Aimer l’altérité?

I. 3.
Le devoir d’aimer

3.1 Kant:
de l’amour pratique ou moral à la philanthropie

Argument

Comme Kant l’explique dans les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785), le commandement évangélique d’aimer le prochain (Matthieu,22 :39) et et même celui d’aimer ses ennemis (Matthieu,5:44 vs Luc,6 :27,35) ne peut pas signifier l’obligation d’aimer affectivement quelqu’un d’autre et, qui plus est, un ennemi ; ce qui est impossible : « l’amour comme inclination ne peut pas être commandé, mais seule le peut la bienfaisance par devoir, même lorsqu’aucune inclination n’y pousse et même qu’une répulsion naturelle et incompressible s’y oppose », car cet amour pratique, et non pas pathologique, réside dans des principes d’action qui obligent la volonté, et n’est donc pas tributaire d’une empathie fusionnelle sur laquelle la raison n’a aucune influence.

Fondation en vue de la métaphysique des mœurs (1785)

« So sind ohne Zweifel auch die Schriftstellen zu verstehen, darin geboten wird, seinen Nächsten, selbst unsern Feind zu lieben. Denn Liebe als Neigung kann nicht geboten werden, aber Wohlthun aus Liebe selbst, wenn dazu gleich gar keine Neigung treibt, ja gar natürliche und unbezwingliche Abneigung widersteht, ist praktische und nicht pathologische Liebe, die im Willen liegt und nicht im Hange der Empfindung, in Grundsätzen der Handlung und nicht schmelzender Theilnehmung; jene aber allein kann geboten werden. » [Ak.IV,399 vs stw Bd VII,24]
Fondement de la métaphysique des mœurs (1785), trad. fr. p.98-99

Si l’exigence d’exclusivité de la passion amoureuse nous empêche d’aimer correctement les autres, c’est vrai de toutes les passions.

« Man benennt die Leidenschaft mit dem Worte Sucht (Ehrsucht, Rachsucht, Herrschsucht u.d.g.), außer die der Liebe nicht in dem Verliebtsein. Die Ursache ist, weil, wenn die letztere Begierde (durch den Genuß) befriedigt worden, die Begierde, wenigstens in Ansehung eben derselben Person, zugleich aufhört, mithin man wohl ein leidenschaftliches Verliebtsein (so lange der andere Theil in der Weigerung beharrt), aber keine physische Liebe als Leidenschaft aufführen kann: weil sie in Ansehung des Objects nicht ein beharrliches Princip enthält. Leidenschaft setzt immer eine Maxime des Subjects voraus, nach einem von der Neigung ihm vorgeschriebenen Zwecke zu handeln. Sie ist also jederzeit mit der Vernunft desselben verbunden, und bloßen Thieren kann man keine Leidenschaften beilegen, so wenig wie reinen Vernunftwesen. Ehrsucht, Rachsucht u.s.w., weil sie nie vollkommen befriedigt sind, werden eben darum unter die Leidenschaften gezählt als Krankheiten, wider die es nur Palliativmittel giebt. » [Ak.VII,266 vs stw Bd XII,600]
Anthropologie dans une perspective pragmatique (1798), §80, trad.fr. p.195

Si l’exigence d’exclusivité de la passion amoureuse nous empêche d’aimer correctement les autres, c’est vrai de toutes les passions. La passion amoureuse comme forme extrême de l’amour pathologique doit céder face aux obligations de l’amour pratique des autres êtres humains. L’amour pratique de l’humanité se manifeste moins à travers le respect de l’humanité de la personne qu’à travers la bienfaisance comme devoir envers les autres. La bienfaisance (Wohltun) est la traduction en acte de la bienveillance (Wohlwollen) à travers les bonnes oeuvres ou les bonnes actions que tout sujet a le devoir d’accomplir de manière gracieuse ou bénévole: le latin benevolus vient de bene et volo (je veux bien) signifie que je veux bien faire et faire bien ce que je fais donc de bon gré, ce que Kant appelle la bonne volonté. Cet amor benevolentiae consiste donc en une bienveillance en acte qu’on appelle bienfaisance : en particulier, secourir les nécessiteux relève de cet amour charitable auquel doit répondre la gratitude du nécessiteux. Cette gratitude manifeste le respect pour le bienfaiteur bénévole et désintéressé. Mais la philanthropie implique également de montrer de l’humanité en éprouvant de la compassion pour la souffrance des autres. 

