Kant ou la violence injustifiable !

Kant
La violence injustifiable (I) :
une critique de la violence sauvage

Selon Kant, la violence est littéralement injustifiable. La violence est un fait qu’il n’est pas permis au droit (ius) de justifier, sauf à se contredire dans un galimatias que Rousseau a pointé dans le Contrat social. La force ne fait pas droit et donc, la violence abusant de la force, le fait de la violence peut encore moins être justifié en droit.

Reste que la violence est un fait qui produit bien des effets, historiquement parlant, et non des moindres. La violence permet de l’emporter à la guerre et, selon Kant, c’est par la violence (durch Gewalt) que le droit de l’État a de facto été institué. Pour autant, il n’est pas permis, d’un point de vue moral, de concevoir la violence comme un juste moyen d’instaurer le droit et la paix, voire d’apporter la civilisation aux Sauvages. Le fait de la violence permet bien, avec l’aide de la ruse, de s’imposer à la guerre par la force. Mais, pour Kant, cette réalité factuelle de l’état de nature entre individus, peuplades ou États hostiles les uns aux autres, et potentiellement en guerre, est en contradiction avec les principes rationnels du droit naturel que seul l’état civil peut faire valoir effectivement en faisant respecter le droit positif : le droit privé des personnes y est désormais garanti contre la violence criminelle par la puissance publique de l’État qui contraint les sujets à obéir aux lois. Car le droit s’oppose en principe à la violence, comme la violence au droit : le droit établi interdit dans l’état civil la violence, criminelle, de façon à garantir à chacun le droit naturel à la liberté de jouir de ses biens. C’est par la contrainte (Zwang), et non par la violence (Gewaltsamkeit), que le Pouvoir (Gewalt) impose le respect des lois publiques de l’état civil avec toute la puissance (Macht) dont dispose l’État.

En démarquant sémantiquement pouvoir et violence, Kant conjure la confusion qui pourrait naître du double sens de Gewalt : du moins en droit, le pouvoir d’État n’est pas violent, mais seulement contraignant ; c’est sa puissance qui permet de protéger les citoyens contre la violence des criminels, des rebelles et des États ennemis. Kant ne peut donc que récuser la conception instrumentale de la violence comme moyen légitime et même légal de s’imposer en politique. Car, comme le crime crapuleux, la guerre et la rébellion en reviennent à la violence sauvage de l’état de nature : à suivre la critique kantienne, la violence instrumentale comme moyen rationnel d’atteindre une fin dans l’état civil dissimulerait en vérité la violence sauvage de la guerre sanglante qui se déchaîne de manière irrationnelle dans l’état de nature. Kant proposerait ainsi une Critique de la violence sous la triple modalité de son expression explosive : la première est la violence sauvage comme modalité naturelle de la violence (1) ; la seconde est la violence ‟civilisée” de la colonisation et de la guerre comme forme culturelle de régression à la violence sauvage (2) ; la troisième, c’est la violence révolutionnaire de la rébellion comme espèce de contre-sens dans les circonstances de l’état civil (3). Mais comment s’opposer alors à la violence d’un pouvoir tyrannique ou d’une puissance ennemie sans user de violence ? Pourquoi qualifier de sauvage la violence humaine que les hommes commettent tout naturellement ?

I.
Un fait anthropologique :
la violence sauvage ou naturelle

La violence est un comportement naturel de l’être humain dans les conditions d’un état de nature où la vie en société n’est pas régulée par des lois publiques contraignantes. Car l’état de nature est un état social qui s’oppose à l’état civil dans lequel le droit public garantit le droit privé des individus[1]. Or cette violence incivile au sein de sociétés sans droit public est une donnée anthropologique, dont la source est le penchant au mal que Kant conçoit comme une maladie congénitale au genre humain. La violence est donc un fait à la fois naturel et universel que le droit public est chargé de contenir dans l’état civil, alors qu’en fait, dans l’état de nature, la manière forte de la violence s’avère être la panacée pour s’imposer (pro vi et violentia).

