Aimer l’altérité?

I.
séquence initiale et principale
savoir bien aimer

I. 1.
L’art de bien aimer : Platon 

L’art de bien aimer passe, chez Platon, par une initiation au Bien comme objet véritable de l’amour désirant (éros) qui permet de tenir à distance l’autre manière d’aimer, mal et faisant mal, faisant du mal aux autres aussi, en désirant passionnément (himeros) et de manière tout aussi impétueuse (ormè) que vaine (pothos).
Le but de l’initiation est donc de permettre en pratique à l’initié de passer du sens affectif du verbe aimer, enraciné dans le désir de jouir de l’être aimé, à un autre sens, qui sublime le désir sensuel de façon à finir par épouser le Bien au lieu d’en rester à apprécier l’agréable, voire à l’adorer : ce qui suppose de chercher à devenir meilleur plutôt qu’à désirer les plaisirs, comme l’explique Socrate dans le Phèdre (237d).

Δεῖ αὖ νοῆσαι ὅτι ἡμῶν ἐν ἑκάστῳ δύο τινέ ἐστον ἰδέα ἄρχοντε καὶ ἄγοντε, οἷν ἑπόμεθα ᾗ ἂν ἄγητον, ἡ μὲν ἔμφυτος οὖσα ἐπιθυμία ἡδονῶν, ἄλλη δὲ ἐπίκτητος δόξα, ἐφιεμένη τοῦ ἀρίστου[237d] Il faut considérer que nous avons en nous deux principes qui nous gouvernent et nous dirigent, dont l'impulsion, quelle qu'elle soit, détermine nos mouvements : l'un est le désir inné des plaisirs ; l'autre, qui est une façon de voir acquise, c'est l'aspiration au meilleur le goût réfléchi du bien. [Phèdre]

Le cheminement qui mène pour ce faire chez Platon du Banquet au Phèdre est une sorte d’odyssée mouvementée qui permet d’envisager plusieurs points de vue sur éros afin de cerner ce que signifie aimer dans et pour une vie humaine et quel en serait la vérité : quelle serait en somme l’importance, la signification et l’utilité qu’il y aurait à aimer vraiment ?

L’initiation qui mène des figures de l’érotique restreinte à l’être humain (Phèdre et Pausanias) aux figures cosmiques de l’érotique (Eryximaque et Aristophane) aboutit aux figures de l’érotique sublimée d’Agathon, Diotima et de Socrate du Phèdre.

A. Figures de l’érotique restreinte au monde humain
    1. Phèdre : une apologie naïve et unilatérale d’éros comme puissance du beau et du bien, abstraction faite du rapport sexuel et des effets négatifs de l’attachement amoureux

(méthode)
restriction de la réflexion à la relation érotique entre erastes et eromenos, alors même que Phèdre fait référence à l’éros cosmique, à partir d’Hésiode et de Parménide (178a-c), pour soutenir qu’il s’agit du dieu le plus ancien, la chronologie comme figure temporelle de l’importance servant à mesurer la valeur d’éros et de sa puissance souveraine : « le plus capable (κυριώτατον) d’assurer vertu et bonheur » (180b).

(thèse)
éros est la source des biens les plus grands

(critère)
la valeur du bien (agathos) pour juger d’éros en se fiant au jugement des hommes sur sa valeur sociale, puis au jugement des dieux sur ce qui est honorable

(arguments)
Alceste comme figure du dévouement (spoudè) suscité par éros (179d)
vs
Achille comme figure de l’affection aimante (agapè) éprouvée par l’éromène admirant ce qu’il y a d’admirable, c’est-à-dire de divin, dans son amoureux inspiré des dieux (180b)

Ἀλλὰ γὰρ τῷ ὄντι μάλιστα μὲν ταύτην τὴν ἀρετὴν οἱ θεοὶ τιμῶσιν τὴν περὶ [180b] τὸν ἔρωτα, μᾶλλον μέντοι θαυμάζουσιν καὶ ἄγανται καὶ εὖ ποιοῦσιν ὅταν ὁ ἐρώμενος τὸν ἐραστὴν ἀγαπᾷ, ἢ ὅταν ὁ ἐραστὴς τὰ παιδικά. Θειότερον γὰρ ἐραστὴς παιδικῶν· ἔνθεος γάρ ἐστι. Διὰ ταῦτα καὶ τὸν Ἀχιλλέα τῆς Ἀλκήστιδος μᾶλλον ἐτίμησαν, εἰς μακάρων νήσους ἀποπέμψαντες.
Οὕτω δὴ ἔγωγέ φημι ἔρωτα θεῶν καὶ πρεσβύτατον καὶ τιμιώτατον καὶ κυριώτατον εἶναι εἰς ἀρετῆς καὶ εὐδαιμονίας κτῆσιν ἀνθρώποις καὶ ζῶσι καὶ τελευτήσασιν.
En fait, s'il est vrai que les dieux honorent au plus haut [180b] point la valeur (aretè) qu'Éros inspire, ils admirent, estiment et récompensent encore plus le sentiment [ἀγαπᾷ =*affection aimante-admirante] de l'aimé (ὁ ἐρώμενος) pour l'amant (τὸν ἐραστὴν) que celui de l'amant pour l'aimé, car l'amant est chose plus divine (Θειότερον) que l'aimé, puisqu'un dieu l'inspire (ἔνθεος). Voilà bien pourquoi les dieux ont accordé plus d'honneur à Achille qu'à Alceste, en l'envoyant aux Îles des bienheureux.
Ainsi donc, j'en conclus pour ma part qu'Éros est le dieu le plus ancien, le plus vénérable, et qui a le plus d'autorité s'agissant de l'acquisition de la vertu et du bonheur pour les êtres humains, aussi bien lorsqu'ils sont vivants qu'après leur mort. [trad. Brisson, p.100]
Mais véritablement si les dieux approuvent ce que l'on fait [180b] pour ceux qu'on aime, ils estiment, ils admirent, ils récompensent tout autrement ce que l'on fait pour celui dont on est aimé. En effet, celui qui aime (erastès) est quelque chose de plus divin que celui qui est aimé (paidikos) ; car il est possédé d'un dieu : de là vient qu'Achille a été encore mieux traité qu'Alceste, puisque les dieux l'ont envoyé, après sa mort, dans les îles des bienheureux.
Je conclus que, de tous les dieux, l'Amour est le plus ancien , le plus auguste, et le plus capable de rendre l'homme vertueux et heureux durant sa vie et après sa mort. » [trad. Cousin]

Contre l’éloge unilatéral du dieu Éros par Phèdre qui fait abstraction de l’acte sexuel, le discours suivant introduit une dichotomie au sein de la puissance érotique, de façon à problématiser la valeur des rapports sexuels entre humains : est-ce honteux et vulgaire de rechercher les plaisirs sensuels (ta aphrodisia) et d’éprouver du plaisir ?