Dans la Doctrine de la vertu (1797), Kant précise ainsi que le devoir philanthropique (§26) d’aimer le prochain (§28) et en particulier le devoir d’être bienfaisant envers les nécessiteux (§29-30), qui implique d’ailleurs le devoir de montrer de l’humanité en compatissant (§34), s’accordent tout à fait avec le devoir de cultiver l’amitié entre hommes (§46-47) ainsi qu’avec l’amour et le respect mutuels que manifestent la cordialité ou simplement la civilité dans les rapports humains (§48). Ce sont tout autant de manières de conforter la philanthropie pour contrarier la misanthropie (§36). Voilà ce qu’il convient de développer à présent.

Argumentation de la thèse
« ...concernant son contenu, il faut que la doctrine du devoir en général soit présentée également comme une doctrine des fins, de telle façon que l’être humain est tenu de penser comme sa fin non seulement soi-même, mais tout autre être humain (ce que l’on a l’habitude d’appeler les devoirs de l’amour de soi et de l’amour du prochain), lesquelles expressions sont prises ici dans un sens impropre ; car il ne peut pas y avoir directement de devoir d’aimer, mais il y a bien devoir à effectuer des actions par lesquelles l’être humain se prend comme fin ou prend d’autres comme fin. » [Trad.*CF: Ak.VI,410 vs stw Bd XII,542]
Doctrine de la vertu (1797), introduction, 17.
Le devoir d’aimer comme problème

Aimer au sens propre étant de l’ordre affectif d’un ressentir sur lequel le devoir ne peut agir, le devoir de s’aimer soi-même et d’aimer son prochain sont des formules impropres pour désigner le but matériel du devoir d’agir envers soi-même et envers d’autres êtres.

« Aimer est une affaire de sensation, et non de volonté, et je ne peux pas aimer parce que je le veux et encore moins parce que je le dois (et suis obligé à aimer) ; par suite, un devoir d’aimer est une chimère. Mais vouloir du bien à quelqu’un (amor benevolentiae) peut, en tant qu’action, être soumis à une loi du devoir. Souvent la bienveillance [Wohlwollen] désintéressée envers les hommes est aussi appelée de l’amour (même si c’est très impropre) ; lorsqu’il n’est pas question du bonheur de l’autre, mais du dévouement [Ergebung] complet et libre de toutes les fins propres à un être en faveur d’un autre (même d’un être surhumain=divin), on parle d’un amour qui soit devoir en même temps pour nous. Or tout devoir est obligation : une contrainte, même si elle doit être une autocontrainte d’après une loi. Ce que l’on fait par contrainte, cela ne se produit pas par amour. » [trad.*CF: Ak.VI,401 vs stw Bd XII,533] 
Doctrine de la vertu, Introduction, 12.c ; trad. fr. p.246.

Dans la Doctrine de la vertu (1797), Kant parle du devoir d’aimer tout en expliquant à plusieurs reprises qu’il s’agit d’une expression impropre. C’est que l’amour (Liebe) est de prime abord d’ordre affectif (pathos), conformément au sens étymologique de l’allemand lieb : équivalent de libido (Verlangen, Begierde), lieb provient de libet/lubet qui signifie : avoir envie de ; ça me plaît, il me plaît de (es beliebt). Or le devoir ne peut pas être fondé sur une donnée en général et en particulier une donnée d’ordre sensible ou pathologique, dans la mesure où son accomplissement doit, selon Kant, reposer sur une motivation purement rationnelle, et donc désintéressée : l’autocontrainte à partir de la seule représentation de la loi morale, comme fait de la raison qui oblige le libre arbitre à lui obéir [introduction, 1.]; la loi morale s’impose à la conscience morale, c’est-à-dire se fait respecter en imposant au sujet le respect : ce sentiment moral qui est donc produit dans le sujet par la loi rationnelle. C’est vrai plus encore de l’amour qui n’est pas la motivation à l’origine de l’accomplissement du devoir, mais en résulte bien plutôt :

