418][1]. Pour sa part, la mère d’Aphrodite que l’outrecuidant (hyperthumos) Diomède vient de blesser qualifie cet acte brutal (obrimoergos) de méfait misérable de la part de ce guerrier qui se sent assez fort au combat (karteros) pour oser s’attaquer aux Immortels[2]. La force se fait violence non seulement au niveau physique de la blessure infligée à Aphrodite d’or, et plus tard à Arès[3], mais sur le plan symbolique de l’hybris : un des noms de la violence qui désigne, toujours en mauvaise part, l’excès du fait d’un usage impie de la force brutale dont l’abus s’avère irrespectueux des dieux comme des morts dans le cas d’Achille. Tout acte de guerre est, il est vrai, constitutivement violent, mais il ne s’agit pas ici tout simplement de l’audace d’un acte brutal qui paraîtrait hardi (obrimoergos) : en l’occurrence, l’adjectif qualifie un acte terrible qui ne se produit pas seulement avec force, mais recèle une violence qui combine brutalité et démence transgressive. C’est dire à quel point il est difficile de dissocier la force de la violence, celle-ci s’entendant tout autant de la brutalité excessive dans l’usage de la force physique que de la virulence psychique de l’emportement dément à l’origine affective de l’acte transgressif.

[1] Homère, Iliade, XXII, v. 418. Voir la traduction française de l’Iliade par Paul Mazon (Les Belles Lettres, 1937-1938) réédité par Gallimard (1975), « folie classique », p. 451, & l’édition en grec de l’Iliade et l’Odyssée chez Insel Verlag, Leipzig, 1942, p. 481.
[2] Iliade, V, v. 403 : p. 120/gr.106.
[3] Iliade, V, v. 846-857.

L’indécision perceptible dans la sémantique grecque signale ainsi la difficulté (aporia) qu’il y a à circonscrire le champ de la violence en indiquant discrètement la trouble indistinction de la zone nébuleuse entre force et violence. L’impossibilité de tracer une ligne de démarcation tranchée pour séparer force et violence est attestée par le débordement de l’une vers l’autre qui s’opère dans les deux sens, même si le glissement sémantique n’a pas la même signification de part et d’autre. D’un côté, la violence implique ipso facto la force, d’une manière ou d’une autre, comme une condition nécessaire, bien qu’insuffisante : la définition de la violence doit donc forcément contenir la force comme un de ses éléments constitutifs. De l’autre côté en revanche, la force n’est pas intrinsèquement violence : elle ne le devient en quelque sorte qu’accidentellement, dans certains cas qui justifient la dérivation latine de violentia à partir de vis sous des conditions déterminées qu’il s’agit précisément de définir ; c’est en effet la condition sine qua non pour repérer les critères distinctifs de la violence et préciser le moment de son émergence. L’intuition que recèle le grec ancien à propos de cette question de l’irruption de la violence peut avec profit être reformulée en empruntant la terminologie aristotélicienne :

la force étant violence en puissance, le passage à l’acte violent serait tendanciellement inscrit dans l’usage de la force comme l’éventualité d’un abus préprogrammé, dont la probabilité pour autant n’a rien d’une nécessité impérieuse !

En plus de poser le problème du moment d’émergence de la violence, cette reformulation d’inspiration aristotélicienne, qui use de la distinction entre puissance (δύναμις) et acte (ἐνέργεια), pointe la question ouverte du rapport entre violence et puissance qu’Aristote évoque dans son cours sur la politique. Il convient néanmoins, pour dégager ce problème, de bien entendre les sens du terme dunamis, à savoir : non seulement la faculté de pouvoir en général – chez Aristote, il s’agit d’une potentialité physique ou psychique de développement d’une force ou capacité corporelle ou mentale –, mais encore le pouvoir de domination exercé par un tyran ou une oligarchie au détriment de gens victimes de violences. Car, tout comme l’individu dans une tyrannie (tyrannis), un collectif de puissants oligarques (dynasteia) impose son pouvoir (dunamis) arbitraire, selon Aristote, dans le cadre d’un régime de type dynastique (δυναστευτική) qui est dépourvu de lois et d’assemblée (δῆμος), et ce par contraste avec ce qu’il appelle une constitution de type politique (πολιτικὴ) : à ses yeux, c’est la différence entre un régime politique (πολιτεία) et un régime dynastique (δυναστεία)[1], cette forme d’oligarchie à la fois héréditaire et autoritaire où la puissance (δύναμις) de commander est détenue par une minorité de nobles puissants qui commandent à la place des lois[2] et exercent, en tant que maîtres (κύριοι) des lois[3], un pouvoir souverain (kurios) sur les sujets soumis à leurs décrets arbitraires. Tout comme la tyrannie, l’oligarchie dynastique s’impose ainsi avec violence et arbitraire[4] en raison d’un rapport de force que seule une insurrection (stasis) pourrait renverser. Dans les deux cas de la tyrannie et de l’oligarchie dynastique, les violences perpétrées par les puissants sont dues à un abus de pouvoir, lequel est d’ailleurs préprogrammé par l’absence d’une constitution politique reconnaissant les droits des citoyens : ce qui permettrait de faire contrepoids à la force démesurée du pouvoir souverain. La violence serait donc moins le fait de la force naturelle des individus que de la puissance culturelle des oligarques au pouvoir, lesquels cultivent l’agressivité pulsionnelle de leurs hommes de main et autres mercenaires pour imposer les intérêts politiques et économiques de l’oligarchie. Il y a donc bien un lien entre violence et puissance que la sémantique grecque atteste en permettant d’en retracer la genèse.

[1] Aristote, Les politiques, II, 10 : « Ἣν δὲ ποιοῦνται τῆς ἁμαρτίας ταύτης ἰατρείαν, ἄτοπος καὶ οὐ πολιτικὴ ἀλλὰ δυναστευτική. […] ᾗ καὶ δῆλον ὡς ἔχει τι πολιτείας ἡ τάξις, ἀλλ’ οὐ πολιτεία ἐστὶν ἀλλὰ δυναστεία μᾶλλον. » (1272b1-3,10-11)
[2] Aristote, Les politiques, IV, 5 : « ἕτερον δ’ εἶδος ὀλιγαρχίας, ὅταν παῖς ἀντὶ πατρὸς εἰσίῃ, τέταρτον δ’, ὅταν ὑπάρχῃ τε τὸ νῦν λεχθὲν καὶ ἄρχῃ μὴ ὁ νόμος ἀλλ’ οἱ ἄρχοντες. Καὶ ἔστιν ἀντίστροφος αὕτη ἐν ταῖς ὀλιγαρχίαις ὥσπερ ἡ τυραννὶς ἐν ταῖς μοναρχίαις, καὶ περὶ ἧς τελευταίας εἴπαμεν δημοκρατίας ἐν ταῖς δημοκρατίαις· καὶ καλοῦσι δὴ τὴν τοιαύτην ὀλιγαρχίαν δυναστείαν. » (1292b4-10)
[3] Aristote, Les politiques, IV, 14 : « ὅταν δὲ καὶ αἱρῶνται αὐτοὶ αὑτοὺς οἱ κύριοι τοῦ βουλεύεσθαι, καὶ ὅταν παῖς ἀντὶ πατρὸς εἰσίῃ καὶ κύριοι τῶν νόμων ὦσιν, ὀλιγαρχικὴν ἀναγκαῖον εἶναι τὴν τάξιν ταύτην. » (1298b2-5)
[4] Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Klincksieck, 1968-1974, 1980, p. 301.

La violence comme abus de la force proviendrait de la puissance comme excès de pouvoir. L’expérience grecque de la force potentiellement violente permettrait ainsi de reconnaître le danger de l’excès qui constitue la violence comme transgression (hubris). Ce serait comme si la violence s’avérait être l’excroissance transgressive de la force sous l’effet de l’excès de puissance. Il y aurait un signe indirect à cette excroissance dans le fait linguistique que de nombreux mots grecs peuvent être traduits en français à la fois par l’un ou l’autre terme, force ou violence, selon le contexte. C’est en premier lieu le cas pour βία qui prend principalement le sens de violence, surtout lorsqu’il forme un doublet avec ὕϐρις (excès) ou χεῖρες (tenir sous son pouvoir), alors qu’il a plutôt le sens de force quand il est joint à κάρτος : ce terme épique qui équivaut au κράτος ionien est pris au sens non de la puissance souveraine, mais plutôt au sens de l’endurance de la fermeté d’âme (καρτερία) qui désigne une force non-violente comparable au satyagraha de Gandhi. Comme il y a de multiples termes en grec pour dire la force et/ou la violence, même s’il faut de toute évidence se focaliser tout d’abord sur ἰσχύς et βία, il convient en tout cas d’apprécier les nuances respectives de leurs emplois en s’efforçant de repérer le contexte de leur utilisation.

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Dans la mythologie grecque, Bia est le nom d’une divinité qui personnifie la Force ou la Violence : comme l’indique la Théogonie d’Hésiode (v. 384-385), Βία est apparentée à ses sœurs, Νίκη (victoire), Κράτος (pouvoir-puissance) et Ζῆλος (émulation-rivalité). Au début du Prométhée enchaîné d’Eschyle, Kratos (Pouvoir) et Bia (Force-Violence) en ont fini avec la mission que Zeus leur avait confiée de ramener Prométhée dans la contrée désertée et éloignée du pays des Scythes pour que le dieu du feu, Héphaïstos, l’y enchaîne sur des roches escarpées et désolées en se servant de la force violente (βίᾳ) de ses coups (v. 74), le dieu souverain l’ayant puni pour avoir donné aux mortels le feu dérobé aux dieux : comme le dieu de la métallurgie montre de la compassion pour ce dieu de même sang que lui avec lequel il passait du temps, Pouvoir le somme d’obéir à Zeus, alors que Force-Violence reste sans voix pendant toute la scène tragique (v. 1-87). Comme si le pouvoir était un porte-parole de la puissance !

Le pouvoir serait ainsi chargé d’accompagner l’acte violent pour justifier cet usage de la force qui se traduit par une violence en acte : la puissance souveraine de Zeus lui donne le pouvoir de juger et de commander à la Force-Violence de s’emparer du condamné pour le mener au lieu où le châtiment sera exécuté, sous la surveillance du Pouvoir qui rappelle son devoir au dieu chargé de la basse besogne de mettre aux fers le condamné. Confirmant la relation entre puissance et violence, l’enchaînement des décisions et le déroulement des opérations s’apparente incidemment au schéma général qui préside au maintien de l’ordre hiérarchique : la sentence impérieuse du souverain ; l’arrestation du condamné par la force violente et l’exécution violente du châtiment sous la direction et la surveillance du pouvoir exécutif. Mais il y a plus encore, une sorte de révélation de la dialectique entre parole et acte se produirait sous la figure d’une parabole : au commencement était la parole, divine, qui préside à l’acte ; la violence de la force qui s’exerce en conséquence opère silencieusement, c’est l’acte pur de toute parole ; par contraste, le pouvoir d’exécution de la sentence imposée par la puissance souveraine en revendique la légitimité par la parole ; obligeant l’exécutant à mener à bien sa mission punitive, cette prise de parole est la condition du passage à l’acte violent. Le passage dialectique de l’archein au prattein est parachevé, attestant la suprématie de la parole violente de la puissance souveraine au fondement du pouvoir de contraindre les forces subalternes à user de violence en acte. Reste l’indistinction entre force et violence qu’il convient de problématiser en partant de l’intuition grecque.

