Violence contre puissance (Arendt)

Puissance contre violence
(Hannah Arendt)
Macht gegen Gewalt

Dans son essai Sur la violence, en allemand Macht gegen Gewalt (1970)[1], Hannah Arendt prend position contre toute glorification de la violence comme fin en soi, notamment par Pareto, Sorel, Fanon et Sartre lisant Fanon, qui va jusqu’à affirmer que l’homme se recrée lui-même grâce à la « violence irrépressible » du colonisé contre le colon[2]. Arendt oppose à cette glorification irrationnelle une conception de la rationalité purement instrumentale de la violence qui en est la seule justification possible à ses yeux.

Par contraste avec la puissance (Macht) qui s’inscrit dans l’ordre de l’action politique, la violence (Gewalt) appartient au registre du processus technique de production d’une fin à partir d’un moyen : son utilisation proviendrait de l’absence de palliatif pour résoudre les conflits entre peuples ! Ce qui revient à contredire l’idée que la violence naisse d’une pulsion de mort secrète (Freud) ou d’une pulsion d’agression incontrôlable (Lorenz)[3] : l’activité violente est proprement humaine, et non pas animale (beastly) et irrationnelle[4]. Arendt joue Marx et Engels contre Mao, qui pense que le pouvoir politique provient des baïonnettes, et surtout contre Sartre lisant Fanon, lequel glorifie la violence comme moyen pour l’homme de se créer, alors que c’est par la pensée pour Hegel et par le travail pour Marx que l’homme se produit[5].

1.
Le paradigme de la puissance non-violente du peuple

En réaction à la terreur totalitaire, et face à la récente escalade de la violence à la suite de Mai 68, Arendt prend position aux États-Unis à gauche pour une politique de la non-violence qui soit fondée sur l’envie d’agir : elle affirme, en ce sens, le caractère moral et désintéressé du mouvement de rébellion (de Mai 68), en s’appuyant sur le modèle du jugement de Kant qui constate et approuve en 1798 l’enthousiasme désintéressé, idéaliste et purement moral, des spectateurs de la Révolution française en faveur de l’affirmation du droit par le genre humain[6]. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’Arendt, dans le Séminaire de 1970 sur la philosophie politique de Kant, finisse par lui imputer une position politiquement révolutionnaire qui semble fait abstraction de sa réfutation du droit de rébellion :

« Pour Kant, le moment de se rebeller est le moment où la liberté d’opinion est abolie »[7].

L’interprétation d’inspiration kantienne du mouvement de rébellion étudiante de Mai 68 comme moral et désintéressé permet à Arendt de l’inscrire dans le meilleur de la tradition révolutionnaire, à savoir : le système des conseils comme déterminant l’appel à une démocratie participative[8]. C’est en effet une institution qui donne corps à la puissance vivante du peuple en permettant d’agir de concert avec d’autres.

2.
La violence entre rationalité instrumentale et irrationalité vitale

Par contraste avec l’action politique qui est une fin en soi, la violence est un simple moyen : tout comme la violence révolutionnaire de la rébellion, la violence du pouvoir d’État a un caractère purement instrumental[9]. La rationalité instrumentale de la violence est purement circonstancielle. Il peut en effet arriver, dans la vie privée comme dans la vie publique, que la rapidité d’un acte violent soit le seul remède adapté à la situation :

« dans certaines circonstances, la violence en acte, c’est-à-dire une action sans parole, ni argument, qui ne prend pas en compte les conséquences, peut être la seule manière de rendre justice à la situation. (Dans la littérature, l’exemple classique reste Billy Blood de Melville qui tue l’homme qui avait fait un faux témoignage contre lui).[10] »

Se faire justice de la sorte ou défendre sa vie sont bien des réactions émotionnelles, mais la rage en question n’a rien d’irrationnel : c’est une réaction humaine parfaitement compréhensible.