    1. Pausanias : éloge de l’érotique aristocratique contre l’éros pandémique ou vulgaire = le bel amour convenable des gens bien (agathoi) contre la laideur des amours faciles. 

[thèse]
conformément à la règle (nomos) de bienséance qui règne à Athènes, il n’est convenable d’avoir des rapports sexuels qu’avec un aimé de valeur qui, donc, le mérite et en vaut la peine du fait du caractère de son esprit et non de la beauté de son corps.

[prémisse]
Les plaisirs sensuels (ta aphrodisia) ayant leur source dans Aphrodite, déesse de l’amour et de la beauté, Pausanias s’autorise à distinguer entre deux types d’érotique en s’appuyant sur deux références mythologiques (Hésiode vs Homère) pour discerner deux figures d’Aphrodite et donc d’Éros en amont : l’Aphrodite céleste de l’érotique convenable est ainsi opposée à l’Aphrodite vulgaire de l’érotique répandue au sein du démos (pandémique) qui l’honore.

Aphrodite céleste

C’est dans la Théogonie d’Hésiode qu’apparaît l’Aphrodite que Pausanias qualifie de céleste : née de l’écume (aphros), c’est-à-dire engendrée à partir du sperme du sexe émasculé du ciel (Ouranos) – elle est donc sans mère –, Aphrodite est accompagnée d’Eros et suivie d’Himeros (le désir passionné et l’attrait inspirant le désir), grâce à l’effet qu’elle produit chez les hommes (c’est la part qu’elle a reçue du sort) en leur souriant pour les séduire (apatè). Amie des sourires, elle est présentée par Hésiode, à la faveur d’un jeu de mots entre sourire (meidèmata) et sexe (mèdea), comme une amie du sexe ou de la volupté [philommeidea]. Les sourires aussi charmants que séduisants d’Aphrodite produisent une « complète duperie » (exapatas) en même temps que plaisir suave et douceur apaisante.

LA THÉOGONIE D'HÉSIODE
Au commencement exista le Chaos, puis la Terre à la large poitrine, demeure toujours sûre de tous les Immortels qui habitent le faite de l'Olympe neigeux ; ensuite le sombre Tartare, placé sous les abîmes de la Terre immense ; enfin l'Amour, le plus beau des dieux, l'Amour, qui amollit les âmes, et, s'emparant du coeur de toutes les divinités et de tous les hommes, triomphe de leur sage volonté. Du Chaos sortirent l’Érèbe et la Nuit obscure. L'Éther et le Jour naquirent de la Nuit, qui les conçut en s'unissant d'amour avec l'Érèbe. La Terre enfanta d'abord Ouranus couronné d'étoiles et le rendit son égal en grandeur afin qu'il la couvrît tout entière et qu'elle offrît aux bienheureux Immortels une demeure toujours tranquille ; elle créa les hautes montagnes, les gracieuses retraites des Nymphes divines qui habitent les monts aux gorges profondes. Bientôt, sans goûter les charmes du plaisir, elle engendra Pontus, la stérile mer aux flots bouillonnants ; puis, s'unissant avec Uranus, elle fit naître l'Océan aux gouffres immenses, Céus, Créus, Hypérion, Japet, Théa, Thémis, Rhéa, Mnémosyne, Phébè à la couronne d'or et l’aimable Téthys. (v.119-120)

Le grand Ouranus arriva, amenant la Nuit, et animé du désir amoureux, il s'étendit sur la Terre de toute sa longueur. Alors son fils Cronos, sorti de l'embuscade, le saisit de la main gauche, et de la droite, agitant la faux énorme, longue, acérée, il s'empressa de couper l'organe viril de son père et le rejeta derrière lui. Ce ne fut pas vainement que cet organe tomba de sa main : toutes les gouttes de sang qui en découlèrent, la Terre les recueillit, et les années étant révolues, elle produisit les redoutables Furies, les Géants monstrueux, chargés d'armes étincelantes et portant dans leurs mains d'énormes lances, enfin ces Nymphes qu'on appelle Mélies sur la terre immense. Cronos mutila de nouveau avec l'acier le membre qu'il avait coupé déjà et le lança du rivage dans les vagues agitées de Pontus : la mer le soutint longtemps, et de ce débris d'un corps immortel jaillit une blanche écume d'où naquit une jeune fille qui fut d'abord portée vers la divine Cythère et de là parvint jusqu'à Chypre entourée de flots. Bientôt, déesse ravissante de beauté, elle s'élança sur la rive, et le gazon fleurit sous ses pieds délicats. Les dieux et les hommes appellent cette divinité à la belle couronne Aphrodite, parce qu'elle fut nourrie de l'écume des mers ; Cythérée, parce qu'elle aborda Cythère, Cyprigénie, parce qu'elle naquit dans Chypre entourée de flots et Philomédée [ami du sexe], parce que c'est d'un organe générateur qu'elle reçut la vie. Accompagnée de l'Amour et du beau Désir, le même jour de sa naissance, elle se rendit à la céleste assemblée. Dès l'origine, jouissant des honneurs divins, elle obtint du sort l'emploi de présider, parmi les hommes et les dieux immortels, aux entretiens des jeunes vierges, aux tendres sourires, aux innocents artifices, aux doux plaisirs, aux caresses de l'amour et de la volupté.
[traduction française de Thomas Gaisford a édité en 1814]