1.
Le penchant au mal à l’origine de la violence
(via la violence des passions)

La nature humaine étant partagée entre la disposition au bien et le penchant au mal, l’être humain peut tout naturellement se comporter mal en préférant la violence au droit. Dans l’état civil, la violence est jugulée par le droit imposé par la puissance publique : crimes et rébellions sont l’exception qui confirme la règle. Dans l’état de nature, en revanche, la violence règne en maître, au moins sous la modalité potentielle d’une menace : la guerre est la règle au triple niveau des relations entre individus, peuplades et États. Dans le Léviathan (1651), Hobbes mentionne déjà ces trois cas de figure : l’individu qui s’enferme dans sa maison pour se protéger de l’agression criminelle ; les tribus belliqueuses qui ne cessent de s’entre-tuer effectivement ; le souverain qui pointe ses canons contre l’ennemi aux frontières[2]. À l’instar de Hobbes, Kant pense que l’état de nature est de facto un état de guerre potentiel de tous contre tous dont l’agent peut être l’individu agressif, la peuplade avide de vengeance ou l’État conquérant : dans l’entre-deux entre les guerres publiques entre États et les guerres privées entre ennemis personnels qui prennent la forme de rixes ou d’agressions criminelles, il y aurait ainsi ces incessantes guerres sauvages que les peuples naturels se livrent avec passion. Mais quelle est donc l’origine de cette violence universelle qui se déchaîne sous ces différentes formes ?

L’anthropologie kantienne a retracé la genèse de la violence en général à partir de la viciation des bonnes dispositions naturelles par le penchant au mal (Hang zum Bösen), lequel transmue et pervertit les désirs en besoins obsessionnels qui relèvent d’une addiction pathologique. Selon Kant, c’est le cas de toute addiction (Sucht), depuis les passions ardentes de la goinfrerie, de la luxure et de la sauvagerie sans loi (wilde Gesetzlosigkeit), jusqu’aux passions frigides du besoin obsessionnel de vengeance (Rachsucht), de pouvoir (Herrschsucht), d’avoir (Habsucht) ou d’honneur (Ehrsucht), en passant par la folie amoureuse[3]. Tous les maux (Übel) engendrés par la violence des passions auraient pour source ce penchant au mal (Böse) qui rend les hommes méchants et les pousse de ce fait à commettre des violences mauvaises dans tous les sens du terme. Sous cet angle éthico-moraliste, la violence serait le Mal incarné.

Hypostase à l’origine des maux, le mal s’avère être un double de la violence qui redouble son double naturel, l’agressivité bestiale se dédoublant en méchanceté humaine à l’origine de la cruauté. Du point de vue de ses victimes, la violence paraît être le Mal sous tous rapports : en amont de l’acte violent lui-même, en soi mauvais, la malignité proprement humaine qui le motive redouble l’agressivité naturelle (du mâle en rut) ; en aval de la violence effective, toute une série de maux engendrent souffrances et mauvais sang (böses Blut) à la source d’un désir de justice, certes autorisé par la raison selon Kant (erlaubte Rechtsbegierde), mais indissociable du désir de vengeance (Rachbegierde), cette passion méchante (bösartig)[4] qui s’impose irrésistiblement à la nature humaine sous la forme d’une haine consécutive à l’injustice subie. Or la haine ne peut que relancer les hostilités et pousser à commettre de nouvelles violences pour se venger, vu qu’elle n’est pas haine de l’injustice et, par-là même, désir de justice à la fois raisonnable et rationnel, mais bien plutôt haine viscérale de l’ennemi. C’est qu’il faut faire payer (Wiedervergeltung) à l’ennemi non seulement l’injustice commise, mais encore et surtout l’injure faite à l’amour de soi-même, en accomplissant la vengeance du sang (Blutrache), même contre des enfants innocents de l’agent responsable de l’injure. Par suite, l’obsession de vouloir prendre sa revanche à tout prix, laquelle rend souvent fou furieux le sujet imbu de lui-même (selbstsüchtig) qui souffre d’un égoïsme obsessionnel, pervertit la volonté raisonnable que justice soit faite et, donc, le désir social que le droit attribue à chacun ce qui lui revient de droit :