Critique de la violence glorifiée
comme milieu vital pour l’homme (nouveau)

Ce qui est irrationnel, en revanche, c’est de défouler son agressivité sur un objet de substitution qui fait office de bouc émissaire : c’est le cas, selon Arendt, de la ‟fureur noire” contre l’homme blanc qu’exploite le Black-Power (en accord avec la culpabilité collective des Blancs que les Libéraux concèdent aux États-Unis)[11]. Arendt récuse en ce sens la position antipolitique de Fanon qui naturalise la violence comme un élément de la vie[12] pour penser la nation comme un Tout indivise qui entre en fusion grâce à la violence de ses membres unis par cette expérience violente de la fraternité[13]. Dans le sillage des philosophies de la vie qui célèbrent la violence comme manifestation de la force vitale, Fanon peut célébrer la ‟folie créatrice” inhérente à l’acte violent en reprenant à tort les catégories biologiques de l’organisme vivant, alors même que l’évidence trompeuse de ces métaphores organiques préprogramme dangereusement le glissement du fait organique de la couleur de la peau à l’idéologie raciste :

« la violence apparaît alors comme une condition fondamentale pour le processus de la vie collective de l’humanité tout aussi naturelle que la lutte pour la vie et la mort violente dans le règne animal.[14] »

Il faudrait au contraire récuser la confusion entre violence et puissance dans le champ politique en s’inspirant de la non-violence du mouvement pour les droits civiques[15]. Car exalter la fraternité dans le violent combat à l’origine de ‟l’homme nouveau” – c’est un fantasme (Spuk) pour Arendt –, cela revient à concéder un « conflit d’intérêts » irréductible entre des gens qui, sans aucune idée de la res publica au sein d’un monde commun, ne pourront pas chercher à s’entendre de manière non-violente[16].

La rationalité à court terme de la violence ponctuelle en politique

Instrumentale par essence, la violence est rationnelle à condition d’être efficiente en permettant d’atteindre effectivement le but visé, lequel ne peut être qu’à court terme (kurzfristig) :

« Comme la violence est instrumentale par essence, elle est rationnelle dans la mesure où elle sert effectivement à atteindre le but qui doit la justifier. Comme les hommes qui commencent à agir ne savent jamais et ne peuvent jamais savoir ce qu’ils font, c’est-à-dire quelles seront en fin de compte les conséquences de leur action, la violence est rationnelle, c’est-à-dire adéquate aux conditions fondamentales de l’existence humaine, dans la mesure où elle poursuit des buts à court terme. Avec la violence, on ne chauffe pas la locomotive du progrès, ni de l’histoire ou de la révolution, la violence ne promeut aucune cause, ni le progrès, ni la réaction, mais la violence peut tout à fait servir à dramatiser des abus en dirigent l’attention publique sur ces injustices.[17] »

La dramatisation provoquée par l’irruption soudaine de la violence a pour fonction d’attirer l’attention de l’opinion publique sur des situations dramatiques de façon à permettre une prise de conscience qui contraigne à lancer des réformes : contrairement à ce que veulent faire croire les « prophètes de la violence » (révolutionnaire), elle est bien plus à même de forcer à faire des réformes ciblées qu’à déclencher des révolutions[18] qui, d’ailleurs, sont la plupart du temps très peu sanglantes dans leur phase initiale[19]. Car, selon Arendt, la révolution réclame bien plutôt la puissance politique du peuple pour construire la république comme espace public de discussion et d’action en commun : le lien entre violence et révolution n’est fait, à tort, qu’en raison de la confusion schmittienne entre révolution et guerre civile qu’Arendt a réfutée dans son essai Sur la révolution (1963).

*

En somme, violences et émeutes n’ont de sens que par rapport à des objectifs à court terme, même si le procédé recèle le danger d’extorquer des concessions démagogiques au lieu de réformes durables (langfristige Reformen) : Arendt donne l’exemple, à l’université, de la mise en place de cours sans intérêt ou de l’intégration d’étudiants non qualifiés. Mais le plus grand danger qu’il y aurait à abuser de la violence en politique reste, à ses yeux, que la violence finisse par dominer tous les domaines de la vie politique[20] au sein de sociétés de masse, bureaucratiquement dominées par le pouvoir d’État, qui succombent de surcroît au nationalisme : la violence chasse la puissance ; la violence du pouvoir d’État provoque une perte de puissance politique du peuple dont l’impuissance, par un effet de retour, ouvre la porte à la violence. Ce sont les derniers mots de l’essai Sur la violence :

« toute perte de puissance est une invitation ouverte à la violence, même si c’est uniquement parce que le gouvernement ou les gouvernés, lorsqu’ils sentent que la puissance [power] qu’ils détenaient leur échappe, ne sont parvenus que très rarement dans l’histoire à résister à la tentation de lui substituer la violence.[21] »
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Notes

[1] L’essai de Hannah Arendt a deux versions : en allemand, Macht und Gewalt (1970), Piper, 2003 ; en anglais, On violence (1969), Harcourt Brace & Company, 1970, également réédité dans le recueil Crises of the Republic, Harcourt Brace, 1972. Trad. fr. à partir de l’anglais par Guy Durand dans Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy, 2000.

