3.2 Aristote
La juste mesure d’aimer dans tous les sens du terme
La vertu consistant en toute chose à trouver la juste mesure (epieikès), il faut selon Aristote et avec Aristote dans l’Éthique à Nicomaque rendre justice à toutes les formes d’amitié et à toutes les manières d’aimer en trouvant un équilibre entre les diverses obligations amicales. Même s’il convient de reconnaître une hiérarchie entre elles, toutes ces formes ont une légitimité, depuis l’amabilité jusqu’à l’amitié vertueuse, en passant par les amitiés fondées sur le plaisir ou sur l’utilité, c’est-à-dire l’intérêt bien compris de l’amitié intéressée des compagnons en tout genre, et l’amitié politique qu’est la concorde. Il convient de combiner les approches descriptive et normative pour rendre compte de toutes ces manières d’aimer qu’il s’agit de combiner ensemble le plus justement possible.
Le texte grec de l’Éthique à Nicomaque a été consulté dans l’édition que John Burnet a proposée de l’ouvrage d’Aristote sous le titre anglais, The Ethics of Aristotle (London, Methuen & Co, 1900), mais il est cité à partir de la version, mise en ligne sur le site « Antiquité grecque et latine », qui reproduit l’édition et traduction par M. Thurot de 1823 chez le libraire Didot : Éthique à Nicomaque, livres VIII et IX sur l’amitié, soit Θ (1155a1-1163b28) & Ι (1163b31-1172a15). Trois autres traductions de l’Éthique à Nicomaque en français ont été prises en compte : principalement, celles de Richard Bodéüs chez Flammarion (GF, 2004) et de J. Tricot chez Vrin (4e édition, 1979) ; plus marginalement, celle de J. Barthélémy Saint-Hilaire (1856) dans la version revue et corrigée par Alfredo Gomez-Muller (Le livre de poche, 1992).
Les éventuelles erreurs de transcription, de traduction et d’interprétation sont de ma seule responsabilité.
Comme l’usage aristotélicien du concept d’amitié est bien plus large que celui auquel la langue française nous a habitués, il peut être intéressant de préciser en premier lieu dans quelle mesure il fait sens de parler en grec avec Aristote d’amitié politique : ce qui permettra de montrer le lien entre l’esprit civique et la civilité de l’amabilité.
0. De la concorde amicale de l’amitié politique
à la civilité de l’amabilité (aux confins de l’amitié)
L’amitié politique est concorde entre groupes en conflit qui se mettent d’accord pour éviter de s’affronter avec les armes (stasiazein). Il en va de même entre individus honnêtes ou équitables (oi epieikèis) qui s’accordent sur ce qui est juste et profitable pour tous les partis concernés, aucun ne cherchant malhonnêtement à obtenir plus que ce qui n’est dû : l’amitié politique entre citoyens vise exclut donc de préférer son intérêt personnel à l’intérêt commun (Éthique à Nicomaque, IX, 6, 1167a34-1167b16). Il s’agit d’une attitude ou d’une disposition éthique qui manifeste donc une manière d’aimer ses concitoyens dans un sens faible qui n’implique aucunement de les apprécier personnellement.
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Dans le § 33 de The Human Condition (1958) consacré au pardon, Arendt compare la philia politikè aristotélicienne à une forme de respect entre les personnes qui se rencontrent dans l’espace public : ce qui implique une distance excluant intimité et proximité entre des personnes qui se respectent et considèrent sans pour autant admirer les qualités personnelles des unes et des autres, ni estimer leurs activités ou performances[1]. Dans le § 46 de la Doctrine de la vertu (1796), Kant expliquait déjà en ce sens que l’amitié entre deux personnes se doit idéalement de parvenir à la juste mesure d’un équilibre entre amour, qui rapproche, et estime ou respect qui tient à distance (conforme à la loi de l’égalité entre attraction et répulsion). Après avoir conceptualisé les différentes formes d’amitié dans § 47, Kant va reprendre le même raisonnement à propos de la sociabilité dans l’appendice consacré aux vertus des manières de se comporter en société (virtutes homileticae) : dans ce § 48, il reconnaît le devoir d’être aimable en société et de cultiver « l’amour et le respect réciproques (bonne humeur et bienséance, humanitas aesthetica, et decorum) et de donner ainsi à la vertu la compagnie des Grâces » de façon à rendre aimable la vertu grâce à ces bonnes manières de se comporter. Pour Kant, la civilité et l’amabilité sont des œuvres extérieures (parerga) qui stimulent la vertu en donnant une belle apparence de vertu (sans tromper les autres). Même si elles en sont un signe extérieur I stimulateur, l’amabilité n’est pas encore de l’amitié et la civilité n’est pas encore de l’esprit civique. Dans la lignée de l’usage du terme en français à cette époque, Kant dénomme civilisation cette culture des bonnes manières en société.
Par Zivilisierung, Kant entend une politesse dépourvue d’esprit civique ou citoyen. En plus de la formation didactique des capacités techniques qui passe par l’acquisition des savoir-faire en vue de développer des talents personnels, la culture comprend une formation pragmatique à l’intelligence sociale (Klugheit) du monde humain, formation qui passe par l’apprentissage des bonnes manières en vigueur à une époque bien déterminée. La politesse est ce qui rend le citoyen civil ou policé et ce qui lui donne une valeur publique : cette valeur sociale lui permet d’être apprécié en société et, par suite, d’exercer de l’influence aussi bien sur la société civile que sur les autres[2]. Ce qu’on pourrait appeler le polissage des mœurs produit donc un respect extérieur des codes sociaux ou des conventions mondaines dont le but pragmatique est d’obtenir des autres ce que l’on souhaite d’eux.
Il faut encore préciser trois points. Premièrement, le polissage extérieur et apparent des mœurs n’est pas en soi moral, puisqu’un citoyen tout à fait policé peut très bien se servir des autres comme de simples moyens sans les respecter comme des fins en soi : ce qui est immoral[3]. Deuxièmement, les conflits d’intérêt en société entre des citoyens intéressés à utiliser les autres dans leur propre intérêt, selon Kant, se résolvent mécaniquement par la loi d’équilibre entre action et réaction à la condition, néanmoins, que l’institution d’un droit commun et extérieur les empêche de se détruire mutuellement. Troisièmement donc, l’égalité de l’action et de la réaction est le principe qui régit l’idée même d’un tel droit pour régler les différends entre concitoyens.
[1] Hannah Arendt, Vita activa (1967), Piper, 2001, p. 310 vs The Human Condition, The University of Chicago Press, 1958, p. 243 et trad. fr. par Marie Berrane dans L’Humaine condition (2012), p. 256. Vita activa est la version allemande de la réécriture de l’ouvrage intitulé en anglais The Human Condition, traduit en français sous le titre Condition de l’homme moderne (1961).
[2] Voir l’introduction et le début de la dissertation sur la Pédagogie (1776-1780) : XII,706-708 & 712-713, Ak. IX,450 & 455. Trad. fr. par Barni (1855), réédition Vrin, 1974, p. 196-197 & p. 202. L’édition de cet essai publié en 1803 par Friedrich Theodor Rink à la demande de Kant est controversée.
[3] Voir à nouveau la troisième formule de l’impératif catégorique dans les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785) : VII,60-61/fr.150, Ak. IV,429.
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Ces réflexions kantiennes montrent qu’il y un lien entre l’esprit civique que partagent les citoyens, au sens fort de l’appartenance à la cité entendue comme communauté citoyenne, et la civilité de la politesse envers des concitoyens qui ne sont pas nécessairement membres de cette communauté citoyenne (par exemple chez les Grecs anciens, les métèques et les femmes). La sociabilité des associés est l’équivalent latin de l’amitié qui unit les partenaires de la vie politique et contredit les inimitiés personnelles au sein de la pólis en opérant en sens inverse de l’hostilité privée consécutive aux conflits d’intérêt. L’injustice envers les concitoyens est une forme d’incivilité que prépare l’absence de politesse et d’amabilité.
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Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote ne traite pas la question de l’amabilité dans le livre consacré à l’amitié, mais dans un autre livre qui analyse différentes vertus comme le courage ou la bienfaisance. Tout en ressemblant très fort à l’amitié, l’amabilité est un cas-limite, puisqu’il lui manque l’affection (pathos) pour être une forme d’amitié à proprement parler. S’il avait donc l’affection en plus et qu’il chérissait (stergein) l’autre, Aristote l’appellerait un honnête ami (1126b20-24).
ὄνομα δ᾽ οὐκ ἀποδέδοται αὐτῇ (20) τι, ἔοικε δὲ μάλιστα φιλίᾳ. Τοιοῦτος γάρ ἐστιν ὁ κατὰ τὴν μέσην ἕξιν οἷον βουλόμεθα λέγειν τὸν ἐπιεικῆ φίλον, τὸ στέργειν προσλαβόντα. Διαφέρει δὲ τῆς φιλίας, ὅτι ἄνευ πάθους ἐστὶ καὶ τοῦ στέργειν οἷς ὁμιλεῖ· οὐ γὰρ τῷ φιλεῖν ἢ ἐχθαίρειν ἀποδέχεται ἕκαστα ὡς δεῖ, ἀλλὰ τῷ τοιοῦτος (25) εἶναι. Ὁμοίως γὰρ πρὸς ἀγνῶτας καὶ γνωρίμους καὶ συνήθεις καὶ ἀσυνήθεις αὐτὸ ποιήσει
« Cette disposition [*appelée amabilité en français] n'a point reçu de nom particulier, mais elle ressemble beaucoup à l'amitié. Car celui qui est dans cette disposition d'esprit de tenir le juste milieu est précisément celui que nous souhaiterons appeler l'ami honnête, s'il s'y ajoutait l'affection. Cependant, elle en diffère par l'absence de cette affection tendre envers ceux avec les gens fréquentés, car ce n'est ni par amour, ni par haine qu'on se détermine à prendre les choses comme il convient, mais simplement parce qu'on est constitué de cette façon-là. Car l'on sera disposé à agir de même à l'égard d'inconnus ou de connaissances, envers des familiers ou des étrangers. »
Sans aimer (philein) les personnes fréquentées, l’honnête homme va pourtant se conduire comme il se doit avec elles : être aimable sans être amical ni affable. L’amabilité est ainsi une politesse de concitoyen honnête qui trouve le juste milieu entre défaut et excès, en n’étant ni discourtois, ni complaisant (ἄρεσκος), ou pire encore flatteur envers les autres au sein de la cité : il s’agit d’une forme de civilité ou de pseudo-amitié civile dépourvue d’affection pour les gens fréquentés. Par contraste avec cette amabilité civile, l’esprit civique du citoyen qui cherche à comprendre les autres citoyens et à s’entendre avec eux sur le juste (et l’injuste), implique d’éprouver une certaine affection envers les autres citoyens et constitue donc, selon Aristote, une amitié à proprement parler : l’amitié politique n’est rien d’autre que cet esprit de concorde.
1. L’amitié et ses différentes formes
(définitions et analyses)
Éthique à Nicomaque, livre IX
À présent qu’a été montré le rapport entre la civilité de l’amabilité, dépourvue d’affection, et l’esprit civique comme disposition éthique présidant à l’amitié politique, Il convient d’analyser par le menu les différentes formes d’amitié que Aristote décrit dans le livre IX de l’Éthique à Nicomaque qui constitue une sorte de traité sur l’amitié inséré entre deux parties consacrées au plaisir. C’est que l’amitié, loin de s’opposer au plaisir, fait partie intégrante du plaisir de vivre. Aimer vivre implique de cultiver des amitiés de diverses sortes. L’amitié y est présentée de prime abord par Aristote comme une vertu particulière : elle semble donc s’inscrire dans la lignée de toutes les autres vertus, dont le courage, la générosité et l’amabilité, qui sont analysées dans le livre IV de l’Éthique à Nicomaque. Mais l’amitié a ceci de très particulier qu’elle donne lieu à un véritable traité. La raison en est qu’elle est indissociable de la vertu et qu’elle s’avère être « la chose la plus nécessaire à la vie » (1155a3-4), mais aussi une belle chose (1155a29-31).
Comme à son habitude, Aristote part de ce qui se dit à propos de l’amitié, à savoir les opinions reçues sur sa nécessité : l’amitié est plus importante que tous les autres biens (richesses, pouvoir), dans la mesure où elle permet de faire du bien aux amis ou encore d’être bienfaisant [εὐεργεσίας : le concept est à l’origine du néologisme évergétisme; cf. Paul Veyne, Le pain et le cirque, Seuil, 1976, p. 20, cf. p. 33-37 à propos du concept aristotélicien de magnificence (megaloprepeia).] ; elle est nécessaire à tout âge ; c’est une relation naturelle, non seulement entre parents et enfants – ce qu’atteste le fait qu’elle ne soit pas spécifique aux êtres humains, mais communes à beaucoup d’espèces animales –, mais encore et surtout entre hommes (d’où l’éloge du philanthrope) ; apparentée à la concorde, l’amitié assure la cohésion de la cité et permet d’éviter l’insurrection ; de surcroît, la justice semble être inspirée par l’amitié, de sorte que les gens justes éprouvent le besoin d’amitié et qu’entre amis la justice n’est pas nécessaire (1155a5-b28).
Cela explique qu’Aristote traite la question de l’amitié en l’insérant dans une problématique de la justice, laquelle fait l’objet de la 5e partie de l’ouvrage : c’est qu’il s’agit de trouver la juste mesure, le moyen terme entre l’excès et le défaut (au sens de l’absence). Traitant cette question d’un point de vue éthique (et non juridique), Aristote écarte de prime abord la problématisation naturaliste, par exemple d’Empédocle qui oppose amitié entre choses semblables et haine entre choses dissemblables au sein de la nature, pour se focaliser sur les habitudes et affections humaines (εἰς τὰ ἤθη καὶ τὰ πάθη) afin de résoudre un certain nombre de problèmes (1155b5-10). Il en formule deux : quelqu’un de méchant peut-il avoir des amis ? Y a-t-il plusieurs formes d’amitié ?
Aristote va induire trois formes d’amitié des trois modalités de ce qui est aimable (to phileton) : ce qui est à aimer est bon, plaisant ou utile (Δοκεῖ γὰρ οὐ πᾶν φιλεῖσθαι ἀλλὰ τὸ φιλητόν, τοῦτο δ’ εἶναι ἀγαθὸν ἢ ἡδὺ ἢ χρήσιμον) ; tout en précisant immédiatement qu’il s’agit non pas tant de ce qui est bon en soi que de ce qui paraît à chacun bon pour soi, de sorte que l’aimable est apparent : ce qui est valable non seulement pour le bon, mais encore pour le plaisant (1155b17-26) et – ce sera dit ultérieurement (1156a15) – pour l’utile aussi.
Avant d’analyser chacune des formes d’amitié et de montrer leur relation, Aristote va proposer une première définition de l’amitié à partir des caractères qui permettent de montrer qu’elle est propre à une relation interpersonnelle, et impropre pour caractériser le rapport aux choses (par exemple le vin, qu’on apprécie sans l’aimer à proprement parler) : l’amitié impliquant d’être aimé en retour (ἀντιφίλησις) et donc une réciprocité dans la bienveillance mutuelle, « les amis doivent avoir de la bienveillance l’un pour l’autre et se souhaiter du bien sans s’en cacher » (Δεῖ ἄρα εὐνοεῖν ἀλλήλοις καὶ βούλεσθαι τἀγαθὰ μὴ λανθάνοντας), c’est-à-dire en le manifestant ouvertement (1155b25-1156a10). Aristote amendera par la suite cette première définition en précisant trois points : la bienveillance est le point de départ de l’amitié (ἀρχὴ φιλίας), c’est-à-dire la condition nécessaire mais insuffisante pour la produire (1167a3) ; l’amitié est une communauté (1159b31-32) qui présuppose une forme d’égalité (1157b35-36) ; l’amitié implique la présence agréable des amis (ἡ παρουσία αὐτὴ τῶν φίλων ἡδεῖα : 1171a 28), de façon à pouvoir vivre ensemble (τὸ συζῆν) non seulement pour partager joies et peines (1166a7-8), mais encore pour pouvoir apprécier de vivre ensemble (1170b1-19 vs 1171b32-35). C’est que l’amitié donne la joie de vivre : aimer vivre présuppose d’avoir des amis pour partager la joie de vivre.