« Être bienfaisant envers d’autres hommes en fonction de nos propres ressources est un devoir, qu’on les aime ou non […] C’est un devoir d’agir bien [Wohltun =* faire quelque chose de bien, comme bienfaiteur qui fait du bien aux autres]. Celui qui accomplit souvent ce devoir et dont l’intention bienfaisante y parvient finit bien par aimer effectivement celui à qui il a fait du bien. Lorsqu’il est ainsi dit : Tu dois aimer ton prochain comme toi-même, cela ne signifie pas : tu dois l’aimer immédiatement (tout d’abord) et lui faire du bien (ensuite) par l’intermédiaire de cet amour ; mais cela signifie : Fais du bien à ton congénère, et ce bien-fait produit en toi l’amour de l’humanité [Menschenliebe = philanthropie ou amour de l’humain] (en tant que disposition de l’inclination à agir bien en général) ! »
[trad.*CF: Ak.VI,401 vs stw Bd XII,533]
Doctrine de la vertu, introduction, 12.c ; trad. fr. p.247.

Le devoir moral n’a donc pas pour fondement un sentiment, que ce sentiment soit pathologique ou même moral, c’est-à-dire subjectivement motivé par le contenu moral de la fin poursuivie : ce que l’on appelle habituellement l’intention. Car il faut bien distinguer, dans la pensée de Kant, intention et motivation : la fin poursuivie est le contenu de l’action, alors que la motivation est ce qui détermine le sujet à agir, qu’il agisse de manière intéressée (en poursuivant son désir de bonheur) ou désintéressée (en faisant son devoir). La seule et unique motivation morale est d’obéir à la loi objective de la raison dont nous avons conscience grâce à la conscience morale [Gewissen]. À strictement parler, la doctrine de la vertu n’a donc aucunement besoin de parler d’amour… elle le fait pourtant, alors que le discours critique que Kant a élaboré dans les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785) et dans La Critique de la raison pratique (1786) ne le fait que très marginalement, en corrélation avec l’injonction évangélique d’aimer le prochain et même ses ennemis.

« Hiemit stimmt aber die Möglichkeit eines solchen Gebots als: Liebe Gott über alles und deinen Nächsten als dich selbst* ganz wohl zusammen. Denn es fordert doch als Gebot Achtung für ein Gesetz, das Liebe befiehlt, und überläßt es nicht der beliebigen Wahl, sich diese zum Princip zu machen. Aber Liebe zu Gott als Neigung (pathologische Liebe) ist unmöglich; denn er ist kein Gegenstand der Sinne. Eben dieselbe gegen Menschen ist zwar möglich, kann aber nicht geboten werden; denn es steht in keines Menschen Vermögen, jemanden blos auf Befehl zu lieben. Also ist es blos die praktische Liebe, die in jenem Kern aller Gesetze verstanden wird. Gott lieben, heißt in dieser Bedeutung, seine Gebote gerne thun; den Nächsten lieben, heißt, alle Pflicht gegen ihn gerne ausüben. […]
Begierden und Neigungen... es jederzeit nothwendig machen, in Rücksicht auf dieselbe die Gesinnung seiner Maximen auf moralische Nöthigung, nicht auf bereitwillige Ergebenheit, sondern auf Achtung, welche die Befolgung des Gesetzes, obgleich sie ungerne geschähe, fordert, nicht auf Liebe, die keine innere Weigerung des Willens gegen das Gesetz besorgt, zu gründen, gleichwohl aber diese letztere, nämlich die bloße Liebe zum Gesetze, (da es alsdann aufhören würde Gebot zu sein, und Moralität, die nun subjectiv in Heiligkeit überginge, aufhören würde Tugend zu sein) sich zum beständigen, obgleich unerreichbaren Ziele seiner Bestrebung zu machen. » [Ak.V,83 vs stw Bd VII,205]
Critique de la raison pratique (1786), livre I, section 3.

Au-delà du passage obligé par le commentaire de la référence biblique, quel intérêt Kant éprouve-t-il à traduire la doctrine du devoir dans le langage de l’amour ? Quelle est donc l’importance de l’amour dans la doctrine morale des devoirs ?