[2] Hannah Arendt, Macht und Gewalt, p. 16 vs On violence, p. 12-13; trad. fr. p. 123. Cf. Jean-Paul Sartre, préface à Frantz Fanon, Les damnés de la terre (1961), La découverte, 1987, p. 15 : « cette violence irrépressible […], c’est l’homme lui-même se recomposant. »

[3] Arendt, Macht und Gewalt, p. 9 vs On violence, p. 5 ; trad. fr. p. 115. Voir le développement sur K. Lorenz : Arendt, Macht und Gewalt, p. 59-61 vs On violence, p. 59-61 ; trad. fr. p. 167-169.

[4] Arendt, Macht und Gewalt, p. 63 vs On violence, p. 63 ; trad. fr. p. 171.

[5] Arendt, Macht und Gewalt, p. 15-17 vs On violence, p. 11-13 ; trad. fr. p. 122-124.

[6] Hannah Arendt, On violence, p. 23 & p. 19 ; trad. fr. p. 135 & p. 131. La version allemande de l’essai, Macht und Gewalt (p. 26 & p. 23), montre que la qualification morale du mouvement de rébellion par Arendt reprend très exactement les termes, moralisch et Uneigennützikeit, employés par Kant pour caractériser l’enthousiasme pour la Révolution dans le point 6 de la seconde section du Conflit des Facultés [Ak. VII, 85-87 ; trad. fr. par mes soins dans Le Conflit des Facultés et autres textes sur la révolution, « Critique de la politique », Payot, 2015, p. 125].

[7] Hannah Arendt, Lectures on Kant’s Political Philosophy (The University of Chicago Press, 1982), p. 50. Trad. fr. par M. Revault d’Allonnes sous le titre Juger, Seuil, 1990, p. 80.

[8] Arendt, Macht und Gewalt, p. 25 & p. 82 vs On violence, p. 22 & p. 83 ; trad. fr. p. 134 & p. 194.

[9] Arendt, Macht und Gewalt, p. 47 vs On violence, p. 46 ; trad. fr. p. 154.

[10] Traduction par mes soins à partir de la fusion entre l’allemand, p. 64 (der Gewaltakt, also ein wortloses Handeln… der Situation gerecht werden kann) et  l’anglais, p. 63-64 (violence, acting without argument or speech… is the only way to set the scales of justice right again). Trad. fr. p. 172-173.

[11] Arendt, Macht und Gewalt, p. 65 vs On violence, p. 64-65 ; trad. fr. p. 173-174.

[12] Arendt, Macht und Gewalt, p. 70 vs On violence, p. 69 ; trad. fr. p. 179.

[13] Arendt, Macht und Gewalt, p. 68-69 vs On violence, p. 67-68 ; trad. fr. p. 177-178.

[14] Arendt, Macht und Gewalt, p. 75 vs On violence, p. 75 ; trad. fr. p. 185-186.

[15] Arendt, Macht und Gewalt, p. 75-76 vs On violence, p. 75-76 ; trad. fr. p. 186.

[16] Arendt, Macht und Gewalt, p. 77-78 vs On violence, p. 79 ; trad. fr. p. 188-189.

[17] Traduction à partir de la fusion des versions allemande (p. 78) et anglaise (p. 79) de l’essai Sur la violence. Trad. fr. du passage p. 189-190.

[18] Arendt, Macht und Gewalt, p. 78-79 vs On violence, p. 79 ; trad. fr. p. 190.

[19] Arendt, Macht und Gewalt, p. 50 vs On violence, p. 49 ; trad. fr. p. 158.

[20] Arendt, Macht und Gewalt, p. 79 vs On violence, p. 80 ; trad. fr. p. 191.

[21] Traduction à partir de la fusion des versions allemande (p. 86) et anglaise (p. 87) de l’essai Sur la violence. Trad. fr. du passage p. 198.