Autres traductions:
Les dieux et les hommes l'appellent Aphrodite, parce qu'elle naquit de la mer [...] amie de la volupté, en souvenir de son origine. Dès sa naissance, lorsqu'elle allait prendre sa place dans l'assemblée des dieux, l'Amour et le bel Himéros (le Désir) marchèrent à sa suite. Elle eut dès l'abord en partage, entre tous les immortels et tous les humains, les entretiens séducteurs, les ris gracieux, les doux mensonges, les charmes, les douceurs de l'amour. (v.193)
Amour et Beau Désir devinrent ses compagnons dès sa naissance et son départ vers l'assemblée des dieux. Or voici son privilège et son partage chez les hommes comme chez les Immortels, ce sont les babillages de jeunes filles, les sourires, les ruses amoureuses, le délicieux plaisir, l'amour et la tendresse.
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Bailly, p.969
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Contrairement à l’interprétation discutable de Pausanias qui a transformé sa duplicité en une dualité de figures, l’Aphrodite d’Hésiode se caractérise par une véritable ambivalence que Marcel Détienne pointe dans Les maîtres de vérité (p. 130-133) en remarquant que, dans la pensée mythique, la persuasion trompeuse (Peitho) est associée, en compagnie de Pothos et d’Himeros – et parfois aussi de Charis – à Aphrodite, qui trompe à volonté mortels et immortels : Héra se sert ainsi d’Aphrodite pour faire naître en Zeus le désir amoureux grâce au charme tout puissant des paroles flatteuses.

Aphrodite vulgaire

Dans l’Iliade, Homère présente Aphrodite comme la fille de Zeus et de Dionée (chant V, v.310). Aphrodite s’étant engagée du côté des Troyens pour sauver son fils Énée, Zeus finit rappeler à sa fille la tâche qui lui a été assignée par les dieux, à savoir : se consacrer aux douces œuvres de l’amour (erga himeroenta), et non aux œuvres de la guerre.

[...] le roi des hommes, Ainéias, eût sans doute péri, si la fille de Zeus, Aphroditè, ne l’eût aperçu : car elle était sa mère [...] Le Tydéide, de l’airain meurtrier, pressait ardemment Aphroditè, sachant que c’était une déesse pleine de faiblesse, et qu’elle n’était point de ces divinités qui se mêlent aux luttes des guerriers, comme Athènè ou comme Ényô, la destructrice des citadelles. Et, la poursuivant dans la mêlée tumultueuse, le fils du magnanime Tydeus bondit, et de sa pique aiguë blessa sa main délicate. [...] Et Diomèdès hardi au combat cria d’une voix haute à la Déesse :
— Fille de Zeus, fuis la guerre et le combat. Ne te suffit-il pas de tromper de faibles femmes ? Si tu retournes jamais au combat, certes, je pense que la guerre et son nom seul te feront trembler désormais.
Il parla ainsi, et Aphroditè s’envola, pleine d’affliction et gémissant profondément. [...] Et Aphroditè qui aime les sourires répondit à sa mère :
— L’audacieux Diomèdès, fils de Tydeus, m’a blessée, parce que j’emportais hors de la mêlée mon fils bien-aimé Ainéias, qui m’est le plus cher de tous les hommes. La bataille furieuse n’est plus seulement entre les Troiens et les Akhaiens, mais les Danaens combattent déjà contre les Immortels. [...] La divine Athènè aux yeux clairs parla ainsi la première :
— Père Zeus, peut-être seras-tu irrité de ce que je vais dire ; mais voici qu’Aphroditè, en cherchant à mener quelque femme Akhaienne au milieu des Troiens qu’elle aime tendrement, en s’efforçant de séduire par ses caresses une des Akhaiennes au beau péplos, a déchiré sa main délicate à une agrafe d’or.
Elle parla ainsi, et le père des hommes et des dieux sourit, et, appelant Aphroditè d’or, il lui dit :
Ma fille, les travaux de la guerre ne te sont point confiés, mais à l’impétueux Arès et à Athènè. Ne songe qu’aux douces joies des Hyménées. [erga himeroenta]

Pausanias assigne un Éros à chaque Aphrodite, de façon à faire l’éloge de l’Éros qui relève de l’Aphrodite céleste, cette érotique permettant aux gens bien (ἀγαθοὶ), d’aimer « avec beauté et rectitude » (καλῶς μὲν γὰρ πραττόμενον καὶ ὀρθῶς), alors que l’autre érotique, pratiquée par les gens de peu, est jugée vulgaire. Pausanias fustige cette manière vulgaire d’aimer au p’tit bonheur la chance (tuchè), c’est-à-dire de saisir toute occasion (kairos) pour jouir, sans aucun respect des règles de convenance.

Ὁ μὲν οὖν τῆς Πανδήμου Ἀφροδίτης ὡς ἀληθῶς πάνδημός [181b] ἐστι καὶ ἐξεργάζεται ὅτι ἂν τύχῃ· καὶ οὗτός ἐστιν ὃν οἱ φαῦλοι τῶν ἀνθρώπων ἐρῶσιν. Ἐρῶσι δὲ οἱ τοιοῦτοι πρῶτον μὲν οὐχ ἧττον γυναικῶν ἢ παίδων, ἔπειτα ὧν καὶ ἐρῶσι τῶν σωμάτων μᾶλλον ἢ τῶν ψυχῶν, ἔπειτα ὡς ἂν δύνωνται ἀνοητοτάτων, πρὸς τὸ διαπράξασθαι μόνον βλέποντες, ἀμελοῦντες δὲ τοῦ καλῶς ἢ μή· ὅθεν δὴ συμβαίνει αὐτοῖς ὅτι ἂν τύχωσι τοῦτο πράττειν, ὁμοίως μὲν ἀγαθόν, ὁμοίως δὲ τοὐναντίον.
[trad. fr. L. Brisson, p.101]
... beau et digne d'éloge, seul l'est l'Éros qui incite à l'amour qui est beau. Cela dit, l'Éros qui relève de l'Aphrodite vulgaire est véritablement vulgaire [181b], en ceci qu'il opère à l'aventure ; c'est ainsi qu'aiment les gens de peu. L'amour de ces gens-là présente deux caractéristiques : premièrement il ne va pas moins aux femmes qu'aux garçons, pas moins aux corps qu'aux âmes ; et deuxièmement il recherche les partenaires les moins bien pourvus d'intelligence qu'il soit possible de trouver, car il n'a d'autre but que de parvenir à ses fins, sans se soucier de savoir si c'est de belle façon ou non. De là vient évidemment qu'il fait l'amour au hasard, sans se demander si son action est bonne ou si c'est le contraire. Cet Éros-là en effet se rattache à la déesse [181c] qui, des deux, est de beaucoup la plus jeune, et qui par son origine participe à la fois de la femelle et du mâle.