L’enjeu philanthropique

Il s’agirait pour Kant, voilà l’hypothèse de lecture, de compléter esthétiquement et donc d’humaniser la doctrine rigoureuse du devoir pour réfuter l’idée même d’un rigorisme moraliste en montrant, contre la détestation misanthropique de la condition humaine, qu’il y a de bonnes raisons d’aimer l’humanité et de montrer ainsi de l’humanité envers l’être humain en cultivant la philanthropie : l’amour de l’être humain (Menschenliebe). Il semblerait donc que Kant réponde à une forme rigoriste de moralisme, qui confine à la misanthropie, en complétant la doctrine rigoureuse du devoir à accomplir par une sorte d’ornementation morale du monde qui permet au contraire d’abonder dans le sens d’une profonde philanthropie, c’est-à-dire d’un amour de l’humanité de l’être humain qui rende justice à la condition humaine : si toute la moralité des hommes se bornait aux devoirs de type juridique (imposées par les lois positives), de sorte que la bienfaisance appartiendrait aux Adiaphora [choses moralement indifférentes], « il manquerait un grand ornement moral du monde, à savoir l’amour de l’humanité » [§35].

Ce sont les actes méritoires qui font aimer l’humanité d’un être humain, par contraste avec le devoir strict de respecter les personnes qui est dû et se manifeste seulement négative par l’abstention : si on est scandalisé par la violation des droits sacrés de l’être humain, on se réjouit positivement des actes méritoires qui rendent le monde moral et donc permettent de souhaiter moralement de vivre dans un tel monde. L’amour dont l’être humain est capable embellit en effet le monde et constitue ainsi l’ornement moral du monde, par contraste avec l’accomplissement du devoir sous la contrainte des lois extérieures du droit qui n’implique rien de méritoire. C’est pourquoi il convient de « cultiver la philanthropie » [§33].  C’est même un devoir vertueux d’ornementer la vertu avec des Grâces qui la rendent aimable (beliebt) par de belles œuvres qui la parachèvent (parerga) : nous devons donc cultiver l’empathie réciproque qui mène indirectement à « l’amour et au respect réciproques (affabilité et bienséance, humanitas aesthetica, et decorum) », tout comme au fait d’être conciliant et agréable en société, dans la mesure où les bonnes manières en société (disponibilité, humeur communicative, courtoisie, etc.) entretiennent une apparence de moralité qui disposent à la pratiquer vertueusement en la rendant appréciable ou aimable [§48].

De l’amour moral comme sentiment distinct du respect

Kant assume le sens affectif du verbe aimer. Mais il y a deux dimensions de l’amour pratique, chez Kant, selon que l’on raisonne au niveau purement rationnel du devoir moral ou selon que l’on apprécie pragmatiquement l’humanité de l’être humain.

L’idée d’un amour moral ou pratique rend compte de la dimension esthétique ou affective-sentimentale de l’accomplissement du devoir. Il s’agit alors d’un amour bénévole ou désintéressé qu’il convient de distinguer de l’amour complaisant (amor complatiae) qui est intéressé à faire plaisir, que ce soit à l’autre ou à soi-même. Il ne peut pas y avoir de devoir moral à aimer complaisamment, par envie de faire plaisir, dans la mesure où l’envie de faire plaisir précéderait et motiverait l’acte qui ne serait donc pas désintéressé.

L’« amour moral » (moralische Liebe) de la personne, qu’elle soit humaine ou même divine, est fait de bienveillance et aboutit à la bienfaisance [§7]. Le devoir d’aimer le prochain comme soi-même revient à aimer moralement une personne humaine, c’est-à-dire l’humanité d’une personne dont la dignité absolue est à respecter. Mais quelle différence il y a entre le respect et l’amour ? Quel rapport y a-t-il entre l’amour ressenti et l’amour dû ? Que signifie l’idée même d’un devoir d’aimer ?

