Le monde sens dessus dessous

les sens du monde

Prélude

Chant du monde enchanté

Les êtres humains vivent au sein de la nature en compagnie d’autres êtres, êtres d’un autre ordre ou genre d’être, comme les animaux, les végétaux et les minéraux, sans parler des divinités et de tous les esprits invisibles qui peuplent la nature… Mais, parler de Zeus ou de Dieu, des anges célestes ou des djinns terrestres de la cosmologie musulmane traditionnelle, c’est déjà entrer dans le monde, proprement humain, d’animaux assez spéciaux pour se raconter des histoires (mythes), incroyables mais crues, sur ces êtres naturels et surnaturels avec lesquels hommes et femmes partagent leur existence, précisément au sein de ce monde culturel où ces êtres assument des fonctions symboliques qui leur ont été assignées par les mythes humains.

Par exemple, les kobólt de la mythologie germanique sont des esprits protecteurs de la maison et du foyer, qui ne deviennent des nains maléfiques dans les mines, voleurs de métaux précieux les recyclant dans des mondes chtoniens, ou des lutins vivant au sein des marais ou des forêts sauvages, qu’après avoir été chassés du rituel païen autour des foyers par le rigorisme chrétien. Souvent confondus avec les gnomes et les gobelins, les kóbolt peuplent entre-temps le monde des mangas, des BD et des jeux de rôles pour y jouer des personnages plutôt méchants et malveillants, bien au contraire de la figure des nains dans le conte des frères Grimm tournant autour de Blanche-Neige (1812).

An illustration from Mjallhvít (Snow White) =an 1852 icelandic translation of the Grimm-version fairytale

La raison en est qu’ils réapparaissent sous un jour positif au XIXe siècle dans le sillage romantique de la revalorisation du monde enchanté de la mythologie médiévale, par exemple dans le monde de Gérard de Nerval ou d’Alexandre Dumas dans Les kobolds (édition Marcel Berry, 1938, chapitre 18). Plus tardivement, un poème de Paul Verlaine dans Romances sans paroles, intitulé « Charleroi » (1872), fait allusion à ces personnages mythologiques.

Femme aidée par un bébé kobold, gravure de Gustave Doré illustrant
La Mythologie du Rhin de Saintine (1862).

Autre exemple d’êtres bénéfiques, la mythologie grecque met en scène des nymphes en tout lieu : nymphes des montagnes – oréades de la Théogonie d’Hésiode (v.130) – ; nymphes aquatiques des sources, des rivières et des lacs – naïades – ; nymphes des bois et en particulier des arbres – dryades –(du grec δρῦς, d’ailleurs apparenté au terme gaulois pour druide)

Depuis des temps immémoriaux, la nature comme milieu de vie apparaît ainsi aux êtres humains comme un monde, monde en vérité d’ordre symbolique qu’ils ont forgé et cultivé en pensant qu’il est le monde, alors qu’il n’est que leur propre monde, lequel est sans commune mesure avec le monde qui environne tout naturellement la tique par exemple : Umwelt dans les termes de l’éthologue J. von Uexküll. Autrement dit, la cosmologie prend la forme d’une mythologie qui donne figure au monde dans lequel les êtres humains vivent et existent au milieu de toutes ces figures visibles et invisibles.

*

Ce monde de la mythologie est une invention culturelle, une « création social-historique de significations imaginaires sociales » ex nihilo. C’est du moins la position de Cornelius Castoriadis dans L’institution imaginaire de la société (1975)[1]. Pour Castoriadis, « il y a monde, il y a psychè, il y a société, il y a signification » (p. 491) : l’institution de la société est institution d’un magma de significations imaginaires sociales appelé monde (réseau de significations), c’est-à-dire flux – en procès d’altération (p. 520) – ou encore fleuve ouvert du collectif anonyme (p. 533). Mais cette institution d’un monde commun est confrontée à l’énigme du monde tout court :

« La création de la société instituante, comme société instituée, et à chaque fois monde commun – kosmos koinos : position des individus, de leurs types, de leurs relations et de leurs activités ; mais aussi position de choses, de leurs types, de leurs relations, de leur signification – les uns et les autres pris à chaque fois dans des réceptacles et des référentiels institués comme communs, qui les font être ensemble. Cette institution est institution d’un monde au sens qu’elle doit et qu’elle peut tout recouvrir, que tout doit dans et par elle être, en principe, dicible et représentable, et que tout doit absolument être pris dans le réseau des significations, tout doit faire sens. La manière dont chaque fois tout fait sens, et le sens qu’il fait, relève du noyau de significations imaginaires de la société considérée. Mais ce recouvrement n’est jamais assuré : ce qui lui échappe, parfois presque indifférent, peut être et est d’une gravité décisive. Ce qui lui échappe, c’est l’énigme du monde tout court, qui se tient derrière le monde commun social, comme à-être, c’est à dire provision inépuisable d’altérité, et comme défi irréductible à toute signification établie. » (p. 534-535)

Or l’énigme du monde s’impose aux individus, car il y a non seulement un monde commun (kosmos koinos), mais également des multitudes de mondes privés ou particuliers (kosmos idios). Comme il y a monde commun et mondes privés, il y a monde, mais il y a aussi question du monde, question qui se pose de tout temps à l’intelligence humaine :

« C’est parce qu’il y a un monde commun et mondes privés qu’il y a monde et question du monde. » (p. 491)

[1] Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société (1975), Seuil, « Points essais », 1999.

Dans toutes les régions du monde et à toute époque, le monde est un produit culturel et symbolique de la parole humaine qui, néanmoins, confond la construction intellectuelle avec le monde au sens du cosmos, de l’univers ou du Tout (to pan), dont il est à la fois le cadre naturel et la condition de possibilité : c’est le référent physique de la construction métaphysique et morale du monde. Mais, consécutive à une prise de conscience critique du problème du monde, l’idée même de cette confusion est issue d’une parole humaine tout à fait particulière, qui substitue l’analyse critique des raisons à la compréhension des significations : chez les Grecs anciens, le logos se distingue et se singularise, à partir du VIIe siècle avant notre ère, par un discours qui tient à distance la mythologie ambiante pour parler du cosmos et/ou de la nature dans des termes qui refoulent les entités surnaturelles hors de la conception rationnelle du monde physique. Si le logos, qui se veut purement rationnel, tient à distance ces êtres issus du mythos, l’epos prospère au contraire dans ce monde mythologique. Dans l’Iliade d’Homère par exemple, c’est abandonné d’Apollon que Hector trouve la mort, tué par Achille aidé d’Athéna, avant qu’il ne soit lui-même tué par une flèche de Pâris guidé par le Dieu Apollon (chant XXII, v.206-376).

Désenchantement moderne du monde rationalisé

Le monde culturel dans lequel nous vivons effectivement à l’heure actuelle, en Europe, est issu d’une histoire de deux mille ans qui a rejeté tout polythéisme (gréco-latin, germanique, etc.) au profit de l’alternative, apparue à l’époque moderne, entre monothéisme et athéisme. Il y va de conceptions fondamentales du monde (Weltanschauung) qui ne se réduisent pas au conflit de principe entre les projets de société (capitalisme vs socialisme). Ce qui est en jeu, en effet, reste encore et toujours le sens de l’existence conçue comme être-au-monde. Mais la question prend un tour dramatique dès lors que la mort de Dieu est admise avec Nietzsche, ouvrant à la possibilité nihiliste que le monde devienne en principe insensé.