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Souvent rendu par violence en français, βία est une force plus nettement du côté de la violence que ne l’est l’autre terme, ἰσχύς, habituellement traduit par force, même si cette tendance du grec ancien à identifier bia à la violence et ischus à la force connaît des exceptions des deux côtés. Or le terme ἰσχύς, qui exprime en premier lieu la brutalité de la force physique, est la souche grecque du terme latin pour force (vis). Il convient de se demander si la force brute est inévitablement violence brutale…

2.1  Les sens de la force : force brute ou brutale violence ?

Le latin uis est dérivé d’un terme qui n’existe à l’origine que chez Homère et Hésiode, sans la lettre digamma (ici typographiquement rétablie entre parenthèses) qui a disparu en ionien : dans le corps archaïque, (ϝ)ς désigne la force comme puissance agissante[1] ; le terme s’inscrit en fait dans le spectre indo-européen du sanscrit váyah, qui signifie la force vitale (Lebenskraft en allemand), dont le correspondant européen, *uei (kräftig ou énergique), est la racine du latin ius (force) et de l’irlandais (colère, fureur)[2]. L’emploi de la force ne serait donc pas ipso facto violent, mais seulement énergique ou impétueux, même si le fait d’user de la force pourrait devenir violent – à suivre l’intuition irlandaise – sous le coup d’une furieuse colère qui pervertirait son usage en abus. Il conviendrait de mettre à l’épreuve cette hypothèse qui assigne la responsabilité de la violence, non pas à la brutalité de la force, mais à l’intensité de l’émotion qui se déverse furieusement, sur le modèle d’une éruption volcanique, depuis le tréfonds d’une âme prise de folie. Car cette interprétation permettrait de démarquer la force brute et brutale, qui s’exerce naturellement, de la féroce et furieuse violence qui se déchaîne inconsidérément à cause d’un coup de folie passager.

Or l’étymologie révèle que le grec classique ἰσχύς dérive du terme (ϝ)σ, c’est-à-dire de ϝς (à bien vouloir du moins rétablir la lettre disparue en ionien) : substituant Γ à Ϝ, le lexicographe Hésychios d’Alexandrie glose ϝς par γίς, racine qui se retrouve dans le substantif γίγας (géant) dont est dérivé l’adjectif gigantesque en français. Avant de signifier par extension tout homme fort ou violent, le terme Γίγας désigne, dans la mythologie grecque, un peuple de Géants que leur taille gigantesque rend brutaux : après avoir vaincus les Titans (Théogonie, v. 617-735) et le Typhon (v. 820-880), Zeus et les Olympiens doivent combattre les Géants avec l’aide d’Héraclès, de façon à pouvoir imposer le nouvel ordre cosmique sous l’égide du nouveau dieu suprême, Zeus, après l’avoir emporté lors de la célèbre bataille (machè) des dieux contre les Géants que la Théogonie ne fait qu’évoquer : la gigantomachie (Γιγαντομαχία) conspuée par Platon dans la République (378c). C’est ainsi par la violence – Kant écrira durch Gewalt – que l’ordre cosmique est institué et imposé : à la suite d’une ruse de sa mère [Théogonie, v. 494], Zeus use de violence (βίῃ) pour vaincre, avec la puissance de ses mains (χερσί) Chronos (v. 490,496), et l’emporter contre les Titans (v. 689, cf. v. 649). La force brute semble s’être transmuée en brutale violence dans la confusion de la mêlée…

Il conviendrait de retracer la genèse de l’indistinction entre force et violence en discernant en premier lieu les différents sens du mot grec, qui dit la force dans les mêmes termes que le latin vis. Inscrits dans la lignée sémantique qui vient d’être rappelée, le substantif ἰσχύς désigne la force physique du corps[3], pendant que l’adjectif correspondant, ἰσχυρός, exprime la robustesse de sa vigoureuse puissance. Les dictionnaires[4] relèvent quatre significations qu’il convient d’articuler avant de les soumettre à une analyse critique qui vise à repérer l’irruption de la violence à partir de la force : la force physique ou matérielle d’un corps en constitue la vigueur qui, pour la terre, se dénomme fécondité (1) ; cette force donne la capacité de résister fermement, par exemple pour défendre une place-forte, grâce à la force d’une armée d’élite (2) ; à l’instar de la puissance des dieux et des rois, la force détenue par les puissants dans une cité manifeste leur puissance (3) ; en s’imposant par la force (κατ΄ ἰσχύν) plutôt que par la ruse (δόλῳ) – contrairement à ce que Prométhée avait recommandé aux Titans[5] –, la force brutale devient en fait violence en raison de son caractère excessif (4).

[1] Chantraine, op. cit., p.469.
[2] Julius Pokorny, Indogermanisches etymologisches Wörterbuch, Francke, 1959, p. 1123-1124.
[3] Dans le Protagoras (332b), les terme ischus et ischuros sont employés dans le sens de force physique (vigueur en action), par contraste avec la faiblesse.
[4] Bailly et Chantraine indiquent des références qu’il suffit de suivre pour étayer leurs définitions.
[5] Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 214-215 :
ὡς οὐ κατ᾽ ἰσχὺν οὐδὲ πρὸς τὸ καρτερόν
χρείη, δόλῳ δὲ τοὺς ὑπερσχόντας κρατεῖν.

C’est le cas d’une vengeance aussi cruelle que la punition violente qu’inflige Pheretima aux Barcéens pour avoir refusé de livrer les assassins de son fils, Arcélisas III (530-515 av. J.-C.), deux exilés nobles de Cyrène qui se vengeaient eux-mêmes des crimes commis par le roi grec dans la capitale de la Cyrénaïque pour réprimer la rébellion contre son entreprise de restauration monarchique [Hérodote, Histoires, IV, § 164 vs § 200-205] : la reine ayant ordonné de piller la cité de Barca après avoir fait exécuter les hommes les plus coupables et couper les sein de leurs femmes (en nombre suffisant pour entourer la ville), Hérodote juge que sa propre mort d’une maladie parasitaire est la sanction divine pour avoir perpétré des vengeances bien trop excessives ou violentes (αἱ λίην ἰσχυραὶ τιμωρίαι). Traduire ici l’adjectif ischuros par fort serait un euphémisme d’autant plus inapproprié qu’Hérodote intensifie le qualificatif violent par le terme excessif qui, substantivé (τὸ λίαν), signifie lui-même l’excès ou la violence : l’excès du ressentiment, par exemple éprouvé par Hermione envers Andromaque dans la tragédie d’Euripide (v. 866-867), en donne un parfait exemple. Dans le jugement que l’historien grec émet à propos de la mort de la reine vindicative qui clôt le cycle de vengeances cyrénaïques, l’adjectif et l’adverbe se conjoignent ainsi pour qualifier la violence excessive ou l’excès de violence de la punition qui n’est rien d’autre qu’une vengeance, conformément au double sens de τιμωρία qui est dérivé de τιμή, le terme grec pour dire l’honneur et le prix estimé pour assouvir une vengeance ou indemniser quelqu’un en compensation du déshonneur infligé : c’est que la vengeance, chez les Grecs (comme chez les Germains ou chez les Kabyles), est la conséquence du sens de l’honneur qu’il s’agit de protéger ou de défendre par de tels actes eux-mêmes violents. Il y a donc violence sur un double plan, puisque la violence excessive des actes de vengeance a sa source dans la violence du ressentiment à l’origine du désir, lui-même violent ou excessif, de se venger. En amont de la violence en acte, il y a la violence des affects éprouvés qui se profile, à nouveau, comme la cause psychologique du passage à l’acte violent. Reste que l’emploi d’un seul et même terme à ces deux niveaux hétérogènes ne peut dissimuler qu’il s’agît de deux types bien différents de violence.

La différence des deux plans est sémantiquement marquée par le fait que la violence en acte est plutôt rendue par un substantif, le plus souvent bia et plus rarement ischus, alors que les affects sont en règle générale qualifiés de violents par un adjectif. C’est à ce niveau affectif que l’adjectif ischuros est employé pour décrire la virulence excessive, par exemple, de l’inimitié violente (ἰσχυρὰν ἔχθραν) que Platon enjoint de dominer dans le Phèdre (233c). Également employé pour qualifier un froid violent ou une loi rigide, et même une toux violente, l’adjectif sert principalement à marquer l’intensité tendanciellement excessive du phénomène dont il est question. En grec comme en français – il convient de le noter –, l’emploi de l’adjectif est à la fois plus large et plus généreux que le substantif : par exemple, la toux violente est sans commune mesure avec la violence de la vengeance narrée par Hérodote. Néanmoins, ce cas de figure d’un déchaînement de violence n’est pas le sens principal du substantif ischus : c’est même l’exception qui confirme la règle de son emploi habituel. Si ce substantif désigne bien la force brutale comme violence en acte (4), ce n’est en fait que très marginalement, dans une expression idiomatique (kat’ischun) que le français rend par la locution adverbiale par la force : cette formule spécifie l’emploi de la force et/ou de la violence comme moyen ou modalité pour se défendre ou s’imposer. Ce qui correspond très exactement au latin pro vi et violentia qui signifie par la force et violence, formule dont il faut rappeler la raison d’être : emprunter la voie de la force implique en effet, ipso facto, d’user effectivement de violence en cas d’affrontement brutal entre des forces opposées.

Même si force brute et brutale violence sont en ce cas équivalents, il serait incorrect d’en conclure que la brutalité de la force se transmue systématiquement en violence impétueuse. Il convient bien plutôt de revenir sur la gradation de la force entre les quatre sens du substantif ischus pour dégager, à partir de cette analyse sémantique, le problème qui s’y trouve recelé : vigueur, résistance ; puissance, violence. La vigueur de la force n’a rien de problématique. La violence de la force engagée pour résister fermement ne l’est pas non plus, dans la mesure où cette voie militaire de la force effectivement violente (pro vi et violentia) est le seul et unique moyen de se défendre contre la violence de l’ennemi. Le problème qu’il s’agit de cerner ne provient donc pas de la violence employée comme simple moyen de résistance (2) grâce à la vigueur de la force (1). Comme l’a montré l’exemple de la vengeance d’une extrême et excessive violence qu’une puissante reine peut cruellement accomplir en mobilisant à cette fin toute l’armée d’Aryandès, son puissant allié égyptien [Hérodote, Histoires, IV, § 167], ce n’est pas tant la violence en tant que telle qui fait en soi problème : c’est son association à la puissance que détient un pouvoir potentiellement violent dans un royaume ou dans une cité. Dans ce contexte, le terme fort prend un sens bien différent qui s’écarte de la vigueur physique pour caractériser bien plutôt le pouvoir (kratos) du puissant…