Pour Kant, cette expression est impropre ; mais on peut lui donner un sens de façon à rendre justice à l’injonction évangélique d’aimer le prochain comme soi-même. Au même titre que le sentiment moral, la conscience morale et le respect, la philanthropie c’est-à-dire l’amour de l’être humain en général est un préalable d’ordre esthétique à la réceptivité du concept de devoir par le Gemüt [introduction de la Doctrine de la vertu, 12.]. Pour autant, cela ne signifie en aucun cas que l’amour précède et motive l’accomplissement du devoir dans la mesure où la motivation doit être purement rationnelle qui doit se faire : comme la loi morale impose immédiatement le respect, ce sentiment accompagne l’accomplissement du devoir ; en revanche, l’amour est un sentiment qui est consécutif à l’accomplissement du devoir, dont on pourrait dire qu’il le parachève. Car l’amour n’est pas la motivation du devoir d’aimer en pratique, il en est la conséquence : lorsque la bienfaisance est accomplie dans un dessein bienfaisant, on finit par aimer celui à qui on a fait du bien. C’est le sens de l’injonction évangélique : non pas aimer le prochain pour lui faire du bien grâce à cet amour ; mais être bienfaisant envers le prochain de sorte que cette bienfaisance produira de l’amour. Mais qu’en est-il du devoir de s’aimer soi-même ? n’est-ce pas l’amour de soi qui nous empêche d’aimer les autres ?

« ...l’être humain est tenu de penser comme sa fin non seulement soi-même, mais tout autre être humain (ce que l’on a l’habitude d’appeler les devoirs de l’amour de soi et de l’amour du prochain), lesquelles expressions sont prises ici dans un sens impropre » [Trad.*CF: Ak.VI,410 vs stw Bd XII,542]
Doctrine de la vertu (DV), introduction, 17.

Pour Kant, il n’y a en principe aucune collision des devoirs. Mais, en fait, il y a quand même un problème. Car le penchant au mal pervertit l’amour de soi en amour-propre arrogant et présomptueux, foncièrement égoïste (selbstsüchtig), et ce en contradiction avec le devoir envers soi-même d’éprouver en toute humilité une estime de soi et de sa propre dignité. Par suite, cet amour-propre fait effectivement obstacle à l’amour du prochain et, plus généralement, à l’accomplissement du devoir envers autrui. C’est que le problème moral ne provient évidemment pas du penchant démesuré à aimer le prochain… mais bien du penchant égoïste à s’aimer soi-même aux dépens des autres. En quoi consiste donc le devoir moral de s’aimer soi-même ?

S’aimer soi-même moralement ?

L’amour moral de soi-même n’est pas du même niveau que les devoirs envers soi-même qui sont de deux ordres : l’interdiction de faire tout ce qui contredit la santé morale, c’est-à-dire contredit l’auto-conservation de l’être (ad esse), par exemple en s’amputant ; l’injonction à l’opulence morale de façon à s’améliorer (ad melius esse), en se cultivant et à disposer de ressources, d’autant que disposer de ressources contribue indirectement à la possibilité de pratiquer l’amour bénévole envers les autres [Doctrine de la vertu, §4]. Dans La Religion dans les limites de la simple raison (1793), Kant explique en quoi consiste la double forme d’amour de soi que l’être humain éprouve tout naturellement :

« 1. Die Anlage für die Thierheit im Menschen kann man unter den allgemeinen Titel der physischen und bloß mechanischen Selbstliebe, d.i. einer solchen bringen, wozu nicht Vernunft erfordert wird. Sie ist dreifach: erstlich zur Erhaltung seiner selbst; zweitens zur Fortpflanzung seiner Art durch den Trieb zum Geschlecht und zur Erhaltung dessen, was durch Vermischung mit demselben erzeugt wird; drittens zur Gemeinschaft mit andern Menschen, d.i. der Trieb zur Gesellschaft. - Auf sie können allerlei Laster gepfropft werden (die aber nicht aus jener Anlage als Wurzel von selbst entsprießen). Sie können Laster der Rohig|keit  der Natur heißen und werden in ihrer höchsten Abweichung vom Naturzwecke viehische Laster der Völlerei, der Wollust und der wilden Gesetzlosigkeit (im Verhältnisse zu andern Menschen) genannt.
2. Die Anlagen für die Menschheit können auf den allgemeinen Titel der zwar physischen, aber doch vergleichenden Selbstliebe (wozu Vernunft erfordert wird) gebracht werden: sich nämlich nur in Vergleichung mit andern als glücklich oder unglücklich zu beurtheilen. Von ihr rührt die Neigung her, sich in der Meinung Anderer einen Werth zu verschaffen; und zwar ursprünglich bloß den der Gleichheit: keinem über sich Überlegenheit zu verstatten, mit einer beständigen Besorgniß verbunden, daß Andere darnach streben möchten; woraus nachgerade eine ungerechte Begierde entspringt, sie sich über Andere zu erwerben. » [Ak.VI,26-27 vs stw Bd VIII,673-674]
La Religion dans les limites de la simple raison (1793), livret 1, I ; trad. fr. p.71-72.