Car c’est une des conséquences possibles de ce que Max Weber appelle le désenchantement du monde (Entzauberung der Welt), qui provient de l’expulsion des forces magiques ou mystérieuses hors du monde humain au profit de sa compréhension rationnelle : si le processus commence avec le dieu unique du judaïsme, de concert avec la rationalisation grecque du cosmos, il s’accomplit dans le contexte économique du capitalisme et de la rationalisation du monde qui autorise calcul scientifique et prévision de moyens techniques pour intervenir dans le monde et trouver ainsi son salut dans la vita activa, conformément à l’ascétisme de l’éthique protestante. Le monde désenchanté n’est donc pas ipso facto un monde insensé, puisque le monde créé par Dieu est un cosmos divinement ordonné qui fait sens en soi et donne un sens éthique à l’existence d’un être humain qui ferait son devoir en obéissant aux commandements divins. Mais – et c’est précisément le problème –, la rationalisation technico-scientifique du monde de vie (Lebenswelt) se paye d’un risque de vacance du sens consécutif à la perte de l’orientation garantie par la construction éthique d’un monde divinement ordonné :

« Wo immer aber rationale empirisches Erkennen die Entzauberung der Welt und deren Verwandlung in einen kausalen Mechanismus konsequent vollzogen hat, tritt die Spannung gegen die Ansprüche des ethischen Postulates, daß die Welt ein gottgeordneter, also irgendwie ethisch sinnvoll orientierter Kosmos sei, endgültig hervor. » (472)
Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft, Teil II, Kap.V = Religionssoziologie, S.472

Il y a donc une tension entre la rationalisation du monde désenchanté, qui le transforme en un mécanisme causal [*en soi dépourvu de sens], et l’exigence éthique de vivre dans un monde sensé. Max Weber fait la genèse de cette conception éthique du monde qui insuffle ou donne du sens à l’existence humaine en l’inscrivant dans le cadre cosmique d’éléments qui font eux-mêmes sens (au regard anthropocentrique de la condition humaine telle que nous la connaissons). Or ce sens est construit à travers les histoires que les groupes humains se racontent au cours du temps : c’est cette construction mythique qui permet au monde humain d’être subjectivement sensé en corrélation avec l’objectif de vivre ici-bas longuement et en bonne santé. Mais il y a précisément eu évolution à propos de cette conception collective du sens que peuvent avoir subjectivement, pour les individus, les événements qu’ils vivent, leurs représentations et les buts qu’ils poursuivent dans la vie, depuis une conception magique du monde – dans les mythes primitifs – qui présuppose le mana [terme polynésien repris par Émile Durkheim & Marcel Mauss] ou charisma, conformément à une représentation animiste des forces suprasensibles qui interviennent dans le destin des hommes, jusqu’à une conception éthico-religieuse – dans les mythologies plus complexes des sociétés divisées hiérarchiquement – qui procède d’une rationalisation conjointe des mondes naturel et culturel, en corrélation avec la pacification juridique de la vie collective (et le respect des contrats), dont la conséquence est la production d’une éthique religieuse qui s’adresse aux divinités avec des demandes ou des prières :

« Die ethischen Ansprüche an die Götter steigen nun aber […] 2. mit steigendem Umfang der durch meteorologische Orientierung der Wirtschaft bedingten rationalen Erfassung des naturgesetzlichen Weltgeschehens als eines dauern sinnvoll geordneten Kosmos, […] mit einem Wort: mit steigender Bedeutung der ethischen Bindung des Einzelnen an einen Kosmos von Pflichten, welche sein Verhalten berechenbar machen. Auch die Götter, an die man sich um Schutz wendet, müssen nun offenbar entweder selbst eine Ordnung unterworfen sein oder ihrerseits, wie große Könige, eine solche geschaffen und zum spezifischen Inhalt ihres göttlichen Willens gemacht haben. » (S.263)

Ces deux conceptions cosmiques sont élaborées au sein des groupes sociaux en fonction de leurs intérêts. Dans le premier cas, la conception d’une puissance impersonnelle et providentielle, qui garantit l’ordre harmonieux et rationnel du monde en l’imposant même aux dieux, est soutenue (en Chine, c’est le confucianisme et, en Inde, le brahmanisme) par des couches bureaucratiques ou théocratiques qui agissent elles-mêmes de manière impersonnelle et prévisible : cette conception d’une bureaucratie rationaliste postule donc [*de manière socio-morphique] des puissances qui lui ressemblent de façon à garantir la régularité et l’ordre harmonieux de ce qui advient dans le monde ; au contraire, la caste guerrière qui cultive l’héroïsme est opposée à une telle rationalisation éthique des comportements [*qui est en contradiction avec sa vision chaotique de l’histoire du monde ouvert aux initiatives héroïques]. Dans le second cas, l’ordre du monde, que ce soit au sein de la nature ou dans les rapports sociaux réglés par l’instance du droit, est une création de dieux qui le garantissent. Le culte religieux est fonction de cette conception du monde. Max Weber en discerne trois formes si l’on considère tout d’abord 1. la conception magique du monde, qui implique de contraindre rituellement les forces suprasensibles à se soumettre aux buts des êtres humains (grâce au magicien ou chaman) : d’une part, 2. il s’agit d’obtenir la satisfaction de ses buts égoïstes en priant les dieux en ce sens et en leur sacrifiant un certain nombre de choses (do ut des) ; d’autre part, 3. il s’agit de suivre la loi religieuse en se comportant de manière éthique de façon à obtenir la bienveillance du dieu.

Si les prophéties, qui contiennent l’élément magique de la fascination charismatique exercée par le prophète sur une foule de disciples, sont à l’origine de la prescription éthique d’un mode de vie (Lebensführung) au sein d’un monde sensé et, donc, censé être éthique, c’est le clergé qui régularise ou stabilise de manière durable cette vision du monde. Mais les deux éléments agissent dans le sens de la rationalisation du comportement, que la prophétie soit exemplaire (Bouddha par exemple) ou éthique (Zarathoustra ou Mahomet) :

« immer bedeutet – das ist das Gemeinsame – die prophetische Offenbarung, zunächst für den Propheten selbst, dann für seine Helfer: einen einheitlichen Aspekt des Lebens, gewonnen durch eine bewußt einheitliche sinnhafte Stellungnahme zu ihm. Leben und Welt, die sozialen wie die kosmischen Geschehnisse, haben für den Propheten einen bestimmten systematisch einheitlichen Sinn, und das Verhalten der Menschen muß, um ihnen Heil zu bringen, daran orientiert und durch die Beziehung auf ihn einheitlich sinnvoll gestaltet werden. […] Immer bedeutet sie [diese ganze Konzeption], nur in verschiedenem gerade und mit verschiedenem Erfolge, einen Versuch der Systematisierung aller Lebensäußerungen, der Zusammenfassung also des praktischen Verhaltens zu einer Lebensführung, gleichviel, und wie dieser im Einzelfall aussehen möge. Immer enthält er ferner die wichtige religiöse Konzeption der Welt als eines Kosmos, an welchem nun die Anforderungen gestellt wird, daß er ein irgendwie sinnvoll geordnetes Ganzes bilden müsse, und dessen Einzelerscheinungen an diesem Postulat gemessen und gewertet werden. Alle stärksten Spannungen der inneren Lebensführung sowohl wie der äußeren Beziehungen zur Welt entstammen dann dem Zusammenstoß dieser Konzeption der Welt als eines, dem religiösen Postulat nach, sinnvollen Ganzen mit den empirischen Realitäten. Die Prophetie ist allerdings keineswegs die einzige Instanz, welche mit diesem Problem zu schaffen hat. Auch alle Priesterweisheit und ebenso alle priesterfreie Philosophie, intellektualistische und vulgäre, befaßt sich irgendwie mit ihm. Die letzte Frage aller Metaphysik läutet von jeher so: wenn die Welt als Ganzes und das Leben im besonderen einen Sinnhaben soll, – welches kann er sein und wie muß die Welt aussehen, um ihn zu entsprechen? » (275)

1. mondes mythologiques

Pour bien comprendre ce qu’est le monde pour un être humain, et non pas simplement la nature ou l’univers expliqué rationnellement, il convient donc d’en revenir à la mythologie comme construction sensée d’un monde humain ou représentation qui fait sens ou donne sens à l’être-humain-au-monde [« das in-der-Welt-Sein » analysé dans Sein und Zeit (1927) par Heidegger].