Cette ultime caractérisation de l’amitié, qui conclut le traité (1171b27-1172a7), atteste l’intrication entre agrément et amitié qu’Aristote avait pointée dès le début (1156b15-24, 1157a1-2), l’amitié impliquant la joie d’être en compagnie (1158a3-4) et donc le plaisir d’être ensemble : ce que l’analyse des trois formes différentes d’amitié va progressivement dégager en montrant que l’amitié fondée sur la vertu est plus proche de l’amitié fondée sur le plaisir que de l’amitié fondée sur l’utilité, même si ces deux formes d’amitié sont toutes deux accidentelles et instables au regard de la seule et unique amitié véritable et stable qui aime l’ami pour la vertu dont fait preuve son caractère (ses mœurs ou habitudes et donc ses affections et ses actions). Par contraste, les deux autres formes d’amitié impliquent d’aimer quelqu’un non pour lui-même, mais pour ce qu’il apporte à son ami en termes de plaisir ou de profit :
Οἱ μὲν οὖν διὰ τὸ χρήσιμον φιλοῦντες ἀλλήλους οὐ καθ' αὑτοὺς φιλοῦσιν, ἀλλ' ᾗ γίνεταί τι αὐτοῖς παρ' ἀλλήλων ἀγαθόν. Ὁμοίως δὲ καὶ οἱ δι' ἡδονήν· οὐ γὰρ τῷ ποιούς τινας εἶναι ἀγαπῶσι τοὺς εὐτραπέλους, ἀλλ' ὅτι ἡδεῖς αὑτοῖς. Οἵ τε δὴ διὰ τὸ χρήσιμον φιλοῦντες διὰ τὸ αὑτοῖς (15) ἀγαθὸν στέργουσι, καὶ οἱ δι' ἡδονὴν διὰ τὸ αὑτοῖς ἡδύ, καὶ οὐχ ᾗ ὁ φιλούμενός ἐστιν, ἀλλ' ᾗ χρήσιμος ἢ ἡδύς. Κατὰ συμβεβηκός τε δὴ αἱ φιλίαι αὗταί εἰσιν· οὐ γὰρ ᾗ ἐστὶν ὅσπερ ἐστὶν ὁ φιλούμενος, ταύτῃ φιλεῖται, ἀλλ' ᾗ πορίζουσιν οἳ μὲν ἀγαθόν τι οἳ δ' ἡδονήν. Εὐδιάλυτοι δὴ αἱ τοιαῦταί (20) εἰσι, μὴ διαμενόντων αὐτῶν ὁμοίων· ἐὰν γὰρ μηκέτι ἡδεῖς ἢ χρήσιμοι ὦσι, παύονται φιλοῦντες. (1156a10-21)
« Ainsi donc ceux qui s’aiment mutuellement en raison de l'utilité ne s'aiment pas l'un l'autre pour eux-mêmes, mais en tant qu'il y a quelque bien qu'ils retirent l'un de l'autre. De même encore ceux qui s’aiment en raison du plaisir : elles ne les affectionnent pas pour ce que les personnes joviales sont en elles-mêmes, mais parce qu'elles les trouvent agréables envers elles-mêmes. Par suite ceux qui s'aiment en raison de l'utilité (15) chérissent pour leur propre bien, et ceux qui aiment en raison du plaisir, pour leur propre agrément, et non pas dans l'un et l'autre cas pour ce qu'est en elle-même la personne aimée, mais en tant qu'elle est utile ou agréable. Dès lors ces amitiés ont un caractère accidentel, puisque la personne aimée n'est pas aimée pour ce qu'elle est elle-même, mais en tant qu'elle procure quelque bien ou quelque plaisir, suivant le cas. Les amitiés de ce genre sont par suite fragiles, (20) dès que les deux amis ne demeurent pas semblables à ce qu'ils étaient : s'ils ne sont plus agréables ou utiles l'un à l'autre, ils cessent d'être amis. »
1. Aimer quelqu’un par intérêt : amitiés utiles ou utilitaires
L’amitié fondée sur l’utilité correspond à ce que Kant appellera l’amitié pragmatique : il s’agit d’aimer une personne par intérêt, c’est-à-dire en fonction des avantages qu’elle procure et des services qu’elle rend en retour de cette amitié intéressée à un tel retour, cette réciprocité étant de toute façon impliquée par l’amitié qui présuppose une communauté qui, en l’occurrence, est une communauté d’intérêts. Aristote déprécie d’autant moins ce type d’amitiés intéressées qu’il les qualifie avec les termes mêmes dont Platon use pour caractériser la relation éthique dans le premier livre de la République, à savoir : l’avantage (to sympheron) et l’utilité (ophelia) du service à rendre (to chrèsimon vs chrèia) aux amis qui en ont besoin et qui peuvent à juste titre y prétendre, en retour des services rendus.
Aristote évoquera ultérieurement la division sociale du travail, au sein de la cité, en donnant l’exemple du cordonnier qui, comme les autres artisans, doit recevoir ce qu’il mérite (κατ’ ἀξίαν) en échange de ses chaussures : c’est ainsi que fonctionne l’amitié entre concitoyens inégaux, à savoir selon un principe d’« échange proportionnel qui permet l’égalité et conserve l’amitié » (1163b34) ; ce dont il a été question dans le livre 5 (1133a) qui explique que cet échange proportionnel est permis grâce à la monnaie dans la cité. Or la communauté politique (koinoinia politikè) englobe toute une série d’associations (koinoinia) ou de communautés d’intérêts, depuis les communautés de parenté (συγγενικὴ) et de tribu jusqu’aux communautés entre hôtes (xenikè), en passant par toutes les compagnies (ἑταιρική), par exemple maritimes ou militaires, qui rassemblent compagnons d’équipage (1161b14-16) ou compagnons d’armes (1159b28). Les amis de cette sorte se rencontrent ponctuellement sans passer tout leur temps ensemble (τὸ συζῆν) ou se fréquenter assidûment (homilias), à moins d’y trouver un avantage comme dans le cas de l’hospitalité (1156a27-31).
2. Aimer quelqu’un par agrément : amitiés agréables ou plaisantes (φιλία δι’ ἡδονὴν)
Par contraste, ce qui caractérise l’amitié fondée sur le plaisir, c’est précisément l’agrément qu’il y a à passer toute la journée ensemble qui pousse ce type d’amis à souhaiter vivre ensemble (Συνημερεύειν δὲ καὶ συζῆν οὗτοι βούλονται : 1156b4-5). Car l’autre est affectionné pour sa bonne humeur (cf. 1156a13 : ἀγαπῶσι τοὺς εὐτραπέλους) et, donc, l’amitié en question dépend de l’affection éprouvée (κατὰ πάθος) par celui qui la ressent et au moment où il ressent ce plaisir (1156a32-b5). Ce qui vaut tout particulièrement des amants qui éprouvent du plaisir à se voir (to oran), dans le sens dédoublé du terme, puisqu’il s’agit de voir au sens de se rencontrer afin de se voir.
Il peut exister entre les deux formes d’amitié une sorte de combinaison qui tente de compenser la laideur de l’un par l’avantage qu’il procure à l’autre : en tout cas, juge Aristote, le laid ne peut pas prétendre être aimé de la même manière que le beau garçon (1159b17), puisque l’un tire son plaisir de la vue de la personne aimée et l’autre des soins prodigués (1157a10-12) par un échange de bons procédés – « plaisir contre profit » (1158b3) – qui implique une sorte d’équilibre instable, puisque la beauté de la jeunesse est vouée à se faner au cours du temps.
Reste à préciser de quelle manière s’aiment (philein) les amis qui apprécient le plaisir ou le profit qu’ils se procurent mutuellement : Aristote dit qu’il se chérissent (στέργουσι) en raison de ce que l’autre apporte (1156a15). C’est pourquoi il s’agit d’amitiés qui se dissolvent facilement du fait de l’inconstance des personnes aimées (1156a17-22), c’est-à-dire de l’instabilité des choses aimées. Même les vilains peuvent être amis en ces deux sens qui, d’ailleurs, ne se recoupent pas, puisque ce ne sont pas les mêmes personnes qui deviennent amis par intérêt ou par agrément (1157a32-1157b3). Par exemple, les personnes âgées, qui ont besoin d’aide, recherchent l’avantage d’une amitié utile (1156a24-26) et non pas agréable : c’est que leurs moments de plaisir sont courts et donc on préfère les fuir, tout comme les gens acariâtres, qui sont tout aussi inamicaux (oὐ φαίνονται φιλικοὶ : 1157b14-17). Ces deux catégories de personnes éprouvent tout aussi peu de joie aux fréquentations assidues (ταῖς ὁμιλίαις χαίρουσιν) des amis (1158a3-4) et, donc, si ces gens peuvent bien être bienveillants, en revanche ce ne sont pas des amis, car il leur manque pour cela d’éprouver de la joie en présence des amis et de se réjouir de leur compagnie (διὰ τὸ μὴ συνημερεύειν μηδὲ χαίρειν ἀλλήλοις : 1158a8-10).
Se réjouir mutuellement (τὸ χαίρειν) d’être ensemble est l’ultime et principal caractère qui fait toute la grâce (χάρις) de l’amitié gracieusement offerte à l’autre ! À présent, tous les verbes qui servent en grec à désigner les différentes manières d’aimer ont été employés par Aristote : non seulement le plus courant, aimer (philein), mais encore chérir (stergein), affectionner (apagein), et maintenant se réjouir (chairein). Ces deux derniers dont la forme substantive est respectivement agapè et charis vont prendre une importance considérable dans la terminologie chrétienne. Pour sa part, Aristote utilise bien plus de termes sémantiquement liés à philein comme philia, philèsis et antiphilesis, philikos, to philikon vs ta philika.
Aristote enregistre ainsi le fait linguistique que les hommes appellent amis ceux qui se chérissent mutuellement 1. par intérêt, tout comme on dit que les cités sont alliés militairement en vue de leur avantage commun (sympheron), ou 2. par plaisir, tout comme le disent les enfants (1158a25-29). Mais Aristote ne reprend cette manière habituelle de parler que pour mieux détacher l’amitié au sens premier et fort (kurios) ou principal, tout en reconnaissant que l’amitié vertueuse a plus de ressemblance avec l’amitié plaisante (des jeunes gens), en raison de la générosité libérale qui la caractérise par contraste avec l’amitié intéressée des marchands sur l’agora (1158a17-27).
3. Aimer quelqu’un vertueusement : l’amitié vertueuse, achevée ou parfaite (τελεία φιλία)
Par contraste, la forme excellente (aristè) et rare de l’amitié parfaite ou achevée (teleia), qui sert de norme de référence pour apprécier l’amitié en général, est fondée sur la vertu des amis qui se souhaitent mutuellement du bien en tant que personnes (de) bien ou gens de bien (agathoi) qui sont vraiment des gens bien. Or quelqu’un de bien, qui est véritablement ou en soi quelqu’un de bien, sera ipso facto un ami véritable : en étant bon, il se comportera forcément bien avec son ami en agissant pour le bien de son ami (ἁπλῶς ἀγαθὸς καὶ τῷ φίλῳ), c’est-à-dire à la fois de manière juste et à son avantage ; par suite, les gens bien agissent bien dans l’absolu et relativement les uns aux autres (οἱ γὰρ ἀγαθοὶ καὶ ἁπλῶς ἀγαθοὶ καὶ ἀλλήλοις ὠφέλιμοι). C’est que l’ami vertueux aime l’ami pour lui-même, et non par accident, c’est-à-dire pour ce que cet ami lui apporte accidentellement, par exemple à l’occasion d’une bonne fortune (1171b25-26) : car cela en ferait une amitié intéressée. Ce qui n’empêche pas de se rendre service mutuellement, selon une obligation dont Aristote précisera la règle à la fin du traité.
Τελεία δ' ἐστὶν ἡ τῶν ἀγαθῶν φιλία καὶ κατ' ἀρετὴν ὁμοίων· οὗτοι γὰρ τἀγαθὰ ὁμοίως βούλονται ἀλλήλοις ᾗ ἀγαθοί, ἀγαθοὶ δ' εἰσὶ καθ' αὑτούς. Οἱ δὲ βουλόμενοι τἀγαθὰ (10) τοῖς φίλοις ἐκείνων ἕνεκα μάλιστα φίλοι· δι' αὑτοὺς γὰρ οὕτως ἔχουσι, καὶ οὐ κατὰ συμβεβηκός· διαμένει οὖν ἡ τούτων φιλία ἕως ἂν ἀγαθοὶ ὦσιν, ἡ δ' ἀρετὴ μόνιμον. Καὶ ἔστιν ἑκάτερος ἁπλῶς ἀγαθὸς καὶ τῷ φίλῳ· οἱ γὰρ ἀγαθοὶ καὶ ἁπλῶς ἀγαθοὶ καὶ ἀλλήλοις ὠφέλιμοι. (1156b4-14)
« La parfaite amitié est celle des gens de bien et qui sont semblables en vertu : car ils se souhaitent pareillement du bien les uns aux autres en tant qu'ils sont des gens bien et qu’ils le sont par eux-mêmes. Or ceux qui souhaitent du bien à leurs amis en vue de leurs amis eux-mêmes sont par excellence des amis, car ils se comportent ainsi l'un envers l'autre en raison de la propre nature de chacun d'eux, et non par accident. Aussi leur amitié persiste-t-elle aussi longtemps qu'ils restent eux-mêmes des gens de bien, et la vertu est stable. Et chacun d'eux est bon à la fois absolument et pour son ami, car les gens bons sont en même temps bons absolument et utiles les uns aux autres. »
Cette forme d’amitié correspond donc à la définition proposée et se distingue des deux autres par sa stabilité (cf. 1159a10-b3) tout en leur ressemblant par certains traits : la personne étant bonne en soi, c’est-à-dire absolument ou tout simplement (ἁπλῶς) bonne, ne peut que l’être envers son ami (τῷ φίλῳ), de sorte que les amis de ce type sont à la fois vraiment bons et utiles l’un pour l’autre (οἱ γὰρ ἀγαθοὶ καὶ ἁπλῶς ἀγαθοὶ καὶ ἀλλήλοις ὠφέλιμοι). Dans ce même double sens, les gens bien sont à la fois agréables tout simplement (ἁπλῶς) et l’un envers l’autre (1156b14-20). Comme cette amitié véritable intègre agrément et utilité, elle a une certaine ressemblance avec les deux autres formes : ce qui ne doit pas pour autant amener à les confondre, compte tenu des divergences qui les distinguent, principalement du point de vue de la stabilité distinctive de l’amitié vertueuse.