Ce sont les amants vulgaires qui jettent le discrédit sur le fait d’accorder ses faveurs aux amoureux (χαρίζεσθαι ἐρασταῖς). C’est pourquoi il faudrait leur interdire d’aimer les garçons (παιδεραστίᾳ vs ἐρᾶν παίδων), comme on leur interdit de chercher à aimer des femmes de condition libre (181c-e). C’est la seule manière de sauvegarder le crédit qui revient à l’amour choisi ou noble que pratiquent les gens de bien (ἀγαθοὶ), à savoir : un amour fixé sur le sexe masculin et focalisé sur l’esprit de sorte que l’affection aimante porte sur l’intelligence (νοῦν μᾶλλον ἔχον ἀγαπῶντες).

ὅθεν δὴ ἐπὶ τὸ ἄρρεν τρέπονται οἱ ἐκ τούτου τοῦ ἔρωτος ἔπιπνοι, τὸ φύσει ἐρρωμενέστερον καὶ νοῦν μᾶλλον ἔχον ἀγαπῶντες. Καί τις ἂν γνοίη καὶ ἐν αὐτῇ τῇ παιδεραστίᾳ τοὺς εἰλικρινῶς [181d] ὑπὸ τούτου τοῦ ἔρωτος ὡρμημένους· οὐ γὰρ ἐρῶσι παίδων, ἀλλ᾽ ἐπειδὰν ἤδη ἄρχωνται νοῦν ἴσχειν, τοῦτο δὲ πλησιάζει τῷ γενειάσκειν. Παρεσκευασμένοι γὰρ οἶμαί εἰσιν οἱ ἐντεῦθεν ἀρχόμενοι ἐρᾶν ὡς τὸν βίον ἅπαντα συνεσόμενοι καὶ κοινῇ συμβιωσόμενοι, ἀλλ᾽ οὐκ ἐξαπατήσαντες, ἐν ἀφροσύνῃ λαβόντες ὡς νέον, καταγελάσαντες οἰχήσεσθαι ἐπ᾽ ἄλλον ἀποτρέχοντες. Χρῆν δὲ καὶ νόμον εἶναι μὴ ἐρᾶν [181e] παίδων, ἵνα μὴ εἰς ἄδηλον πολλὴ σπουδὴ ἀνηλίσκετο· τὸ γὰρ τῶν παίδων τέλος ἄδηλον οἷ τελευτᾷ κακίας καὶ ἀρετῆς ψυχῆς τε πέρι καὶ σώματος. Οἱ μὲν οὖν ἀγαθοὶ τὸν νόμον τοῦτον αὐτοὶ αὑτοῖς ἑκόντες τίθενται, χρῆν δὲ καὶ τούτους τοὺς πανδήμους ἐραστὰς προσαναγκάζειν τὸ τοιοῦτον, ὥσπερ καὶ τῶν ἐλευθέρων γυναικῶν προσαναγκάζομεν αὐτοὺς καθ᾽ [182a] ὅσον δυνάμεθα μὴ ἐρᾶν. Οὗτοι γάρ εἰσιν οἱ καὶ τὸ ὄνειδος πεποιηκότες, ὥστε τινὰς τολμᾶν λέγειν ὡς αἰσχρὸν χαρίζεσθαι ἐρασταῖς· λέγουσι δὲ εἰς τούτους ἀποβλέποντες, ὁρῶντες αὐτῶν τὴν ἀκαιρίαν καὶ ἀδικίαν, ἐπεὶ οὐ δήπου κοσμίως γε καὶ νομίμως ὁτιοῦν <πρᾶγμα> πραττόμενον ψόγον ἂν δικαίως φέροι.
[trad. fr. L. Brisson, p.102-103]
L'autre Éros, lui, se rattache à l'Aphrodite céleste. Celle-ci, premier point, participe non pas de la femelle, mais seulement du mâle, ce qui fait qu'elle s'adresse aux garçons; second point, elle est la plus ancienne des deux, ce qui fait que l'insolence n'est pas son lot. De là vient que se tournent vers le sexe mâle ceux qu'un tel Éros inspire, chérissant le sexe qui a naturellement le plus de vigueur et le plus d'intelligence. J'ajoute que, dans leur façon même d'aimer les jeunes garçons, il est possible de reconnaître ceux qui sans mélange sont [181d] mus par cet Éros-là, car pour aimer les jeunes garçons ils attendent que ces derniers aient déjà fait preuve d'intelligence ; or cela arrive vers le temps où la barbe pousse. Ils sont prêts en effet, je pense, lorsqu'ils commencent à les aimer à cet âge, à rester avec eux toute la vie et à partager leur existence, au lieu d'abuser de celui qu'on aura pris jeune dans sa naïveté, et de se moquer de lui en allant courir après un autre. Il faudrait même établir une règle qui interdise d'aimer les jeunes garçons ; ainsi éviterait-on de se donner tant de peine (spoudè) [181e] pour une issue incertaine. Car, avec les jeunes garçons, on ne peut prévoir ce qu'ils deviendront pour ce qui est du vice et de la vertu, aussi bien sur le plan de l'âme que sur celui du corps. Sans doute, les hommes de bien s'astreignent-ils d'eux-mêmes de plein gré à cette règle, mais il faudrait que ceux que nous qualifions d' amants « vulgaires » soient eux aussi assujettis à une règle de ce genre, et qui soit semblable à celle par laquelle nous les contraignons, dans la mesure du possible, à s'abstenir de rechercher l'amour avec des femmes de condition libre. [182a] En fait, ce sont eux qui sont responsables de ce discrédit qui va jusqu'à donner à certains l'audace de dire qu'il est honteux de céder aux avances d'un amant. Mais si l'on dit cela, c'est que portant ses regards sur ces gens, on observe leur conduite intempestive et leur malhonnêteté, car de toute évidence aucun acte ne mérite d'être blâmé quand sont respectées la convenance et la règle.