Dans La Fable du monde, Jules Supervielle met en scène la création du cosmos qui permet de sortir du chaos, en s’inspirant manifestement de la double source culturelle de l’Occident : la théogonie grecque et la genèse hébraïque revisitée par l’évangile. Que la lumière soit… [Genèse : 1 :3] pour que le créé qui, malgré la noirceur, se précisait déjà (plaine, montagne, neige) prenne forme, sans plus ignorer ses bornes, contre le cauchemar de l’informe: « ces flèches sans formes de fantômes » provenant du chaos originel. Le ciel est poussé loin de la terre [selon la Théogonie, Gaia est libérée du poids oppressant d’Ouranos par Cronos : v. 178-182] pour que, dans cet espace ouvert par le Dieu créateur, tout puisse se former et prendre une forme précise avant de recevoir un nom [donné aux animaux par l’humain : voir Genèse : 2 :19-20] : la mer et les monts ; arbres et fourmis, flots et terres, etc. « Ivresse de créer » qui rend aujourd’hui Dieu « las de créer », mais – « (Dieu parle) » –

« Je sens que poussent mes lois 
Dans le désordre des cieux.
La solitude du monde
Et la mienne se confondent.
[…]
Il faut que quelque part
Quelqu’un vive et respire
Et, sans bien le savoir,
Soit dans ma compagnie,
Qu’il sache dans son sein
Evasif que j’existe,
Qu’il me situe au loin
Et que je lui résiste

Moi qui suis en lui. »

« Dieu pense à l’homme », puis « Dieu crée l’homme » et « Dieu parle à l’homme » ; enfin – *ce n’est pas trop tôt* – « Dieu crée la femme » [cf. Genèse : 2 :21-22, à partir de la côte d’Adam, vs en même temps : 1 :27=5 :2 ; Hésiode, Théogonie, v.590-595 ; Ovide, Métamorphoses, v.410-415], et le premier arbre, le premier chien, « La goutte de pluie (Dieu parle) » encore, avant que ce ne soit le moment de raconter les « Premiers jours du monde (Un arbre parle) ».

Dans la lignée des aèdes grecs et des poètes latins, le poète contemporain renouvelle le genre en prenant un autre point de vue, sans muses pour l’inspirer divinement comme dans la Théogonie [v.1-25, où les Muses olympiennes, filles de Zeus, enseignent un beau chant à Hésiode], il nous guide dans le monde engendré ou créé en nous révélant les éléments qui le composent et les caractères qui le structurent. Il s’agit bien d’écrire pour décrire la condition humaine au sein d’un monde ordonné par Dieu qui commande de mettre en ordre, conformément au double sens du terme jurare [Ovide, Métamorphoses, v.576,399].

définition des
caractères essentiels du monde

Le monde en sa genèse, poétique s’il en faut, se révèle formé dans le double sens du terme. C’est qu’au cours de la cosmogonie, le monde prend forme grâce à plusieurs caractères qui lui donnent forme : il est illuminé – « Que la lumière soit ! », pour que les phénomènes puissent apparaître (à tout le monde) sous forme d’êtres corporels – et bientôt coloré – montagne et neige chacun « attendant sa couleur » [*le monde visible est perceptible par l’appareil sensoriel de l’être vivant, humain] ; il est peuplé de manière diversifiée en êtres distincts et séparés [*à considérer tous les divers éléments qui le composent et s’y trouvent : du minéral à l’animal en passant par le végétal, tous issus de la masse informe], êtres finis et mortels distribués dans l’espace des régions et le temps des saisons ; il est borné et ordonné (dans le double sens du terme jurare) à la suite d’une métamorphose à l’origine du monde habité et connu par les êtres humains, êtres parmi les êtres… La genèse du monde, qui s’étend dans un espace délimité par ses extrémités – entre ciel et terre – atteste l’irruption du temps comme milieu sans lieu de l’expansion spatiale. Transigeant avec le monde intemporel des dieux, le monde temporel et temporaire qui jaillit, un matin, prend un aspect sensible et fluctuant au cours du temps

un matin au sein du monde…
de la cosmogonie à la théogonie

à propos du monde mythologique
engendré par et pour l’être humain

1.  la cosmogonie latine d’Ovide

Ovide, Métamorphoses, 1, 1-252 (ucl.ac.be)

La genèse prendrait du temps, parce que le créateur s’y reprendrait à deux fois, à suivre cette fois Ovide dans les Métamorphoses : après le Déluge, forme et figure (facies) donnent au monde sensible l’aspect que nous connaissons…

1. engendrement du monde visible

Le poète, animé à chanter (par son animus) la métamorphose des corps qui prennent forme (formas mutatas in corpora nova), en appelle aux dieux pour le soutenir dans son entreprise d’engendrer le monde actuel à partir de son origine (ab origine prima mundi). Ce monde (mundus) est tout d’abord la nature, perçue depuis la Terre (in orbe toto naturæ), d’un point de vue humain qui se la représente comme disque (orbis) sur lequel se trouvent la mer et des terres recouvertes par le ciel et éclairées par la lumière du soleil ou la clarté de la lune.

Car tout est à l’origine confondu dans la masse (massa) informe et indigeste du Chaos qui joint pêle-mêle des choses discordantes : il manque donc la lumière du monde, l’équilibre de la Terre dans les airs, des formes constantes aux corps en lesquels se combattent les contraires (le froid contre le chaud, le sec contre l’humide, le dur contre le mou, le lourd contre le léger). Le chaos permet a contrario de dessiner les contours du cosmos comme illuminé, équilibré ou stabilisé, formé de corps eux-mêmes stabilisés, grâce à dieu et à la nature devenue meilleure (Deus et natura melior), ce qui met fin à la lutte chaotique au sein des choses par plusieurs opérations : 1. la séparation permet, d’une part, de distinguer les lieux (ciel et terre), tout comme les éléments (terre et eau, air et éther) et, d’autre part, de les distribuer de manière ordonnée (rivages de la terre sur laquelle se trouvent des étangs et des rivières qui coulent des sources) ; 2. la globalisation, qui permet d’arrondir, fait de la Terre un globe, réparti de manière équitable, et du Ciel une sphère d’étoiles fixes.

2. engendrement des habitants du monde

Il faut maintenant peupler chaque région du monde d’êtres animés : les dieux et les astres sur la voûte céleste ; les poissons dans l’eau ; les bêtes sur terre ; les oiseaux dans l’air… Il ne manque plus que l’animal humain, plus saint en raison de son esprit (mens), qui le destine à dominer les autres : l’humain est engendré à l’image du divin, les yeux du visage tournés vers le ciel (ad sidera vultus erectos) [*grâce à la bipédie], alors que les animaux sont tournés vers la terre… Mais rien n’est simple avec l’être humain !