« son excitation [*de ce désir de justice] par l’amour exclusif de soi-même, c’est-à-dire seulement à son avantage, et non au profit d’une législation pour tout le monde, inclination sensible de la haine, non pas de l’injustice, mais de l’injuste envers nous : cette inclination (à persécuter et détruire), au fondement de laquelle se trouve une idée [*de justice] qui est cependant appliquée égoïstement [selbstsüchtig], transforme le désir de justice contre l’offenseur en passion de revanche vindicative [Wiedervergeltung] qui est souvent virulente jusqu’à la folie [Wahnsinn] de s’exposer soi-même à périr, pourvu que l’ennemi n’échappe pas à la mort, et de rendre même héréditaire cette haine entre peuplades (dans la vengeance du sang) ; car le sang de l’offensé qui ne s’est pas encore vengé, comme il est dit, crie jusqu’à ce que le sang innocemment versé soit lavé par le sang, même s’il s’agit de celui d’un de ses descendants innocents.[5] »

[1] Voir, à la toute fin de l’introduction à la Métaphysique des Mœurs, la justification du plan de la Doctrine du droit (1796).
[2] Thomas Hobbes, Leviathan (London, 1651), réédité par Macpherson chez Penguin Books, chap. 13, p. 186-187, trad. fr. du Léviathan par Fr. Tricaud, Sirey, 1971, p. 124-125.
[3] Kant, Anthropologie dans un dessein pragmatique (1798), § 80-87 sur les passions & La religion dans les limites de la simple raison (1793), livret 1, section II sur le penchant au mal.
[4] Dans la Religion dans les limites de la simple raison (1793), Kant interprète la méchanceté comme une forme de vice ou de dépravation (vitiositas, pravitas) c’est-à-dire de corruption (corruptio) ou de perversité (perversitas) du cœur humain : voir la section II du premier livret de cet ouvrage [Ak. VI, 29-30 ; trad. fr. de J. Gibelin, Vrin, 1983, p. 73-74]. Car la malignité ou la mauvaiseté (Bösartigkeit) ne se limite pas à la méchanceté (Bosheit) diabolique de l’entendement, qui intègre dans sa maxime le mal en tant que mal comme motivation : la malignité consiste dans la corruption du cœur, mauvais ou méchant [Ak. VI, 37 ; trad. fr p. 80].
[5] Kant, Anthropologie… (1798), § 83, Ak. VII, 271 ; trad. fr. de M. Foucault, Vrin, 2002, p. 201.

2.
Paradigmes de la violence sauvage
Paradigme premier de la violence des Sauvages

Si le philosophe de Königsberg fustige en général le désir obsessionnel de vengeance [au § 83], la schématisation qu’il en propose s’appuie en particulier sur le paradigme exemplaire de l’ethos de la vengeance du sang en vigueur dans les peuplades (Völkerschaften) sans État dont il vient d’être question [au § 82] sous la figure des Sauvages sans foi ni loi.

Car Kant croit pouvoir constater que le penchant à la liberté s’impose à l’homme naturel comme la plus virulente des passions qu’il puisse ressentir : détestant la soumission (à laquelle la loi publique l’habituerait), le Sauvage se trouve en état de guerre permanent dans l’objectif de tenir les autres à distance. Ce sentiment de liberté à l’endroit des autres tribus apparentées que peuvent éprouver de simples peuples de chasseurs, comme les Olenni-Toungousi (Tartares de Sibérie orientale), les ennoblit effectivement. La passion de la liberté fait que des peuples de pasteurs nomades, comme les Arabes, méprisent les peuples sédentaires. Ces deux exemples illustrent le fait que la représentation purement sensible de la liberté extérieure s’avère, comme le concept de liberté garantie par le droit public, tout à fait capable d’éveiller l’affect d’enthousiasme en élevant le penchant à rester libre au point de le transmuer en virulente passion : il y a là une analogie avec le concept de droit, lequel provoque en effet l’enthousiasme moral de révolutionnaires français affectivement épris de l’idéal de liberté dans leur défense du droit du peuple[1]. Le portrait des peuples sauvages esquissé par Kant se veut donc ici d’autant moins critique que la guerre provoque également un enthousiasme qui ennoblit. Mais c’est sans compter avec le penchant au mal qui pervertit la guerre en barbarie et pousse les sauvages à se venger cruellement sur leurs ennemis. La passion naturelle pour la liberté sauvage engendrerait alors un appétit de vengeance à l’origine de cruelles violences. La quintessence de la violence sauvage serait la vengeance…