2.2 La violence comme abus de pouvoir

Le Gorgias de Platon fournit des éléments en ce sens au cours du dialogue entre Socrate et Calliclès, lequel d’ailleurs juge son interlocuteur violent (βίαιος) avec une mauvaise foi certaine (505d). Après avoir donné l’exemple des guerres que Darius et Xerxés ont menées conformément à la loi de la nature, laquelle légitime que le plus fort (τὸν κρείττω) commande au plus faible et que le meilleur (τὸν ἀμείνω) et le plus puissant (τὸν δυνατώτερον) possède plus que le moins puissant qui vaut moins (483d), Calliclès s’appuie sur une ode de Pindare pour célébrer la loi du plus fort en référence aux exploits d’Héraclès : « la Loi qui règne sur le Tout, sur les humains et sur les dieux, justifie la plus extrême violence (τὸ βιαιότατον), laquelle conduit [tout le monde] grâce à l’hyperpuissance de son pouvoir » de soumission ; ce qu’attestent les travaux d’Héraclès qui s’empare notamment des bœufs de Géryon sans rien lui payer, vu que tous les biens acquis (chrèmata) par des êtres inférieurs et plus faibles appartiennent à celui qui leur est supérieur en valeur et en force (484b-c). D’après Socrate, Calliclès et Pindare ne peuvent soutenir ainsi qu’il serait juste selon la nature que le plus fort (τὸν κρείττω) s’empare des biens du plus faible par la violence (βίᾳ) qu’en raison d’une fatale confusion entre force physique, puissance politique et valeur éthique : car c’est bien autre chose (ἕτερόν) d’être le plus fort (τὸ ἰσχυρότερον), physiquement parlant, et d’être le plus puissant ou le plus fort (τὸ κρεῖττον), cette fois au sens du pouvoir politique, ou encore d’être le meilleur (τὸ βέλτιον) du point de vue éthique de la valeur de sa vertueuse prudence (488b-d vs 489c-e). Pour Calliclès au contraire, il est tout naturellement juste d’assouvir sans mesure ses plus grandes passions et de s’en donner les moyens en accroissant sa puissance (dunamia) sur le modèle des détenteurs du pouvoir (kratos) dans la cité, qui donnent plus à leurs amis qu’à leurs ennemis : il serait même honteux d’agir autrement pour le roi qui a hérité du pouvoir de commandement, comme pour les hommes dotés d’une nature qui leur permet de s’emparer du pouvoir pour l’exercer tyranniquement (tyrannis) ou collectivement (dynasteia) dans un régime oligarchique (491e-492d).

Cela confirme qu’il n’y a rien de naturel à user de force violemment ! Car l’emprunt de la voie de la violence suppose de pouvoir effectivement le faire dans le contexte culturel d’une société qui reconnaît le droit effectif des puissants à commettre des violences pour mieux le dénier aux impuissants qui les subissent. Or la puissance des individus ou des groupes au pouvoir se constitue de facto sur le fond des moyens économiques et financiers dont dispose cette minorité pour s’assujettir des mercenaires formés aux arts martiaux et acquérir l’armement le plus efficace à cette seule fin de dominer la majorité, s’il le faut en s’imposant par la force des armes, ou plus habilement en persuadant les dominés de leur intérêt à se soumettre au pouvoir établi. De même, et c’est déjà vrai pour les exploits accomplis par Héraclès, l’emporter sur le champ de bataille requiert tout autant de ruse que de force, tout autant d’intelligence que de violence : c’est la condition en effet pour savoir utiliser à bon escient, au bon moment, les armes et les techniques de combat dont la maîtrise a été acquise en s’entraînant aux arts martiaux pour se préparer à l’affrontement armé. La capacité comme pouvoir de s’imposer à la guerre ou dans la cité ne dérive donc pas de la force naturelle de l’individu, mais de la puissance culturellement héritée par la naissance, par exemple dans une famille royale ou noble, et transmise au cours de la socialisation grâce à l’éducation : ce n’est pas la nature, mais bien la culture qui permet à l’individu d’acquérir non seulement le savoir-faire à l’origine de l’habileté technique à user de force ou de ruse, mais encore la maîtrise éthique des affects à la source de l’intelligence des situations. Reste à bien discerner ces deux types de puissance qui entretiennent un rapport opposé à la violence : si la puissance au sens éthique de la maîtrise de soi s’oppose à la violence, en revanche la puissance au sens du pouvoir de dominer les autres est la source des violences perpétrées sans vergogne par des puissants qui abusent de leur pouvoir. La violence naît moins d’un abus de la force que de l’abus de pouvoir que les hommes puissants commettent sans devoir craindre aucune espèce de représailles.

Dissipant la confusion entre puissance (dunamia) et pouvoir (kratos) dont joue Calliclès, la distinction entre la puissance pratique du vertueux, que la maîtrise éthique de ses passions assure, et le pouvoir despotique d’assouvir au contraire ses désirs effrénés aux dépens des autres, incapables de se défendre contre de telles injustices, permet à Socrate de fustiger l’homme très puissant dans la cité (mega dunasthai) qui s’efforce d’imiter le despote au pouvoir de façon à pouvoir lui-même commettre des injustices en toute impunité : seul un scélérat de ce type est capable de tuer quelqu’un de bien (510d-511b). L’injustice criante de cette violence perpétrée par un de ces tyranneaux dont La Boétie brossera le portrait dans son Discours sur la servitude volontaire, la violence illégitime en général renvoie donc moins à l’usage de la force physique qu’à l’abus de pouvoir, despotique ou tyrannique, qui peut d’ailleurs user de ruse comme de force pour s’imposer violemment : la force dont il est alors question n’est autre la puissance comme source des violences consécutives à des passages en force intrinsèquement violents (pro vi et violentia). Platon confirme cette analyse dans Le politique où l’Étranger explique au jeune Socrate que le régime tyrannique se caractérise par le fait d’exercer le pouvoir par le moyen de la violence (τῷ βιαίῷ), là où le régime politique, par contraste, prend soin du peuple (laos) qu’il convient de conduire avec son consentement (276d-e). Il conviendra de revenir avec Aristote sur cette caractérisation de la violence par opposition avec le consentement. En attendant, il faut conclure que ce n’est ni la force physique, ni la force en général qui est violence en puissance, ce n’est pas non plus la force procurée par la maîtrise technique comme pouvoir qui rend capable (dunatos) de faire quelque chose, et c’est encore moins la force d’âme comme pouvoir de maîtriser affects et passions : c’est bien plutôt le pouvoir que les puissants ont et exercent sur les dominés à l’intérieur d’un groupe humain qui est à l’origine de la violence entendue comme abus de pouvoir ; c’est cette puissance, transmise par la naissance ou acquise par des coups de main, qui leur donne le pouvoir de faire violence aux autres en toute impunité.

Cette analyse peut être confirmée a contrario par un autre terme grec : ῥώμη, qui désigne une force encore plus nettement discernée de la violence au point d’en être dissociée. Joint à ἰσχύς (vigueur) et ὑγίεια (santé), ῥώμη désigne la force d’ordre physique : la vigueur du corps, par exemple dans le Phèdre (270b) ; la force provenant de la richesse ou de l’armée d’une cité ; la force d’une chose, comme une lance ou le froid. Mais le terme marque avec insistance qu’il s’agit de la force agissante : ce qui vaut tout autant de la force militaire, par exemple, que de la force d’âme qui permet de contrôler l’excès comme insensé (aphron) ou violent (hubris). Dans son éloge des Athéniens les plus braves à la guerre, qui ne sont violents qu’avec les violents (hubristes), Gorgias met rhétoriquement en valeur la distinction entre force (rhomè) et violence entendue au sens de l’excès transgressif (hubris), tout en indiquant le danger d’un égarement insensé de la force (τὸ ἄφρον τῆς ῥώμης) que seule peut conjurer la réflexion sensée (gnomè) : « ces deux facultés parmi celles qu’il faut exercer, la réflexion < et la force >, ils [les Athéniens] les exerçaient tout particulièrement, l’une par leurs décisions, l’autre par leurs actes », de sorte qu’ils savaient « arrêter par le bon sens de leur réflexion l’égarement < de la force >, violents envers les violents (ὑβρισταὶ εἰς τοὺς ὑβριστάς), honnêtes envers les honnêtes, intrépides envers les intrépides, terribles envers les terribles.[1] » Le terme signifie donc l’exercice raisonnable de la force, même à la guerre, sans aucun abus consécutif à un égarement, puisque la seule violence qui est effectivement exercée par les Athéniens, selon Gorgias, l’est en réponse à la violence de l’ennemi : elle n’implique donc aucun excès intrinsèque.

[1] Gorgias, fragment B VI, p.1029.

En somme, la robustesse naturelle d’un corps ou la puissance d’une force, qui lui donne la capacité de résister fermement à une autre force en se défendant ou même la faculté de s’approprier un bien nécessaire, dans les deux cas pour vivre ou survivre, cette puissance donc n’est pas ipso facto force d’oppression potentiellement violente d’un pouvoir établi qui s’exerce sur ou contre des gens plus faibles en société. En ce sens, cette force vitale s’avère être une puissance de dissuasion qui s’entend plutôt au sens d’une capacité de résistance que d’un pouvoir (kratos) souverain (kurios) de commandement (archè) et de domination. Si la puissance (dynamis) est bien partagée entre capacité et pouvoir, la force comme puissance vitale du corps et de l’âme (ischus vs rhomè) est plutôt du côté de la potentia que de la potestas.

2.2 La violence comme excès de puissance (abusant de la force)

Par contraste, le terme βία exprime une relation congénitale entre force et violence qui met en avant l’excès inhérent à la transgression (ὕϐρις) des valeurs et de l’ordre des choses. C’est que les deux termes, βία et ὕϐρις, forment une sorte de doublet qui ne laisse aucun doute sur le jugement négatif à propos de la violence exercée. Associé à Kratos dans la Théogonie, on l’a vu, Bia personnifie la force en tant que violence. Pourtant, le terme signifie également la force vitale du corps au sens d’une vigueur à l’origine de la vaillance du guerrier courageux. Comme si la force vitale était de prime abord perçue comme intrinsèquement excessive et transgressive. Le grec moderne identifie de fait βία à la violence, là où le grec ancien restait encore indécis, même si tous les mots apparentés au substantif, et tout particulièrement les verbes, confirment que la force est entendue au sens de violence.

L’ambiguïté initiale vient de ce que βία dénomme également la force vitale du corps animal ou du corps humain. Joint à κάρτος, le terme βία désigne une force exercée sans violence véritable, par exemple pour tenir ou maintenir quelqu’un tranquille sans son consentement. Idothée conseille ainsi à Ulysse d’employer « force et violence » (κάρτος τε βίη)[1] pour se saisir de son père endormi, le divin Protée, avant de renoncer à la violence et de le délier : le héros et ses compagnons n’exercent effectivement aucune violence, au sens fort du terme du moins, lorsqu’ils s’emparent du vieillard avec leurs puissants bras (χεῖρας) sans faiblir ensuite pour le retenir avec patience. En l’occurrence d’un usage de la force n’impliquant aucun excès ni abus, le terme bia signifie plutôt la puissance que la violence : c’est ainsi qu’Alcinoos règne sur les Phéaciens avec « force et puissance » (κάρτος τε βίη)[2]. Reste que les sens de κάρτος sont eux-mêmes partagés entre la fermeté d’âme (καρτερία), qui se manifeste avec la force non-violente de la parole, et la puissance du pouvoir souverain, qui s’impose de toute sa force et violence (τὸ καρτερόν). Tout comme l’association de la force (ischus) à la puissance du pouvoir établi la transmue en violence, la conjonction de la force vitale (bia) avec la puissance qui soumet à son pouvoir, lors du combat, fait que cette force vitale ne peut s’exercer qu’avec violence : Pâris ne peut affronter le puissant Ménélas que se servant de la « violence et de la puissance de ses bras » (βίῃ καὶ χερσί)[3], tout comme les compagnons d’Ulysse s’en sont servi avant de périr dévorés par Scylla[4]. Selon le terme avec lequel il est associé, bia signifie donc violence ou puissance en fonction de la manière dont la vigueur de la force vitale est utilisée. Reste que l’équivocité du terme est toute relative.