3. l’histoire du monde

Le monde connaît plusieurs Âges ou périodes qui permettent de rendre compte de la condition actuelle du monde proprement humain, fait de guerres et de violences. Il y a, pour aller vite, tout d’abord quatre âges :

1. l’âge d’or, sans injustice ni violence, pour les humains qui vivent d’un prélèvement des fruits de la terre sans avoir à travailler la terre grâce à un printemps éternel (76-113),

[*ce qui équivaut au paradis terrestre : le jardin d’Eden de la Genèse, d’ailleurs, plutôt que la terre promise de l’Exode : « … une contrée fertile et spacieuse, dans une terre ruisselante de lait et de miel, où habitent le Cananéen, le Héthéen, l’Amorréen, le Phérézéen, le Hévéen et le Jébuséen » (3 :8)] ;

2. l’âge d’argent, marqué par la distinction des saisons et, pour les humains, par l’habitation et par l’agriculture ;
enfin, 3. l’âge d’airain de la violence armée, laquelle n’est pas encore criminelle, à la différence de celle de 4. l’âge de fer (v.114), marqué par des crimes en tout genre qui débordent de partout. C’est la figure du désordre, qui va devenir cosmique avec les Géants qui veulent prendre la place des dieux, mais le désordre est d’abord d’origine humaine à cause des ruses, des trahisons et de l’avidité criminelle : ce qui produit l’exploitation abusive de la terre, puis engendre un monde de guerres et de violences intrafamiliales (entre époux, envers le beau-frère et même entre frères). C’est la violence des armes, tout comme des instruments pour mesurer la terre commune afin de la diviser [*ceci est à moi] et en extraire le plus possible, de façon à l’exploiter : il s’agit donc de dominer non seulement les animaux (v.77), mais les autres et toute la terre.

Il faut donc éliminer la race des mortels (v.188), d’autant que les crimes d’origine humaine trouvent leur acmé dans le crime de l’impie Lycaon [fils du roi d’Arcadie], transformé en loup pour avoir servi de la chair humaine à Zeus [V] : l’homme serait donc un loup pour l’homme au point de se livrer au [*cannibalisme et/ou au] sacrifice humain et, donc, tous méritent de périr pour ce crime…

[*cf. Genèse : 1. en raison de la désobéissance d’Ève et Adam, la femme est condamnée à enfanter dans la douleur et à être dominée par l’homme, tandis que l’homme est condamné à un dur labeur (3 :16-19) ; 2. Caïn, agriculteur, tue Abel, l’éleveur qui offre des parties grasses à son dieu, qui le maudit et le condamne à travailler la terre (4 :3-12) – ce que le monde chrétien appelle le péché originel – ; 3. les humains, faits à l’image de Dieu, se multipliant au cours des générations jusqu’à Noé (5 :1-32), l’Éternel regretta de les avoir créés à cause de leurs méfaits (6 :5-7), ainsi que les animaux sur la terre qui s’était corrompue : Il décida de les anéantir par le Déluge, à l’exception de Noé, avec lequel est conclue une nouvelle Alliance, Noé se réfugiant sur une arche avec les animaux (6 : 17-22)]

4. engendrement de l’humain : masculin vs féminin

D’où le châtiment divin du déluge [VI], qui réduit toute la surface de la terre à un seul élément, dévastateur de tout ce qui s’y trouve, parce qu’unique élément à l’origine d’une indistinction (v.291) : le mundus redevient orbis dépeuplé (v.348-349) et terras desolatas, à l’exception du Parnasse où se réfugient Deucalion et Pyrrha, dont Prométhée et Épiméthée sont les fils ; ce qui permet la re-création de la race humaine-mortelle, grâce à l’oracle de Thémis (v.379,399), à travers la métamorphose des pierres qui prennent forme humaine, engendrant le masculin et le féminin [VIII], avant que la terre n’engendre d’elle-même les animaux à nouveau (v.416, au début de IX).

2. Hésiode : de la théogonie à la cosmogonie

Ovide ne reprend pas le mythe de Pandora – Πανδώρα (tous les dons) –, offerte par Zeus en cadeau empoisonné à l’imprudent Épiméthée, pourtant prévenu par son frère Prométhée, alors même qu’il est au centre de la représentation [*patriarcale et sexiste] du rapport homme-femme dans la version qu’en donne Hésiode par deux fois.

Tout d’abord dans la Théogonie : en contrepartie du feu volé par Prométhée, Zeus inflige aux humains (anthropoi) un « beau mal » qui trompe les hommes sous la figure merveilleuse d’une vierge éblouissante et irrésistible, reproduite par milliers, qui est donc à l’origine de la « race des femmes, femelles de leur espèce », lesquelles habitent avec les hommes (andrasi), pour leur malheur, vu qu’elles sont insatiables et détestent la pauvreté (v.565-595).

Dans Les travaux et les jours, le mythe de Pandora [inventé par le béotien Hésiode] est placé au tout début, juste après l’incantation initiale qui distingue les deux types de lutte (éris), à savoir : l’émulation pour travailler [c’est une injonction à son frère Persès] ou la jalousie envieuse, par exemple celle des rois dévorateurs de présents auxquels il est enjoint de se conduire bien en préférant la dikè à l’hubris. La fonction de ce mythe, c’est de rendre immédiatement compte de la condition des êtres humains, condamnés par Zeus à vivre dans les soucis et les tourments à cause de Prométhée, voleur du feu auparavant caché par Zeus : alors que les tribus humaines vivaient auparavant sans souffrance, ni maladie, ni vieillesse, ni travail, les êtres humains souffrent désormais de mille calamités qui les tourmentent nuit et jour, calamités sorties de la boîte ouverte par Pandore, à l’exception de l’espérance qui se trouve au fond de la jarre. Mais, pour dire la même chose, Hésiode propose « un autre récit plein de sagesse et d’utilité » : c’est l’histoire des âges du monde, depuis l’âge d’or jusqu’à l’âge de fer, en passant par l’âge d’argent, l’âge de bronze ou d’airain, et l’âge des héros (il y en a donc 5, et non pas 4 comme chez Ovide).

Par contraste avec la Théogonie, qui se focalisait sur les divinités pour n’évoquer que lapidairement le sort des humains, la fonction du mythe des races dans Les travaux et les jours est de peupler le monde engendré par la cosmogonie (qui est antérieure à la théogonie), et de rendre compte de la condition « ambiguë » de l’être humain, confronté au choix entre deux formes d’éris : le choix entre dikè et hubris[1]. C’est qu’au sein du monde, il y a différents types d’êtres, et non pas seulement des hommes et des dieux : des daimones s’y trouvent, par exemple. L’analyse structurale du mythe hésiodique des races (1960) par Jean-Pierre Vernant révèle une construction en trois temps (pouvoir souverain, guerre, labeur humain) qui comprennent chacun à la fois une dimension sociale et un aspect temporel. Au niveau sociologique, ces trois dimensions correspondent peu ou prou à la division tripartite des sociétés indo-européennes analysées par Dumézil (laquelle apparaît notamment dans la République de Platon) : la fonction de commandement, spirituel et temporel (intellectuel chez Platon) ; la fonction militaire (les gardiens de la loi dans la République) ; et, enfin, la fonction productive. Or ces trois activités sont exercées par des êtres de différents âges : les premiers sont toujours jeunes ; les seconds connaissent l’âge mûr de la vie adulte ; les derniers sont des êtres mortels qui vieillissent au cours d’un temps devenu ambigu. Ces trois temps sont divisés à chaque fois en deux moments opposés (dikè vs hubris), de sorte qu’on devrait avoir 6 et non 5 âges… C’est ce problème que Vernant s’attache à résoudre !

[1] Jean-Pierre Vernant, « Le mythe hésiodique des races. Essai d’analyse structurale » (1960), La Grèce ancienne. 1. Du mythe à la raison (1990), p. 21, p. 35, p.40.