Contrairement à Rousseau qui oppose l’amour de soi à l’amour propre cultivé ou excité par l’imagination et les comparaisons (raisonnées et réfléchies), Kant distingue dans La religion dans les limites de la simple raison (1793) deux formes d’amour de soi qui sont encore indemnes de la viciation par le penchant au mal : l’amour de soi physique ou naturel, c’est-à-dire seulement mécanique, et le souci de son propre bien-être ; l’amour de soi comparatif et rationalisé, qui consiste à se juger par comparaison avec les autres comme étant plus ou moins heureux ou malheureux, provient du penchant à se valoriser dans l’opinion des autres, originairement pour être leur égal, et donc cet amour de soi n’est pas encore de l’amour-propre. Mais alors pourquoi Kant affirme-t-il ensuite que l’amour de soi est la source de tout mal ?

« Freilich muß hiebei vorausgesetzt werden, daß ein Keim des Guten in seiner ganzen Reinigkeit übrig geblieben, nicht vertilgt oder verderbt werden konnte, welcher gewiß nicht die Selbstliebe** sein kann, die, als Princip aller unserer Maximen angenommen, gerade die Quelle alles Bösen ist. » [Ak.VI,44 vs stw Bd VIII,695]
La Religion dans les limites de la simple raison (1793), livret 1, remarque générale ; trad. fr. p.87.

L’amour de soi n’est la source de tout mal que dans la mesure où il est considéré comme principe de tous nos maximes à la place de la loi morale, alors même qu’il y a bien souvent opposition entre vertu et désirs égoïstes de bien-être.

Il existe donc un amour raisonnable ou moral de soi-même qui consiste à se rendre digne du bonheur : l’amour raisonnable de soi est en soi moral qui consiste à s’aimer soi-même en agissant vertueusement : ce qui revient à soumettre le désir naturel d’être heureux au principe de l’obéissance à la loi morale. Il est donc tout à fait moral de se vouloir du bien à soi-même (amor benevoliae) : la raison se met au service de ce penchant naturel et raisonnable on choisissant les moyens les plus efficaces pour aller bien du moment qu’ils ne sont pas immoraux : il s’agit alors de choisir des maximes qui ne sont ni morales ni immorales.