Les degrés de violence

Il est vrai que le substantif désigne tout autant la vigueur du corps que la vaillance de l’homme valeureux. Mais l’usage homérique de l’adjectif biaios, adjoint au nom propre pour désigner l’homme fort en tant que guerrier courageux, ne peut recouvrir le fait linguistique que le substantif exprime de préférence la violence en référence à un acte violent : dans le droit attique, le terme désigne précisément l’enlèvement[5] par un ravisseur, c’est-à-dire le rapt que ponctue le viol (rape). L’Iliade en donne de multiples exemples et peu de contre-exemples : si Diomède apparaît bien vaillant face à Arès qu’il blesse[6], il n’en demeure pas moins violent ; Etéocle est bel et bien violent lorsqu’il tue les Cadméens à la guerre[7] ; avant même d’accomplir les célèbres travaux, Héraclès ravage une ville et en tue tous les habitants[8].

[1] Odyssée, IV,415; cf. p.65-66/gr.606-607.
[2] Odyssée, VI,197; cf. p.96/gr.644.
[3] Iliade, III,431 ; cf. p.91/gr.72.
[4] Odyssée, XII,246 ; cf. p. 181/gr.751.
[5] Chantraine, op. cit., p. 174.
[6] Iliade, V,781 p.132-133/gr.119-221.
[7] Iliade, IV,386 ; cf. p. 104/gr.87
[8] Iliade, V,638 ; cf. p. 127/gr.114.

À la guerre, l’usage de la force armée est forcément violent, mais il y a une différence colossale entre tuer un ennemi sur le champ de bataille et massacrer toute une population : dans l’entre-deux, il y a le carnage des ennemis lors d’un combat sans merci. Dans Les Perses, Eschyle compare à l’abattage des thons le massacre des Perses par les Grecs lors de la bataille de Salamine (480 av. J-C.) :

« Aussitôt, nef à nef, les proues d’airain se heurtent. / Un vaisseau grec a donné le signal de l’attaque / en brisant l’avant d’un navire phénicien. / Chacun lança son navire contre un autre. / D’abord, en son afflux, la flotte perse résiste, / mais ses vaisseaux amassés en foule dans la passe / ne peuvent bientôt plus s’entraider. / Ils s’entrechoquent, ils lancent leurs becs de bronze, / ils rompent des rangs de rames. / Les vaisseaux grecs, non sans adresse, / nous entourent, nous percent, retournent / nos carènes. On ne voit plus la mer / sous l’amas des débris et des tués. / La côte et les récifs regorgent de cadavres. / Ce qui reste de nefs de l’équipée barbare / fuit sans ordre à force de rames. / Comme des thons ou autres poissons de pêche / ils sont frappés, échinés à coups d’épave / ou de tronçon de rame » [v. 408-426].
la mer disparaît sous un amas de débris flottants et de morts; les rivages, les écueils se couvrent de cadavres. Tous les navires de la flotte des Barbares ramaient pour fuir en désordre : comme des thons, comme des poissons qu’on vient de prendre au filet, à coups de tronçons de rames, de débris de madriers, on écrase les Perses, on les met en lambeaux. La mer résonne au loin de gémissements, de voix lamentables. Enfin la nuit montra sa sombre face, et nous déroba au vainqueur. Je ne détaille point : à énumérer toutes nos pertes, dix jours entiers ne suffiraient pas. Sache seulement que jamais, en un seul jour, il n’a péri une telle multitude d’hommes.
Τοὶ δ’ ὥστε θύννους ἤ τιν’ ἰχθύων βόλον
ἀγαῖσι κωπῶν θραύμασίν τ’ ἐρειπίων 425
ἔπαιον, ἐρράχιζον· οἰμωγὴ δ’ ὁμοῦ
κωκύμασιν κατεῖχε πελαγίαν ἅλα,
ἕως κελαινῆς νυκτὸς ὄμμ’ ἀφείλετο.
Κακῶν δὲ πλῆθος, οὐδ’ ἂν εἰ δέκ’ ἤματα
στοιχηγοροίην, οὐκ ἂν ἐκπλήσαιμί σοι. 430
Εὖ γὰρ τόδ’ ἴσθι, μηδάμ’ ἡμέρᾳ μιᾷ
πλῆθος τοσουτάριθμον ἀνθρώπων θανεῖν.

Même à la guerre, il y a ainsi différents degrés de violence qui sont mesurés en fonction de deux critères : selon l’objectif poursuivi, vaincre ou exterminer l’armée ennemie, l’intensité dans l’emploi de la force armée peut être plus ou moins importante et risque toujours d’être excessive, démesurée ou disproportionnée ; selon le lieu et le moment, les violences commises sont appropriées, c’est le cas sur le champ de bataille pendant son déroulement, ou au contraire inappropriées, par exemple dans la cité et les campagnes avant ou après la bataille. Dès que les violences de la guerre affectent des gens désarmés, même s’il s’agit de combattants vaincus, elles sont automatiquement aggravées par de telles circonstances. Sous les conditions d’une paix civile au sein d’une cité ou d’une société, les violences perpétrées contre des gens innocents sont ipso facto excessives en raison de l’abus de pouvoir commis par le criminel ou par le détenteur du pouvoir souverain. Plus généralement que dans le cas de la guerre, il est possible de repérer une gradation, bien marquée en grec, entre trois niveaux de violence :

1) contraindre par la force, au lieu de convaincre par la parole (en plaidant par exemple au tribunal), revient à faire violence en imposant quelque chose à quelqu’un sans avoir son consentement (βίᾳ s’oppose ici à ἔπει) ;
2) commettre une violence par un acte agressif qui s’attaque et porte atteinte à l’intégrité de quelqu’un ;
3) s’adonner cruellement à l’ultra-violence avide et déchaînée, à la fois excessive et transgressive (ὕβρις), qui se révèle tellement exacerbée et même exaspérée que, dans sa quête avide de cruautés en tous genres, elle finit par tourner à vide et de s’épuiser, à vide, à exercer contre quelqu’un des violences, simplement ou excessivement, cruelles, par exemple pour se venger.

Il y a bien escalade dans l’intensité de la violence exercée : faire violence à1 quelqu’un pour s’imposer, c’est moins violent que de commettre une violence2 d’ordre corporel ou mental à son endroit pour le blesser ou le tuer, violence qui augmente encore d’intensité lorsqu’il s’agit d’infliger cruellement des violences3 pour faire souffrir. Car la violence conçue comme moyen de forcer ou contraindre1 indirectement en faisant pression, et même en exerçant une oppression brutale sur un individu ou un groupe, en vue de le dominer ou de l’exploiter, n’est pas de même ordre que la violence comme acte d’agression2 s’attaquant directement à l’intégrité corporelle ou mentale des gens de façon à leur faire du tort, en les blessant ou en les tuant, que ce soit pour s’emparer de leurs biens ou de leurs terres. Reste que faire du tort à d’autres êtres, par exemple en tuant des animaux pour les manger ou des ennemis à la guerre pour l’emporter, ce n’est pas encore leur infliger des souffrances supplémentaires3 et inutiles d’un point de vue fonctionnel qui exclut d’exercer de telles cruautés sadiques sur d’autres êtres vivants. Cette terrible violence qui intensifie la souffrance délibérément est une agression bien plus importante et intense que de perpétrer une simple violence, aussi fatale soit-elle que l’exécution de la peine capitale. Ces trois degrés dans l’intensité de la violence s’exercent différemment pendant la guerre et en temps de paix : au sein d’une société en paix, les sujets sont touchés par deux types de violence, l’une exercée par les groupes au pouvoir et l’autre par des bandes criminelles. Il faut ainsi distinguer ces trois situations idéal-typiques et esquisser la forme propre que prennent les trois niveaux de violence.

La guerre, en premier lieu, fait violence à toutes les populations concernées en autorisant exactions et violences en tous genres. Mais, si l’objectif d’une guerre de conquête est en soumettant par la force toute une population au nouveau pouvoir, cette manière de lui faire violence1 n’est pas de même ordre que les actes de violence2 commis par les gens d’armes sur les gens désarmés, lesquels peuvent de surcroît endurer des violences de type criminel3, comme les massacres et les viols, qui n’ont aucune légitimité et utilité d’un point de vue militaire : si tout acte de guerre est ipso facto une agression armée des troupes ennemies qui ne peut se passer de violence2, l’intensité des violences augmente d’un cran lorsqu’elles ne sont plus commises dans le feu de l’action, mais perpétrées en dehors du champ de bataille, par exemple en torturant des prisonniers pour leur extorquer des renseignements ou, pire encore, pour se venger3. S’il n’y a aucun abus à user de violence au niveau intermédiaire2, en revanche il y aurait, au premier niveau1, abus de la force armée pour imposer la domination hégémonique de la puissance militairement la plus forte, alors qu’au dernier niveau3, il y aurait plutôt abus de pouvoir de la part des gens puissamment armés. Qu’en est-il en temps de paix civile ?

Il y a bien escalade dans l’intensité de la violence exercée : faire violence à1 quelqu’un pour s’imposer, c’est bien moins violent que de lui infliger une violence2 d’ordre corporel ou mental pour le blesser ou le tuer, violence qui augmente encore d’intensité lorsqu’il s’agit de perpétrer cruellement des violences3 pour le faire souffrir. Car la violence conçue comme moyen de forcer ou contraindre1 indirectement en faisant pression, et même en exerçant une oppression brutale sur un individu ou un groupe, en vue de le dominer ou de l’exploiter, n’est pas de même ordre que la violence comme acte d’agression2 qui s’attaque directement à l’intégrité corporelle ou mentale des gens de façon à leur faire du tort, en les blessant ou en les tuant, que ce soit pour s’emparer de leurs biens ou de leurs terres. Reste que faire du tort à d’autres êtres, par exemple en tuant des animaux pour les manger ou des ennemis à la guerre pour l’emporter, ce n’est pas encore leur infliger des souffrances supplémentaires3 et inutiles d’un point de vue fonctionnel qui exclut d’exercer de telles cruautés sadiques sur d’autres êtres vivants. Cette terrible violence qui intensifie la souffrance délibérément est une agression bien plus importante et intense que de perpétrer une simple violence, aussi fatale soit-elle que l’exécution de la peine capitale. Ces trois degrés dans l’intensité de la violence s’exercent différemment pendant la guerre et en temps de paix : au sein d’une société en paix, les sujets sont touchés par deux types de violence, l’une exercée par les groupes au pouvoir et l’autre par des bandes criminelles. Il faut ainsi distinguer ces trois situations idéal-typiques et esquisser la forme propre que prennent les trois niveaux de violence.