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Bailly, p.1000

Contre l’injustice d’une manière d’aimer déréglée (ἀκαιρία καὶ ἀδικία), c’est-à-dire à contretemps du kairos (l’occasion convenable) et donc de manière inopportune, Pausanias défend la règle sociale (nomos), en vigueur à Athènes, d’un échange équitable ou vertueux de bons procédés : pour le jeune garçon, céder au pédéraste en lui accordant ses faveurs (χαρίζεσθαι) de façon à pouvoir profiter de son affection amicale (philia); pour l’erastès, rendre des services compatibles avec la justice en soutenant l’aspiration au savoir (philosophia) de l’éromène, c’est-à-dire en l’aidant à avancer sur le chemin de la vertu. Il est donc juste de réunir en une seule règle (nomos) la règle de la pederastia et la règle de la philosophia.

Δεῖ δὴ τὼ νόμω τούτω συμβαλεῖν εἰς ταὐτόν, τόν τε περὶ τὴν παιδεραστίαν καὶ [184d] τὸν περὶ τὴν φιλοσοφίαν τε καὶ τὴν ἄλλην ἀρετήν, εἰ μέλλει συμβῆναι καλὸν γενέσθαι τὸ ἐραστῇ παιδικὰ χαρίσασθαι. Ὅταν γὰρ εἰς τὸ αὐτὸ ἔλθωσιν ἐραστής τε καὶ παιδικά, νόμον ἔχων ἑκάτερος, ὁ μὲν χαρισαμένοις παιδικοῖς ὑπηρετῶν ὁτιοῦν δικαίως ἂν ὑπηρετεῖν, ὁ δὲ τῷ ποιοῦντι αὐτὸν σοφόν τε καὶ ἀγαθὸν δικαίως αὖ ὁτιοῦν ἂν ὑπουργῶν <ὑπουργεῖν>, καὶ ὁ μὲν δυνάμενος εἰς φρόνησιν καὶ τὴν [184e] ἄλλην ἀρετὴν συμβάλλεσθαι, ὁ δὲ δεόμενος εἰς παίδευσιν καὶ τὴν ἄλλην σοφίαν κτᾶσθαι, τότε δὴ τούτων συνιόντων εἰς ταὐτὸν τῶν νόμων μοναχοῦ ἐνταῦθα συμπίπτει τὸ καλὸν εἶναι παιδικὰ ἐραστῇ χαρίσασθαι, ἄλλοθι δὲ οὐδαμοῦ. Ἐπὶ τούτῳ καὶ ἐξαπατηθῆναι οὐδὲν αἰσχρόν· ἐπὶ δὲ τοῖς ἄλλοις πᾶσι καὶ ἐξαπατωμένῳ αἰσχύνην φέρει καὶ μή. Εἰ γάρ τις [185a] ἐραστῇ ὡς πλουσίῳ πλούτου ἕνεκα χαρισάμενος ἐξαπατηθείη καὶ μὴ λάβοι χρήματα, ἀναφανέντος τοῦ ἐραστοῦ πένητος, οὐδὲν ἧττον αἰσχρόν· δοκεῖ γὰρ ὁ τοιοῦτος τό γε αὑτοῦ ἐπιδεῖξαι, ὅτι ἕνεκα χρημάτων ὁτιοῦν ἂν ὁτῳοῦν ὑπηρετοῖ, τοῦτο δὲ οὐ καλόν. Κατὰ τὸν αὐτὸν δὴ λόγον κἂν εἴ τις ὡς ἀγαθῷ χαρισάμενος καὶ αὐτὸς ὡς ἀμείνων ἐσόμενος διὰ τὴν φιλίαν ἐραστοῦ ἐξαπατηθείη, ἀναφανέντος ἐκείνου κακοῦ [185b] καὶ οὐ κεκτημένου ἀρετήν, ὅμως καλὴ ἡ ἀπάτη· δοκεῖ γὰρ αὖ καὶ οὗτος τὸ καθ᾽ αὑτὸν δεδηλωκέναι, ὅτι ἀρετῆς γ᾽ ἕνεκα καὶ τοῦ βελτίων γενέσθαι πᾶν ἂν παντὶ προθυμηθείη, τοῦτο δὲ αὖ πάντων κάλλιστον· οὕτω πᾶν πάντως γε καλὸν ἀρετῆς γ᾽ ἕνεκα χαρίζεσθαι. 
[trad. fr. L. Brisson, p.106-107]