« Wie Liebe überhaupt, so kann auch Selbstliebe in die des Wohlwollens und des Wohlgefallens (benevolentia et complacentiae) eingetheilt werden, und beide müssen (wie sich von selbst versteht) vernünftig sein. […] - Eine vernünftige Liebe des Wohlgefallens an sich selbst kann nun entweder so verstanden werden, daß wir uns in jenen schon genannten auf Befriedigung der Naturneigung abzweckenden Maximen (so fern jener Zweck durch Befolgung derselben erreicht wird) wohlgefallen; und da ist sie mit der Liebe des Wohlwollens gegen sich selbst einerlei; man gefällt sich selbst, wie ein Kaufmann, dem seine Handlungsspeculationen gut einschlagen, und der sich wegen der dabei genommenen Maximen seiner guten Einsicht erfreut. Allein die Maxime der Selbstliebe //VI46// des unbedingten (nicht von Gewinn oder Verlust als den Folgen der Handlung abhängenden) Wohlgefallens an sich selbst würde das innere Princip einer allein unter der Bedingung der Unterordnung unserer Maximen unter das moralische Gesetz und möglichen Zufriedenheit sein. Kein Mensch, dem die Moralität nicht gleichgültig ist, kann an sich ein Wohlgefallen haben, ja gar ohne ein bitteres Mißfallen an sich selbst sein, der sich solcher Maximen bewußt ist, die mit dem moralischen Gesetze in ihm nicht übereinstimmen. Man könnte diese die Vernunftliebe seiner selbst nennen, welche alle Vermischung anderer Ursachen der Zufriedenheit aus den Folgen seiner Handlungen (unter dem Namen einer dadurch sich zu verschaffenden Glückseligkeit) mit den Triebfedern der Willkür verhindert. Da nun das letztere die unbedingte Achtung fürs Gesetz bezeichnet, warum will man durch den Ausdruck einer vernünftigen, aber nur unter der letzteren Bedingung moralischen Selbstliebe sich das deutliche Verstehen des Princips unnöthigerweise erschweren, indem man sich im Zirkel herumdreht (denn man kann sich nur auf moralische Art selbst lieben, sofern man sich seiner Maxime bewußt ist, die Achtung fürs Gesetz zur höchsten Triebfeder seiner Willkür zu machen)? Glückseligkeit ist unserer Natur nach für uns, als von Gegenständen der Sinnlichkeit abhängige Wesen, das erste und das, was wir unbedingt begehren. Eben dieselbe ist unserer Natur nach (wenn man überhaupt das, was uns angeboren ist, so nennen will) als mit Vernunft und Freiheit begabter Wesen bei weitem nicht das Erste, noch auch unbedingt ein Gegenstand unserer Maximen; sondern dieses ist die Würdigkeit glücklich zu sein, d.i. die Übereinstimmung aller unserer Maximen mit dem moralischen Gesetze. » [Ak.VI,45-46 vs stw Bd VIII,696-697]
La Religion dans les limites de la simple raison (1793), livret 1, remarque générale, note** ; trad. fr. p.87-88.
Devoir envers d’autres : aimer = aider (le nécessiteux)

Si le devoir envers soi-même porte sur la perfection propre, le devoir envers autrui porte sur son bonheur entendu au niveau de son bien-être physique, et moral : il est salubre (salubritas moralis) de ne pas provoquer des remords injustifiés chez les autres [Doctrine de la vertu (DV), introduction, 8.]. Concrètement, il s’agit d’être bienveillant de manière active, c’est-à-dire bienfaisant : la bienfaisance, c’est la philanthropie pratique, c’est-à-dire en acte dans les bonnes œuvres charitables ; le philanthrope est bienveillant en acte par plaisir à savoir l’autre aller bien [wohlsein = salus], contrairement au misanthrope, qui se réjouit du malheur des autres, et à l’égoïste qui y est indifférent [DV, §26]. L’absence de philanthropie enlèverait au monde son ornement moral. La bienfaisance accomplie par devoir, et non par affection ou inclination [Zuneigung] c’est-à-dire par amour, implique un certain sacrifice [Auffopferung] de notre propre concupiscence, sans que cela ne signifie sacrifier son propre bonheur – « ses vrais besoins » précise Kant entre parenthèses – pour soutenir le bonheur des autres (anderer Menschen wahres Wohl) : ce qui serait une maxime contradictoire [DV, introduction de Doctrine de la vertu, 8.2a, cf. 7.].

Dans ce même passage de l’introduction [8.2a], puis plus précisément au §27, Kant fonde le devoir de bienfaisance, c’est-à-dire reconnaît la qualité morale de la bienfaisance dont la maxime est universalisable, en commentant le commandement évangélique « Aime ton prochain comme toi-même » : 1. l’amour de soi est indissociable du besoin d’être aimé des autres des autres et donc d’être aidé en cas de besoin, ce qui revient à être soi-même but pour d’autres ; or cette maxime ne peut obliger qu’à condition d’être universalisée par la volonté de faire que les autres soient but pour nous ; donc le bonheur d’autrui est un but qui est en même temps devoir pour moi. Mais en quoi peut consister le bonheur d’autrui qui fait l’objet d’un devoir ?