Les Sauvages sans foi ni loi fournissent bien à Kant le paradigme de la violence sauvage et de la sauvagerie comme refus de se soumettre à toute loi : dans l’état civil, l’incivilité du sauvageon consacrerait à cet égard la régression à la violence du Sauvage. S’il y a bien quelque ethnocentrisme de la part de Kant à concevoir les Sauvages comme des peuples naturels qui vivraient sans foi ni loi, il n’en demeure pas moins que le philosophe du droit naturel généralise la violence sauvage en concevant l’insoumission aux lois comme une donnée anthropologique, et donc universelle, et non comme un trait particulier des Sauvages : le règne de la sauvagerie sans loi (gesetzlos) résulterait en général de la viciation de la disposition animale à vivre en groupe. Tout comme l’instinct de conservation est vicié par la goinfrerie et l’instinct sexuel par la luxure, l’instinct social (Trieb zur Gesellschaft) l’est par la sauvagerie comme insoumission à des lois (wilde Gesetzlosigkeit) : l’absence de lois publiques qui caractérise les sociétés sauvages est un vice bestial de la nature à l’état brut qui se greffe sur la disposition naturelle des animaux humains à vivre en groupe.

À suivre Kant, la violence serait donc un fait naturel dans cet état de la société humaine, sauvage, où les relations ne sont pas encore régulées de manière contraignante par un droit civil. Ce serait vrai tout autant des relations entre peuples sauvages que des individus d’une même société à l’état de nature et des rapports entre États dans les conditions internationales de l’absence de droit commun. Pour réfuter l’hypothèse philosophique d’une bonté humaine à l’état de nature, Kant renvoie bien à la cruauté spontanée des scènes de meurtre incessantes dans les grands déserts du Nord-ouest américain ou en Nouvelle-Zélande, alors même que ces violences ne présentent aucun avantage : si la témérité à la guerre est bien à leurs yeux la plus haute vertu des Sauvages, le fait est que l’incessante guerre entre tribus amérindiennes – par exemple entre les Indiens de l’Athabasca et les Dobrid du Canada, n’a pas d’autre objectif que de s’entretuer[2]. Mais, après avoir fait état des vices de la culture, Kant rappelle que les peuplades civilisées sont elles-mêmes, dans leurs relations extérieures entre elles, dans un état de nature, brut ou brutal, dont ces grandes sociétés appelées États n’entendent pas sortir : la guerre régnant en maître, les vainqueurs tirent même gloire de leurs exploits qui sont pourtant des méfaits déshonorants tout à fait comparables aux cruautés sauvages, comme dévaster et massacrer sans faire de quartier. La barbarie de la guerre moderne rejoindrait bien la sauvagerie des cruautés primitives.

Paradigme second de la faida barbare

Dès 1784, Kant présente le passage de l’état de guerre à l’état de paix que comme une conséquence naturelle, et voulue par la nature, de la triste expérience des effets dévastateurs de la guerre qui amène, en effet, les États en guerre à vouloir « sortir de l’état sans loi des Sauvages et entrer dans une alliance des peuples »[3]. En 1798, Kant précise qu’un congrès permanent et inamovible des États permettrait de résoudre les conflits « de manière civile, pour ainsi dire par un procès, et non de manière barbare (à la manière des Sauvages), à savoir par une guerre » : le modèle historique en serait le traité de paix de la Haag du 20 février 1720, qui mit fin à la guerre entre l’Espagne et la quadruple alliance, que Kant présente alors comme l’esquisse d’une confédération européenne qui discuterait des différends à propos des hostilités (Befehdungen) engagées afin de régler les conflits publics, au lieu de laisser le fait accompli de la violence de la guerre décider du droit[4]. Kant combine désormais le paradigme de la violence sauvage avec la terminologie médiévale de la guerre privée entre clans ennemis pour cocevoir la guerre publique entre États :

« Les éléments du droit international sont : 1) que les États, considérés dans leurs relations extérieures entre eux, sont par nature dans un état non juridique (comme des Sauvages sans loi) ; 2) que cet état est un état de guerre (du droit du plus fort), même si ce n’est pas une guerre effective et un combat [Befehdung] (hostilités) effectivement incessant »[5].

