I. 2.
Aimer au sens (chrétien) de donner
la passion du Christ
comme apothéose du dévouement aux autres
2.0
sources bibliques
Matthieu
(22:38-39 vs 5:44)
tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, et de toute ton âme, et de toute ta pensée, et de toute ta force. C'est là le premier commandement.Voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n'y a point d'autre commandement plus grand que ceux-ci. (22:38-39)
ἀγαπήσεις κύριον τὸν θεόν σου ἐξ ὅλης τῆς καρδίας σου, καὶ ἐξ ὅλης τῆς ψυχῆς σου, καὶ ἐξ ὅλης τῆς διανοίας σου, καὶ ἐξ ὅλης τῆς ἰσχύος σου. Αὕτη πρώτη ἐντολή.
Καὶ δευτέρα ὁμοία αὕτη, Ἀγαπήσεις τὸν πλησίον σου ὡς σεαυτόν. Μείζων τούτων ἄλλη ἐντολὴ οὐκ ἔστιν.
*
Aimez vos ennemis et bénissez ceux qui vous maudissent ; faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous outragent et vous persécutent. (5:44)
Ἀγαπᾶτε τοὺς ἐχθροὺς ὑμῶν, εὐλογεῖτε τοὺς καταρωμένους ὑμᾶς, καλῶς ποιεῖτε τοῖς μισοῦσιν ὑμᾶς, καὶ προσεύχεσθε ὑπὲρ τῶν ἐπηρεαζόντων ὑμᾶς, καὶ διωκόντων ὑμᾶς
La source des deux commandements principaux reconnus par Jésus se trouve dans la Bible hébraïque (Tanakh) et, plus précisément, dans la Torah
« Tu aimeras l’Éternel, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force » (Deutéronome 6:5)
« Ne hais point ton frère en ton cœur: reprends ton prochain, et tu n'assumeras pas de péché à cause de lui. Ne te venge ni ne garde rancune aux enfants de ton peuple, mais aime ton prochain comme toi-même: je suis l'Éternel. Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lévitique 19,18-19).
Luc
(6:27-35 vs 10:27)
Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force, et de toute ta pensée ; et ton prochain comme toi-même.
Ἀγαπήσεις κύριον τὸν θεόν σου, ἐξ ὅλης τῆς καρδίας σου, καὶ ἐξ ὅλης τῆς ψυχῆς σου, καὶ ἐξ ὅλης τῆς ἰσχύος σου, καὶ ἐξ ὅλης τῆς διανοίας σου: καὶ τὸν πλησίον σου ὡς σεαυτόν. (10:27)
*
Aimez vos ennemis ; faites du bien à ceux qui vous haïssent
Ἀγαπᾶτε τοὺς ἐχθροὺς ὑμῶν, καλῶς ποιεῖτε τοῖς μισοῦσιν ὑμᾶς (6:27)
A celui qui te frappe sur la joue, présente aussi l'autre (6:29)
εἰ ἀγαπᾶτε τοὺς ἀγαπῶντας ὑμᾶς, ποία ὑμῖν χάρις ἐστίν; Καὶ γὰρ οἱ ἁμαρτωλοὶ τοὺς ἀγαπῶντας αὐτοὺς ἀγαπῶσιν.
si vous aimez ceux qui vous aiment, quel gré vous en saura-t-on ? car les pécheurs aussi aiment ceux qui les aiment ; et si vous faites du bien à ceux qui vous font du bien, quel gré vous en saura-t-on ? car les pécheurs aussi font la même chose. (6:33)
Et si vous prêtez à ceux de qui vous espérez recevoir, quel gré vous en saura-t-on ? Les pécheurs aussi prêtent aux pécheurs, afin de recevoir la pareille. (6:34)
Mais aimez vos ennemis, et faites du bien et prêtez sans rien espérer, et votre récompense sera grande, et vous serez fils du Très-Haut ; parce que lui est bon envers les ingrats et les méchants. (6:35)
ἀγαπᾶτε τοὺς ἐχθροὺς ὑμῶν, καὶ ἀγαθοποιεῖτε, καὶ δανείζετε, μηδὲν ἀπελπίζοντες: καὶ ἔσται ὁ μισθὸς ὑμῶν πολύς, καὶ ἔσεσθε υἱοὶ ὑψίστου: ὅτι αὐτὸς χρηστός ἐστιν ἐπὶ τοὺς ἀχαρίστους καὶ πονηρούς.
Paul de Tarse
épître aux romains (13 :1-7)
Μηδενὶ μηδὲν ὀφείλετε, εἰ μὴ τὸ ἀγαπᾷν ἀλλήλους: ὁ γὰρ ἀγαπῶν τὸν ἕτερον, νόμον πεπλήρωκεν.
Τὸ γάρ, Οὐ μοιχεύσεις, οὐ φονεύσεις, οὐ κλέψεις, οὐκ ἐπιθυμήσεις, καὶ εἴ τις ἑτέρα ἐντολή, ἐν τούτῳ τῷ λόγῳ ἀνακεφαλαιοῦται, ἐν τῷ, Ἀγαπήσεις τὸν πλησίον σου ὡς σεαυτόν.
Ἡ ἀγάπη τῷ πλησίον κακὸν οὐκ ἐργάζεται: πλήρωμα οὖν νόμου ἡ ἀγάπη.
Ne devez rien à personne, si ce n'est de vous aimer les uns les autres ; car celui qui aime les autres a accompli la loi.