I. le sceptre de la fonction souveraine sous deux aspects : 
1. or ou 2. argent

1.

La souveraineté est un mode de vie sans guerre (II), ni labeur (III), qui peut être exercée de manière juste ou impie au contraire. À l’origine, la race d’or de mortels qui vivent comme des dieux est royale : la justice est souveraine, parce que les rois dispensateurs de richesses favorisent la fécondité du sol et des troupeaux et, gardiens des hommes (phulakes), ils veillent à l’observance de la justice. Cette humanité primitive de l’âge d’or (mise en scène dans le passé mythique) s’incarne à présent dans le roi juste et pieux, mais l’exercice régulier de la fonction royale est actuellement surveillé, au nom de Zeus, par cette humanité primitive désormais enfermée dans la terre : ce sont les démons, épichthoniens, qui appartiennent au monde surnaturel (Travaux, v. 126) : il s’agit de 30 000 Immortels (v.252,122).

2.

Par contraste avec la dikè des rois vertueux de l’âge d’or, l’hubris des souverains impies de l’âge d’argent est exclusivement d’ordre religieux, puisqu’ils refusent de sacrifier aux dieux olympiens en raison de leur puérilité. Cette race exterminée par la colère de Zeus bénéficie néanmoins d’honneurs, comme les démons issus de la race d’or : ce sont les démons hypo-chthoniens, qui peuvent intervenir de manière négative sur la fertilité du sol. Ces hommes d’argent présentent de frappantes analogies avec les Titans : il s’agit de divinités d’hubris de même caractère, qui connaissent le même destin de disparaître sous la terre.

II. la lance de la fonction guerrière sous deux aspects : 
3. bronze-airain ou 4. héroïque

3.

Les hommes de l’âge de bronze [*alliage de cuivre et d’étain présupposant la métallurgie], ne font que la guerre : ils n’ont aucun rapport aux dieux, ni à la terre. Leur démesure est exclusivement militaire : ce sont des guerriers qui usent de leur vigueur physique pour exercer brutalement leur force et inspirer la terreur (dans l’âme de l’ennemi par l’éclat du bronze éblouissant et le son du bronze entrechoqué) ; ils vont connaître le destin de disparaître de la surface de la terre sans laisser de trace et, donc, ils vont sombrer dans l’anonymat de la mort après s’être entre-tués. Hésiode dit que cette race est issue des frênes : nymphes de ces arbres de guerre qui se dressent comme des lances (les javelots des guerriers grecs étaient faits à partir de ce même bois). En rapport direct avec ces nymphes, la troupe des Géants en lutte contre les dieux, qui est formée sur le modèle d’une confrérie militaire, est caractérisée par une invulnérabilité conditionnelle (comme Achille) : cette troupe armée née de la terre (auto-chtone) ressemble aux Arcadiens et Spartes que des mythes présentent comme des autochtones surgis tout armés de la terre. La démesure guerrière consiste à ne vénérer que la lance, en refusant de la soumettre au sceptre. Mais « cette violence toute physique qui s’exalte dans l’homme de guerre ne saurait franchir les portes de l’au-delà : chez Hadès, les hommes de bronze se dissipent comme une fumée dans l’anonymat de la mort. » (p. 31).

Cf. la Théogonie : après la défaite des Titans, la victoire sur les Géants consacre la suprématie des Olympiens. La succession des trois premières races correspond à la hiérarchie Zeus, Titans, Géants. *Ce qui éclairerait la construction en chiasme : I. dikè (or) vs hubris (argent) ; puis, II. Hubris (bronze) vs dikè (héros).

4.

Au contraire, la race des héros est faite de guerriers plus justes et plus valeureux qui servent l’ordre supérieur de la justice (dikè). Dans les Sept contre Thèbes, Eschyle oppose les deux figures de guerrier : l’un sauvage et frénétique, qui profère des sarcasmes impies ; l’autre plus juste, qui sait respecter tout ce qui a valeur sacrée. Le sceptre peut donc s’appuyer sur la lance : Zeus a besoin de kratos et de bia ; Il n’obtient la victoire que grâce aux Hécatoncheires, des guerriers semblables aux Géants et aux hommes de bronze par leur tempérament (ils sont insatiables de guerre, orgueilleux de leur force) qui, néanmoins, sont soumis à Zeus et s’avèrent être des gardiens fidèles guidés par leur sophrosunè. Ce qui leur vaut la faveur, également accordée par Zeus aux héros, à savoir : d’être faits des demi-dieux doués d’une vie immortelle dans l’Île des bienheureux. Le règne de l’ordre au sein du monde, dans l’idéal, est ainsi assuré par l’inféodation de la fonction guerrière à la fonction de commandement exercée par la juste souveraineté.

*Il ne reste plus qu’à peindre le tableau réel de la condition humaine à partir de ces deux volets d’une sorte de diptyque divin à propos des fonctions de souverain et de gardien : les deux figures, théologico-politique et militaire, de l’idéal de justice (dikè) entourant les deux figures du contre-modèle de la démesure (hubris). Or le destin de l’être humain est de vivre dans un monde où les deux aspects s’entremêlent : on a bien affaire à une genèse du monde humain !

III. la vie humaine de labeur et de tourment à l’âge de fer dans un monde ambigu : 
dikè ou hubris

Les êtres humains mènent une existence ambivalente dans un monde ambigu où tout peut se renverser en son contraire, dans la mesure même où le bien et le mal sont solidaires : ce que symbolise le mal aimable ou « beau mal revers d’un bien » (kalon kakon ant’agathoio) qu’est Pandora, à l’origine de la dispersion de tous les maux à travers le monde. Sous son double aspect de femme et de terre, elle représente la fonction de fécondité qui se manifeste, à l’âge de fer, à la fois dans la production de nourriture et dans la procréation. Mais, pour l’homme de fer, la terre et la femme sont en même temps principes de fécondité et puissances de destruction, car la terre et la femme, en engrangeant dans leur ventre le fruit de ses peines, épuisent l’énergie du mâle, dilapident ses efforts et le livrent à la vieillesse et à la mort (p. 35).

Dans ce monde ambigu, il lui faut donc choisir entre deux attitudes, qui correspondent aux deux formes de lutte évoquées au début du poème : la bonne lutte l’incite au travail et donc à respecter la justice pour devenir un agriculteur vertueux, apprécié des Immortels, de sorte que sa grange s’emplira de blé ; la mauvaise lutte l’incite au contraire à rechercher la richesse, non plus par le labeur, mais par la violence, le mensonge et l’injustice. C’est la figure de l’agriculteur égaré par l’hubris, en « révolte contre l’ordre dans un monde sans dessus-dessous où tout hiérarchie, toute règle, toute valeur est renversée » (p. 36) : c’est cette démesure qui mène à la guerre. Autrement dit, l’absence de justice dans le monde y fait resurgir le chaos : c’est que les forces chaotiques, qui avaient été, selon la Théogonie, expulsées hors des régions éthérées chez les hommes, veillent et sommeillent dans le monde humain, sous la terre.

Chez Hésiode, il y a donc convergence de la description du monde humain dans ses deux œuvres. Dans la Théogonie, il y a deux types de forces en opposition à la suite de la castration d’Ouranos : 1) violence, haine, guerre vs 2) douceur, accord, amour. Loin d’être figées de part et d’autre, ces deux forces opposées sont réversibles : les forces de l’amour ont des aspects obscurs (par le travers de la séduction trompeuse) ; les forces de la guerre ont leurs aspects clairs. Les Érinyes peuvent, dans l’Orestie, devenir des Euménides… Autrement dit, le cosmos inclut des éléments chaotiques dont le processus théogonique rend compte : ce sont les enfants de nuit, filles de chaos, qui engendrent le trépas, ainsi que les implacables vengeresses (Kères) et l’odieuse lutte (eris stugere).