Le devoir d’aimer le prochain consiste à l’aider quand il en a vraiment besoin, c’est-à-dire à pratiquer une bienveillance active : ce qui revient à faire miens les buts (non immoraux) d’autres [§25] qui se trouvent en retour obligés envers moi, le bienfaiteur. Il s’agit d’un devoir large qui implique une latitude dans le sacrifice consenti d’une partie de son propre bien-être, sans espoir de contrepartie, en fonction de ce qui est subjectivement ressenti comme vrai besoin par le bienfaiteur, qui n’est pas pour autant tenu de sacrifier son propre bonheur, c’est-à-dire ses vrais besoins, pour favoriser le bonheur des autres [introduction, 8.2a].

Même si les deux sentiments, aimer et respecter, sont liés en un même devoir, par exemple d’être bienfaisant envers les nécessiteux, il convient de les distinguer : le respect de la dignité humaine est un devoir strict et inconditionné envers tout homme, même peu aimable, qui est de l’ordre d’une dette [schuldige Pflicht] ; l’amour du prochain, même si celui-ci est peu respectable, est un devoir large et donc méritoire de rendre service [Liebesdienst] qui oblige l’autre envers le bienfaiteur [DV, §23]. Si le respect maintient la distance, le principe de l’amour réciproque rapproche au contraire les êtres raisonnables au sein d’un monde moral ou intelligible [DV, §24]. La maxime universelle de bienfaisance envers les nécessiteux est un devoir en tant que les nécessiteux sont des êtres humains raisonnables qui sont tributaires les uns des autres pour vivre en tant que nécessiteux au sein de la nature [DV, §30] conformément au principe de l’amour réciproque.

Ce don contre don n’est pas du donnant-donnant. La gratitude qui est rendue est un dû, c’est une forme de respect envers le bienfaiteur qui donc n’est pas du même ordre que l’amour : ce n’est pas un amour rendu [Gegenliebe]. Il y a ainsi une tension avec le principe de l’amour réciproque, l’amour du prochain étant fondée sur l’égalité des devoirs alors que l’obligé à la gratitude est inférieur au bienfaiteur. Kant se demande même si la fierté n’est pas une cause d’ingratitude par refus de l’inégalité [DV, §35]. D’où l’exigence que le bienfaiteur présente le service rendu par amour comme un simple dû, c’est-à-dire comme un devoir effectué par respect, de façon à épargner au pauvre l’humiliation qu’implique le fait d’être effectivement dépendant de la générosité du bienfaiteur [DV, §23]. Ce qui est d’autant plus requis lorsque le bienfaiteur riche, qui a les moyens de faire ce devoir méritoire qui ne lui coûte aucun sacrifice, présente ce devoir comme une dette de sa part sans obligation en contrepartie [DV, §31] :

* c’est le sens de l’expression courante « de rien! » qui répond au remerciement de l’obligé en le soulageant du sentiment de la dette.

Cela dit, la gratitude est un devoir sacré qui engage la motivation morale à bien agir à cause du scandale de l’ingratitude qui découragerait la bonne volonté [DV, §32]. Mais on peut accomplir ce devoir généreusement en aimant le bienfaiteur, c’est-à-dire en se servant de l’accomplissement de ce devoir pour y voir l’occasion d’exercer soi-même à son tour la vertu de l’amour pour l’humain : rendre de bon cœur avec la tendresse de la bienveillance est un acte d’amour vertueux ; lorsqu’on rend par gratitude, « la profondeur de l’intention bienveillante et l’attention de la bienveillance bien intentionnée permettent de cultiver la philanthropie. » [DV, §33].

Le déséquilibre de l’amor benevolenciae peut être rééquilibré grâce à l’amitié entendue comme sentiment de fraternité entre tous les hommes : c’est ce sentiment qui amène l’ami des hommes (Menschenfreund), le philanthrope dans un sens plus rigoureux, à se réjouir non seulement du bien-être de chaque homme, mais encore de l’égalité entre tous les hommes ; celui-ci reconnaît son devoir de bienfaisance envers tous les frères soumis à un père universel. [DV, §47].

Il y a plusieurs formes d’amitié selon Kant. L’amitié pragmatique est la plus courante.

*Cette solidarité cosmopolitique permet de se sentir obligé soi-même à la solidarité en conséquence du fait d’avoir obligé les autres : ce qui a pour conséquence que l’autre ne me doit rien en raison du fait que je l’ai fait par devoir de solidarité.