Sauf dans le cas exceptionnel où l’un des amis change de caractère et cesse donc d’être vertueux (1165b10-24), il n’y a pas de rupture possible. C’est en revanche fréquent dans le cas des amitiés intéressées qui disparaissent avec le profit escompté, tout comme les amitiés fondées sur le plaisir de voir l’autre se gâtent avec le temps, sauf si les amants apprécient le caractère de l’autre, sa manière d’être habituelle (éthos), à l’instar de ce que soutient le Pausanias du Banquet de Platon à propos de sa relation avec Agathon :
« dans beaucoup de cas, en revanche, l'amour persiste quand la fréquentation intime a rendu cher à chacun d'eux le caractère de l'autre, étant tous les deux d'un caractère semblable. »
πολλοὶ δ’ αὖ διαμένουσιν, ἐὰν ἐκ τῆς συνηθείας τὰ ἤθη στέρξωσιν, ὁμοήθεις ὄντες. (1157a10-12)
À la différence de ces deux types d’amitié (et de surcroît par opposition avec d’autres amitiés entre gens mauvais qui sont d’autant plus inconstantes), la forme assez rare (1156b24) de l’amitié véritable entre gens bien, qui se réjouissent (charein) des personnes elles-mêmes en tant qu’elles sont elles-mêmes des personnes de bien (agathoi), et qui s’en réjouissent en leur présence, implique de leur faire confiance – en particulier contre toute médisance (cf. 1158b9) – pour toujours agir bien, c’est-à-dire de manière juste (1157a18-24). Ce qui présuppose, pour avoir acquis cette confiance, d’avoir pris le temps de faire connaissance et de prendre des habitudes contractées en commun (synèthéias), de façon à pouvoir s’adopter mutuellement et reconnaître que l’autre est fiable (pisteuthès) et digne d’être aimé (philetos) :
Σπανίας δ' (25) εἰκὸς τὰς τοιαύτας εἶναι· ὀλίγοι γὰρ οἱ τοιοῦτοι. Ἔτι δὲ προσδεῖται χρόνου καὶ συνηθείας· κατὰ τὴν παροιμίαν γὰρ οὐκ ἔστιν εἰδῆσαι ἀλλήλους πρὶν τοὺς λεγομένους ἅλας συναναλῶσαι· οὐδ' ἀποδέξασθαι δὴ πρότερον οὐδ' εἶναι φίλους, πρὶν ἂν ἑκάτερος ἑκατέρῳ φανῇ φιλητὸς καὶ πιστευθῇ. Οἱ δὲ ταχέως (30) τὰ φιλικὰ πρὸς ἀλλήλους ποιοῦντες βούλονται μὲν φίλοι εἶναι, οὐκ εἰσὶ δέ, εἰ μὴ καὶ φιλητοί, καὶ τοῦτ' ἴσασιν· βούλησις μὲν γὰρ ταχεῖα φιλίας γίνεται, φιλία δ' οὔ. (1156b25-35).
« Toutefois ces sortes d'amitiés doivent naturellement être fort rares, car de tels hommes sont en bien petit nombre. En outre, il y faut du temps et des habitudes contractées en commun. Comme dit le proverbe en effet, “on ne peut guère se connaître les uns les autres, avant que d'avoir consommé ensemble la mesure de sel requise”. Avant de s'adopter l'un l'autre, avant de se lier d'une amitié réciproque, il faut que chacun se soit montré à l'autre comme digne d’être aimé et lui ait inspiré de la confiance. Quant à ceux qui sont prompts à se prodiguer les marques d'amitié l'un à l'autre, ils ont certes le souhait d'être des amis, mais ils ne le sont pas encore, à moins qu'ils ne soient dignes d'être aimés et qu'ils le sachent. Car le souhait de contracter une amitié est prompt, mais non pas l'amitié. »
Le simple souhait d’amitié est une déclaration d’intention, qui naît rapidement sans être suivie d’effet. Par contraste, l’amitié effective présuppose de part et d’autre l’expérience vécue du caractère de l’autre, c’est-à-dire de sa manière d’être habituelle (èthos), de sorte qu’au cours du temps passé ensemble, les caractères se sont habitués l’un à l’autre (syn-èthéias) : s’étant accoutumés à vivre ensemble (syn-zein), les amis ont pu s’éprouver mutuellement et éprouver la solidité de leur lien d’amitié, s’adressant des marques d’amitié (τὰ φιλικὰ) qui reposent sur une amitié (φιλία) éprouvée. À la toute fin du traité sur l’amitié, Aristote précise en ce sens que des amis équitables qui se fréquentent assidûment s’améliorent mutuellement en prenant exemple sur le comportement modèle de l’autre pour corriger leur propre manière de faire :
Γίνεται [...] ἡ δὲ τῶν ἐπιεικῶν ἐπιεικής, συναυξανομένη ταῖς ὁμιλίαις· δοκοῦσι δὲ καὶ βελτίους γίνεσθαι ἐνεργοῦντες καὶ διορθοῦντες ἀλλήλους· ἀπομάττονται γὰρ παρ’ ἀλλήλων οἷς ἀρέσκονται, ὅθεν ἐσθλῶν μὲν γὰρ ἄπ’ ἐσθλά. (1172a10-14)
« l’amitié entre gens équitables devient équitable en s’accroissant au gré de leurs fréquentations assidues : ils deviennent meilleurs en agissant et en se perfectionnant mutuellement, car ils se modèlent les uns sur les autres en prenant exemple sur les traits qui leur agréent. D’où le proverbe : “Des gens honnêtes viennent les manières honnêtes”. »
2. Aimer en acte :
l’amitié comme activité énergique (κατ’ ἐνέργειαν)
À présent que les différentes formes d’amitié ont été décrites et appréciées à partir de la forme excellente de l’amitié vertueuse entre gens bien ou honnêtes, il convient de caractériser l’essence de l’amitié en reprenant la définition initiale par le triple amendement qui développe ce qu’elle impliquait : la réciprocité dans la bienveillance mutuelle entre amis qui se connaissent et reconnaissent comme tels (1155b25-1156a10) ne peut que se traduire en acte par une activité amicale qu’Aristote va préciser sous trois rubriques. Aimer d’amitié est une tâche (to ergon) à accomplir activement ou énergiquement (en-ergeia) :
-
-
- ce n’est pas une affection sentimentale, ni un simple souhait de bienveillance, c’est une disposition acquise qui s’accomplit effectivement par des actes de bienfaisance ;
- cette bienfaisance réciproque au sein d’une communauté d’amis implique une forme d’égalité, stricte entre égaux et analogique entre inégaux ;
- en tant que communauté, l’amitié présuppose d’apprécier la présence agréable des amis aimables et permet d’aimer vivre en aimant passer du temps et vivre ensemble.
-
Ce dernier aspect (3) précisera l’interaction entre s’aimer soi-même et aimer l’autre comme un autre soi-même qui est au cœur de la communauté d’amis (2). Quant à l’engagement actif de l’amitié (1) que cela présuppose, Aristote développe cet aspect en deux temps : pour pouvoir soutenir in fine qu’il vaut mieux aimer activement qu’être aimé (1b), il lui faut montrer au préalable le passage de la puissance à l’acte qui est au fondement de l’amitié active ou effective (1a).
2-1a. L’amitié comme choix délibéré d’être bienfaisant
L’amitié n’est pas une simple affection (pathos), mais une disposition (exis) acquise, une habitude prise, qui se traduit en acte (kat’energeian) par le fait de vivre ensemble et de se faire plaisir mutuellement en s’enrichissant de bienfaits. Si la bienveillance est un point de départ de l’amitié (1b), cette amitié fainéante ne devient véritablement une amitié qu’en passant de la puissance à l’acte en devenant bienfaisance effective. C’est cette amitié qu’il faut choisir ou élire, puisqu’elle est préférable (to aireton) : comme l’aimable (to phileton) est à aimer, le préférable est à choisir, c’est-à-dire que le souhaitable doit faire l’objet d’un choix délibéré (proairesis).
L’amitié comme disposition fondée sur la réciprocité n’est donc pas tout simplement de l’affection (pathos), comme paraît l’être la prédilection (philesis) pour quelque chose d’inanimé qu’on apprécie, comme le vin (1155b29), qui ne peut rendre cette prédilection (antiphilesis) en appréciant en retour. Par contraste, l’amitié (philia) est une disposition (exis) à souhaiter aux amis tout le bien possible (tagatha), dans la mesure où la réciprocité que l’amitié implique présuppose un choix délibéré (proairesis) de répondre favorablement à l’offre d’amitié qui a été faite :
Μάλιστα μὲν οὖν ἐστὶ φιλία ἡ τῶν ἀγαθῶν, καθάπερ πολλάκις εἴρηται· δοκεῖ γὰρ φιλητὸν μὲν καὶ αἱρετὸν τὸ ἁπλῶς ἀγαθὸν ἢ ἡδύ, ἑκάστῳ δὲ τὸ αὑτῷ τοιοῦτον· ὁ δ’ ἀγαθὸς τῷ ἀγαθῷ δι’ ἄμφω ταῦτα. Ἔοικε δ’ ἡ μὲν φίλησις πάθει, ἡ δὲ φιλία ἕξει· ἡ γὰρ φίλησις οὐχ ἧττον (30) πρὸς τὰ ἄψυχά ἐστιν, ἀντιφιλοῦσι δὲ μετὰ προαιρέσεως, ἡ δὲ προαίρεσις ἀφ’ ἕξεως· καὶ τἀγαθὰ βούλονται τοῖς φιλουμένοις ἐκείνων ἕνεκα, οὐ κατὰ πάθος ἀλλὰ καθ’ ἕξιν. (1157b28-32)
« L’amitié par excellence est donc celle des gens bien, ainsi qu’on l’a dit plusieurs fois. Car il semble bien que ce qui est tout simplement bon ou agréable est aimable (phileton) et préférable à choisir (aireton), et ce qui est tel [bon ou agréable] pour chacun est à aimer et à choisir. Or l’homme bon l’est pour l’homme bon pour ces deux raisons à la fois. Si la prédilection ressemble à de l’affection, l’amitié ressemble pour sa part à une disposition, car la prédilection (30) ne se porte pas moins sur les êtres inanimés, alors que les amis s’aiment mutuellement par un choix délibéré (proairesis), lequel choix délibéré provient d’une disposition (exis). Lorsqu’ils souhaitent du bien (tagatha) à ceux qu’ils aiment en vue de leurs amis eux-mêmes, cela relève non pas d’une affection, mais d’une disposition. »
L’amitié n’est pas le fait d’une affection subie, mais elle résulte d’une décision prise délibérément en faveur de ce qui paraît souhaitable et aimable à l’ami. Comme il s’agit d’une habitude (exis) volontairement prise, c’est donc une disposition qui, en tant que telle, est forcément acquise et peut même être cultivée. Mais Aristote avait au préalable distingué, à propos de leurs vertus, les gens bien qui sont « bons d’après leur disposition ou d’après leur activité » (οἳ μὲν καθ’ ἕξιν οἳ δὲ κατ’ ἐνέργειαν ἀγαθοὶ : 1157a6), pour en inférer l’existence de deux types d’amitié :
Ὥσπερ δ' ἐπὶ τῶν ἀρετῶν οἳ μὲν καθ' ἕξιν οἳ δὲ κατ' ἐνέργειαν ἀγαθοὶ λέγονται, οὕτω καὶ ἐπὶ τῆς φιλίας· οἱ μὲν γὰρ συζῶντες χαίρουσιν ἀλλήλοις καὶ πορίζουσι τἀγαθά, οἱ δὲ καθεύδοντες ἢ κεχωρισμένοι τοῖς τόποις οὐκ ἐνεργοῦσι μέν, οὕτω δ' ἔχουσιν ὥστ' (10) ἐνεργεῖν φιλικῶς· οἱ γὰρ τόποι οὐ διαλύουσι τὴν φιλίαν ἁπλῶς, ἀλλὰ τὴν ἐνέργειαν. (1157b5-11)
« (5) De même que, dans la sphère des vertus, les hommes sont appelés bons soit d'après une disposition, soit d'après une activité, ainsi en est-il pour l'amitié. Car ceux qui vivent ensemble tirent leur joie l'un de l'autre et s'enrichissent de bienfaits mutuels, tandis que d'autres, qui sont endormis ou habitent des lieux séparés, n’ont pas ces activités amicales, bien qu’ils aient une (10) disposition à exercer cette activité : l’éloignement ne détruit pas l'amitié absolument, mais en empêche l’exercice (energeia). »
Le premier type d’amitié, selon la simple disposition, ressemble plus à de la bienveillance (1157b13-20) qu’à de l’amitié à proprement parler : c’est l’amitié, inactive ou endormie, d’amis qui vivent séparés au point même d’en pouvoir oublier qu’ils sont amis faute de pouvoir vivre leur amitié en acte du fait de la distance géographique qui les sépare (οἱ γὰρ τόποι οὐ διαλύουσι τὴν φιλίαν ἁπλῶς, ἀλλὰ τὴν ἐνέργειαν : 1157b8-11).
Le second type d’amitié, la seule véritable, est l’amitié active d’amis qui vivent ensemble, s’en réjouissent et s’enrichissent de bienfaits mutuels (1157b7-8), comme des bienheureux (makarioi) ont effectivement la joie de pouvoir couler leurs journées ensemble (συνημερεύειν δὲ καὶ οἱ μακάριοι : 1157b20-21), parce qu’ils souhaitent vraiment vivre ensemble (συζῆν : 1158a23). Autant dire que la disposition amicale, dans le cas de l’amitié effective ou active, ne reste pas à l’état de puissance (dunamis) seulement potentielle, puisqu’elle repose sur un vif engagement qui se traduit en acte (kat’energeian) par le fait de vivre ensemble et de se faire plaisir mutuellement en s’enrichissant de bienfaits. Aristote le montre a contrario en évoquant le cas des personnes âgées ou moroses dont le comportement peu aimable, voire inamical, est d’autant moins propice à engendrer de l’amitié que les autres n’ont eux-mêmes aucun plaisir à les fréquenter :
Ἐν δὲ τοῖς στρυφνοῖς καὶ πρεσβυτικοῖς ἧττον γίνεται ἡ φιλία, ὅσῳ δυσκολώτεροί εἰσι καὶ ἧττον ταῖς ὁμιλίαις χαίρουσιν· ταῦτα γὰρ δοκεῖ μάλιστ’ εἶναι φιλικὰ καὶ ποιητικὰ φιλίας. Διὸ (5) νέοι μὲν γίνονται φίλοι ταχύ, πρεσβῦται δ’ οὔ· οὐ γὰρ γίνονται φίλοι οἷς ἂν μὴ χαίρωσιν· ὁμοίως δ’ οὐδ’ οἱ στρυφνοί.
Ἀλλ’ οἱ τοιοῦτοι εὖνοι μέν εἰσιν ἀλλήλοις· βούλονται γὰρ τἀγαθὰ καὶ ἀπαντῶσιν εἰς τὰς χρείας· φίλοι δ’ οὐ πάνυ εἰσὶ διὰ τὸ μὴ συνημερεύειν μηδὲ χαίρειν ἀλλήλοις, (10) ἃ δὴ μάλιστ’ εἶναι δοκεῖ φιλικά. (1158a1-10)
« Chez les personnes moroses ou âgées, l’amitié naît moins fréquemment en tant qu’elles sont d’une humeur plus difficile, et trouvent moins de joie (chairo) aux fréquentations (homilias), alors que ce sont les principales marques d’amitié (ta philika) et ce qui produit l’amitié (philia). C’est pourquoi les jeunes gens deviennent rapidement amis, et non pas les gens âgés ; car on ne devient pas amis de gens avec lesquels on n’éprouve pas de joie (chairo). Il en va de même avec les gens moroses.