La condition mortelle de l’être humain au monde le confronte ainsi au choix cosmique entre une lutte pour la justice, où le travail prédomine, et une lutte pour l’injustice, où prédominent la violence et la démesure. Alors que le monde des dieux à l’identité fixe est stable, tout est (devenu) ambivalent et instable dans ce monde au sein duquel l’existence humaine est jetée…

*

C’est une sorte de leçon de sagesse à propos de la condition humaine qu’il est possible de tirer de la vision mythologique du monde d’Hésiode. Mais c’est vrai plus généralement de toutes les mythologies, un tant soit peu élaborées, qui disent quelque chose du monde au sein duquel l’être humain vit. Mais qu’en est-il des mythes primitifs ? Qu’enseignent sur le monde humain ces mythes parfois très simples que les mythologies complexes auraient refoulés ?

2. Le monde originel des primitifs

Dans Le geste et la parole, Leroi-Gourhan situe l’apparition des récits chez l’homo sapiens à l’époque des archanthropiens[1], phénomène qui serait contemporain de l’apparition des rites funéraires. Le monde primitif est bien moins complexe que le monde mythologique, institué pour justifier l’ordre établi d’une société socialement divisée par une hiérarchie impossible à fonder. Le monde des sociétés sauvages, socialement égalitaire, est bien plus simple, du moins en apparence si l’on songe au raffinement culturel de l’exo-cannibalisme guerrier des Tupi-Guarani ou encore à la complexité des règles de parenté.

[1] André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Albin Michel, 1964, t. I, p. 165.

Les traits du monde culturel propre à chaque tribu sont esquissés dans une pluralité de mythes inarticulés entre eux qui, néanmoins, rendent compte de problèmes essentiels à l’existence humaine : c’est l’élément commun à toutes les conceptions du monde ; mais il y a une différence cruciale qui distingue le monde mythique du monde mythologique. Là où la mythologie s’aventurait aux limites du monde pour installer les divinités sur la voûte céleste, les mythes primitifs décrivent en premier lieu le monde de vie des Sauvages sous la forme d’un territoire, inscrit dans la nature, dont le tracé discerne concrètement plusieurs lieux de vie ou de mort, lesquels servent de repères socioculturels dans le monde pour les hommes et les femmes du clan ou de la tribu.

Aux antipodes du monde urbanisé de la cité qui a chassé le naturel hors de ses murs, le monde culturel des “Sauvages” est encore inscrit dans la nature. Prenant appui sur Pierre Clastres dans L’Anti-Œdipe (1972), Deleuze et Guattari soutiennent que la machine sociale primitive est une société du marquage des corps primitifs (scarifications, tatouages, etc.) qui marque tout autant son territoire en inscrivant dans le corps de la terre les signes de sa présence singulière (construction du village, traçage des sentiers, etc.). Il s’agit de repérer à grands traits cette spécificité de la machine territoriale primitive en illustrant, à travers quelques exemples concrets, la territorialisation du monde culturel au sein même de la nature qui constitue le monde de vie des tribus sauvages.

2.1 un monde indissociablement culturel et naturel :
l’exemple kanak d’après Do Kamo (1947) de M. Leenhardt

Ethnologue de terrain du peuple kanak en même temps que missionnaire protestant en Nouvelle-Calédonie (1902-1926), Maurice Leenhardt (1878-1954) livre son analyse du monde mélanésien dans Do kamo qui esquisse les traits de la pensée mythique du monde à travers l’exemple mélanésien. Le titre de l’ouvrage invite à se départir de notre propre notion d’être humain pour entendre ce que le Mélanésien entend par le terme humain (kamo) :

« Le kamo est un personnage vivant qui se reconnaît moins à son contour d’homme que sa forme, on pourrait dire à son air d’humanité. […] do kamo c’est à dire humain vrai.[2] » (p. 73-74)

[2] Maurice Leenhardt, Do kamo (1947), Gallimard, coll. « Tel », p. 73-74.

Il faut en effet dépasser l’ethnocentrisme pour entrer dans le monde mélanésien qui ne sépare pas ontologiquement l’être humain de l’animal et même du végétal. Avant d’être dissocié de la nature par le discours complexe de la mytho-logie et avant de se sentir lui-même séparé du monde naturel, l’être humain aurait eu une conscience diffuse et confuse de soi-même, se confondant avec la nature dans une sorte d’identité mythique, c’est-à-dire vécue au travers d’histoires qui ne sont pas intellectuellement mises en ordre et réfléchies : en effet, « le vieux calédonien est peu soucieux de mythologie complexe » (p. 117).

L’identité vécue de l’homme et de la nature

Il s’agirait d’une sorte de rapport fusionnel à la nature en corrélation avec l’absence de conscience du corps propre comme distinct du corps de la terre : dans les termes de Leenhardt, « le Mélanésien n’a pu délimiter son corps, et le circonscrire pour le dégager du monde » (p. 71) ; « il ne s’est pas dégagé lui-même du monde et il n’a donc pas de son corps une représentation complète », dans la mesure où « son corps est un soutien » technique (p. 69). Le monde naturel dont le Mélanésien ne s’est pas dégagé ou distingué est d’ordre végétal :

« Il n’y a pas parallélisme de vie entre le corps humain et le végétal, mais identité de substance. […] Il n’y a pas d’anthropomorphisme pour suppléer la réalité du langage mythique employé par le Canaque. Et dans ce manque d’anthropomorphisme repose l’une des raisons profondes de ces situations que les philosophes ont montrées comme caractéristiques de la mentalité primitive : l’absence de distance entre gens et choses, l’adhérence de l’objet et du sujet, et toutes les participations dans un monde que l’œil ne regarde que sous deux dimensions. Il faut songer en effet que ce n’est pas le Mélanésien qui a découvert l’arbre, mais bien l’arbre qui s’est révélé à lui, comme il arrive à l’objet à l’origine de toute connaissance. Quand l’homme vit dans l’enveloppement de la nature, et ne s’est pas encore dégagé d’elle, il ne se répand pas dans celle-ci, mais il est envahi par elle, et c’est au travers d’elle qu’il se connaît. Il n’a pas de vue anthropomorphique, mais il reste soumis au contraire aux effets d’une vue sans différenciation, et qui lui fait embrasser le monde total dans chacune de ses représentations, sans qu’il songe à se distinguer soi-même de ce monde ; – on pourrait dire une vue cosmomorphique. » (p. 67-68)

La croyance dans une identité de substance entre l’humain et le végétal (62,67,68) se manifeste primitivement dans le langage par un usage non figuré (63) de comparaisons qui s’enracinent dans le sentiment d’une telle identité : par exemple, l’arbre qui naît au lieu de l’enterrement du cordon ombilical (66) fournit l’écorce de vie (65) de l’enfant. En raison de 0. cette identité de substance entre l’humain et le végétal, 1. la connaissance de soi dans le monde passe par la compréhension d’aspects de l’existence (psychique humaine) à partir de leur projection sur des végétaux, le mythe vécu de l’identification de soi au végétal permettant l’identification de soi à partir du végétal. Ainsi en est-il, chez les Canaques, de l’igname [*plante vivrière au gros tubercule comestible], dont le cycle de vie éclaire l’humain sur le cycle de sa propre existence (en communion avec la nature – de l’igname) :