La guerre, en premier lieu, fait violence à toutes les populations concernées en autorisant exactions et violences en tous genres. Mais, si l’objectif d’une guerre de conquête est de soumettre par la force toute une population au nouveau pouvoir, cette manière de lui faire violence1 n’est pas de même ordre que les actes de violence2 commis par les gens d’armes sur les gens désarmés, lesquels peuvent de surcroît endurer des violences de type criminel3, comme les massacres et les viols, qui n’ont aucune légitimité et utilité d’un point de vue militaire : si tout acte de guerre est ipso facto une agression armée des troupes ennemies qui ne peut se passer de violence2, l’intensité des violences augmente d’un cran lorsqu’elles ne sont plus commises dans le feu de l’action, mais perpétrées en dehors du champ de bataille, par exemple en torturant des prisonniers pour leur extorquer des renseignements ou, pire encore, pour se venger3. S’il n’y a aucun abus, au niveau intermédiaire2, à user de violence entre combattants armés, en revanche il y aurait, au premier niveau1, abus de la force armée pour imposer la domination hégémonique de la puissance militairement la plus forte, alors qu’au dernier niveau3, il y a bien plutôt abus de pouvoir envers des gens désarmés de la part des gens puissamment armés. Qu’en est-il en temps de paix civile ?

À la suite de la conquête du pouvoir, les groupes dominants font violence aux sujets dominés en leur imposant un régime d’exploitation impliquant perceptions régulières (tribut ou impôt en tout genre) et exactions irrégulières. Tout système de soumission constitue un abus de la force dominante des groupes au pouvoir qui revient à faire violence aux sujets soumis sans ipso facto commettre de violences à leur endroit. Lorsque c’est le cas2, il y a de surcroît abus de pouvoir de la part des puissants qui imposent dès lors leur domination de manière violente, comme dans une tyrannie (ou dans une dictature moderne). Cet abus de pouvoir provient d’un excès de puissance qui atteint son paroxysme lorsque des violences cruelles3 sont perpétrées pour manifester la toute-puissance souveraine du tyran et des tyranneaux à sa solde en terrifiant l’ensemble de la population (tout en rassurant les couches dominantes) : l’abus de pouvoir par excès de puissance devient alors abus de violence par abus de puissance excessive. La politique dévoyée en système despotique de soumission adopte de manière déplacée la violente loi de la guerre : tout comme les forces armées peuvent violemment maltraiter les gens désarmés en commettant exactions et violences2 criminelles3, le détenteur du pouvoir se complaît à abuser de sa puissance excessive pour tyranniser violemment ses sujets désarmés, comme s’il leur faisait la guerre…

Par rapport à la guerre entre troupes ennemis prêtes et préparées au combat, l’escalade de la violence s’est décalée d’un cran du fait qu’en temps de paix, le pouvoir tyrannique se comporte comme une armée criminelle qui s’attaque aux civils désarmés en violation du droit et de l’art de la guerre[1], alors même que le pouvoir n’a aucune légitimité à commettre des violences hormis pour punir les gens coupables de violence criminelle.

[1] Voir l’article III de L’Art de la guerre de Sun Tzu.

Jusqu’au jour où il est renversé par la violence ou assassiné par une de ses victimes, comme Archélaüs par Cratée selon Aristote [Les politiques, V, 10, 1311b, GF, p. 389], le tyran peut de facto commettre en toute impunité les pires violences, comme réduire à l’esclavage des citoyens spoliés de leurs biens. Ce sont les deux exemples de méfaits évoqués par Thrasymaque qui, en écho à la distinction grecque entre les deux procédés pour s’imposer, par la force (κατ΄ ἰσχύν) ou par la ruse (δόλῳ), précise en outre que de telles spoliations peuvent s’accomplir ouvertement, avec violence (βίᾳ), ou secrètement (λάθρᾳ), en douce ou en traître, donc, par la ruse d’une fraude dissimulant l’exaction :

« Il s’agit de tyrannie qui ne s’empare point petit à petit du bien d’autrui, mais l’envahit tout à la fois au moyen de la fraude ou de la violence, sans distinction de ce qui est sacré ou profane, de ce qui appartient aux particuliers ou à l’État. [344b] Qu’un homme soit pris sur le fait commettant quelqu’une de ces injustices, des supplices et les noms les plus odieux l’attendent ; selon la nature de l’injustice particulière qu’il aura commise, on l’appellera sacrilège, ravisseur, voleur, fripon, brigand. Mais un tyran qui s’est rendu maître des biens et de la personne de ses concitoyens, au lieu de ces noms détestés, est appelé [344c] homme heureux, non seulement par ses concitoyens, mais encore par tous ceux qui viendront à savoir qu’il n’y a pas une espèce d’injustice qu’il n’ait commise ; car si on donne à l’injustice des noms odieux, ce n’est pas qu’on craigne de la commettre, c’est qu’on craint de la souffrir. Ainsi, Socrate, l’injustice, quand elle est portée jusqu’à un certain point, est plus forte, plus libre, plus puissante que la justice, et comme je le disais en commençant, la justice est ce qui est avantageux au plus fort, et l’injustice est utile et profitable à elle-même. » [Platon, République, livre I, 344a-c ; trad. E. Brandy, Les Belles Lettres, 1959, p. 30-31]

Ἔστιν δὲ τοῦτο τυραννίς, ἣ οὐ κατὰ σμικρὸν τἀλλότρια καὶ λάθρᾳ καὶ βίᾳ ἀφαιρεῖται, καὶ ἱερὰ καὶ ὅσια καὶ ἴδια καὶ δημόσια, ἀλλὰ [344b] συλλήβδην· ὧν ἐφ’ ἑκάστῳ μέρει ὅταν τις ἀδικήσας μὴ λάθῃ, ζημιοῦταί τε καὶ ὀνείδη ἔχει τὰ μέγιστα -- καὶ γὰρ ἱερόσυλοι καὶ ἀνδραποδισταὶ καὶ τοιχωρύχοι καὶ ἀποστερηταὶ καὶ κλέπται οἱ κατὰ μέρη ἀδικοῦντες τῶν τοιούτων κακουργημάτων καλοῦνται -- ἐπειδὰν δέ τις πρὸς τοῖς τῶν πολιτῶν χρήμασιν καὶ αὐτοὺς ἀνδραποδισάμενος δουλώσηται, ἀντὶ τούτων τῶν αἰσχρῶν ὀνομάτων εὐδαίμονες καὶ μακάριοι [344c] κέκληνται, οὐ μόνον ὑπὸ τῶν πολιτῶν ἀλλὰ καὶ ὑπὸ τῶν ἄλλων ὅσοι ἂν πύθωνται αὐτὸν τὴν ὅλην ἀδικίαν ἠδικηκότα· οὐ γὰρ τὸ ποιεῖν τὰ ἄδικα ἀλλὰ τὸ πάσχειν φοβούμενοι ὀνειδίζουσιν οἱ ὀνειδίζοντες τὴν ἀδικίαν. Οὕτως, ὦ Σώκρατες, καὶ ἰσχυρότερον καὶ ἐλευθεριώτερον καὶ δεσποτικώτερον ἀδικία δικαιοσύνης ἐστὶν ἱκανῶς γιγνομένη, καὶ ὅπερ ἐξ ἀρχῆς ἔλεγον, τὸ μὲν τοῦ κρείττονος συμφέρον τὸ δίκαιον τυγχάνει ὄν, τὸ δ’ ἄδικον ἑαυτῷ λυσιτελοῦν τε καὶ συμφέρον.

Selon Thrasymaque, le tyran se comporte comme un parfait criminel qui peut commettre exactions et violences tout en jouissant de la considération apeurée des sujets soumis à ses désirs cruels et autres délires fantasques. En somme, la tyrannie permet d’accomplir le crime parfait, puisque le criminel ne peut être arrêté et incriminé pour les violences commises. Reste que le tyran n’agit pas tout seul : comme les brigands et les trafiquants d’esclaves évoqués par Thrasymaque, la tyrannie suppose toute une troupe criminelle d’hommes de main à disposition du tyran pour exécuter ses ordres et réaliser ses désirs effrénés. Le pouvoir organisé de manière criminelle peut ainsi abuser de la violence en toute impunité sans avoir à craindre, contrairement aux autres organisations criminelles, la répression du pouvoir en place. Reste que l’organisation criminelle au pouvoir ressemble étrangement à la criminalité organisée dont la violence propre doit être cernée avant d’analyser la spécificité de la violence commise par un criminel solitaire.

Les bandes criminelles sont capables de faire violence1 aux gens désarmés sans nécessairement commettre des violences lorsque le modus operandi est l’intimidation et le chantage. Reste que cet abus de la force constitue ipso facto un abus de pouvoir qui pousse au passage à l’acte violent à la moindre résistance, de façon à marquer et assurer l’emprise sur un territoire par des violences criminelles2 qui sont perpétrées en raison d’un excès de puissance de ces gangs dû à l’impuissance du pouvoir à juguler la criminalité : si l’usage de la violence peut, à ce niveau, être contenu par un code d’honneur (limitant par exemple les assassinats à certains cas, comme la trahison, qui sont examinés avant d’être tranchés), l’abus de violence est préprogrammé par la puissance excessive de ces bandes ou de ces organisations criminelles qui ne peuvent s’imposer aux autres que par une surenchère de violences. L’objectif fonctionnel de dominer un quartier ou une région exige de manifester la puissance effective du groupe en perpétrant des cruautés3 de façon à terrifier les gens et même les autorités, tout en permettant aux tortionnaires de satisfaire leurs pulsions sadiques. En cas de résistance, l’excès de violence devient la règle.

La violence criminelle qu’un individu exerce sur un autre ne revient pas à lui faire violence1. Comme ce niveau de violence moindre n’existe pas, il y a là un nouveau décalage d’un cran. Paradigme de la violence interpersonnelle, le viol ne peut jamais faire simplement violence : toujours déjà violence criminelle2, le viol est la violence incarnée dans la chair violée. Même perpétrés sans aucune brutalité physique, les viols extorqués par la menace, le chantage ou l’intimidation constituent des violences psychologiques de facture criminelle. Ce qu’atteste le fait même que la victime en arrive à se venger de l’abus de pouvoir du violeur tyrannique en allant jusqu’à l’assassiner : Aristote donne plusieurs exemples de telles représailles contre les viols subis et soufferts en silence pendant des années [Les politiques, V, 10, 1311b, GF, p. 389]. Dans de telles situations qui s’apparentent plus au cas de figure du viol conjugal qu’à la situation plus grave encore de l’esclavage sexuel, l’oppression mentale et la pression psychologique constituent le modus operandi du violeur qui force, en traître, la personne violée à se soumettre à ses désirs sans user de la force physique. Ce type de viol, extorqué en douce plutôt qu’en douceur, constitue pourtant une violence corporelle dans la mesure où la pénétration du corps d’autrui est forcée par l’ascendant que le violeur a pris sur la victime en abusant de la force de sa position et de son esprit pour la persuader de céder à ses avances ou exigences par la ruse ou la fraude de sophismes aussi spécieux que captieux. Le viol est ainsi une agression indissociablement physique et psychique qui procède soit par une combinaison de force et de fraude, soit par l’un de ces deux moyens que les anciens Grecs ont distingué de différentes façons : contraindre par la force (κατ΄ ἰσχύν) ou par la ruse (δόλῳ) ; avec violence (βίᾳ) ou en traître (λάθρᾳ). Lorsque la fraude cède le pas à la brutalité, l’abus de pouvoir (du despote familial ou du tyran social) devient excès de violence. Cette manière forte de la violence brutale est bien souvent privilégiée par le violeur en raison du caractère intrinsèquement sadique du viol qui rend cette violence criminelle2 excessivement cruelle3. La violence du viol qui s’achève fréquemment par le meurtre ou l’assassinat de la victime connaît de surcroît des degrés d’intensité croissante en fonction de différents facteurs qui contribuent à transmuer la brutalité en atroce férocité, comme l’âge de la victime, le nombre des viols et des violeurs, la durée du viol ou de la période des viols, l’existence d’autres sévices, les conséquences physiologiques de toutes ces violences corporelles, l’impact des violences psychiques, etc.