Pourtant, ça n'empêche pas ces genres de personnes d'être bienveillantes les unes envers les autres. Elles se souhaitent en effet du bien et se rapprochent en cas de besoin. Mais elles ne sont pas véritablement amies faute de passer ensemble leur journée (sunèmereuein) et de s’en réjouir mutuellement, alors qu’il semble bien que ce soient les principales marques d’amitié (ta philika). »
Passer la journée (èmera) ensemble (sun-èmereuein) et se réjouir mutuellement à passer du temps ensemble sont les principales marques d’amitié (ta philika) entre amis qui sont à l’origine des habitudes prises ensemble, lors de fréquentations assidues (homilias) qui forgent l’amitié réciproque. C’est ainsi le fait de vivre ensemble (suzein) et, donc, de pouvoir en éprouver le plaisir entre bienheureux qui distingue en effet l’amitié selon la vertu, véritable et supérieure, de la bienveillance. Celle-ci équivaut en effet à une forme de simple disposition (kat’exin) à l’amitié, restée ineffective du fait que les amis vivent séparés, alors que l’amitié véritable est forcément effective ou active (kat’energeian) et donc bienfaisante, c’est-à-dire activement bienveillante : les amis vivent effectivement ensemble et donc se font plaisir mutuellement en s’enrichissant de bienfaits. Aristote précisera plus tard que le bienfaiteur n’a pas besoin d’ajouter des plaisirs surfaits à son existence agréable (1169b26), qui l’est tout autant par l’agrément éprouvé à passer du temps ensemble que par le plaisir de procurer des bienfaits à ses amis (cf. 1b).
C’est en ce sens que les bienheureux n’aiment pas la solitude (cf. 1169b17-18) : ils ont besoin d’amis agréables et bons (1158a22,25-27), rien que pour avoir l’occasion de leur rendre service ; car, par contraste avec les gens dans le besoin qui aspirent à être aidés (ὠφελείας μὲν γὰρ οἱ ἐνδεεῖς ὀρέγονται : 1157b20), les bienheureux ont plutôt besoin d’aider et d’aimer que d’être aimés et aidés (1159a25-32). C’est pourquoi cette forme excellente d’amitié, qui est à la fois bonne et agréable, est souhaitable et appréciable (aireton) et, donc, elle est digne d’être choisie pour être appréciée et vécue en commun par les amis.
Or ce choix délibéré (proairesis) de ce qui est à choisir comme appréciable (aireton) est le souhait au sens de la volonté réfléchie de répondre favorablement à l’offre aimante de l’ami, qui propose son amitié, en lui retournant dans une égale mesure (τὸ ἴσον) ce qu’il donne, à savoir le bienfait agréable de sa présence et le souhait bienveillant d’aller bien :
Ἑκάτερος (35) οὖν φιλεῖ τε τὸ αὑτῷ ἀγαθόν, καὶ τὸ ἴσον ἀνταποδίδωσι τῇ βουλήσει καὶ τῷ ἡδεῖ· λέγεται γὰρ φιλότης ἰσότης, μάλιστα δὲ τῇ τῶν ἀγαθῶν ταῦθ’ ὑπάρχει. (1157b35-36)
« Chacun [des deux amis] aime donc ce qui est un bien pour lui-même, et rend de manière égale ce qu’il reçoit en souhait et en agrément : on dit, en effet, que l’amitié est égalité, et c’est principalement dans l’amitié entre gens de bien que cela se produit. »
Pour reprendre la formule de Marcel Mauss dans l’Essai sur le don (1925), il y a entre les amis égalité entre don et contre-don : égalité, donc, entre ce qui est donné (didomi) et ce qui est rendu ou restitué (apodidomai) en échange (antapodidomai) pour rendre la pareille (τὸ ἴσον ἀνταποδίδωσι) à l’ami qui souhaite du bien et fait plaisir à son alter ego [ἕτερος γὰρ αὐτὸς ὁ φίλος ἐστίν (1170b11-12), cf. 1169b7]. Dans l’amitié parfaite, il y a donc une parfaite réciprocité qui repose sur cette égalité entre amis qui forment une communauté. C’est que l’amitié est communauté – Κοινωνία γὰρ ἡ φιλία (1171b33) –, dans la mesure où toute amitié se constitue dans une communauté – Ἐν κοινωνίᾳ μὲν οὖν πᾶσα φιλία ἐστίν (1161b14) – de biens mis en commun (koina) par les amis (κοινὰ τὰ φίλων), même si les biens des amis en question varient en fonction du type d’amitié :
Καὶ ἡ παροιμία « κοινὰ τὰ φίλων, » ὀρθῶς· ἐν κοινωνίᾳ γὰρ ἡ φιλία. (1159b31-32)
« Et le proverbe ce que possèdent des amis est commun, est correct, car l’amitié est dans une communauté » (des biens mis en commun) vs « l’amitié consiste dans une mise en commun (koinonia) » des biens (τὰ) appartenant aux amis (τὰ φίλων).
2-2. L’amitié comme communauté d’égaux
Si l’amitié prospère dans l’égalité (ἐν ἰσότητι), le fait est qu’il existe plusieurs types d’amitié selon les biens échangés entre les amis relèvent de l’utilité, du plaisir ou du bien lui-même. Il y a néanmoins une autre différence encore dans la forme ou l’aspect autre que prend l’amitié (Ἕτερον δ’ ἐστὶ φιλίας εἶδος) selon que les amis sont égaux entre eux ou, au contraire, inégaux à cause de la supériorité de l’un sur l’autre, comme le père sur son fils (τὸ καθ’ ὑπεροχήν, οἷον πατρὶ πρὸς υἱὸν) ou le mari sur son épouse (1158b11-14).
Τριττῶν δ’ οὐσῶν φιλιῶν, καθάπερ ἐν ἀρχῇ εἴρηται, (35) καὶ καθ’ ἑκάστην τῶν μὲν ἐν ἰσότητι φίλων ὄντων τῶν δὲ καθ’ ὑπεροχήν (καὶ γὰρ ὁμοίως ἀγαθοὶ φίλοι γίνονται καὶ ἀμείνων χείρονι, [1162b] (1) ὁμοίως δὲ καὶ ἡδεῖς καὶ διὰ τὸ χρήσιμον, ἰσάζοντες ταῖς ὠφελείαις καὶ διαφέροντες), τοὺς ἴσους μὲν κατ’ ἰσότητα δεῖ τῷ φιλεῖν καὶ τοῖς λοιποῖς ἰσάζειν, τοὺς δ’ ἀνίσους τὸ ἀνάλογον ταῖς ὑπεροχαῖς ἀποδιδόναι. (1162a34-b4)
« Or il existe trois formes d’amitié, ainsi qu’on l’a (35) dit au début, et en chacune d’elles, les amis sont soit en situation d’égalité, soit dans une situation qui implique la supériorité [de l’un d’eux]. (Car non seulement deux hommes également bons peuvent devenir amis, mais encore un homme meilleur devenir l’ami de quelqu’un de moins bon ; de manière similaire, (1162b) pour l’amitié basée sur l’agrément ou l’utilité, il peut y avoir égalité ou disparité dans les avantages qui en découlent). Dès lors, les gens égaux doivent respecter l’égalité en s’aimant de manière égale et en égalisant le reste, alors que les gens inégaux doivent rendre en échange quelque chose de proportionné (to analogon) aux choses supérieures [reçues]. »
Ce qui est rendu par l’un en échange de ce qui a été donné par l’autre peut être égal dans le cas où les amis sont égaux. Mais, dans le cas contraire où les amis sont inégaux, l’ami qui était inférieur sous un aspect (par exemple la richesse) est incapable de rendre ce qu’il a reçu : il lui faut donc, pour que l’amitié perdure sous une certaine forme de réciprocité, rendre la pareille à son ami d’une manière seulement analogique en lui donnant quelque chose qui soit proportionné, d’une certaine manière, à ce qui a été reçu : une sorte d’équivalent symbolique dont le caractère proportionné le rend analogue à l’égal.
Si l’amitié parfaite ou vertueuse est une communauté d’égaux au sein de laquelle l’échange de don contre don est égal à proprement parler, l’amitié entre inégaux implique pour sa part une communauté d’échange équitable des biens entre amis dans un sens large qui comprend parents et associés. L’amitié implique donc une égalité dans les bienfaits que se procurent les amis ou, à défaut, un échange de plaisir contre profit (ophelia), à l’instar de l’échange de bons procédés entre l’éraste et l’éromène que Pausanias défend dans Le Banquet de Platon (183c-d) :
Εἰσὶ δ’ οὖν αἱ εἰρημέναι φιλίαι ἐν ἰσότητι· τὰ γὰρ αὐτὰ γίνεται ἀπ’ ἀμφοῖν καὶ βούλονται ἀλλήλοις, ἢ ἕτερον ἀνθ’ ἑτέρου καταλλάττονται, οἷον ἡδονὴν ἀντ’ ὠφελείας·(1158b1-3)
« Les amitiés dont il a été question impliquent de l’égalité : les deux parties retirent les mêmes choses l’une de l’autre et se souhaitent la même chose l’une à l’autre ; à défaut, elles échangent une chose différente contre autre chose, par exemple plaisir contre profit. »
[thèse]
L’amitié équivaut donc à l’égalité (1157b35-36) ou du moins à un substitut d’égalité, la proportionnalité (τὸ ἀνάλογον), lorsque l’égalité au sens strict s’avère impossible, comme dans les différents cas d’amitié déséquilibrée par la supériorité de l’un sur l’autre (les parents par rapport aux enfants, le riche par rapport à l’indigent, etc.). Il convient donc de distinguer entre les amitiés fondées sur le principe d’égalité et les amitiés déséquilibrées dans lesquelles l’analogue de l’égalité, la proportionnalité (to analogon) par rapport au mérite (kat’ axia), s’y substitue pour constituer une communauté d’amis fondée sur une certaine justice entre les partenaires (cf.1159b26-27) :
Ἀνάλογον δ’ ἐν πάσαις ταῖς καθ’ ὑπεροχὴν οὔσαις φιλίαις καὶ τὴν φίλησιν (25) δεῖ γίνεσθαι, οἷον τὸν ἀμείνω μᾶλλον φιλεῖσθαι ἢ φιλεῖν, καὶ τὸν ὠφελιμώτερον, καὶ τῶν ἄλλων ἕκαστον ὁμοίως· ὅταν γὰρ κατ’ ἀξίαν ἡ φίλησις γίνηται, τότε γίνεταί πως ἰσότης, ὃ δὴ τῆς φιλίας εἶναι δοκεῖ. (1158b23-28)
« Dans toutes les amitiés comportant supériorité, il faut (25) aussi que l’attachement (philèsis) soit rendu proportionnel : ainsi, celui qui est meilleur que l’autre doit être aimé davantage qu’il n’aime ; il en sera de même pour celui qui est plus utile, et pareillement dans chacun des autres cas. Quand l’attachement est selon le mérite (kat’ axia), alors il se produit en effet une sorte d’égalité (isotès), égalité qui est considérée comme un caractère propre de l’amitié. »
Dans ces cas où le principe d’égalité est inapplicable, il faut donc se contenter d’une forme d’équité, une égalité par analogie, et trouver un équilibre, par exemple, entre le bienfaiteur qui obtient l’honneur de son bienfait et l’indigent qui obtient le gain et doit rendre en hommage ce qu’il a reçu sous forme d’avantages (1163b1-14). Il en va de même dans le cas du déséquilibre entre le beau garçon qui profite des soins prodigués par son ami laid (1159b15-17) auquel il procure en retour du plaisir : cet échange de « plaisir contre profit » (1158b3) implique une sorte d’équilibre, même s’il est instable puisque la beauté de la jeunesse est vouée à se faner au cours du temps (1157a6-10). En tout cas, qu’elle soit motivée par le plaisir, l’intérêt ou la vertu, la relation amicale implique une forme, stricte ou analogique, d’égalité entre les partenaires qui s’aiment mutuellement dans des sens très divers. C’est la condition pour qu’il y ait une certaine justice dans toutes les communautés d’amis, quel que soit le type d’association :
Ἔοικε δέ […] περὶ ταὐτὰ καὶ ἐν τοῖς αὐτοῖς εἶναι ἥ τε φιλία καὶ τὸ δίκαιον. Ἐν ἁπάσῃ γὰρ κοινωνίᾳ δοκεῖ τι δίκαιον εἶναι, καὶ φιλία δέ· προσαγορεύουσι γοῦν ὡς φίλους τοὺς σύμπλους καὶ τοὺς συστρατιώτας, ὁμοίως δὲ καὶ τοὺς ἐν ταῖς ἄλλαις κοινωνίαις. (1159b25-31)
« (25) Il apparaît bien […] que l’amitié et ce qui est juste ont rapport aux mêmes choses au sein des mêmes personnes. Car il semble qu’il y ait en toute communauté quelque chose de juste et également de l’amitié : aussi les hommes appellent-ils du nom d’amis leurs compagnons de navigation et leurs compagnons d’armes, ainsi que ceux qui leur sont associés dans les autres (30) genres de communauté.
[méthode]
Comme dans Les politiques, Aristote ne peut soutenir sa thèse normative qu’en s’appuyant sur une thèse descriptive qui traite le problème éthique en fonction des différents cas de figure qu’il convient de distinguer. Aristote met d’ailleurs en corrélation le type de communauté d’amis avec les différents types de régime politique (1160a28-1161b13).
[argument]
De façon à soutenir la thèse normative que l’analogue de l’égalité doit s’y substituer dans ces cas où le principe d’égalité est inapplicable pour pouvoir constituer une communauté d’amis fondée sur la justice, Aristote va distinguer ainsi plusieurs cas de figures qui vont décrire différentes formes d’amitié impliquant une inégalité quant à la fonction (to ergon) et, donc, quant à l’apport différent et par suite quant au mérite de l’un par rapport à l’autre : par exemple dans le cas de l’amitié fondée sur l’utilité, le pauvre par rapport au riche, l’ignorant par rapport au savant, ou même le laid par rapport au beau (1159b).
De façon à soutenir la thèse normative que l’analogue de l’égalité doit s’y substituer dans ces cas où le principe d’égalité est inapplicable pour pouvoir constituer une communauté d’amis fondée sur la justice, Aristote va distinguer ainsi plusieurs cas de figures qui vont décrire différentes formes d’amitié impliquant une inégalité quant à la fonction (to ergon) assumée par l’un envers l’autre et, donc, quant à son mérite supérieur par rapport à l’autre qui en bénéficie : par exemple, dans le cas de l’amitié fondée sur l’utilité, le pauvre par rapport au riche, l’ignorant par rapport au savant, ou même le laid par rapport au beau (1159b12-16). C’est également le cas de toutes les relations de parenté naturelle où les marques d’amitié (ta philika) ne sont pas égales, mais proportionnées au degré de parenté (1162a15-17), dans la mesure où l’amitié (philia) entre les personnes dépend de leur mérite respectif : comme ce qui est juste, l’amitié manifestée à l’autre est fonction du mérite supérieur de l’un par rapport à l’autre, par exemple le mari envers sa femme (1161a20-22).