« L’igname ancienne enfante la nouvelle, la nouvelle fortifie la chair de l’homme [*qu’il a mangée lors d’un rite solennel, en silence (p. 123)], la virilité de l’homme [*qui provient de l’igname (p. 123)] rebore le monde, la mort de l’homme ramène celui-ci dans la terre, avec les ignames anciennes, ses ancêtres. Le cycle de l’existence de l'homme est enfermé dans le cycle de l’igname. » (p. 124).
  1. Il y a donc articulation, mais également distinction entre le monde de vie des vivants et le monde des défunts. Mais qu’est-ce que l’humain ?
« le kamo vole, nage, disparaît sous terre, sans spécifier nécessairement s’il est tour à tour oiseau, poisson, défunt : le conteur suit le personnage dans ses aventures et celui-ci ne change pas d’état lorsqu’il change de aspect. Il subit des métamorphoses ; […] Il suffit en effet aux Mélanésiens d’un regard pour trouver des formes d’humanité à un animal. » (p. 73)

C’est que l’être humain prend différentes formes et se transforme donc lorsqu’il vient à mourir. Par contraste avec le kamo, le bao est divin : il peut être faste ou néfaste – et on le prie à l’autel –, mais il peut également être humain, lorsqu’il est mort (p. 76 vs p. 80). Le défunt fait donc partie du monde, indistinctement naturel et culturel (ou symbolique). Mais le statut du défunt est provisoire, puisque le désaffecté (defunctus) doit être réaffecté (refunctus), c’est-à-dire trouver une place dans le monde des vivants, alors que cette place est nécessairement différente et distincte de celle des êtres humains vivants : c’est pourquoi « La notion de défunt est capitale pour maintenir le bon ordre de la société » (p. 84). Il faut donc lui inventer ou assigner une place au sein du monde et, à même l’indistinction entre culture et nature, cela signifie qu’il faut faire place au défunt au sein de la nature :

« – Dansez, dit l’ordonnateur de la fête, la danse de ces hommes pourris qui sont dans les rochers et les troncs d’arbres.
Ces rochers, ces troncs, dans la forêt, correspondent à une première division de l’espace : il y a l’habitat des vivants et l’habitat des défunts. Cette division ira très loin dans les sociétés évoluées, et jusqu’à des régions colorées, et des paradis – elle est fort menue chez les Mélanésiens. Les rochers et les troncs d’arbres sont dans la brousse proche, et celle-ci est consacrée par leur présence. Mais dans ce lieu, le défunt peut retrouver un rôle à jouer ; il peut être réaffecté à une fonction nouvelle qui sera transcendante à la Société.
Dans ce lieu dès lors, les vivants érigent leurs autels et viennent consulter le bao. Dans ce lieu, l’œuvre de déification à nos yeux s’achève. » (p. 85)

Leenhardt conteste qu’il s’agisse de rites de séparation : ce serait uniquement « retenir l’aspect négatif d’un mouvement qui s’achève cependant de façon positive : ces rites marquent la séparation d’avec le train de vie des vivants, mais surtout l’agrégation définitive d’un parent qui va enrichir le monde transcendant sur lequel s’appuie le monde des humains. » (p. 86)

Le monde des vivants repose donc sur un monde transcendant, forcément d’ordre culturel, où les ancêtres défunts jouent un rôle primordial quant à la configuration de la personnalité des uns et des autres qui ne peut être que la réplique d’un personnage d’antan (cf. p. 252). Les défunts sont donc présents au sein de ce monde transcendant qui s’avère néanmoins immanent à la nature, dans la mesure où la division qui démarquerait le monde transcendant reste muette. C’est ce que manifeste « le culte des montagnes et de l’habitat » :

« … le culte des montagnes embrasse tout cet ensemble, qui constitue l’habitat, où sont la source, les terres à cultures, les lieux abrités, les morts et les vivants. Le cadavre est quelque part dans cet ensemble : pas plus qu’il n’est distingué du dieu, il n’est distingué du monde. Il fait partie de lui, on ne sait où il disparaît. […] Sait-on les formes que les dieux peuvent revêtir dans cette identité des hommes et du monde ? La tradition fixe ces formes, et la pointe du rocher est une dent de l’un d’eux, le sommet de la montagne est la tête d’un autre, ou le lieu de sa voix avec le tonnerre.
Et cette toponymie n’est point l’indice d’un anthropomorphisme dont le substrat mental d’un primitif ne peut encore soutenir la représentation. Mais elle est la marque de cette vue mythique que l’homme a de son identité avec le monde. Elle incurve sa pensée. Elle lui cache la notion de ses limites, ou des limites de ses dieux. » (p. 118-119)
« Les défunts ne diffèrent pas, en leur fond, des vivants, sauf qu’ils sont des vivants négatifs, placés dans des conditions de contraste. Ils agissent la nuit, il mangent des bestioles et serpents que les vivants dédaignent. Ces détails sont familiers au conteur : il n’éprouve aucune peine à parler de ce monde où morts et vivants sont mêlés et affectent de façon parallèle l’émotion des auditeurs. » (p. 107)

Par différence avec « l’identité générale de l’homme et du monde, qui n’est ni dégagée ni nommée par l’homme » primitif [*elle est observée de l’extérieur dans la vie indigène par l’ethnologue], 3. une distinction est faite, au sein même de la représentation mythique, qui permet une première connaissance (p. 133) de la vie affective et de son ordonnance (p. 130) sous la figure d’un partage des rôles entre la femme, maîtresse des arts domestiques (p. 127) et enfantant comme la terre (p. 126), et l’homme au rôle complémentaire (129) de roborateur (128) qui met en état (p. 129), c’est-à-dire cultive :

« … l’identité de la terre et du couple est circonscrite dans un domaine précis, elle est éprouvée au cours du rythme des cultures et du rythme de la vie du couple, elle détermine des comportements qui requièrent l’attention de tout l’être. Elle n’est pas dégagée, mais elle est à la base d’une représentation mythique de tout un ensemble génétique qui embrasse les hommes et le monde, et qu’on pourrait désigner du nom de représentation totémique. » (p. 129-130)

La mise en ordre du monde, humain et naturel, est centrée autour du totem comme maître de la vie affective en société (p. 132) : le totem est la clé de la division sexuelle, comme de la division clanique et territoriale de la société (p. 132). Ce qui définit une première forme de différence entre le clan qui a besoin du totem et le clan qui transmet le flux totémique : celui-ci, pour garder en dépôt cette force totémique, doit s’obliger à une première discipline sexuelle et sociale (p. 132-133). 

C’est dans ce temps mythique que la personne du mélanésien se trouve et se détermine (p. 162) avant, « en commençant d’être soi-même », à mettre un peu d’ordre dans toute sa rencontre avec le monde (p. 163). Rompant l’identité avec le monde (p. 146), c’est-à-dire avec la nature, les hommes se fient de plus en plus à un rituel humain qui implique un commencement de généralisation, c’est-à-dire d’unification sociale du temps (p. 148) : dans ce contexte ritualisé, il n’y a certes pas mesure quantitative d’un temps abstrait et continu (150-151) – qui serait le temps du monde de la physique moderne (que Newton pense comme un Absolu au même titre que l’espace) –, mais il s’agit de segmentations en unités de temps, blocs de temps, qui sont figurables concrètement et définissent des activités sociales (p. 151).

4. Leenhardt finit par décrire le passage du personnage à la personne comme élément qui permet de repérer un principe individuant du corps propre qui permet de le discriminer par rapport au monde mythique et aux autres personnages : ce qui permet de fixer le moi psychologique à travers l’acquisition de la dimension d’une profondeur à l’intérieur de soi, à même donc la profondeur d’un corps devenu propre : c’est l’origine du monde intérieur.