Il faut dès lors réunir en une seule ces deux règles, celle qui concerne l'amour des jeunes garçons [184d] et celle qui concerne l'aspiration au savoir [philosophia] et à toute autre vertu, s'il doit résulter un bien du fait que l'aimé cède à l'amant. Quand en effet l'amant et l'aimé tendent vers le même but, l'un et l'autre suivant une règle, le premier de rendre à l'aimé qui lui a cédé tous les services compatibles avec la justice, le second d'accorder à celui qui cherche à le rendre bon et sage toutes les formes d'assistance compatibles avec la justice, l'un pouvant contribuer à faire avancer sur le chemin de l'intelligence et de la vertu, et l'autre ayant besoin [184e] de gagner en éducation et en savoir, dans ce cas seulement, lorsque les règles convergent vers un même but, cette coïncidence fait qu'il est beau pour l'aimé d'accorder ses faveurs à l'amant ; autrement, ce ne l'est pas. À cette condition, il n'y a rien de déshonorant à être la victime d'une tromperie ; en revanche, dans tous les autres cas de figure, dupe ou non, on encourt le déshonneur. Si [185a] en effet quelqu'un qui a cédé à un amant riche pour obtenir de l'argent est victime d'une tromperie et n'obtient pas d'argent, parce que l'amant en question se révèle être pauvre, l'affaire n'en reste pas moins honteuse. De toute évidence, un tel homme fait montre de son véritable caractère ; pour de l'argent, il est prêt à se mettre de toutes les manières au service de n'importe qui, et cela n'est pas beau. En vertu du même raisonnement, si l'on cède à quelqu'un en croyant qu'il est plein de qualités et que l'on deviendra meilleur en obtenant l'affection [philia] d'un tel amant et que, dupé, on découvre qu'il est mauvais [185b] et qu'il ne possède pas la vertu, il n'en reste pas moins que la duperie est une belle duperie. De toute évidence en effet, cet aimé-là lui aussi a manifesté le fond de sa nature ; à savoir que la vertu et le progrès moral sont l'objet en tout et pour tout de son effort passionné ; et rien n'est plus beau. Ainsi donc il est beau en toutes circonstances de céder pour atteindre à la vertu.

Dans ces conditions de l’inféodation de l’amour (eros) à la vertu, il n’y a rien de honteux selon Pausanias à se laisser tromper (ἐξαπατηθείη) par l’amour, alors que ce le serait pour tout autre motif (comme le pouvoir ou les richesses). Car l’éromène est trompé par l’éraste à propos de ce qu’il est vraiment (son véritable caractère) : c’est en vérité quelqu’un de mauvais qui ne possède pas la vertu (ἐκείνου κακοῦ καὶ οὐ κεκτημένου ἀρετήν). Mais, en croyant à tort qu’il s’agit de quelqu’un de bien (τις ὡς ἀγαθῷ) qui lui permettrait de devenir meilleur en obtenant son amitié (philia), l’éromène manifeste le fond de sa propre nature qui est de consacrer tout son effort passionné (προθυμηθείη) à devenir meilleur pour acquérir la vertu. Il est donc beau, pour l’individu comme pour la cité, de céder de toute façon à l’éraste, qu’il soit bon ou mauvais, du moment que c’est au nom de la vertu, c’est-à-dire dans l’optique (axios) de l’Aphrodite céleste qui oblige à prendre soin de soi et de l’autre pour devenir vertueux (185c).

La “belle tromperie” consacre le sophisme de la vertu trompée…

[arrêt de la transcription du cours
et, donc, esquisse de son plan]


Bailly, p.1000

à propos du kairos,
voir M. Foucault, Histoire de la sexualité, t.II, p.68 (t.III, p.154-155)


2b. Lysias dans le Phèdre de Platon: philia contre eros (figure du séducteur trompeur)

B. Figures de l’érotique cosmique

3. Eryximaque :

La nature corporelle contient les deux amours ; car les parties du corps qui sont saines, et celles qui sont malades, sont quelque chose de différent et de dissemblable ; or le dissemblable désire et aime le dissemblable.  L'amour qui réside dans un corps sain est autre que celui qui réside dans un corps malade et, donc, de même que, comme Pausanias vient de l'établir, il est beau d’accorder ses faveurs aux êtres humains qui le méritent [186c] et laid de céder aux débauchés, de même, pour les corps, il est beau de favoriser ce qu’il y a de sain dans chaque corps, c’est ce qu’il faut faire, et il est laid de le faire pour ce qu’il y a de malsain : c’est ce qu’il faut défavoriser conformément aux règles de l’art. C'est que la médecine, pour le dire en peu de mots, est la science des amours au sein du corps relativement à la réplétion et à l'évacuation ; et le médecin qui sait le mieux discerner en cela [186d] le bel amour de l’amour laid, doit être estimé le plus habile. Un bon médecin sera celui qui dispose tellement des inclinations du corps qu'il peut les changer selon le besoin, ôter ce que nous avons appelé l'amour laid, introduire le bel amour où il est nécessaire, établir la concorde entre les éléments les plus ennemis et leur inspirer une amitié et un amour mutuel.

Ἡ γὰρ φύσις τῶν σωμάτων τὸν διπλοῦν ἔρωτα τοῦτον ἔχει· τὸ γὰρ ὑγιὲς τοῦ σώματος καὶ τὸ νοσοῦν ὁμολογουμένως ἕτερόν τε καὶ ἀνόμοιόν ἐστι, τὸ δὲ ἀνόμοιον ἀνομοίων ἐπιθυμεῖ καὶ ἐρᾷ. Ἄλλος μὲν οὖν ὁ ἐπὶ τῷ ὑγιεινῷ ἔρως, ἄλλος δὲ ὁ ἐπὶ τῷ νοσώδει. ἔστιν δή, ὥσπερ ἄρτι Παυσανίας ἔλεγεν τοῖς μὲν ἀγαθοῖς καλὸν χαρίζεσθαι τῶν ἀνθρώπων, [186c] τοῖς δ᾽ ἀκολάστοις αἰσχρόν, οὕτω καὶ ἐν αὐτοῖς τοῖς σώμασιν τοῖς μὲν ἀγαθοῖς ἑκάστου τοῦ σώματος καὶ ὑγιεινοῖς καλὸν χαρίζεσθαι καὶ δεῖ, καὶ τοῦτό ἐστιν ᾧ ὄνομα τὸ ἰατρικόν, τοῖς δὲ κακοῖς καὶ νοσώδεσιν αἰσχρόν τε καὶ δεῖ ἀχαριστεῖν, εἰ μέλλει τις τεχνικὸς εἶναι. ἔστι γὰρ ἰατρική, ὡς ἐν κεφαλαίῳ εἰπεῖν, ἐπιστήμη τῶν τοῦ σώματος ἐρωτικῶν πρὸς πλησμονὴν καὶ κένωσιν, καὶ ὁ διαγιγνώσκων ἐν τούτοις τὸν [186d] καλόν τε καὶ αἰσχρὸν ἔρωτα, οὗτός ἐστιν ὁ ἰατρικώτατος, καὶ ὁ μεταβάλλειν ποιῶν, ὥστε ἀντὶ τοῦ ἑτέρου ἔρωτος τὸν ἕτερον κτᾶσθαι, καὶ οἷς μὴ ἔνεστιν ἔρως, δεῖ δ᾽ ἐγγενέσθαι, ἐπιστάμενος ἐμποιῆσαι καὶ ἐνόντα ἐξελεῖν, ἀγαθὸς ἂν εἴη δημιουργός. Δεῖ γὰρ δὴ τὰ ἔχθιστα ὄντα ἐν τῷ σώματι φίλα οἷόν τ᾽ εἶναι ποιεῖν καὶ ἐρᾶν ἀλλήλων.