La communauté (koinonia) est une association entre associés sociables qui mettent en commun (koinon) pour partager sur le fond d’un échange de relations impliquant communication et commerce (koinonos), lequel peut être intime (koinoma) ou commercial : appartenir à une communauté (koinonein) et prendre part à ses activités en étant prêt à partager (koinonikos) présuppose de s’y associer en tant que compagnon ou d’y être associé tout naturellement au sein d’une famille ou d’une tribu. Il y a différents types d’associations ou de communautés qui font toutes partie de la cité conçue comme communauté politique (1160a9-30). C’est ce qui justifie d’utiliser les catégories politiques comme modèles (παραδείγματα) pour qualifier les relations éthiques des amis entre eux (1160b22-24) :
« Sous chacun des régimes politiques apparaît une forme particulière d’amitié, à la mesure de la justice qu’il manifeste. » (1161a10-11)
Καθ’ ἑκάστην δὲ τῶν πολιτειῶν φιλία φαίνεται, ἐφ’ ὅσον καὶ τὸ δίκαιον, βασιλεῖ μὲν πρὸς τοὺς βασιλευομένους ἐν ὑπεροχῇ εὐεργεσίας· εὖ γὰρ ποιεῖ τοὺς βασιλευομένους, εἴπερ ἀγαθὸς ὢν ἐπιμελεῖται αὐτῶν, ἵν’ εὖ πράττωσιν, ὥσπερ νομεὺς προβάτων· ὅθεν καὶ Ὅμηρος τὸν Ἀγαμέμνονα (15) ποιμένα λαῶν εἶπεν. Τοιαύτη δὲ καὶ ἡ πατρική, διαφέρει δὲ τῷ μεγέθει τῶν εὐεργετημάτων·αἴτιος γὰρ τοῦ εἶναι, δοκοῦντος μεγίστου, καὶ τροφῆς καὶ παιδείας. (1161a10-17)
« Sous chacun des régimes politiques apparaît une forme particulière d’amitié, à la mesure de la justice qu’il manifeste. Celle du roi à l’égard des sujets de la royauté se traduit par une bienfaisance qui dépasse celle de ses sujets : car le roi fait du bien à ses sujets, si, étant lui-même bon, il prend soin d’eux en vue d’assurer leur prospérité, tout comme un berger pour son troupeau ; de là vient qu’Homère a appelé Agamemnon pasteur des troupes. De même type est aussi l’amitié du père qui, cependant, se distingue ici par la grandeur des bienfaits, car il est auteur de l’existence [de ses enfants] – ce qui passe pour le plus grand des bienfaits –, comme de l’alimentation et de l’éducation. »
La famille (ἡ συγγενικὴ)
La parenté étant le premier type de communauté d’amis, le premier cas concerne en effet la relation entre les parents et les enfants. Selon Aristote, la relation du père avec le fils est royale (1160b24-25) en raison de la grandeur des bienfaits, qui est comparable à celle du roi pasteur des troupes (laos) qui rend service (eu-ergeteo) à son peuple en assurant sa prospérité (1161a12-15) : il n’y a donc pas d’égalité possible, mais il est juste de rendre, en fonction du mérite (τὸ δίκαιον δὴ ἐν τούτοις οὐ ταὐτὸ ἀλλὰ τὸ κατ’ ἀξίαν), l’hommage qui est dû aux parents (1161a20-22). Compte tenu de la grandeur des bienfaits, qui amène Aristote à comparer les parents non seulement aux rois, mais encore aux dieux, l’amitié ne peut réclamer ce qu’exigerait le mérite, mais uniquement ce qui est possible (τὸ δυνατὸν) en fonction des moyens en son pouvoir (δύναμις) : nul ne pouvant leur rendre jamais l’honneur qu’ils méritent, il convient d’être équitable (ἐπιεικὴς) en faisant son possible pour prendre soin d’eux (1163b15-18). De toute façon, comme Hegel l’affirmera à son tour dans un ajout au § 175 de sa Philosophie du droit (1821), les parents aiment plus leur progéniture qu’ils n’en sont aimés (1159a28-33) parce qu’ils chérissent en leurs enfants quelque chose provenant d’eux-mêmes et qu’ils ont passé beaucoup de temps à s’occuper d’eux (1161b16-30) : ce qui vaut d’autant plus de la mère que la gestation a été pénible (1168a24-26).
L’amitié conjugale réserve, en toute justice, plus de bien au mari qui mérite plus en raison de sa vertu supérieure (κατ’ ἀρετὴν γάρ, καὶ τῷ ἀμείνονι πλέον ἀγαθόν, καὶ τὸ ἁρμόζον ἑκάστῳ) : c’est donc une amitié aristocratique (1161a22-25), qui ne doit pas être oligarchique. Car l’homme, qui est meilleur, ne commande selon le mérite (κατ’ ἀξίαν γὰρ ὁ ἀνὴρ ἄρχει) que dans les affaires où il est besoin des hommes, mais il ne doit pas décider en souverain de tout : il doit donc laisser sa femme choisir ce qui lui convient dans les affaires qui sont de son ressort (1160b32-36). Aristote affirme que cette amitié naturelle (1162a16), qui conjoint l’utile à l’agréable, peut être vertueuse, même si les fonctions sont séparées [*conformément à la division sexuelle du travail] : il suffit que les époux soient équitables et se réjouissent (chairo) mutuellement des qualités de l’autre (1162a24-32).
Avec l’amitié entre frères, on sort de l’équité pour entrer dans le champ de l’égalité au sens strict du terme. Car les frères sont égaux (ἴσοι) entre eux, tout comme le sont les compagnons (d’armes par exemple) : leur amitié est à l’image de cette égalité de condition qui trouve son origine dans le fait d’être nés des mêmes parents et d’appartenir à une même génération (τὸ καθ’ ἡλικίαν) qui partage des habitudes similaires et éprouve des affections similaires en raison d’une éducation similaire. L’égal (τὸ ἴσον) provient du même (ταὐτό) ou du similaire (ὅμοιος) qui, semblable, est comparable à l’égal [*selon le double sens de gleich en allemand]. Ainsi, l’amitié entre frères, qui ressemble à celle entre compagnons, est une amitié gouvernée par le principe d’égalité (ἐν μέρει δὴ τὸ ἄρχειν, καὶ ἐξ ἴσου· οὕτω δὴ καὶ ἡ φιλία), tout comme dans le régime timocratique, c’est-à-dire méritocratique, où les citoyens souhaitent être égaux (ἴσοι γὰρ οἱ πολῖται βούλονται καὶ ἐπιεικεῖς) : frères et compagnons, qui ont des affections et des mœurs communes (οἱ τοιοῦτοι δ’ ὁμοπαθεῖς καὶ ὁμοήθεις) du fait même qu’ils sont égaux et de même âge, souhaitent également partager une amitié commandée par l’égalité (1161a25-30). De même sang, les frères s’aiment mutuellement d’une égale affection du fait même qu’ils sont engendrés par les mêmes parents (1161b30-34) et ils s’affectionnent dès la naissance d’autant plus intensément que leurs mœurs au plus haut point similaires (ὁμοηθέστεροι) le sont d’autant plus semblables qu’ils ont été élevés et éduqués de manière similaire (ὁμοίως) (1162a9-14). C’est pourquoi l’amitié fraternelle ressemble à l’amitié entre camarades qui contractent ensemble des habitudes (οἱ συνήθεις ἑταῖροι) semblables à force de fréquenter les gens de leur âge (1161b34-35), même si l’égalité entre compagnons repose sur le semblable (homo) plutôt que sur le même (auto).
Les compagnies
Aristote envisage l’amitié au sein de ces communautés d’associés que sont les compagnies sous l’angle de la justice attendue au sein des associations, qui visent soit un avantage – ce sont par exemple les compagnies maritimes ou militaires –, soit le plaisir de passer un bon moment ensemble, comme dans le cas des confréries religieuses (1160a14-28).
Aristote soutient la thèse normative que ces amitiés sont plaintives (1162b16), intéressées qu’elles sont (1162b5-6), par contraste avec les amitiés vertueuses qui ne se plaignent pas (1164a35, cf. 1163a21-23, 1162b6-13). Il en va ainsi dans les associations philosophiques (τοῖς φιλοσοφίας κοινωνήσασιν) : contrairement aux sophistes (cf. 1164a24-32), le philosophe n’attend aucune rémunération en retour, vu que la valeur inappréciable de son enseignement est sans prix et qu’aucun hommage rendu n’est susceptible d’égaler ce qui a été donné, de sorte que l’obligé doit faire son possible sans pouvoir faire plus que son possible, tout comme c’est le cas de l’obligation envers les dieux et les parents (1164b3-6).
[thèse interprétative]
C’est que l’amitié vertueuse équivaut à un don contre don aux antipodes du donnant-donnant de l’amitié intéressée qui ne donne que sous condition du retour (1164b6-7). Forcément vindicative et revendicative, cette amitié ne peut que céder à la quérulence plaintive des griefs mutuels…
(5) Γίνεται δὲ τὰ ἐγκλήματα καὶ αἱ μέμψεις ἐν τῇ κατὰ τὸ χρήσιμον φιλίᾳ ἢ μόνῃ ἢ μάλιστα, εὐλόγως. […] Ἡ δὲ διὰ τὸ χρήσιμον ἐγκληματική· ἐπ' ὠφελείᾳ γὰρ χρώμενοι ἀλλήλοις ἀεὶ τοῦ πλείονος δέονται, καὶ ἔλαττον ἔχειν οἴονται τοῦ προσήκοντος, καὶ μέμφονται ὅτι οὐχ ὅσων δέονται τοσούτων τυγχάνουσιν ἄξιοι ὄντες· (20) οἱ δ' εὖ ποιοῦντες οὐ δύνανται ἐπαρκεῖν τοσαῦτα ὅσων οἱ πάσχοντες δέονται. (1162b5-6,16-21)
« griefs et reproches se produisent sinon exclusivement, du moins principalement, dans l'amitié fondée sur l'utilité ; et c'est pour une bonne raison. […] l'amitié intéressée est une amitié plaintive, car ceux qui se lient mutuellement pour l’utilité ont toujours besoin d’encore plus, s’imaginent avoir moins que ce qui convient et reprochent de ne pas obtenir tout ce dont ils ont besoin et tout ce qu’ils méritent ; les bienfaiteurs sont incapables de jamais égaler leurs dons à tous les besoins de ceux qui les reçoivent. »
[problème posé par les récriminations]
Ce qui pose le problème de savoir qui doit fixer le prix (1164a22-27 vs 1164b3-21) à payer pour la prestation ! Ayant posé la règle d’après laquelle il y a un devoir d’égalité entre égaux et de proportionnalité entre inégaux (1162b2-4, cf. 1163b32-33), Aristote va donc poser le problème de la justice principalement dans le cas des amitiés utilitaires qui donnent lieu à des plaintes morales ou légales (1162b21-23). Lorsqu’il y a égalité, il faut rendre également comme si c’était un prêt légal, et non pas traiter en ami le partenaire de l’échange, et ce en se réglant pour calculer le prix non sur la bienfaisance du donneur, mais sur l’avantage retiré par l’obligé (1163a10-21 vs 1164b6-21). Lorsqu’il y a inégalité, il faut trouver un équilibre, par exemple entre le bienfaiteur qui obtient l’honneur et l’indigent qui obtient le gain : c’est comme dans les cités où l’honneur de l’activité politique grandit à mesure que le gain en richesse diminue ; autrement dit, le bénéficiaire doit rendre en hommage, c’est-à-dire rétribuer ou payer en retour ce qu’il a reçu sous forme d’avantages (1163b1-14).
Mais le raisonnement vaut tout autant dans le cas de l’amour sensuel, instable à cause de l’écart entre l’avantage désiré (ὀρέγονται) et l’avantage obtenu lorsque chacun des partenaires est attaché à l’avantage procuré un certain temps par l’autre – le plaisir pour l’éraste et l’avantage pour l’éromène – plutôt qu’au caractère durable de la personne aimée pour elle-même :
ἐν δὲ τῇ ἐρωτικῇ ἐνίοτε μὲν ὁ ἐραστὴς ἐγκαλεῖ ὅτι ὑπερφιλῶν οὐκ ἀντιφιλεῖται, οὐδὲν ἔχων φιλητόν, εἰ οὕτως ἔτυχεν, πολλάκις δ' ὁ ἐρώμενος ὅτι πρότερον ἐπαγγελλόμενος πάντα νῦν οὐδὲν ἐπιτελεῖ. Συμβαίνει δὲ τὰ τοιαῦτα, ἐπειδὰν ὃ μὲν δι' ἡδονὴν τὸν ἐρώμενον φιλῇ, ὃ δὲ διὰ τὸ χρήσιμον τὸν ἐραστήν, ταῦτα δὲ μὴ ἀμφοῖν ὑπάρχῃ. Διὰ ταῦτα γὰρ τῆς φιλίας οὔσης διάλυσις γίνεται, ἐπειδὰν μὴ γίνηται ὧν ἕνεκα ἐφίλουν· οὐ γὰρ αὐτοὺς ἔστεργον ἀλλὰ τὰ ὑπάρχοντα, οὐ μόνιμα ὄντα· διὸ τοιαῦται καὶ αἱ φιλίαι. Ἡ δὲ τῶν ἠθῶν καθ' αὑτὴν οὖσα μένει, καθάπερ εἴρηται. Διαφέρονται δ' ὅταν ἕτερα γίνηται αὐτοῖς καὶ μὴ ὧν ὀρέγονται (1164a3-14)
[Trad. par R. Bodéüs, GF p.453]
[amitiés intéressées en apories]
Aristote note ainsi un certain nombre d’apories qui concernent soit la collision entre différentes obligations amicales (1164b22-1165a35), soit la dissolution des amitiés (1165a36-b36).Dans le premier cas, Aristote recommande de trouver un équilibre entre les obligations amicales en tout genre. Par exemple, il convient de ne pas tout céder à quelqu’un, même à son père, et en tout cas il faut rembourser ses dettes avant de donner gracieusement à ses amis ou à ses compagnons, car il faut accorder à chacun la part qui lui revient en fonction de sa vertu ou du service rendu:
οἱ περὶ τὰ πάθη καὶ τὰς πράξεις λόγοι ὁμοίως ἔχουσι τὸ ὡρισμένον τοῖς περὶ ἅ εἰσιν. Ὅτι μὲν οὖν οὐ ταὐτὰ πᾶσιν ἀποδοτέον, οὐδὲ τῷ πατρὶ πάντα, καθάπερ οὐδὲ τῷ Διὶ θύεται, οὐκ ἄδηλον· ἐπεὶ δ' ἕτερα γονεῦσι καὶ ἀδελφοῖς καὶ ἑταίροις καὶ εὐεργέταις, ἑκάστοις τὰ οἰκεῖα καὶ τὰ ἁρμόττοντα ἀπονεμητέον. (1165a12-18) [Trad. par R. Bodéüs, GF p.458]
En cas de ruptures entre amis, Aristote les juge légitimes en cas d’hypocrisie ou de dépravation du caractère:
Ἐγκαλέσειε δ' ἄν τις, εἰ διὰ τὸ χρήσιμον ἢ τὸ ἡδὺ ἀγαπῶν προσεποιεῖτο διὰ τὸ ἦθος. Ὃ γὰρ ἐν ἀρχῇ εἴπομεν, πλεῖσται διαφοραὶ γίνονται τοῖς φίλοις, ὅταν μὴ ὁμοίως οἴωνται καὶ ὦσι φίλοι. Ὅταν μὲν οὖν διαψευσθῇ τις καὶ ὑπολάβῃ φιλεῖσθαι διὰ τὸ ἦθος, μηδὲν τοιοῦτον ἐκείνου πράττοντος, ἑαυτὸν αἰτιῷτ' ἄν· ὅταν δ' ὑπὸ τῆς ἐκείνου προσποιήσεως ἀπατηθῇ, δίκαιον ἐγκαλεῖν τῷ ἀπατήσαντι, καὶ μᾶλλον ἢ τοῖς τὸ νόμισμα κιβδηλεύουσιν, ὅσῳ περὶ τιμιώτερον ἡ κακουργία. (1165b4-12) [Trad. par R. Bodéüs, GF p.460]
2-1b. de la bienveillance à la bienfaisance
C’est le moment du traité où Aristote reprend la définition de l’amitié, de façon à montrer que les amabilités ou manifestations d’amitié (ta philika) envers les autres qui définissent les différentes formes d’amitié proviennent du rapport à soi-même, dans la mesure même où l’honnête homme, équitable et mesuré, se souhaite de manière vertueuse à lui-même tout ce qu’il souhaite à ses propres amis, à savoir : (a) souhaiter du bien et hé agir en conséquence, comme les mères ; (b) souhaiter gracieusement que la personne aimée vive (même lorsque les amis sont en froid) ; (c) passer du temps avec l’ami ; (d) faire les mêmes choix que l’ami ; (e) partager peines et joies (1166a1-9).
À propos de l’accord des opinions (d), Aristote précisera que l’amitié politique qu’est la concorde amicale (philikon) consiste à se mettre d’accord entre groupes opposés, comme le démos et l’oligarchie, qui ne le sont pas au départ (1167a22-b2) : cela se produit aussi entre gens honnêtes, en accord avec eux-mêmes et entre eux, du fait qu’ils souhaitent tout ce qui est juste et profitable ; en revanche, les gens mauvais, qui veulent obtenir plus que ce qui leur est dû, provoquent des contestations pour contraindre l’autre sans accepter eux-mêmes de faire ce qui est juste (1167b2-16).
Il y a convergence entre l’attitude envers soi et envers les amis (1166a30-34), et ce d’autant plus que les personnes viles n’ont pas de telles dispositions amicales envers elles-mêmes (1166b17-18). Avant de poser la question de savoir si l’on peut parler d’amitié envers soi-même (1166a34-b1, cf. 1168b8-1169b8), Aristote va étudier la question de la différence entre bienveillance et amitié.
Si la bienveillance ressemble à l’amitié, elle n’est pas l’amitié. Car la bienveillance envers des inconnus qui ignorent vos sentiments n’est pas même de l’attachement (φίλησίς), pour deux raisons : d’une part, l’attachement réclame effort et désir par rapport à des gens connus, qui connaissent et apprécient les sentiments éprouvés par la personne attachée ; d’autre part, l’attachement présuppose une fréquentation assidue, des habitudes de vie prises en commun (συνηθείας), alors que la bienveillance, qui peut être soudaine – par exemple lors d’un spectacle sportif –, chérit (στέργο) superficiellement – les athlètes – sans vouloir agir en conséquence et donc collaborer en acte (συμπράξαιεν), de sorte à passer de la bienveillance en pensée à la bienfaisance en acte (1166b30-1167a10). Autrement dit, faute de passer à l’acte de bien-faisance, la bienveillance est une amitié fainéante (1167a11) ou passive. Reste que la bienveillance est le point de départ de l’amitié, tout comme le plaisir de voir l’aimé l’est pour l’attraction érotique (ἐρᾶν) : grâce à la fréquentation assidue, la bienveillance peut en effet avec le temps devenir amitié (1167a11-12). Mais l’amitié dont il s’agit n’est pas fondée sur l’utilité ou le plaisir, dans la mesure où la bienveillance est suscitée par une vertu et une forme d’honnêteté (δι’ ἀρετὴν καὶ ἐπιείκειάν τινα) : c’est ce sens de la justice qui motive le bienveillant à bien agir, c’est-à-dire à de faire du bien en retour du bien reçu, alors que souhaiter le succès de quelqu’un d’autre pour s’enrichir grâce à lui, ce n’est pas lui vouloir du bien, c’est se vouloir du bien (1167a13-21) conformément à la logique de l’amitié intéressée.
Or le bienveillant actif qu’est le bienfaiteur bienfaisant paraît aimer (philein) et même affectionner (agapein) le bénéficiaire davantage que celui-ci ne l’aime lui-même en retour (1167b17-18,31-33). La raison n’en est pas que le créancier veut se faire rembourser par le débiteur : cette analogie avec l’amitié intéressée est inappropriée, vu que l’utilité n’est pas en cause ; il n’y a pas même d’attachement (philèsis) du créancier envers le débiteur, mais simplement le souhait qu’il reste en vie pour rembourser sa dette (1167b19-31). La raison est bien plutôt à chercher du côté de la relation que l’artisan ou l’artiste développe avec sa propre création qu’il chérit (stergo) comme son enfant au point de pouvoir éprouver une affection excessive (hyper-agapao) :
μάλιστα δ’ ἴσως τοῦτο περὶ τοὺς ποιητὰς συμβαίνει· ὑπεραγαπῶσι γὰρ οὗτοι τὰ οἰκεῖα ποιήματα, στέργοντες ὥσπερ τέκνα. Τοιούτῳ δὴ ἔοικε καὶ τὸ τῶν εὐεργετῶν· τὸ γὰρ εὖ πεπονθὸς ἔργον ἐστὶν αὐτῶν· τοῦτο δὴ ἀγαπῶσι μᾶλλον ἢ τὸ ἔργον τὸν ποιήσαντα. Τούτου δ’ αἴτιον ὅτι τὸ εἶναι πᾶσιν αἱρετὸν καὶ φιλητόν, ἐσμὲν δ’ ἐνεργείᾳ ᾳτῷ ζῆν γὰρ καὶ πράττεινν, ἐνεργείᾳ δὲ ὁ ποιήσας τὸ ἔργον ἔστι πως· στέργει δὴ τὸ ἔργον, διότι καὶ τὸ εἶναι. Τοῦτο δὲ φυσικόν· ὃ γάρ ἐστι δυνάμει, τοῦτο ἐνεργείᾳ τὸ ἔργον μηνύει. (1168a1-9) [Trad. par R. Bodéüs, GF p.473]
L’argument pour justifier l’analogie entre bienfaiteur et producteur touche au cœur de la philosophie aristotélicienne. La prémisse, c’est que le simple fait d’être est appréciable et aimable (aireton kai phileton). Or être implique de vivre et agir en s’engageant, de manière énergique et effective, pour transformer la puissance (dunamis) en acte (en-ergeia) à travers des productions ou des actions qui permettent de se reconnaître dans les œuvres produites : la puissance en acte (energeia) se traduit par l’œuvre (to ergon). Le producteur chérit (stergo) donc sa propre œuvre comme il chérit le fait d’être (1167b34-1168a9) : le bienfaiteur, comme le producteur, aime ce qu’il fait, ses bienfaits comme ses œuvres, tout simplement parce qu’il aime être et vivre ; parce que le bienfaiteur aime la vie, il aime sa vie de bienfaisance actée par ses bienfaits. Mais, si le bienfaiteur voit ce qu’il y a de beau (καλὸν) dans sa propre action et se réjouit en se remémorant le bienfait accompli ou en voyant le bénéficiaire, en revanche la personne qui bénéficie de manière passagère de la prestation reçue y voit un avantage (συμφέρον) pour le bienfaiteur et donc la trouve moins agréable et aimable (φιλητόν) que le bienfaiteur qui en profite durablement (1168a10-12). Dans la mesure où le travail effectué produit un attachement plus grand, comme dans le cas des mères après la gestation, il est donc naturel d’aimer ce qui est produit par sa propre activité (ἥδιστον δὲ τὸ κατὰ τὴν ἐνέργειαν, καὶ φιλητὸν ὁμοίως) : aimer et agir vont de pair, tout comme être aimé et pâtir (Καὶ ἡ μὲν φίλησις ποιήσει ἔοικεν, τὸ φιλεῖσθαι δὲ τῷ πάσχειν). La série des analogies arrive à terme : à l’instar des mères aimant leur progéniture (αἱ μητέρες φιλοτεκνότεραι), les bienfaiteurs aiment les bienfaits engendrés (1168a19-27) et les producteurs leurs productions comme s’il s’agissait de leurs propres enfants (cf. 1168a1-3).
La conclusion éthique qui s’impose, c’est qu’il vaut mieux aimer activement les autres, en donnant, que de subir passivement leur amour en se contentant de recevoir.
2-3. Du plaisir vertueux de s’aimer soi-même en train d’aimer son alter ego
L’amitié vertueuse envers l’ami conçu comme étant un autre soi-même (τὸν δὲ φίλον, ἕτερον αὐτὸν ὄντα : 1169b6-7) est une forme indissociablement vertueuse et agréable d’accomplissement de soi-même qui présuppose de s’aimer soi-même. C’est pourquoi l’amour de soi-même implique de cultiver l’amitié vertueuse envers des amis eux-mêmes vertueux comme une composante majeure du plaisir de vivre. Mais, afin de pouvoir conclure en ce sens le traité, Aristote doit au préalable montrer quel sens vertueux peut avoir l’amour de soi-même.
Les sens de l’amour de soi
S’aimer soi-même ne peut avoir un sens vertueux qu’à la condition expresse de le bien définir. Car Car ce sont les définitions opposées de l’amour de soi qui poussent à l’approuver ou le désapprouver au contraire (1168a35-b14). C’est cette définition qui permet de trancher la question de savoir s’il faut d’abord, et avant tout, s’aimer soi-même plutôt que quelqu’un d’autre :
Ἀπορεῖται δὲ καὶ πότερον δεῖ φιλεῖν ἑαυτὸν μάλιστα ἢ ἄλλον τινά. (1168a28-29)
μάλιστα γὰρ φίλος αὑτῷ· καὶ φιλητέον δὴ μάλισθ' ἑαυτόν. (1168b9-10)
D’un côté donc, l’amour de soi est dénigré à cause des gens en grand nombre (οἱ πολλοί) qui satisfont de manière égoïste leur appétit de richesses, d’honneurs et de plaisirs corporels en se laissant charmer par leurs désirs et affections, constitutives de la partie déraisonnable de leur âme (χαρίζονται ταῖς ἐπιθυμίαις καὶ ὅλως τοῖς πάθεσι καὶ τῷ ἀλόγῳ τῆς ψυχῆς) : l’image de l’amour de soi est donc ternie par ce genre de personnes mauvaises (1168b15-24). De l’autre côté, l’amour de soi est approuvé en se fondant sur une définition opposée : celui qui s’aime soi-même cède de bonne grâce à la meilleure partie de soi-même, l’intelligence (νοῦν), et il s’empresse de ce fait d’agir vertueusement envers les autres par amour de lui-même (1168b25-35). Il faudrait ainsi s’aimer soi-même en premier et avant tout pour pouvoir ensuite agir bien envers les autres :
εἰ γάρ τις ἀεὶ σπουδάζοι τὰ δίκαια πράττειν αὐτὸς μάλιστα πάντων ἢ τὰ σώφρονα ἢ ὁποιαοῦν ἄλλα τῶν κατὰ τὰς ἀρετάς, καὶ ὅλως ἀεὶ τὸ καλὸν ἑαυτῷ περιποιοῖτο, οὐδεὶς ἐρεῖ τοῦτον φίλαυτον οὐδὲ ψέξει. Δόξειε δ' ἂν ὁ τοιοῦτος μᾶλλον εἶναι φίλαυτος· ἀπονέμει γοῦν ἑαυτῷ τὰ κάλλιστα καὶ μάλιστ' ἀγαθά, καὶ χαρίζεται ἑαυτοῦ τῷ κυριωτάτῳ, καὶ πάντα τούτῳ πείθεται· ὥσπερ δὲ καὶ πόλις τὸ κυριώτατον μάλιστ' εἶναι δοκεῖ καὶ πᾶν ἄλλο σύστημα, οὕτω καὶ ἄνθρωπος· καὶ φίλαυτος δὴ μάλιστα ὁ τοῦτο ἀγαπῶν καὶ τούτῳ χαριζόμενος. Καὶ ἐγκρατὴς δὲ καὶ ἀκρατὴς λέγεται τῷ κρατεῖν τὸν νοῦν ἢ μή, ὡς τούτου ἑκάστου ὄντος (1168b25-35). [Trad. par R. Bodéüs, GF p.478]
Parler d’amitié envers soi-même implique donc une division de soi-même en deux ou plusieurs parties (1166a35) : ce qui permet de penser que l’incontinent qui préfère céder à ses désirs plutôt que suivre ses réflexions, en pleine dissension intérieure, ne s’aime pas plus lui-même qu’il n’est aimable (Οὐδέν τε φιλητὸν ἔχοντες οὐδὲν φιλικὸν πάσχουσι πρὸς ἑαυτούς vs οὕτω γὰρ καὶ πρὸς ἑαυτὸν φιλικῶς ἂν ἔχοι καὶ ἑτέρῳ φίλος γένοιτο) aux yeux des autres (1166b1-26), alors que l’amour véritable de soi-même exige de se dominer en laissant commander la partie supérieure de l’âme comme Platon l’avait préconisé dans la République (352a) en utilisant la même métaphore de l’insurrection (stasis). C’est pourquoi il est tout à fait possible et souhaitable d’être amical envers soi-même tout en devenant l’ami de quelqu’un d’autre (1166b27-29). Si l’homme méchant doit donc s’abstenir de s’aimer lui-même en raison de la nuisance que lui procure ses mauvaises affections, au contraire l’homme bon doit avoir l’amour de soi (philauto) pour en tirer profit au vu de ses belles actions, même si c’est un court instant, en rendant service aux autres (ophéloun) :
Ὥστε τὸν μὲν ἀγαθὸν δεῖ φίλαυτον εἶναι ικαὶ γὰρ αὐτὸς ὀνήσεται τὰ καλὰ πράττων καὶ τοὺς ἄλλους ὠφελήσεἰ, τὸν δὲ μοχθηρὸν οὐ δεῖ· βλάψει γὰρ καὶ ἑαυτὸν καὶ τοὺς πέλας, φαύλοις πάθεσιν ἑπόμενος. Τῷ μοχθηρῷ μὲν οὖν διαφωνεῖ ἃ δεῖ πράττειν καὶ ἃ πράττει· ὁ δ' ἐπιεικής, ἃ δεῖ, ταῦτα καὶ πράττει· πᾶς γὰρ νοῦς αἱρεῖται τὸ βέλτιστον ἑαυτῷ, ὁ δ' ἐπιεικὴς πειθαρχεῖ τῷ νῷ. (1169a11-18) [Trad. par R. Bodéüs, GF p.479]
Pour la beauté du geste (τὸ καλὸν) qu’il revendique pour lui-même (1168b27), l’homme juste et vertueux est disposé à sacrifier non seulement richesses et honneurs, mais même sa vie pour ses amis et/ou pour la patrie (1169a18-22). Car, ce faisant, le vertueux se réserve paradoxalement la plus belle chose et le plus grand bien qui soit, la beauté du geste, pour ne laisser à l’ami que les richesses :
Τοῖς δ' ὑπεραποθνήσκουσι τοῦτ' ἴσως συμβαίνει· αἱροῦνται δὴ μέγα καλὸν ἑαυτοῖς. Καὶ χρήματα προοῖντ' ἂν ἐφ' ᾧ πλείονα λήψονται οἱ φίλοι· γίνεται γὰρ τῷ μὲν φίλῳ χρήματα, αὐτῷ δὲ τὸ καλόν· τὸ δὴ μεῖζον ἀγαθὸν ἑαυτῷ ἀπονέμει. (1169a25-29) [Trad. par R. Bodéüs, GF p.480]
Le vertueux préfère la beauté morale à tous les autres biens (Εἰκότως δὴ δοκεῖ σπουδαῖος εἶναι, ἀντὶ πάντων αἱρούμενος τὸ καλόν) de façon à avoir la plus grande part possible à ce qui est beau : c’est en ce sens qu’il doit s’aimer (φίλαυτον εἶναι δεῖ), alors que la plupart des gens doivent au contraire s’en garder (1169a29-b2) en raison de leur conception égoïste de l’amour de soi. L’amour de soi doit donc être lui-même vertueux.
Reste que cette exigence éthique réclame une juste mesure qui permette de la satisfaire effectivement. La mesure en question porte à la fois sur la qualité vertueuse des amis et sur la quantité d’amis qu’il est possible et souhaitable d’avoir pour pouvoir être heureux, mais il sera question également du moment qui convient pour solliciter son ami : le problème de la juste mesure en matière d’amitié est donc traité selon trois des dix catégories reconnues par Aristote dans le chapitre IV de son traité logique sur Les catégories (1b), à savoir : la qualité (ποιὸν), la quantité (ποσὸν) et la temporalité (ποτὲ). Encore faut-il préciser au préalable dans quelle mesure l’honnête homme a besoin d’amis !
Le besoin vertueux d’amis
Aristote pose le problème tout en esquissant sa propre position en réfutant l’idée contraire que l’autarcie dont jouit le bienheureux (τὸν εὐδαίμονα) exclut qu’il ait besoin (δέομαι) d’amis (1169b3-10). C’est que le besoin apparaît comme un manque qui paraît en contradiction avec l’état de félicité et d’autarcie des bienheureux déjà en possession de l’ensemble des biens (τἀγαθά). Il serait absurde (ἄτοπος) qu’il en soit dépourvu, selon Aristote, vu que l’ami est le plus grand des biens extérieurs. C’est pourquoi il soutient bien plutôt la thèse que l’ami comme autre soi-même (τὸν δὲ φίλον, ἕτερον αὐτὸν ὄντα) procure ce qu’on est incapable d’obtenir par soi-même (1169b6-7), à savoir l’opportunité d’agir bien (τὸ εὖ ποιεῖν) envers son ami et, donc, d’être bienfaisant plutôt que de recevoir un bienfait de sa part (1169b10-12). Quelqu’un de bien (αγαθός) a besoin d’amis non pour en profiter de manière intéressée en leur soutirant des avantages, mais uniquement pour avoir l’occasion vertueuse d’être soi-même un bienfaiteur pour ses amis plutôt, d’ailleurs, que pour des inconnus : il est en effet plus beau faire du bien à ses amis qu’aux étrangers (κάλλιον δ’ εὖ ποιεῖν φίλους ὀθνείων).
L’adjectif ὀθνεῖος ici substantivé est apparenté au substantif ἔθνος, qui désigne le peuple ou la tribu, par contraste avec le γένος : le clan familial comme sous-groupe au sein du groupe social que constitue, par exemple, la cité grecque. Aristote ne parle donc pas ici du ξένος, ni dans le sens originel de l’hôte, le parent ou l’ami d’une autre cité envers lequel il existe un devoir d’hospitalité fondé sur l’intérêt (cf. 1156a31 vs 1161b17), ni dans le sens dérivé de mercenaire ou d’étranger (provenant d’une autre cité) : les étrangers en question ici (1169a12,21), et à plusieurs reprises (1165b34 vs 1162a33) sont des inconnus qui appartiennent à la même cité sans faire partie du cercle d’amis ou de connaissances de la personne de référence. Mais pourquoi serait-il plus beau de faire du bien à ses amis plutôt qu’à des inconnus ?
Du point de vue d’une charité chrétienne qui préconise d’aimer le prochain (πλησίος) en refusant de comprendre le prochain comme le proche, on aurait tendance à prétendre qu’il est plus beau d’être charitable envers un inconnu, vu qu’on ne peut rien attendre en retour et que c’est donc forcément désintéressé, alors qu’on est inévitablement pris dans la relation avec un ami ou un partent dans un réseau d’intérêts et, donc, dans un échange intéressé de bons procédés qui amène à attendre d’un ami ou d’une connaissance qu’il rende la pareille. Pour Aristote au contraire, qui ne croit pas dans l’existence d’un don gracieux ou gratuit en quelque sorte dépourvu de toute raison d’être, la bienfaisance envers un inconnu entre nécessairement dans le cadre d’une amitié intéressée aux avantages à retirer du fait de donner et, donc, cette bienfaisance aussi relative qu’effective est prise dans la logique d’un prêté pour un rendu, alors que l’amitié vertueuse n’attend rien en retour vu que la beauté du geste suffit à l’ami qui rend service à son ami pour être heureux d’avoir accompli cet acte vertueux.
C’est ce à quoi servent les amis pour Aristote : la conséquence paradoxale qu’il en tire, c’est que le vertueux a besoin d’amis aux moments non pas d’infortune, mais de bonne fortune, qui sont en effet une belle occasion pour leur en faire profiter (1169a13-16, cf. 1171a21-b28). Ce qui ramène à la nécessité pour l’être humain de vivre avec d’autres au sein de la cité pour pouvoir, grâce à cette vie en commun (suzein), s’accomplir en tant qu’être humain, dans la mesure même où l’être humain est par nature fait pour la vie politique (πολιτικὸν γὰρ ὁ ἄνθρωπος καὶ συζῆν πεφυκός) : pour être vraiment heureux (τῷ εὐδαίμονι), donc, le bienheureux (ὁ μακάριος) vertueux a bel et bien besoin d’amis avec lesquels passer du temps (συνημερεύειν), compte tenu du fait qu’il vaut mieux, pour être heureux, passer du temps avec des amis et des gens honnêtes qu’avec des inconnus rencontrés par hasard (1169a16-22). Mais combien d’amis est-il possible d’avoir en ce sens ? Et de quel type sont ces amis ?
Avec de répondre à la question quantitative (1170b20-1171a20), Aristote traite le problème d’un point de vue qualitatif en se demandant, tout d’abord, quel sens a le terme ami respectivement pour l’antithèse qu’il réfute et pour la thèse qu’il soutient. Ce qui revient à les assigner aux trois sens de l’aimable (τὸ φιλητόν) reconnus par Aristote dès le début du traité (1155b18-19), à savoir : bon au sens de bien ou bien agréable ou encore utile (ἀγαθὸν ἢ ἡδὺ ἢ χρήσιμον). Reconnaître qu’elle est vraie d’une certaine manière (πῇ) n’est pas une concession faite à l’antithèse, mais une relativisation : pour le plus grand nombre de gens, les amis dont on a besoin sont utiles au sens de l’amitié intéressée (cf. 1156a10-11,23-30), alors que le bienheureux (ὁ μακάριος) n’a aucunement besoin de ce genre d’amis, vu qu’il a déjà tous les biens (τἀγαθά) dont il a besoin (1169a23-25). Il n’a pas non plus besoin d’amis au sens du plaisir (cf. 1156a12-13,31-b6), car sa vie, qui est déjà par elle-même agréable, n’a nullement besoin de plaisirs surajoutés ou surfaits (1169a25-28). Le vertueux a donc besoin d’un autre genre d’amis, vertueux eux-mêmes, pour pouvoir vivre sa vie d’une manière qui soit parfaitement heureuse et donc vertueusement plaisante ou agréable.
L’existence appréciable des amis vertueux
comme décuplant leur joie de vivre
Le besoin vertueux d’amis pour être parfaitement heureux provient de ce que le bonheur n’est pas un état passif, ni même le fruit d’une activité comparable à un bien acquis (ktèma), mais lui-même une sorte d’activité (ἡ εὐδαιμονία ἐνέργειά τις ἐστίν) qui s’inscrit dans le devenir et implique, donc, de s’engager activement pour devenir effectif (en-ergeia) : être heureux revient à vivre activement ou à être actif en vivant (τὸ εὐδαιμονεῖν ἐστὶν ἐν τῷ ζῆν καὶ ἐνεργεῖν) ; or l’activité de quelqu’un de bien (agathos) est à la fois vertueuse et agréable par elle-même (1169b28-32). Aristote rappelle ici sa prémisse de départ (ἐν ἀρχῇ), énoncée dès le début du traité (cf. 1098a-1099a), pour en tirer une conclusion décisive qu’il a déjà esquissée (cf. 1168a3-9), mais qu’il lui faut expliciter ou développer. C’est le cœur métaphysique de la conception aristotélicienne de l’amitié vertueuse qui, intrinsèquement énergique et agréable, fait activement aimer la vie à travers le spectacle des actes accomplis. Mais, à présent, il est moins question de s’identifier à ses propres œuvres, comme le poète chérissant à l’extrême ses productions, que d’observer (θεωρεῖν) bien plutôt les actions (πράξεις) réalisées par les autres, dans la mesure même où le spectacle des actions vertueuses de ses propres amis permet au vertueux de s’en réjouir lui-même (1169b33-1170a1), comme si les actions équitables de son bon ami (αἱ τοῦ ἀγαθοῦ φίλου) étaient les siennes propres (οἰκείας) :
Ἐν ἀρχῇ γὰρ εἴρηται ὅτι ἡ εὐδαιμονία ἐνέργειά τις ἐστίν, ἡ δ’ ἐνέργεια δῆλον ὅτι γίνεται καὶ οὐχ ὑπάρχει ὥσπερ κτῆμά τι. Εἰ δὲ τὸ εὐδαιμονεῖν ἐστὶν ἐν τῷ ζῆν καὶ ἐνεργεῖν, τοῦ δ’ ἀγαθοῦ ἡ ἐνέργεια σπουδαία καὶ ἡδεῖα καθ’ αὑτήν, καθάπερ ἐν ἀρχῇ εἴρηται, ἔστι δὲ καὶ τὸ οἰκεῖον τῶν ἡδέων, θεωρεῖν δὲ μᾶλλον τοὺς πέλας δυνάμεθα ἢ ἑαυτοὺς καὶ τὰς ἐκείνων πράξεις ἢ τὰς οἰκείας, αἱ τῶν σπουδαίων δὲ πράξεις φίλων ὄντων ἡδεῖαι τοῖς ἀγαθοῖς (ἄμφω γὰρ ἔχουσι τὰ τῇ φύσει ἡδέα)· ὁ μακάριος δὴ φίλων τοιούτων δεήσεται, εἴπερ θεωρεῖν προαιρεῖται πράξεις ἐπιεικεῖς καὶ οἰκείας, τοιαῦται δ’ αἱ τοῦ ἀγαθοῦ φίλου ὄντος. (1169b28-1170a4) [Trad. par R. Bodéüs, GF p.483-484]
Le bienheureux a donc besoin d’amis qui agissent bien pour pouvoir en admirer le spectacle (1170a2-4) rassénérant et se réjouir de vivre en compagnie de ses amis, leurs actions vertueuses s’accordant harmonieusement avec l’activité en elle-même agréable du bienheureux (1170a5-9). Avoir des amis vertueux est la condition pour accomplir effectivement le bonheur de vivre, et ce d’autant plus que l’exercice même de la vertu est fortifiée par le fait de vivre avec des gens de bien (1170a11-13). C’est pourquoi il faut choisir ce genre de vie aimable et appréciable. Aristote avait déjà affirmé que le fait d’être est aimable et appréciable : τὸ εἶναι πᾶσιν αἱρετὸν καὶ φιλητόν (1168a5-6). Il lui faut à présent montrer que le bienheureux, qui trouve l’existence appréciable par elle-même (τὸ εἶναι αἱρετόν ἐστι καθ’ αὑτό), a besoin d’amis vertueux pour être heureux, dans la mesure même où il trouve l’existence de son ami tout aussi appréciable (1170b14-19). Tout le raisonnement repose sur la question de savoir ce qui vaut la peine d’être vécu du point de vue vertueux du bienheureux. Le point de départ de l’argumentation est la thèse à soutenir : pour le vertueux, l’ami vertueux est par nature appréciable (1170a13-14), c’est-à-dire digne d’être élu ou choisi.
La prémisse de ce raisonnement compliqué s’attache à caractériser en deux temps ce que signifie le fait d’être (τὸ εἶναι) ou encore le fait de vivre (τὸ ζῆν) : vivre, c’est sentir ou penser (ἔοικε δὴ τὸ ζῆν εἶναι κυρίως τὸ αἰσθάνεσθαι ἢ νοεῖν) ; or le fait même de vivre est en soi bon et agréable (1170a19-20,26), pour l’honnête homme comme pour tout le monde (1170a21-22), de sorte que tous désirent vivre (ἐκ τοῦ πάντας ὀρέγεσθαι αὐτοῦ), y compris les gens équitables et bienheureux, vu que leur genre de vie (ὁ βίος) est pour eux appréciable au plus haut point (αἱρετώτατος) en tant même que cette vie (ἡ τούτων μακαριωτάτη ζωή) est entre toutes au plus haut point bienheureuse (1170a26-29).
Or – voilà le nerf argumentatif sous couvert d’une sorte de mineure du syllogisme qui n’est pas présentée comme telle – le percevoir est accompagné d’un apercevoir qui permet de s’apercevoir de l’activité en cours (τι τὸ αἰσθανόμενον ὅτι ἐνεργοῦμεν), qu’il s’agisse d’une perception (voir, entendre), d’un mouvement (marcher) ou d’une pensée : le fait de sentir que nous percevons ou pensons nous fait tout aussi bien sentir que nous sommes (1170a29-33), dans la mesure même où le fait d’être consiste à sentir ou penser (1170b1). Il faut donc sentir (αἰσθάνεσθαι) et ressentir (συναισθανόμενοι) pour pouvoir apprécier à sa juste valeur le fait de vivre et d’être qui est pensé comme en soi bon et agréable (1170b1-5) :
ὥστε ἂν αἰσθανώμεθ', ὅτι αἰσθανόμεθα, κἂν νοῶμεν, ὅτι νοοῦμεν, τὸ δ' ὅτι αἰσθανόμεθα ἢ νοοῦμεν, ὅτι ἐσμέν (τὸ γὰρ εἶναι ἦν αἰσθάνεσθαι ἢ νοεῖν), τὸ δ’ αἰσθάνεσθαι ὅτι ζῇ, τῶν ἡδέων καθ’ αὑτό (φύσει γὰρ ἀγαθὸν ζωή, τὸ δ’ ἀγαθὸν ὑπάρχον ἐν ἑαυτῷ αἰσθάνεσθαι ἡδύ), αἱρετὸν δὲ τὸ ζῆν καὶ μάλιστα τοῖς ἀγαθοῖς, ὅτι τὸ εἶναι ἀγαθόν ἐστιν αὐτοῖς καὶ ἡδύ (συναισθανόμενοι γὰρ τοῦ καθ’ αὑτὸ ἀγαθοῦ ἥδονται), ὡς δὲ πρὸς ἑαυτὸν ἔχει ὁ σπουδαῖος, καὶ πρὸς τὸν φίλον (ἕτερος γὰρ αὐτὸς ὁ φίλος ἐστίν)· καθάπερ οὖν τὸ αὐτὸν εἶναι αἱρετόν ἐστιν ἑκάστῳ, οὕτω καὶ τὸ τὸν φίλον, ἢ παραπλησίως. Τὸ δ’ εἶναι ἦν αἱρετὸν διὰ τὸ αἰσθάνεσθαι αὑτοῦ ἀγαθοῦ ὄντος, ἡ δὲ τοιαύτη αἴσθησις ἡδεῖα καθ’ ἑαυτήν. Συναισθάνεσθαι ἄρα δεῖ καὶ τοῦ φίλου ὅτι ἔστιν, τοῦτο δὲ γίνοιτ’ ἂν ἐν τῷ συζῆν καὶ κοινωνεῖν λόγων καὶ διανοίας· οὕτω γὰρ ἂν δόξειε τὸ συζῆν ἐπὶ τῶν ἀνθρώπων λέγεσθαι, καὶ οὐχ ὥσπερ ἐπὶ τῶν βοσκημάτων τὸ ἐν τῷ αὐτῷ νέμεσθαι. Εἰ δὴ τῷ μακαρίῳ τὸ εἶναι αἱρετόν ἐστι καθ’ αὑτό, ἀγαθὸν τῇ φύσει ὂν καὶ ἡδύ, παραπλήσιον δὲ καὶ τὸ τοῦ φίλου ἐστίν, κἂν ὁ φίλος τῶν αἱρετῶν εἴη. Ὃ δ’ ἐστὶν αὐτῷ αἱρετόν, τοῦτο δεῖ ὑπάρχειν αὐτῷ, ἢ ταύτῃ ἐνδεὴς ἔσται. Δεήσει ἄρα τῷ εὐδαιμονήσοντι φίλων σπουδαίων. (1170b1-19)
La faculté humaine d’apercevoir le fait même de percevoir le perçu ou de prendre conscience du fait même de penser ce qui est pensé permet en quelque sorte d’intensifier le sentiment même de vivre en ressentant simultanément ce qu’il y a de bon et d’agréable dans le fait d’être : c’est ce qui rend d’autant plus appréciable la vie (αἱρετὸν δὲ τὸ ζῆν) et l’existence qu’on a le sentiment d’être soi-même quelqu’un de bien (Τὸ δ’ εἶναι ἦν αἱρετὸν διὰ τὸ αἰσθάνεσθαι αὑτοῦ ἀγαθοῦ ὄντος). Or le vertueux entretient avec son ami le même rapport qu’envers lui-même (1170b5-6). Comme l’ami est un autre soi-même (ἕτερος γὰρ αὐτὸς ὁ φίλος ἐστίν), on ressent en effet son existence comme étant tout aussi appréciable que sa propre vie (1170b11-13) pour les mêmes raisons qu’Aristote prend soin d’expliciter : c’est par l’effet d’une synesthésie que l’existence de l’ami est ressentie en même temps que la sienne propre (Συναισθάνεσθαι ἄρα δεῖ καὶ τοῦ φίλου ὅτι ἔστιν) du fait même de vivre ensemble et de partager paroles et réflexions (τοῦτο δὲ γίνοιτ’ ἂν ἐν τῷ συζῆν καὶ κοινωνεῖν λόγων καὶ διανοίας) ; ce qui rend appréciable aux yeux du bienheureux la vie bonne et agréable rend à peu de choses près celle de son ami tout aussi appréciable (1170b14-16), de sorte que l’ami fait partie des biens appréciables (κἂν ὁ φίλος τῶν αἱρετῶν εἴη) qu’il est nécessaire d’avoir pour être pleinement heureux (1170b17-19). CQFD
Autrement dit, la joie de vivre de l’ami est décuplée par l’existence même de son alter ego dont il apprécie l’existence presque autant que la sienne propre (παραπλησίως). Contrairement à l’injonction évangélique, il ne s’agit pas d’aimer comme soi-même le prochain (πλησίος) conçu non comme le proche, mais comme le semblable en général, le membre du genre humain envisagé comme mon égal (devant Dieu). Pour Aristote, il s’agit bien plutôt d’aimer son ami proche d’une manière presque semblable à celle dont on s’aime soi-même à ressentir l’existence comme appréciable. À ses yeux, le fait d’être et de vivre est d’autant plus appréciable (airetos) qu’est digne d’être choisi le genre de vie vertueux qui est au plus haut point appréciable. Mais cette thèse manifeste d’Aristote est redoublée par une thèse plus discrète à propos du plaisir de vivre ensemble comme condition qui permet d’aimer la vie en appréciant sa vie : aimer vivre équivaut en effet à se réjouir de sa propre existence en éprouvant la sensation agréablement appréciée de vivre une vie appréciable en compagnie d’amis dignes d’être aimés et aidés, de sorte que le plaisir de vivre cette vie digne d’être vécue est intensifié et décuplé par la présence sensible de ses amis dont l’existence est sentie et ressentie comme un précieux bienfait tout aussi inappréciable qu’appréciable qui parachève la joie de vivre. Les gens bien ont donc besoin d’amis pour pouvoir aimer la vie et leur vie. Reste à savoir combien d’amis il est souhaitable d’avoir pour pouvoir vivre une telle existence appréciable ! Est-il même possible d’avoir plus qu’un ami qui soit vraiment comme un autre soi-même ?
La juste mesure en matière d’amitié
En matière d’amitié, il faut trouver la juste mesure à la fois quant au nombre d’amis qu’il est souhaitable d’avoir et à propos du moment d’être auprès d’eux. Concernant la mesure (μέτρον) qui devrait régler le nombre d’amis (1170b30), Aristote préconise de suivre la recommandation en vigueur en matière d’hospitalité qui consiste à éviter les deux extrêmes de l’absence et de l’excès (1170b20-23). Mais l’application de cette règle, qui cas varie selon les différents types d’amitié.
Ce précepte convient parfaitement dans le cas de l’amitié intéressée, car il s’avère difficile de rendre en retour les services d’un grand nombre de gens : avoir trop d’amis finit par empêcher de vivre bien (1170b23-27). Il en va différemment dans le second cas de l’amitié fondée sur le plaisir sensuel qu’Aristote compare au plaisir gustatif du piment ajouté en faible quantité dans un plat : mieux vaut en ce cas n’avoir qu’un petit nombre d’amis en vue du plaisir de pimenter sa vie (1170b28-29). Dans le cas de l’amitié vertueuse enfin, il convient de trouver le moyen terme entre les deux extrêmes qui correspondent, au niveau de la cité, à l’insuffisance (une dizaine) et à l’excès (dix myriades) : la juste mesure implique donc de ne pas dépasser le seuil qui empêcherait de vivre une amitié profonde (σφόδρα), ce qui présuppose de part et d’autre d’avoir le temps de vivre en compagnie de ses amis (συζῆν) et, donc, de passer ses journées ensemble pour nourrir une amitié réciproque (μετ’ ἀλλήλων συνημερεύειν) en pouvant prendre le temps de partager peines et joies (1170b29-1171a11). L’amitié véritablement forte ou profonde est donc réservée à un nombre restreint d’amis (τὸ σφόδρα δὴ πρὸς ὀλίγους), tout comme l’amour sensuel (eros) – qui est une sorte d’amitié poussée à l’excès – n’est voué qu’à une seule personne (1171a11-13). Par conséquent, le nombre de vrais amis est bien moindre que pour l’amitié entre compagnons au point que l’amitié célébrée dans les hymnes se limite à deux (1171a13-15), par exemple celle entre Achille et Patrocle dont il est question dans l’Illiade.
Le contraste est flagrant avec les deux types d’amitié qui impliquent pour leur part un grand nombre de gens : d’un côté, la pseudo-amitié des complaisants (ἀρέσκους) qui prétendent avoir beaucoup d’amis, mais n’en ont aucun ; et de l’autre, l’amitié politique entre concitoyens qui peuvent être nombreux sans être complaisants, du moins à condition de rester honnêtes (1171a17-19). Lorsque l’amitié est en revanche motivée par la vertu et le caractère des personnes, elle ne peut être accordée à beaucoup de monde et c’est une véritable aubaine (ἀγαπητὸν) de rencontrer ce genre d’amis ! Le bonheur, en somme, comme bon heur d’une bonne rencontre… Mais à quel moment convient-il être d’être présent pour ses amis ?
La présence des amis est non seulement toujours agréable (Ἔστι γὰρ καὶ ἡ παρουσία αὐτὴ τῶν φίλων ἡδεῖα), à l’occasion de la mauvaise comme de la bonne fortune (1171a28-29), mais cette présence amicale est également appréciable (αἱρετὴ) en toute circonstance (1171b27-28). De l’agréable à l’appréciable, la conséquence est bonne : ce sont les deux moments du raisonnement d’Aristote. Partager un moment de bonne fortune est un beau geste (κάλλιον), alors que la nécessité dans lequel est plongé l’infortuné de rechercher l’agréable présence de l’ami, dont la simple vue et les paroles le consolent (s’il ne cède pas lui-même au chagrin), a néanmoins pour contrepartie la peine à le sentir affligé de son sort : c’est pourquoi les hommes courageux invitent d’autant moins leurs amis à partager leurs peines et à se lamenter avec eux qu’ils refusent eux-mêmes de larmoyer sur leur propre sort, alors que les femmelettes (γύναια) et les hommes qui leur ressemblent préfèrent être plaints par des amis qui les chérissent (1171a21-b11). Comme c’est beau d’être bienfaisant, c’est bien donc de désirer vivement, avec empressement (προθύμως), partager sa bonne fortune avec ses amis, mais il convient d’hésiter à propos de la mauvaise fortune, tout en réclamant leur présence s’ils peuvent rendre de grands services sans trop d’inconvénients pour eux (1171b15-19). En revanche, l’ami s’empressera de venir en aide de lui-même à l’infortuné, même s’il ne le demande pas, tout comme il partagera sa bonne fortune sans s’empresser d’en profiter (οὐ γὰρ καλὸν τὸ προθυμεῖσθαι ὠφελεῖσθαι), ni refuser non plus leurs services, comme cela arrive parfois (1171b20-27). La présence des amis est donc appréciable (αἱρετὴ) à toute occasion (1171b27-28), à condition néanmoins que l’ardeur (prothumia) des amis reste vertueuse. Encore faut-il préciser en quoi cette présence est vertueusement appréciable !
C’est à travers une forme explicitement interrogative qu’Aristote se demande si l’amour sensuel (eros) et l’amitié (philia) sont à cet égard comparables, le sentiment apprécié d’être ensemble étant dans les deux cas à l’origine du fait de choisir l’appréciable (to aireton) comme ce qui est digne d’être élu (airetos) de préférence à autre chose (le verbe moyen aireomai signifie choisir ou prendre de préférence). L’argument consiste ainsi à mettre en rapport le verbe et l’adjectif (substantivé ou non) pour fonder le choix moral de l’appréciable sur le sentiment de ce qui est esthétiquement apprécié :
Ἆρ’ οὖν, ὥσπερ τοῖς ἐρῶσι τὸ ὁρᾶν ἀγαπητότατόν ἐστι καὶ μᾶλλον αἱροῦνται ταύτην τὴν αἴσθησιν ἢ τὰς λοιπὰς ὡς κατὰ ταύτην μάλιστα τοῦ ἔρωτος ὄντος καὶ γινομένου, οὕτω καὶ τοῖς φίλοις αἱρετώτατόν ἐστι τὸ συζῆν; Κοινωνία γὰρ ἡ φιλία, καὶ ὡς πρὸς ἑαυτὸν ἔχει, οὕτω καὶ πρὸς τὸν φίλον· περὶ αὑτὸν δ’ ἡ αἴσθησις ὅτι ἔστιν αἱρετή, καὶ περὶ τὸν φίλον δή· ἡ δ’ ἐνέργεια γίνεται αὐτῆς ἐν τῷ συζῆν, (1172a) ὥστ’ εἰκότως τούτου ἐφίενται. Καὶ ὅ ποτ’ ἐστὶν ἑκάστοις τὸ εἶναι ἢ οὗ χάριν αἱροῦνται τὸ ζῆν, ἐν τούτῳ μετὰ τῶν φίλων βούλονται διάγειν· διόπερ οἳ μὲν συμπίνουσιν, οἳ δὲ συγκυβεύουσιν, ἄλλοι δὲ συγγυμνάζονται καὶ συγκυνηγοῦσιν ἢ συμφιλοσοφοῦσιν, ἕκαστοι ἐν τούτῳ συνημερεύοντες ὅ τι περ μάλιστ’ ἀγαπῶσι τῶν ἐν τῷ βίῳ· συζῆν γὰρ βουλόμενοι μετὰ τῶν φίλων, ταῦτα ποιοῦσι καὶ τούτων κοινωνοῦσιν οἷς οἴονται συζῆν. (1171b29-1172a8)
Tout comme les amants affectionnent au plus haut point de se voir (τὸ ὁρᾶν ἀγαπητότατόν) parce qu’ils apprécient cette sensation (αἱροῦνται ταύτην τὴν αἴσθησιν) de préférence à toutes les autres, de même les amis apprécient au plus haut point de vivre ensemble (τοῖς φίλοις αἱρετώτατόν ἐστι τὸ συζῆν), dans la mesure où cette amitié partagée permet à chacun des amis d’éprouver ensemble, effectivement ou en acte (ἐνέργεια) par cette vie en commun (ἐν τῷ συζῆν), le sentiment appréciable d’être l’un et l’autre (περὶ αὑτὸν δ’ ἡ αἴσθησις ὅτι ἔστιν αἱρετή, καὶ περὶ τὸν φίλον δή) : les amis aspirent donc à vivre ensemble, parce que la communauté (Κοινωνία) que constitue l’amitié (1171b29-1172a1) permet à chacun d’entre eux d’apprécier ensemble l’existence de l’autre presque autant que la sienne propre (cf. 1170b3-19). Aristote reprend, en conclusion du traité, cet argument central du raisonnement en prenant soin d’articuler explicitement les sens esthétique et moral du verbe apprécier : ce dont la sensation ou le sentiment est esthétiquement appréciée est moralement appréciable par l’intensification du plaisir de vivre que cela produit !
La communauté de vie entre les amis leur permet d’apprécier leur vie, et ce quel que soit leur mode d’existence ou encore la raison de vivre qu’ils ont choisie (ὅ ποτ’ ἐστὶν ἑκάστοις τὸ εἶναι ἢ οὗ χάριν αἱροῦνται τὸ ζῆν) et qu’ils souhaitent pratiquer avec leurs amis pour faire passer le temps (1172a1-3). Qu’il s’agisse donc de se réunir pour boire, jouer, chasser ou philosopher ensemble, les amis passent la journée ensemble à faire ce qu’ils affectionnent le plus dans la vie (συνημερεύοντες ὅ τι περ μάλιστ’ ἀγαπῶσι τῶν ἐν τῷ βίῳ), dans la mesure où ils souhaitent vivre ensemble (συζῆν γὰρ βουλόμενοι μετὰ τῶν φίλων) et, donc, partager avec leurs amis ou mettre en commun (κοινωνοῦσιν) ce qui leur importe dans la vie (1172a3-8). En quelque sorte contagieuse, cette compagnie fait que l’amitié entre les vilains, pour instable qu’elle soit, les rend plus vilains encore à force de commettre ensemble de vils méfaits et de devenir par suite toujours plus semblables les uns aux autres (1172a8-10) au cours du temps : il n’est qu’à penser aux compagnies de voleurs [par exemple, celle des voleurs de nuit évoquée dans l’Hymne homérique à Mercure, v. 290] ou à la compagnie des prostituées (ἑταῖρα), puisqu’Aristote ne se focalise ici plus sur le cas de l’amitié vertueuse, mais semble évoquer les habitudes de vie en commun prises par les compagnons, pour le meilleur comme pour le pire. C’est le meilleur qui permet de mettre un point final au traité sur l’amitié : augmentant au gré des fréquentations (ὁμιλίαις), l’honnête amitié entre honnêtes gens les rend plus honnêtes encore en s’influençant effectivement (ἐνεργοῦντες) par leurs actions [c’est le verbe apparenté à l’energeia] et en se corrigeant mutuellement pour s’enseigner les uns aux autres les bonnes manières (1172a10-14).
3. Le bonheur d’aimer
[conclusion sur la juste mesure d’aimer dans tous les sens du terme]
Aristote nous a mis sur la piste d’un bonheur d’aimer la vie qui permette de concilier entre elles toutes les manières humaines d’aimer qui se distinguent, à suivre son analyse, à la fois selon la motivation (utilité, plaisir, vertu) et selon l’objet (ami, amant, enfant, parent, hôte, compagnon, etc.). Tout en cherchant la juste mesure qui convient à chacune d’entre ces modalités, il a également su mettre en avant la meilleure d’entre toutes ces formes : l’amitié vertueuse qui se satisfait d’elle-même à donner sans chercher à prendre, ni attendre de l’autre qu’il se soumette à l’obligation de rendre. Aux antipodes du donnant-donnant de l’amitié intéressée qui ne donne que sous la condition du retour, l’amitié vertueuse équivaut à un véritable don qui se suffit à lui-même par le bonheur qu’il procure à l’ami de profiter de la présence de son alter ego – c’en est la forme la plus pure – et au bienfaiteur d’avoir rendu service à son ami. C’est que le don amical de soi, de son temps et de son argent, s’inscrit de toute façon dans la logique énigmatique du don contre don que Marcel Mauss, et bien d’autres à sa suite, se sont efforcés d’élucider sans nécessairement reconnaître les lumières qu’Aristote pouvait dispenser à ce propos.