Kant précise entre parenthèses que le terme Befehdung signifie Hostilität qu’il faut rendre, en français, par le pluriel actif dans l’expression ‟lancer les hostilités” (par des actes de guerre), et non par le singulier hostilité, qui désigne l’animosité ressentie envers l’ennemi (hostis). Cette terminologie médiévale de la guerre privée entre clans familiaux plonge ses racines dans la faida germanique, qui se dit Fehderecht en allemand : c’est le droit à se battre (sich befehden) en guerroyant pour se venger des actes hostiles (Befehdungen) de ses ennemis. Kant n’emploie pas le terme Fehderecht : fustigeant par principe la vengeance de sang (Blutrache) comme une pure folie, le philosophe du droit naturel ne peut en effet reconnaître le droit à exercer cette violence sauvage. Ce faisant, Kant méconnaît le fait que l’institution du droit à se venger a pour effet et pour fonction de contenir la violence, tout comme la guerre primitive d’ailleurs, qui dirige les hostilités exclusivement contre les ennemis du groupe pour mieux les expulser hors du groupe. C’est que son approche n’est pas historique, mais relève d’une anthropologie philosophique qui rejette en général le cycle infernal de la violence sauvage se déchaînant dans la vengeance.

La schématisation de la violence sauvage est ainsi grevée par un préjugé ethnocentrique à propos de la violence des Sauvages qu’aggrave encore la projection anachronique sur la guerre primitive entre tribus belliqueuses du cas de figure historique de la guerre privée entre hommes libres qui guerroient pour se venger, depuis les Germains de l’époque romaine jusqu’au Moyen-âge. C’est sur ce paradigme dédoublé de la violence sauvage investie par la faida que repose la construction du schéma anthropologique d’un affrontement potentiellement violent entre individus, peuples et États dans l’état de nature. Kant en déduit la nécessité rationnelle de sortir de cet état de nature pour entrer dans un état civil qui protège efficacement tout le monde contre l’activité violente (Gewalttätigkeit) :

« ce n’est pas l’expérience qui nous enseigne la maxime de la violence en acte des hommes, et de leur méchanceté à se livrer à des hostilités mutuelles (sich einander befehden) tant qu’une législation extérieure ne s’impose pas avec puissance, ce n’est donc pas un fait qui rend nécessaire la contrainte des lois publiques, mais […] c’est a priori dans l’idée rationnelle d’un tel état (non juridique) que les individus, les peuples et les États ne peuvent jamais être mutuellement assurés contre la violence en acte avant que ne soit institué un état légal publiquement »[6].
3.
Le droit contre la violence sauvage

La violence est un comportement naturel des hommes tant qu’aucun droit public ne possède de puissance suffisante (durch hinreichende Macht) pour imposer effectivement son interdiction. Cette violence en acte (Gewalttätigkeit) est un fait inhérent à l’état de nature dont nous faisons l’expérience au triple niveau du rapport extérieur entre les individus, les peuples et les États, lesquels se combattent pour contraindre la liberté extérieure des autres à se soumettre à la volonté du plus fort de s’approprier ce qui appartient aux autres dans le monde : sous la forme d’une rixe ou d’une guerre, l’agression est une activité violente qui vise à s’emparer de force (pro vi et violentia) des territoires et/ou des biens possédés par l’ennemi. S’emparer de facto de quelque chose, en acte (potestas) et non seulement en puissance (potentia), ce n’est pas simplement l’avoir potentiellement à ma disposition (Macht), c’est avoir effectivement le pouvoir (Gewalt) d’en faire usage comme je le veux[7]. Tant que l’occupation effective d’un lieu ou la prise de possession d’une chose n’est pas garantie par un droit public, la liberté extérieure d’acquérir le pouvoir d’en faire ce que je veux (in meine Gewalt bringen) est l’acte unilatéral d’un libre arbitre[8] qu’un autre libre arbitre peut violemment contester.