il faut accorder ses faveurs aux hommes équilibrés et à ceux qui doivent le devenir, et sauvegarder leur amour, le bel amour céleste, l’éros de la [187e] muse Uranie; mais pour l’éros de la Muse Polymnie, l'amour vulgaire, on ne doit l’accorder qu'avec une extrême réserve, de sorte à en cueillir le plaisir sans jamais provoquer de dérèglement

Πάλιν γὰρ ἥκει ὁ αὐτὸς λόγος, ὅτι τοῖς μὲν κοσμίοις τῶν ἀνθρώπων, καὶ ὡς ἂν κοσμιώτεροι γίγνοιντο οἱ μήπω ὄντες, δεῖ χαρίζεσθαι καὶ φυλάττειν τὸν τούτων ἔρωτα, καὶ οὗτός ἐστιν ὁ καλός, ὁ οὐράνιος, ὁ τῆς Οὐρανίας [187e] μούσης Ἔρως· ὁ δὲ Πολυμνίας ὁ πάνδημος, ὃν δεῖ εὐλαβούμενον προσφέρειν οἷς ἂν προσφέρῃ, ὅπως ἂν τὴν μὲν ἡδονὴν αὐτοῦ καρπώσηται, ἀκολασίαν δὲ μηδεμίαν ἐμποιήσῃ

les sacrifices, l'emploi de la divination, c'est-à-dire toutes les communications des hommes [188c] avec les dieux, n'ont d’autre but que de sauvegarder le bon éros et de guérir le mauvais. Car toute impiété aime naître ainsi : au lieu de céder à l’éros équilibré, de l’honorer et de le vénérer en toute action, c’est à l’autre éros que l’on cède dans les rapports. L'emploi de la divination est de surveiller et de soigner ces deux amours. [188d] La divination est donc l'ouvrière de l'amitié qui est entre les dieux et les hommes, par la science qu'elle a des rapports amoureux qui permettent aux êtres humains d’assurer justice et piété. 

Ἔτι τοίνυν καὶ αἱ θυσίαι πᾶσαι καὶ οἷς μαντικὴ ἐπιστατεῖ — ταῦτα δ᾽ ἐστὶν ἡ περὶ θεούς τε [188c] καὶ ἀνθρώπους πρὸς ἀλλήλους κοινωνία — οὐ περὶ ἄλλο τί ἐστιν ἢ περὶ Ἔρωτος φυλακήν τε καὶ ἴασιν. Πᾶσα γὰρ ἀσέβεια φιλεῖ γίγνεσθαι ἐὰν μή τις τῷ κοσμίῳ Ἔρωτι χαρίζηται μηδὲ τιμᾷ τε αὐτὸν καὶ πρεσβεύῃ ἐν παντὶ ἔργῳ, ἀλλὰ τὸν ἕτερον, καὶ περὶ γονέας καὶ ζῶντας καὶ τετελευτηκότας καὶ περὶ θεούς· ἃ δὴ προστέτακται τῇ μαντικῇ ἐπισκοπεῖν τοὺς ἐρῶντας καὶ ἰατρεύειν, καὶ ἔστιν αὖ ἡ [188d] μαντικὴ φιλίας θεῶν καὶ ἀνθρώπων δημιουργὸς τῷ ἐπίστασθαι τὰ κατὰ ἀνθρώπους ἐρωτικά, ὅσα τείνει πρὸς θέμιν καὶ εὐσέβειαν.

4. Aristophane :

Voilà comment l'amour [191d] est si naturel à l'homme; l'amour nous ramène à notre nature primitive et, de deux êtres n'en faisant qu'un, rétablit en quelque sorte la nature humaine dans son ancienne perfection. Chacun de nous n'est donc qu'une moitié d'homme, moitié qui a été séparée de son tout, de la même manière que l'on sépare une sole. Ces moitiés cherchent toujours leurs moitiés. 

ἔστι δὴ οὖν ἐκ τόσου [191d] ὁ ἔρως ἔμφυτος ἀλλήλων τοῖς ἀνθρώποις καὶ τῆς ἀρχαίας φύσεως συναγωγεὺς καὶ ἐπιχειρῶν ποιῆσαι ἓν ἐκ δυοῖν καὶ ἰάσασθαι τὴν φύσιν τὴν ἀνθρωπίνην. ἕκαστος οὖν ἡμῶν ἐστιν ἀνθρώπου σύμβολον, ἅτε τετμημένος ὥσπερ αἱ ψῆτται, ἐξ ἑνὸς δύο· ζητεῖ δὴ ἀεὶ τὸ αὑτοῦ ἕκαστος σύμβολον

C'est donc d'une époque aussi lointaine que date l'implantation dans les êtres humains [191d] de cet amour, celui qui rassemble les parties de notre antique nature, celui qui de deux êtres tente de n'en faire qu'un seul pour ainsi guérir la nature humaine. Chacun d'entre nous est donc la moitié complémentaire d'un être humain, puisqu'il a été coupé, à la façon des soles, un seul être en produisant deux ; sans cesse
donc chacun est en quête de sa moitié complémentaire.