*

Au contact du monde colonial, la vue du monde (275, 278) mythique (264, 290) change dans le sens d’une distance prise entre le monde et l’homme (280). Car cette vue mythique (276, 303) qui n’est pas mystique, puisque le monde est donné dans une expérience immédiate (299), croit que l’ordre du monde dépend des normes (305) : ce qui s’avère faux par rapport au monde physique (291). Néanmoins, la distinction entre paroles mythique et rationnelle [*mythos et logos] permet d’y voir deux modalités complémentaires (306) du rapport au monde. Car, s’il y a aberration de la part du primitif à construire un monde avec le seul mode de connaissance affectif et mythique (308), il y a également aberration à le faire à partir du seul mode logique, lequel aboutit à la guerre totale (309). Reste que la confrontation des deux types de mondes aboutit de facto à la destruction de la vision affective et mythique du monde :

« La colonisation offre des ressources qui rendent inutiles l’évasion tragique dans la mort. Il suffit d’un transfert dans la société du Blanc. Celle-ci participe pour le Canaque à un mystère de l’au-delà de la mer. Elle représente un autre monde. S’y réfugier, c’est couper les amarres qui nous lient à la vie tribale. » (p. 93)

*

La colonisation européenne du monde n’a pas seulement été le support du processus de rationalisation analysé par Max Weber, lequel processus a effectivement diffusé la conception scientifique du monde physique. Car, ce faisant, au nom de la rationalité instrumentale de l’exploitation efficace des ressources naturelles au sein du monde physique et biologique, cette rationalisation s’est avérée être l’agent de la destruction d’autres visions culturelles du monde qui entretenaient un autre rapport à la nature, conçu comme cosmos au sein duquel le monde humain se constitue.

Témoin en serait la conception mathématique et métaphysique de l’espace cartésien au fondement du projet de domination (intellectuelle) du monde et au service de son exploitation technocratique, métaphysique qui se traduit en pratique, par exemple, par l’élaboration de plans géométriques qui président à la planification de la soumission de la nature aux représentations technocratiques du monde élaboré dans des bureaux : dans Mortgaging the Earth (1994), Bruce Rich donne un exemple concret de la manière dont la métaphysique mathématisée de Descartes intervient dans la mise en œuvre d’un projet d’exploitation de l’Amazonie co-financée par la Banque mondiale.

2.2 Le monde de vie comme milieu concret aménagé au sein de la nature

Or le monde de vie – que Habermas met en avant comme présupposé même de la rationalité morale au fondement de l’agir communicatif – est sans commune mesure avec cet espace géométrique. On peut le montrer aisément en faisant état de la construction culturelle du monde au sein de la nature en prenant trois exemples, pourtant eux-mêmes sans commune mesure.

1.     un exemple moderne d’un monde partagé
entre ville et campagne ou mer

Le premier exemple, moderne, fait référence à l’aménagement des station thermales, balnéaires et de montagne au 19e siècle en France. Cette mode de la haute société (ce grand monde celle qui se prend pour le monde), qui se fait au nom de la santé, lui permet grâce au chemin de fer de changer d’air et donc de distribuer sa vie entre la ville et la mer en fonction des saisons. Les deux premiers tomes de la Recherche du temps perdu de Proust, entre Combray et Balbec [Cabourg], illustreraient parfaitement ce qu’un historien décrit :

« Il y a toutes sortes de mondes aux eaux et aux bains de mer ! mais prenez garde à vous ! monde distingué, monde moyen, monde aventurier, monde boursier (les casinos), monde parvenu, monde grec ».

Cet extrait d’un Manuel de savoir-vivre illustre l’avertissement fait aux femmes du monde contre de tels lieux de perdition où plus d’une réputation s’était perdue… Si ces lieux de séjour pour raison de santé, puis pour le simple loisir et plaisir, permettent la rencontre de mondes sociologiques souvent opposés, ils sont également la scène de contradictions entre les visions du monde : économique ou financière (dans les casinos) vs morale ou moraliste, etc.

2. un exemple antique (Rome)

La nouveauté n’est qu’apparente. Car les Grecs ou les Romains ont, tout comme les Indiens d’Amazonie, aménagé des lieux de vie au sein de la nature en les distinguant en fonction des activités culturelles et économiques qui s’y produisaient. Dans Par-delà nature et culture (2005), Philippe Descola conteste ce partage en montrant la distinction des lieux qui structure le monde culturel des groupes humains, de façon à problématiser « la figure d’une polarité entre le sauvage et le domestique dont nous sommes encore aujourd’hui tributaires » (p. 109), c’est-à-dire « l’opposition faite par les géographes entre écoumène et érème, entre les lieux que les hommes fréquentent au quotidien et ceux où ils s’aventurent plus rarement » (p. 73) : même en Occident, cette ligne de partage n’est pas aussi clairement démarquée que dans la campagne du Latium (p. 110). Car, dans « le monde latin » (p. 107), il y a une « nette ségrégation entre les terres drainées et mises en valeur (ager) et la zone périphérique vouée à la libre pâture du bétail (saltus) », la grande forêt (ingens silva) n’ayant d’intérêt que pour les chasseurs d’un gibier dont les populations sont fixées ou contrôlées (108).

3. un exemple amazonien
« les Achuar balisent leur espace selon une série de petites discontinuités à peine perceptibles, plutôt qu’au travers d’une opposition frontale entre la maison et son jardin, d’une part, et la forêt, de l’autre. » (p. 86)

Chez les Achuar d’Amazonie, il n’y a pas non plus de dichotomie, mais la distinction entre quatre lieux (p. 86-87). Tout d’abord, 1. l’aire adjacente à l’habitation, où sont déjà plantés piments et autres plantes à poison ; ensuite, 2. le jardin, territoire des femmes qui est en partie contaminé par des usages forestiers (terrain de chasse des garçons, qui tirent les oiseaux à la sarbacane, pendant que les hommes posent des pièges à rongeurs qui mangent les tubercules) ; 3. plus éloignée de l’habitation, la forêt dans un rayon à une ou deux heures de marche est assimilée à un grand verger où les femmes et les enfants cueillent, ramassent des larves ou pêchent à la nivrée dans les ruisseaux ou les petits lacs = c’est donc un domaine connu de manière intime (et non une zone de danger) ; enfin, 4. la zone de chasse où femmes et enfants ne se déplacent qu’avec des hommes, car les chasseurs la connaissent bien et la parcourent de manière quotidienne. La forêt est conçue comme un grand jardin, qui est cultivé par Shakaim, le jardinier de la forêt (p. 84), dans la mesure même où les pratiques culturales des Indiens influencent la distribution et la reproduction des plantes (p. 87). Ce n’est donc pas non plus une extériorité sauvage, conçue comme milieu inconnu et hostile rempli de bêtes nuisibles et féroces (c’est la conception romaine : cf. p. 108), car les chasseurs n’y rencontrent pas des bêtes sauvages, vu que les animaux chassés sont conçus comme des êtres presque humains qu’il convient de cajoler et de séduire pour les soustraire à l’emprise de leurs esprits protecteurs : ce qui se fait par le moyen d’incantations adressées à une personne analogue à l’être humain qui, donc, peut les comprendre (p. 157-158) ; ce lien social est formulé dans le langage de la parenté pour donner sens à cette interaction entre homme et animal avant et afin de l’occire après lui avoir fait des promesses captieuses (p. 157). Il s’agit donc moins d’une forêt hostile que d’une villégiature rurale pour excursion de la famille dans des campements [comme pour nous la campagne ou le bois] : « la forêt n’est guère moins socialisée que la maison et les abords cultivés » (p. 87).

En somme, le monde naturel est tellement investi par la culture symbolique que le partage du monde entre nature et culture apparaît intenable