C’est là que le concept de droit, appliqué aux rapports extérieurs entre les libertés en conflit potentiel, s’oppose à la violence : le terme Gewalt est pris ici au sens de violentia, comme Kant le précise entre parenthèses[9]. Car la violence est violation du droit naturel de tout un chacun à être quelque part sur Terre à profiter de son bien en toute liberté. Tant qu’un droit public n’a pas été institué pour donner force de loi au droit privé de l’un à faire sien tel ou tel bien, rien ne le garantit donc contre les exactions de l’autre. C’est pourquoi nul n’est tenu de s’abstenir de porter atteinte (Eingriff) au bien d’autrui tant que l’autre ne s’est pas engagé à s’en abstenir lui-même. Suivant la leçon de Hobbes, Kant reconnaît même qu’il est plus prudent de prendre les devants plutôt que d’attendre de faire l’expérience de son hostilité (Feindseligkeit) : chacun est par suite autorisé à user de contrainte contre quelqu’un qui menace d’être hostile en raison même de sa nature (seiner Natur nach). Car il est bien dans la nature de l’être humain de chercher à s’imposer, par la force ou la ruse, contre les autres au détriment de leur droit pourtant bien fondé : le penchant des hommes à vouloir se rendre maître des autres par tous les moyens – « that is, by force, or wiles, to master the persons of all men » [chap. 13 du Leviathan] – les pousse en effet, dès lors qu’ils se sentent supérieurs aux autres en fait, au regard de la force ou la ruse (Macht oder List), à ne pas prendre en compte le droit des autres, alors même qu’il est supérieur en droit (du point de vue du droit naturel au sens de Kant et non de Hobbes). Compte tenu de cet état naturel de guerre potentielle, il y a obligation morale à mettre fin à la violence des hommes qui prennent un malin plaisir à guerroyer les uns contre les autres :

« s’ils ont l’intention d’être et de rester dans cet état d’absence de liberté extérieure, ils ne se font mutuellement aucun tort à se battre [sich befehden] les uns contre les autres […] mais ils se font au plus haut point du tort à vouloir être et rester dans un état qui n’est pas juridique, c’est-à-dire dans lequel personne n’est assuré de ce qui est sien contre la violence.[10] »

Kant précise en note que les hommes qui violent leurs engagements contractuels « enlèvent toute validité au concept de droit lui-même et livrent tout à la violence sauvage ». La violence sauvage (wilde Gewalt) qui risque de se déchaîner, dans l’état naturel de la guerre potentielle de tous contre tous, est bien la forme naturelle de la violence que Kant comprend à partir du paradigme de la guerre privée entre clans familiaux qui exercent la vengeance de sang tout comme les tribus primitives. Tant que le droit public n’existe pas, la violence est sauvage : elle n’est pas encore violence criminelle.

*
Notes

[1] Kant, Conflit des Facultés (1798), point 6, Ak. VII, 84 ; trad. fr. par mes soins dans Le Conflit des Facultés et autres textes sur la révolution, Payot, coll. « Critique de la politique », 2015, p. 125.
[2] Kant, Religion… (1793), livret I, section III, Ak. VI, 33 ; trad. fr p. 76-77, y compris la note 1.
[3] Proposition 7 de l’Idée d’une histoire universelle dans un dessein cosmopolite (1784) : XI-42/fr.79 Ak. VIII-24.
[4] Voir le § 61 de la Doctrine du droit public des peuples : VIII=474-475/fr.234 Ak. VI-350.
[5] Points 1) et 2) du § 54 de la Doctrine du droit public des peuple : VIII-467/fr.227 Ak. VI-344.
[6] Voir le § 44 de la Doctrine du droit, Ak. VI, 312.
[7] Voir le § 2 de la Doctrine du droit privé : in meiner Gewalt haben (in potestatem meam redigo)
[8] Voir les § 7-10 de la Doctrine du droit privé.
[9] Voir le § 42 de la Doctrine du droit privé.
[10] C’est la toute fin de la Doctrine du droit privé : § 42, Ak. VI,307-308.