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Hephaïstos : « Votre souhait n'est-il pas de vous fondre le plus possible l'un avec l'autre en un même être, de façon à ne vous quitter l'un l'autre ni le jour ni la nuit ? Si c'est bien cela que vous souhaitez,[192e] je consens à vous fondre ensemble et à vous transformer en un seul être, de façon à faire que de ces deux êtres que vous êtes maintenant vous deveniez un seul, c'est-à-dire pour que, durant toute votre vie, vous viviez l'un avec l'autre une vie en commun comme si vous n'étiez qu'un seul être, et que, après votre mort, là-bas chez Hadès, au lieu d'être deux vous ne formiez qu'un seul être, après avoir connu une
mort commune. Allons ! voyez si c'est là ce que vous désirez et si ce sort vous satisfait. »
En entendant cette proposition, il ne se trouverait personne, nous le savons, pour dire non et pour souhaiter autre chose. Au contraire, chacun estimerait tout bonnement qu'il vient d'entendre exprimer un souhait qu'il avait depuis longtemps : celui de s'unir avec l'être aimé et se fondre en lui, de façon à ne faire qu'un seul être au lieu de deux. Ce souhait s'explique par le fait que la nature humaine qui était la nôtre dans un passé reculé se présentait ainsi, c'est-à-dire que nous étions d'une seule pièce : aussi est-ce au désir de retrouver cette totalité, à sa recherche, que nous donnons le nom d'« amour ».

“ἆρά γε τοῦδε ἐπιθυμεῖτε, ἐν τῷ αὐτῷ γενέσθαι ὅτι μάλιστα ἀλλήλοις, ὥστε καὶ νύκτα καὶ ἡμέραν μὴ ἀπολείπεσθαι ἀλλήλων; εἰ γὰρ τούτου ἐπιθυμεῖτε, θέλω ὑμᾶς συντῆξαι καὶ [192e] συμφυσῆσαι εἰς τὸ αὐτό, ὥστε δύ᾽ ὄντας ἕνα γεγονέναι καὶ ἕως τ᾽ ἂν ζῆτε, ὡς ἕνα ὄντα, κοινῇ ἀμφοτέρους ζῆν, καὶ ἐπειδὰν ἀποθάνητε, ἐκεῖ αὖ ἐν Ἅιδου ἀντὶ δυοῖν ἕνα εἶναι κοινῇ τεθνεῶτε· ἀλλ᾽ ὁρᾶτε εἰ τούτου ἐρᾶτε καὶ ἐξαρκεῖ ὑμῖν ἂν τούτου τύχητε·” ταῦτ᾽ ἀκούσας ἴσμεν ὅτι οὐδ᾽ ἂν εἷς ἐξαρνηθείη οὐδ᾽ ἄλλο τι ἂν φανείη βουλόμενος, ἀλλ᾽ ἀτεχνῶς οἴοιτ᾽ ἂν ἀκηκοέναι τοῦτο ὃ πάλαι ἄρα ἐπεθύμει, συνελθὼν καὶ συντακεὶς τῷ ἐρωμένῳ ἐκ δυοῖν εἷς γενέσθαι. Τοῦτο γάρ ἐστι τὸ αἴτιον, ὅτι ἡ ἀρχαία φύσις ἡμῶν ἦν αὕτη καὶ ἦμεν ὅλοι· τοῦ ὅλου οὖν τῇ ἐπιθυμίᾳ [193a] καὶ διώξει ἔρως ὄνομα. 

Hephaïstos : « Ce que vous voulez, n'est-ce pas d'être tellement unis ensemble que ni jour ni nuit vous ne soyez jamais l'un sans l'autre?  Si c'est là ce que vous désirez, je vais vous fondre , [192e] et vous mêler de telle façon, que vous ne serez plus deux personnes, mais une seule et que, tant que vous vivrez, vous vivrez d'une vie unique, et que, quand vous serez morts, là aussi dans le séjour des ombres, vous ne serez pas deux, mais un seul. Voyez donc encore une fois si c'est là ce que vous voulez et si, ce désir rempli, vous serez parfaitement heureux. »
Oui, si Hephaïstos leur tenait ce discours, nous sommes convaincus qu'aucun d'eux ne refuserait et que chacun conviendrait qu'il vient réellement d'entendre développer ce qui était de tout temps au fond de son âme: le désir d'un mélange si parfait avec la personne aimée qu'on ne soit plus qu'un avec elle. La cause en est que notre nature primitive était une, et que nous étions autrefois un tout parfait; le désir [193a] et la poursuite de cette unité s'appelle amour.
C. Figures de l’érotique sublimée

5. Agathon :

intermède: réponse de Socrate

[200a] ὁ Ἔρως ἐκείνου οὗ ἔστιν ἔρως, ἐπιθυμεῖ αὐτοῦ ἢ οὔ;
Eros désire la chose dont il est amour.

6. Diotima :

[204b] ἔστιν γὰρ δὴ τῶν καλλίστων ἡ σοφία, Ἔρως δ᾽ ἐστὶν ἔρως περὶ τὸ καλόν, ὥστε ἀναγκαῖον ἔρωτα φιλόσοφον εἶναι,
le savoir compte parmi les choses qui sont les plus belles ; or Éros est
amoureux du beau, de sorte qu'il est nécessaire qu'Éros soit philosophe (aime le savoir)

[208e] τοῦ γὰρ ἀθανάτου ἐρῶσιν.
c'est l'immortalité qu'ils aiment

7. Socrate dans le Phèdre de Platon amour platonique contre amour érotique = aimer l’âme d’amitié plutôt qu’aimer charnellement le corps (s’éprendre et se prendre)

7.1 Socrate masqué : philosophia contre himeros

7.2. palinodie de Socrate : eros comme espèce utile de mania 

 

plan d’une séance préalable
(mai-juin 2020)
Bailly, p.1403

I. amour platonique contre amour érotique = aimer l’âme d’amitié plutôt qu’aimer charnellement le corps (s’éprendre et se prendre) – le Phèdre de Platon [Plan]

1. eros comme hubris :

1.1 philia contre eros (Lysias hypocrite)
1.2 philosophia contre himeros (Socrate masqué) ;

2. eros comme espèce utile de mania (palinodie de Socrate) 

II. eros à l’origine de tous les sens d’aimer (Freud)

Bailly, p.1580



 

I. 1b.
digression sur L’art d’aimer
chez les Grecs (Foucault) et selon Ovide (p.18)