À présent que l’intensité de ces trois niveaux de violence a été appréciée dans les cas très différents de la guerre, de l’abus de pouvoir tyrannique, de la criminalité organisée et du crime individuel, il convient d’achever l’analyse esquissée en évoquant deux paramètres qui la compliquent : l’interférence possible entre ces divers types de situation ; l’absence de solution de continuité entre les trois degrés de violence. D’une part, les violences sexuelles peuvent être par exemple insérées dans un contexte de guerre ethnocidaire, dans un dispositif d’exploitation tyrannique du pouvoir ou dans un réseau criminel de prostitution forcée qui en aggravent encore la durée et l’intensité. D’autre part, la distinction analytique entre les degrés de violence implique de toute évidence des zones de transition qui ménagent le passage d’une forme à l’autre. Si le boycott alimentaire d’un pays revient bien à faire violence à1 toute une population en la mettant sous pression psychologique et physiologique, d’une manière plus ou moins importante selon le rapport de force entre puissances et la situation économique du pays, ce type de mesure a pour effet très brutal de provoquer des violences effectives, comme le décès des nourrissons et la sous-alimentation de la population, alors que ces violences ne sont pas commises2 à proprement parler. Faire violence à1 quelqu’un en le mettant sous pression pour extorquer son consentement, ou en usant même de la force physique pour le pousser à faire quelque chose sans le brutaliser ou le violenter pour autant, ce n’est pas encore commettre une violence2, mais cela peut provoquer1-2 indirectement des violences en effet. C’est tout le problème de la violence sociale engendrée par un système de surexploitation économique des dominés qui porte atteinte à leur autosubsistance.

La violence comme moyen de contraindre

Il y a donc des différences considérables entre les trois degrés de violence analysés. Reste que ces trois niveaux ont en commun d’user de la violence comme moyen de parvenir à la fin poursuivie (emporter la victoire, faire du tort ou infliger des souffrances). Il semble ainsi que le grec tende principalement à voir dans la violence un moyen de s’imposer par la force (sans se focaliser sur l’effet produit).

Ce qu’attestent les sens des verbes d’action qui sont associés au substantif βίᾳ : ils se focalisent tous sur le passage en force qui permet de s’imposer violemment, tout en mentionnant également les violences commises (peut-être un peu plus au moyen qu’à l’actif). Comme βιάω-ῶ, βιάζω signifie en premier lieu user de force ou violence pour contraindre, de sorte qu’au passif, ce verbe signifie être forcé ou contraint, mais il désigne aussi une violence commise, par exemple en violentant ou violant. Dans son Enquête, Hérodote rapporte ainsi le cas du viol d’une jeune fille vierge (ἐβιήσατο παρθένον) par Sataspes que son cousin Xerxès condamne à mort pour cette raison [Histoires, IV, § 43]. Les formes moyennes de ces verbes, βιάζομαι et βιάομαι-ῶμαι, abondent également dans le sens d’une assimilation entre force et violence du fait même que le verbe d’action ne peut que se polariser sur la modalité même de l’acte en train de se produire. Le problème de la confusion entre force et violence ne se pose pas tant à propos des violences manifestes, à la fois excessives et transgressives, dont le viol d’une vierge est l’archétype : il y a identité entre force et violence dans de tels cas, puisque la violence se confond alors avec l’usage de la force. Mais qu’en est-il lorsqu’une personne est contrainte par une force supérieure qui n’exerce aucune violence sur son corps ? L’absence d’assentiment implique-t-elle ipso facto la violence ?

Il existe ainsi des violences moindres, comme refuser de payer le salaire promis et dû[1], qui n’en restent pas moins des actes de contrainte qui opèrent par le moyen de la violence : Aristote considère en ce sens que l’expropriation des biens des riches constitue une violence [Politiques, 1281a23]. C’est que la violence consiste alors à s’imposer par la force contre la volonté de quelqu’un d’autre (βίᾳ) qui se voit contraint par ce moyen de faire ou subir quelque chose contre son gré. C’est de toute façon le cas sur le champ de bataille où le guerrier peut être acculé par la violence des coups assénés par l’ennemi : c’est ainsi qu’Ajax est par deux fois accablé par la force violente des flèches et des lances qui mettent sa vie en péril[2] ; de même, le rapide Achille fait violence à Hector en le forçant à s’enfuir[3] et Ulysse se trouve violemment pris dans la mêlée brutale (kraterè) qui le contraint en raison de sa force supérieure[4]. Mais c’est également le cas lorsque la vie est menacée ou affectée par la maladie ou par la puissance violente des éléments : à la suite d’une tempête qui a dispersé son radeau, Ulysse évite d’aborder un endroit où le flot brutal l’eût violemment jeté (βιήσατο) contre des grands rochers[5]. Le même verbe sert à exprimer ainsi deux situations complètement différentes : Ulysse est violenté par la mer, comme la vierge est violée par le cousin du roi des rois perse. Cela montre bien que le verbe désigne moins le résultat de l’acte (violer ou tuer) que sa modalité : contraindre ou forcer violemment. Quelqu’un peut ainsi tuer par les moyens opposés de la ruse (δόλῳ) ou de la violence (βιήφιν) : comme la douleur qui accable Polyphème ne provient de l’une ni de l’autre, puisque personne ne lui fait violence (biazetai), ni le trompe par une ruse vu qu’il est seul, ses compagnons en induisent qu’il doit être accablé par une maladie[6]. La violence est donc comprise ici comme modalité d’une puissance, naturelle ou humaine, qui contraint par ce moyen le sujet ainsi forcé.

Or, une fois encore, la violence, comme contrainte exercée par une force supérieure pour s’imposer, s’avère être un moyen indissociable de la force. C’est ainsi – selon Eschyle – par la force et violence (pros bian) que les Titans veulent s’imposer, refusant de suivre le conseil de Prométhée[7] qui leur avait recommandé – selon Hésiode – de chercher à l’emporter par la ruse (δόλῳ) plutôt que par la force (κατ΄ ἰσχύν)[8]. Même si la puissance de Zeus fait qu’il eût été tout aussi vain de vouloir s’y opposer par la parole ou par la force-violence[9], c’est bien à ce niveau que joue l’opposition entre les moyens opposés de la violence (βίᾳ) et de la parole (ἔπει). Or l’indistinction entre force et violence est ici manifeste. Car, dans ce type de situation, il y a de nouveau tout à la fois le moyen de s’imposer, indissociablement par la force et violence (pro vi et violentia), et l’effet contraignant résultant de ce moyen. Par contraste avec la parole qui cherche l’assentiment, la force violente contraint ainsi sans consentement à faire ou subir quelque chose. C’est même le cas lorsqu’Ulysse est contraint de céder à ses compagnons : « vous me faites grande violence [biazete], à moi, seul contre tous.[10] » Le verbe βιάζω plaide en faveur d’une assimilation entre force et violence : c’est en effet (1) user de force ou de violence contre quelqu’un, de sorte à lui faire violence ; par suite, (2) c’est soumettre quelqu’un, qu’il le soit à la guerre ou par la maladie ; enfin, ce n’est que par extension qu’il s’agit en général de forcer et de contraindre, par exemple en employant des figures de langage forcées (3). Or cette extension de l’acception du verbe qui en affaiblit considérablement le sens repose sur l’opposition entre forcé et spontané (ou volontaire) : forcer, ce serait faire violence à ce qui se produit par nature (phusei).

La violence contre nature ?

C’est plus net encore avec l’adjectif βίαιος qui a deux usages. Le sens actif de l’adjectif correspond très clairement au sens fort du verbe d’action : ce sont les actes de violence (erga biaia) qui provoquent en particulier la mort violente[11], que cela soit dû à l’intervention ipso facto violente des Génies de la mort ou à l’œuvre tout aussi violente des éléments naturels comme le vent ou le feu. Le sens passif de l’adjectif correspond au sens affaibli par l’extension de l’acception du verbe : ce qui force ou contraint est violent en tant même que ce qui se produit n’est pas consenti (ekousios) ou n’est pas naturel (phusei). C’est ainsi que Minos mourut en Sicile d’une mort violente (ἀποθανεῖν βιαίῳ θανάτῳ)[12], et non pas tout naturellement de vieillesse. Toutes ces acceptions convergent dans le même sens d’une contrainte subie sans assentiment (mort violente par maladie, etc.). Reste à comprendre pourquoi le grec considère violent ce qui est contre-nature : pourquoi la mort violente de marins pris dans une tempête naturelle serait-elle contre-nature ?

[1] Iliade, XXI,451 ; cf. p. 434/gr.461.
[2] Iliade, XI,589 ; cf. p.239/gr.241 vs XV,727 ; cf. p.323/gr.337.
[3] Iliade, XXII,229 ; cf. p. p.445/gr.474.
[4] Odyssée, XI,467 ; cf. p. 236/gr.237.
[5] Odyssée, VII,278 ; cf. p. 108/gr.659
[6] Odyssée, IX,140 ; cf. p. 137/gr.695.
[7] Eschyle, Prométhée enchaîné : « les fils du Ciel et de la Terre, les Titans, furent sourds à ma voix. Pleins d’audace et de présomption, ils méprisaient la prudence, l’adresse; ils se flattaient, par la seule force, d’assurer sans peine leur domination. » Τιτᾶνας, Οὐρανοῦ τε καὶ Χθονὸς τέκνα, οὐκ ἠδυνήθην. Αἱμύλας δὲ μηχανὰς ἀτιμάσαντες καρτεροῖς φρονήμασινᾤοντ᾽ ἀμοχθεὶ πρὸς βίαν τε δεσπόσειν· [v. 207-210]
[8] Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 214-215 :
ὡς οὐ κατ᾽ ἰσχὺν οὐδὲ πρὸς τὸ καρτερόν
χρείη, δόλῳ δὲ τοὺς ὑπερσχόντας κρατεῖν.
[9] Zeus étant bien plus puissant (kartei) et fort (sthenei) que les Titans, il est en effet vain de chercher à l’emporter par l’un ou l’autre moyen (epei èe biè) [Iliade, XV,106 ; cf. p. 306/gr.316].
[10] Odyssée, XII,297 ; cf. p. 182/gr.753.
[11] Platon, Les lois (914, 934c).
[12] Hérodote, Histoires, VII, § 170 : « On dit que Minos, cherchant Daedale, vint en Sicanie, qui porte aujourd’hui le nom de Sicile, et qu’il y mourut d’une mort violente » (Λέγεται γὰρ Μίνων κατὰ ζήτησιν Δαιδάλου ἀπικόμενον ἐς Σικανίην τὴν νῦν Σικελίην καλευμένην ἀποθανεῖν βιαίῳ θανάτῳ.)