En effet, les commandements : Tu ne commettras point adultère, tu ne tueras point, tu ne déroberas point, tu ne convoiteras point, et s'il y a quelque autre commandement, se résument dans cette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
L'amour ne fait point de mal au prochain ; l'amour est donc l'accomplissement de la loi.
épître aux éphésiens (13 :21-33)
Soumettez-vous les uns aux autres dans la crainte de Christ.
ὑποτασσόμενοι ἀλλήλοις ἐν φόβῳ χριστοῦ.
Femmes, soyez soumises à vos propres maris, comme au Seigneur ;
(Π) Αἱ γυναῖκες, τοῖς ἰδίοις ἀνδράσιν ὑποτάσσεσθε ὡς τῷ κυρίῳ.
Ὅτι ἀνήρ ἐστιν κεφαλὴ τῆς γυναικός, ὡς καὶ ὁ χριστὸς κεφαλὴ τῆς ἐκκλησίας, καὶ αὐτός ἐστιν σωτὴρ τοῦ σώματος.
parce que le mari est le chef de la femme, comme aussi Christ est le Chef de l'Eglise, lui, Sauveur du corps ; mais comme l'Eglise est soumise à Christ, que les femmes le soient aussi à leurs maris en toutes choses.
Ἀλλ’ ὥσπερ ἡ ἐκκλησία ὑποτάσσεται τῷ χριστῷ, οὕτως καὶ αἱ γυναῖκες τοῖς ἰδίοις ἀνδράσιν ἐν παντί Οἱ ἄνδρες, ἀγαπᾶτε τὰς γυναῖκας ἑαυτῶν, καθὼς καὶ ὁ χριστὸς ἠγάπησεν τὴν ἐκκλησίαν, καὶ ἑαυτὸν παρέδωκεν ὑπὲρ αὐτῆς:
Maris, aimez vos femmes, comme aussi Christ a aimé l'Eglise, et s'est livré lui-même pour elle, afin qu'il la sanctifiât, l'ayant purifiée par l'ablution d'eau, par la Parole ; afin qu'il la fît paraître devant lui, Eglise glorieuse, n'ayant ni tache, ni ride, ni rien de semblable ; mais afin qu'elle soit sainte et irrépréhensible.
ἵνα αὐτὴν ἁγιάσῃ, καθαρίσας τῷ λουτρῷ τοῦ ὕδατος ἐν ῥήματι, ἵνα παραστήσῃ αὐτὴν ἑαυτῷ ἔνδοξον τὴν ἐκκλησίαν, μὴ ἔχουσαν σπῖλον ἢ ῥυτίδα ἤ τι τῶν τοιούτων, ἀλλ’ ἵνα ᾖ ἁγία καὶ ἄμωμος.
Οὕτως ὀφείλουσιν οἱ ἄνδρες ἀγαπᾷν τὰς ἑαυτῶν γυναῖκας ὡς τὰ ἑαυτῶν σώματα. Ὁ ἀγαπῶν τὴν ἑαυτοῦ γυναῖκα, ἑαυτὸν ἀγαπᾷ: C'est ainsi que les maris aussi doivent aimer leurs femmes, comme leurs propres corps. Celui qui aime sa femme s'aime soi-même.
οὐδεὶς γάρ ποτε τὴν ἑαυτοῦ σάρκα ἐμίσησεν, ἀλλ’ (N ἀλλ’ → ἀλλὰ) ἐκτρέφει καὶ θάλπει αὐτήν, καθὼς καὶ ὁ κύριος τὴν ἐκκλησίαν: Car jamais personne n'a haï sa propre chair ; mais il la nourrit et soigne tendrement, comme Christ le fait pour l'Eglise,
ὅτι μέλη ἐσμὲν τοῦ σώματος αὐτοῦ, ἐκ τῆς σαρκὸς αὐτοῦ καὶ ἐκ τῶν ὀστέων αὐτοῦ. parce que nous sommes membres de son corps étant de sa chair et de ses os.
Ἀντὶ τούτου καταλείψει ἄνθρωπος τὸν πατέρα αὐτοῦ καὶ τὴν μητέρα, καὶ προσκολληθήσεται πρὸς τὴν γυναῖκα αὐτοῦ, καὶ ἔσονται οἱ δύο εἰς σάρκα μίαν. C'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à sa femme ; et les deux seront une seule chair.
Τὸ μυστήριον τοῦτο μέγα ἐστίν: ἐγὼ δὲ λέγω εἰς χριστὸν καὶ εἰς τὴν ἐκκλησίαν. Ce mystère-là est grand ; or, je dis cela par rapport à Christ et à l'Eglise
Πλὴν καὶ ὑμεῖς οἱ καθ’ ἕνα, ἕκαστος τὴν ἑαυτοῦ γυναῖκα οὕτως ἀγαπάτω ὡς ἑαυτόν: ἡ δὲ γυνὴ ἵνα φοβῆται τὸν ἄνδρα. Au reste, quant à vous aussi, qu'un chacun en particulier aime sa femme comme lui-même, et que la femme respecte son mari.
première épître aux Corinthiens (13:4-8 vs 13:13)
Ἡ ἀγάπη μακροθυμεῖ, χρηστεύεται: ἡ ἀγάπη οὐ ζηλοῖ: ἡ ἀγάπη οὐ περπερεύεται, οὐ φυσιοῦται, οὐκ ἀσχημονεