Aimer l’altérité?

L’art d’aimer
dans L’histoire de la sexualité de Foucault

Michel Foucault, L’histoire de la sexualité en 3-4 tomes :
I. La volonté de savoir (1976) ;
II. L’usage des plaisirs (1984) ;
III. Le souci de soi (1984) ;
IV. Les aveux de la chair (2018, posthume)

La Chine, l’Inde, Rome, les sociétés arabo-musulmanes ont développé un ars erotica dont l’objectif est, en dehors de tout critère normatif, la culture du plaisir à laquelle un maître initie les disciples : « maîtrise absolue du corps, jouissance unique, oubli du temps et des limites, et élixir de longue vie, exil de la mort et de ses menaces. » (La volonté de savoir, p. 76-77). Dans la culture chinoise ancienne par exemple, cet art du plaisir conjugal formule des prescriptions en vue de l’obéissance de la femme, de son respect, de son dévouement, qui sont tout autant de conseils de comportement érotique destinés à majorer autant que possible le plaisir des partenaires et en tout cas de l’homme :  des avis sur les conditions pour obtenir la meilleure descendance possible y sont également formulés (t. II, L’usage des plaisirs, p. 159, cf. p. 154)

Par contraste avec ces nombreuses sociétés, à la différence aussi de la Grèce qui liait vérité et sexe dans la transmission pédagogique, au corps à corps, d’un savoir précieux (t. I, p. 82), l’Occident chrétien a développé une scientia sexualis (p. 77) en raison d’une stratégie de pouvoir-savoir qui s’oppose rigoureusement à l’art de l’initiation et au secret magistral, c’est-à-dire de l’enseignement (p. 83) : la procédure fondamentale de l’aveu (p. 78) et de la confidence (p. 84,86).

Chez les Grecs, le régime des aphrodisia ne faisait l’objet d’aucune disqualification de principe, mais il fallait se protéger contre les conséquences physiologiques de l’acte sexuel et de ses excès, et s’inquiéter du devenir de la progéniture en prenant en compte l’âge des parents, la diète des parents et le moment de la procréation (t. II, p. 133). Entre le mari et la femme, le statut lié à l’état de mariage, la gestion de l’oikos, le maintien de la descendance peuvent fonder des principes de conduite, définir ses règles et fixer les formes de la tempérance exigée ; mais il y a également une dissymétrie : la femme qui était placée sous l’autorité exclusive du mari n’apparaît que comme un élément complémentaire de l’homme (p. 224), alors que l’art d’aimer qui se joue entre l’éraste et l’éromène s’adresse aux deux personnages, le jeune garçon constituant, en face de l’amant, un centre indépendant (p. 223-224). Le partage entre l’honorable et le honteux ou déshonorant porte ainsi sur le point d’honneur auquel le jeune homme doit se tenir (p. 228-229). Cette relation entre l’éraste et l’éromène fait penser à l’art d’aimer courtoisement :

« À la différence des autres relations sexuelles, ou en tout cas plus qu’elles, celles qui unissent l’homme et le garçon par-delà un certain seuil d’âge et de statut qui les sépare, était l’objet d’une sorte de ritualisation, qui en leur imposant plusieurs règles, leur donnait forme, valeur et intérêt. Avant même qu’elles ne soient prises en compte par la réflexion philosophique, ces relations étaient déjà le prétexte à tout un jeu social.
Autour d’elles s’était formées des pratiques de « cour » : sans doute, celles-ci n’avaient pas la complexité qu’on trouve dans d’autres arts comme ceux qui seront développés au Moyen Âge. Mais elles étaient aussi bien autre chose que la coutume à respecter pour pouvoir obtenir en bonne et due forme la main d’une jeune fille. Elles définissaient tout un ensemble de conduites convenues et convenables, faisant ainsi de cette relation un domaine culturellement et moralement surchargé ; ces pratiques définissent le comportement mutuel et les stratégies respectives que les deux partenaires doivent observer pour donner à leur relation une forme “belle”, esthétiquement et moralement valable. Elles fixent le rôle de l’éraste et l’éromène. L’un est en position d’initiative, il poursuit, ce qui lui donne des droits et des obligations : il a à montrer son ardeur, il a aussi à la modérer ; il a des cadeaux à faire, des services à rendre ; il a des fonctions à exercer vis-à-vis de l’aimé ; et tout cela le fonde à attendre la juste récompense ; l’autre, celui qui est aimé et courtisé, doit se garder de céder trop facilement ; il doit éviter aussi d’accepter trop de d’hommages différents, d’accorder ses faveurs à l’étourdie et par intérêt, sans éprouver la valeur de son partenaire ; il doit aussi manifester la reconnaissance pour ce que l’amant a fait pour lui. » (t. II, p. 217).