Il y a là un point de vue normatif que Gorgias renverse d’ailleurs lorsqu’il estime juste, au regard de la loi naturelle, de perpétrer la plus extrême violence (to biaiotaton) en invoquant la puissance supérieure de l’agent qui la commet. C’est précisément ce point de vue normatif qu’Aristote entend fonder dans sa physique.

*

Pour Aristote, ce qui se produit par violence (βίᾳ) agit contre nature (παρὰ φύσιν). Car chaque chose se porte ou transporte naturellement d’elle-même vers son lieu premier ou propre, sauf obstacle, lequel exerce une violence [Physique, IV, 208b11-12 vs 212b30-31] en opérant ou agissant à contre-sens de la nature (para phusin).

Or l’être humain décroît tout naturellement, de même qu’il naît et croît conformément à la nature (kata phusin). Le fait de vieillir et de mourir n’est donc pas plus contre nature que le fait de grandir. Néanmoins, il est possible que le processus naturel, par exemple de maturation du blé (ou d’irruption de la sexualité chez l’adolescent), s’opère de manière précoce : en ce cas, la croissance ou l’accroissement est dit violent (biaios), tout comme la décroissance peut l’être [Physique, V, 230a29-230b6] :

2 Ἢ εἰ ἔστιν τὸ βίᾳ παρὰ φύσιν, καὶ φθορὰ ἂν εἴη φθορᾷ ἐναντία ἡ βίαιος ὡς παρὰ φύσιν οὖσα τῇ κατὰ φύσιν; ἆρ’ οὖν καὶ γενέσεις εἰσὶν ἔνιαι βίαιοι καὶ οὐχ εἱμαρμέναι, αἷς ἐναντίαι αἱ κατὰ φύσιν, [230b] καὶ αὐξήσεις βίαιοι καὶ φθίσεις, οἷον αὐξήσεις αἱ τῶν ταχὺ διὰ τρυφὴν ἡβώντων, καὶ οἱ σῖτοι οἱ ταχὺ ἁδρυνόμενοι καὶ μὴ πιληθέντες; ἐπὶ δ’ ἀλλοιώσεως πῶς; ἢ ὡσαύτως; εἶεν γὰρ ἄν τινες βίαιοι, αἱ δὲ φυσικαί, οἷον οἱ ἀφιέμενοι μὴ ἐν κρισίμοις ἡμέραις, οἱ δ’ ἐν κρισίμοις· οἱ μὲν οὖν παρὰ φύσιν ἠλλοίωνται, οἱ δὲ κατὰ φύσιν. [230a29-b6]

« Mais, si ce qui arrive par violence est contre nature, la destruction contraire à une autre destruction sera violente, en tant qu’elle est contre nature, elle sera contraire à la destruction naturelle. Il y a donc certaines générations violentes, sans être fatalement régulières, auxquelles les générations naturelles sont contraires. Il y a aussi des accroissements et des destructions violentes : par exemple, les accroissements de ces corps auxquels la volupté donne une puberté précoce ; ou bien encore les accroissements de ces blés qui murissent tout à coup, sans avoir de profondes racines en terre. Mais pour l’altération, comment se passent les choses ? Est-ce de même ? Les altérations sont-elles les unes violentes, et les autres naturelles ? Par exemple, tels malades ne sont pas guéris dans les jours critiques ; et tels autres sont guéris dans les jours critiques : ceux qui sont guéris en dehors des jours critiques sont altérés contre nature ; les autres le sont naturellement. »
4 Ὅλως μὲν οὖν ἐναντίαι κινήσεις καὶ ἠρεμίαι τὸν εἰρημένον τρόπον εἰσίν, οἷον ἡ ἄνω τῇ κάτω· τόπου γὰρ ἐναντιώσεις αὗται. Φέρεται δὲ τὴν μὲν ἄνω φορὰν φύσει τὸ πῦρ, τὴν δὲ κάτω ἡ γῆ· καὶ ἐναντίαι γ’ αὐτῶν αἱ φοραί. Τὸ δὲ πῦρ ἄνω μὲν φύσει, κάτω δὲ παρὰ φύσιν· καὶ ἐναντία γε ἡ κατὰ φύσιν αὐτοῦ τῇ παρὰ φύσιν. Καὶ μοναὶ δ’ ὡσαύτως· ἡ γὰρ ἄνω μονὴ τῇ ἄνωθεν κάτω κινήσει ἐναντία. Γίγνεται δὲ τῇ γῇ ἡ μὲν μονὴ ἐκείνη παρὰ φύσιν, ἡ δὲ κίνησις αὕτη κατὰ φύσιν. [230b10-18]

4.« Ainsi donc, d’une manière générale, les mouvements et les repos sont contraires, selon le sens qui vient d’être expliqué. Par exemple, le mouvement en haut est contraire au mouvement en bas ; ce sont là des oppositions de lieux contraires. Le feu se porte en haut par nature, tandis que la terre se porte eu bas. Leurs tendances sont donc contraires, puisque naturellement le feu va en haut, et que s’il va en bas, c’est contre nature ; son mouvement de nature est contraire à son mouvement contre nature. Il en est de même des repos. Ainsi le repos en haut est contraire au mouvement de haut en bas. C’est ce repos contre nature qui serait celui de la terre, si elle restait en haut. Mais son mouvement de haut en bas est selon sa nature. »
6 Τοῦ δὴ παρὰ φύσιν μένοντος, οἷον τῆς γῆς ἄνω, εἴη ἂν γένεσις. Ὅτε ἄρα ἐφέρετο ἄνω βίᾳ, ἵστατο. 7 Ἀλλὰ τὸ ἱστάμενον ἀεὶ δοκεῖ φέρεσθαι θᾶττον, τὸ δὲ βίᾳ τοὐναντίον. 8 Οὐ γενόμενον ἄρα ἠρεμοῦν ἔσται ἠρεμοῦν. [230b23-26]

6. « Certainement il y a génération du repos pour un corps qui s’arrête contre nature ; par exemple, pour la terre quand elle reste en haut, c’est parce qu’elle a été portée en haut par violence qu’elle s’y est arrêtée. § 7. Mais le corps qui s’arrête semble toujours avoir un mouvement de plus en plus rapide, tandis que celui qui est mu par violence éprouve tout le contraire. Ainsi donc le corps sera en repos sans devenir précisément en repos. § 8. Et pour un corps, s’arrêter, c’est absolument la même chose qu’être porté vers son lieu propre, ou du moins l’un se produit toujours simultanément avec l’autre. »

Il arrive également que la mort soit violente, et non pas naturelle, lorsqu’elle se produit accidentellement (symbebekos), par exemple lorsqu’un homme meurt à cause d’une tuile qui lui tombe sur la tête après être sorti de chez lui : Aristote donne cet exemple pour illustrer la coïncidence fortuite de deux chaînes causales indépendantes l’une de l’autre, puisque c’est par hasard (tuchè) qu’une pierre tombe sur quelqu’un sans avoir en vue (eneka) de le frapper [Physique, II, 197b30-32]. Il s’agit en ce cas d’une mort violente, précisément parce que la mort résulte d’un fait accidentel, qui aurait pu ne pas se produire, et non pas du fait naturel de la maladie qui provoque la mort du corps en raison de la présence d’éléments contraires au sein du corps naturel [Métaphysique, E, 1027b1-11]. Il y a de même violence dans le cas où des êtres (vivants) sont empêchés ou privés d’avoir ce qui leur est naturel [1046a34-35].

Le critère qui définit la violence n’est donc pas le changement qui s’impose au corps (par exemple, la croissance d’un corps vivant ou son vieillissement), mais le fait que ce changement lui soit imposé à contre-sens du processus naturel : le corps naturel subit alors un changement à contresens de la finalité naturelle, par exemple lorsque la bonne récolte (profitable pour le groupe humain) est dévastée par la tempête qui peut être dite en ce sens violente. D’un point de vue moderne, ce serait comme si la nature était forcée par la violence, naturelle (de la tempête ou de la maladie), à prendre un cours contraire à la nature… Mais qu’en est-il lorsqu’on passe de la physique des mouvements naturels à l’éthique des comportements humains ?

Le critère du consentement humain ne suffit pas pour circonscrire le champ de la violence en tant que moyen. Dans l’Éthique à Nicomaque (1131a1-9), Aristote discerne en effet deux types de commerces ou de relations (sunallagè) qui ne sont pas consenties (ta akousia) : les clandestines (ta lathraia), comme le vol, adultère, empoisonnement, prostitution, subornation d’esclaves, piège meurtrier, faux témoignage ; les violentes (ta biaia), comme l’agression, séquestration, assassinat, brigandage, mutilation, injure, outrage. Dans les deux cas de figure, il s’agit d’injustices qui consistent à faire du tort à autrui : depuis le vol, commis avec ou sans violence, jusqu’au fait de tuer, en traître ou en face. Cette différence de modalité entre l’injustice commise secrètement, en douce, et la violence perpétrée ouvertement, qu’évoquait déjà le discours de Thrasymaque dans la République de Platon [344a], fait écho à la distinction grecque entre les moyens employés pour contraindre autrui : forcer traîtreusement, par la ruse (δόλῳ) ou la fraude qui trompe (δόλω-ῶ) ; s’imposer violemment, par la force brutale.

*

C’est toute la difficulté (ἀπορία), aporétique en l’état actuel de la réflexion sur la sémantique grecque : d’un côté, il y a bien la violence comme moyen de s’imposer brutalement par l’acte en lui-même violent ; de l’autre côté, en aval d’un acte en soi non violent, la fraude mauvaise ou la méchante ruse qui fait de toute façon violence, il y avoir la violence effective des conséquences de l’acte, comme la mort violente2 intentionnellement provoquée par un piège meurtrier. Il y a bien là différentes modalités de la violence exercée. C’est pourquoi la théorie critique de la violence s’est efforcée de les cerner, en français, à travers différents verbes : faire violence1 à autrui, à travers une escroquerie ou un vol en douce ; provoquer1-2 traîtreusement une violence, par un empoisonnement ; commettre ouvertement une violence2, en séquestrant ou agressant quelqu’un d’autre. Reste qu’il est plus grave de tuer en empoisonnant que de blesser ou de priver de liberté, de sorte que degré et modalité de la violence ne sont pas nécessairement congrues. Il est donc important de préciser la teneur de la violence en précisant notamment si la violence se produit en aval d’un acte en soi non violent ou dès l’acte lui-même, comme moyen violent de s’imposer. Hegel note en ce sens que le même acte, un vol par exemple, n’est pas ressenti de la même façon par le propriétaire s’il est commis en son absence ou en sa présence, auquel cas – ce qui est beaucoup plus grave – une violence effective est en effet perpétrée directement contre la personne elle-même.

Circonscrire la violence pour en prendre la mesure requiert par suite de considérer de multiples paramètres ou facteurs : non seulement sa modalité, comme simple moyen, comme conséquence ou comme but ; mais encore sa durée et son degré d’intensité, en fonction de la forme et du but de la violence, du type et du nombre des agents l’exerçant, ainsi que la source même de la violence exercée. Car il importe également de comprendre le déclenchement et l’engrenage de la violence en revenant en amont de l’acte violent et/ou de la violence commise ou provoquée : il y a d’abord l’acte comme moyen violent ; il y a ensuite, en aval, la violence comme conséquence ou but ; il y a enfin, en amont de la violence, tout ce qui la prépare ou la cause, en particulier la motivation du passage à l’acte violent ou de la violence poursuivie comme but. Il convient donc de pousser la recherche pour affiner ces distinctions en achevant l’analyse de la sémantique grecque afin d’y trouver des éléments de réponse à ces questions ouvertes comme à d’autres problèmes :

    1. le critère de l’absence d’assentiment humain à la contrainte endurée est-il suffisant pour définir la violence ?
    2. quels sont les ressorts qui motivent la violence ?

Le verbe à la voie moyenne, βιάζομαι, signifie logiquement deux types d’actes violents. D’une part1, c’est le sens large de la violence comme moyen subi par quelqu’un : user de violence, comme Prométhée en se rebellant (βιάζῃ) contre le joug imposé[1], ou en se frayant un passage de force pour entrer de force[2], cela revient à forcer le passage et, donc, c’est – à la différence de plaider au tribunal (dikazesthai) – contraindre ou se procurer par la force.

[1] Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 1010.
[2] Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, livre VII, § 67, § 79 et § 83 : trad. fr. par J. de Romilly, Robert Laffont, « Bouquins », p. 588 (forcer la sortie du port), p. 597 (se frayer de force la voie jusqu’à une colline), p.600 (se frayer de force un passage à travers les sentinelles).

Dans le discours des Athéniens à l’attention des Lacédémoniens, tel du moins que le reconstitue Thucydide, il est question de cette opposition entre les moyens de la violence et de la procédure légale :

LXXV. – « Pour notre courage d’alors et notre intelligence politique, méritons-nous, Lacédémoniens, la jalousie excessive qu’excite chez les Grecs notre puissance ? Nous l’avons acquise sans violence [οὐ βιασάμενοι] ; vous-mêmes vous n’avez pas voulu être à nos côtés contre ce qui restait de Barbares et ce sont les alliés qui vinrent nous trouver et nous demandèrent de prendre le commandement. […]
LXXVII. – « Tout en faisant des concessions dans les jugements publics et tout en respectant chez nous l’égalité devant la loi, nous avons la réputation de chercher des querelles. Nul ne considère pourquoi ceux qui détiennent ailleurs le pouvoir, tout en étant moins modérés que nous, n ‘encourent pas le même reproche ; c’est que celui qui peut user de violence n’a pas besoin de recourir à la justice [βιάζεσθαι γὰρ οἷς ἂν ἐξῇ, δικάζεσθαι οὐδὲν προσδέονται]. Mais nos alliés, qui sont habitués à être traités par nous sur un pied d’égalité, s’il leur arrive de subir le moindre dommage, par suite d’une de nos décisions ou de l’autorité attachée à notre puissance, ne nous savent aucun gré de notre modération dans nos exigences, et ils insistent plus que si dès le début nous avions négligé la loi et abusé manifestement de nos avantages. En ce cas ils n’eussent même pas protesté et osé déclarer que le faible ne devait pas céder au puissant [ἐκείνως δὲ οὐδ’ ἂν αὐτοὶ ἀντέλεγον ὡς οὐ χρεὼν τὸν ἥσσω τῷ κρατοῦντι ὑποχωρεῖν]. C’est que les hommes, semble-t-il, s’irritent plus de subir l’injustice que la violence [ἀδικούμενοί τε, ὡς ἔοικεν, οἱ ἄνθρωποι μᾶλλον ὀργίζονται ἢ βιαζόμενοι]. L’une, venant d’un égal, semble un abus ; l’autre, venant d’un plus fort que soi, semble une nécessité. Quoique les Mèdes fissent subir à nos alliés un traitement beaucoup plus rigoureux que le nôtre, c’est notre autorité qui leur semble pénible. Ne nous en étonnons pas. La domination du moment [ἡ δὲ ἡμετέρα ἀρχὴ] est toujours lourde pour des sujets. […] » [Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, livre I, § 77]

Au figuré, le même verbe signifie soutenir avec force [Platon, Sophiste, 241b, 246b]. Mais quelque chose comme la maladie ou la famine peut également devenir violente en gagnant en intensité. D’autre part2, c’est le sens fort et actif des violences commises (et non plus seulement de la violence comme simple moyen), c’est violenter et maltraiter quelqu’un en le traitant avec dureté ou violence, par exemple à la guerre [Iliade, V,521=p.123 /gr.110], mais c’est également se tuer soi-même : Cebès lui ayant demandé s’il est permis de se donner la mort (biazetai), Socrate lui répond qu’il ne faut pas se tuer avant que dieu n’en impose la nécessité [Phédon, 61c]. Or les deux sens sont convergents. Car le verbe d’action pour forcer ou contraindre (biao-o), au moyen, signifie accabler par force (2) ou violenter au sens de piller, voler ou violer (2). Il peut donc en résulter une mort violente (biaiothanasia) comme conséquence de ces actes violents (biaios) qui s’imposent par force ou violence, c’est-à-dire violemment (biaios).

La violence comme excès

Or, comme la force, la contrainte est un double de la violence qui empêche d’en voir la spécificité : la contrainte ne suffit pas plus que la force pour caractériser la violence. C’est pourquoi il faut chercher un autre élément qui s’ajoute à l’exercice d’une force contraignante pour la transmuer en violence.

Au-delà de la différence déjà évoquée, au niveau de l’effet produit en aval – tuer2, c’est autre chose par exemple que voler ou exproprier1 –, il y a une autre différence, cette fois en amont, au niveau de l’intention hostile de l’agresseur (également ressentie du point de vue de la personne agressée) : cette motivation peut être la source non seulement de l’acte violent, comme tuer2, mais également de la cruauté vindicative, comme torturer3. C’est ce qu’indique, dans l’Ajax de Sophocle, l’usage du terme bia par Ulysse, lorsqu’il s’adresse à Agamemnon pour le supplier de ne pas commettre l’extrême violence de refuser une sépulture à Ajax :

Ἄκουέ νυν. Τὸν ἄνδρα τόνδε πρὸς θεῶνμὴ τλῇς ἄθαπτον ὧδ᾽ ἀναλγήτως βαλεῖν·μηδ᾽ ἡ βία σε μηδαμῶς νικησάτωτοσόνδε μισεῖν ὥστε τὴν δίκην πατεῖν. [v. 1335] 

« Écoute donc. Je te conjure par les dieux de ne pas priver si inhumainement cet homme de la sépulture ; ne te laisse pas emporter par la violence à un degré de haine qui te fasse fouler aux pieds la justice. Sans doute, il fut, dans l’armée, le plus ardent de mes ennemis, depuis le jour où je remportai les armes d’Achille ; cependant, quel qu’il ait été à mon égard, je ne lui ferai point l’injustice de nier qu’il fut après Achille le plus brave des Grecs qui sommes venus devant Troie. Tu serais donc injuste de le priver des honneurs auxquels il a droit ; car ce serait offenser, non pas lui, mais les lois divines. L’homme de bien ne doit pas poursuivre, après la mort, celui même dont il aurait été l’ennemi pendant sa vie. »

L’acte paraît d’autant plus violent qu’il s’accomplit avec colère et qu’il se traduit de facto par un mauvais traitement2 que marque souvent l’association de bia avec hubris : c’est ce qui provoque l’accusation de violence perpétrée par un tyran [Platon, Politique, 276e] ou par Héraclès [Gorgias, 484b-c].

Aristote en donne de multiples exemples dans son cours sur Les politiques, en particulier au livre V qui traite des raisons des séditions et, donc, des changements violents de constitution. Dans le chapitre 10 consacré aux causes des bouleversements dans les régimes monarchiques, Aristote met tout particulièrement en avant le motif de la vengeance en raison du déshonneur honteux que provoquent le viol (Pol. GF, p.389*) comme contrainte déshonorante pour la victime et sa famille, surtout dans le contexte des sociétés à culture d’honneur.

Comme il n’est pas au-dessus des lois de l’ordre cosmique (ce serait de l’hubris) – contrairement au tyran qui cherche son plaisir –, le roi grec qui veut le bien est censé protéger le peuple contre les excès et veiller à ce que les richesses ne subissent aucune injustice. Le verbe employé signifie être maltraité, subir un mauvais traitement par l’excès d’une violence qui s’exerce ici contre le peuple.

Βούλεται δ’ ὁ βασιλεὺς εἶναι φύλαξ, 1311a ὅπως οἱ μὲν κεκτημένοι τὰς οὐσίας μηθὲν ἄδικον πάσχωσιν, ὁ δὲ δῆμος μὴ ὑβρίζηται μηθέν

C’est l’injustice, la crainte et le mépris qui expliquent que beaucoup de sujets se révoltent contre les monarchies, l’injustice venant principalement de l’excès et parfois de la spoliation des biens privés (τῆς δὲ ἀδικίας μάλιστα δι’ ὕβριν, ἐνίοτε δὲ καὶ διὰ τὴν τῶν ἰδίων στέρησιν). Certes, Aristote soutient que les buts poursuivis par les révoltés sont les mêmes dans les tyrannies et les royautés en raison de la convoitise de la masse de richesses et d’honneurs possédés par les monarques. Mais il va néanmoins pointer les violences commises par les puissants au pouvoir pour expliquer que les révoltés s’en prennent au détenteur du pouvoir en personne (plutôt qu’en vue de prendre le pouvoir). Ce sont en effet les révoltes provoquées par les excès qui sont dirigés contre la personne au pouvoir et en veulent à sa vie (ἐπὶ τὸ σῶμα) plutôt qu’elles ne visent à prendre le pouvoir. Or l’excès qui provoque la colère porte fréquemment sur une violence sexuelle considérée comme un acte déshonorant qu’il faut venger, par ex. lors de la tyrannie des Pisistratides à Athènes (les deux fils qui héritent de Pisistrate en – 527 sont assassinés en – 514 par Harmodius et Aristogiton). […]

*

Ce sont les excès de violences physiques et en particulier sexuelles qui provoquent donc la colère et le désir de vengeance à l’origine de représailles violentes. On a à la fois la vengeance comme motivation et la raison de se venger : la violence comme excès. Ce qui prime, c’est l’association de bia avec hubris pris précisément au sens de violence : il est question non seulement du meurtre des hommes et du rapt des femmes, mais également de l’arrogance des prétendants qui sont à la fois violents et transgressifs dans le double sens de profanateurs et irrespectueux.

Hubris, c’est l’excès comme violence ou encore la violence comme excès de fougue emportée et impétueuse. Il y a en ce sens violence naturelle des éléments qui emportent tout, par exemple le typhon hybristèn [Hésiode, Théogonie, v. 307]. Mais l’emportement humain, trop humain, fait que l’émotion ou le sentiment violent engendre des actes violents : telle Hélène violentée après avoir été enlevée de force [Gorgias, fragment IXa (7), Pléiade, p.1032] :

(7) Εἰ δὲ βίαι ἡρπάσθη καὶ ἀνόμως ἐβιάσθη καὶ ἀδίκως ὑβρίσθη, δῆλον ὅτι ὁ <μὲν> ἁρπάσας ὡς ὑβρίσας ἠδίκησεν, ἡ δὲ ἁρπασθεῖσα ὡς ὑβρισθεῖσα ἐδυστύχησεν.

« Si c’est de force qu’elle a été enlevée, elle fut contrainte au mépris de la loi et injustement violentée. Il est clair alors que c’est le ravisseur, par sa violence, qui s’est rendu coupable ; elle, enlevée, aura connu l’infortune d’avoir été violentée. »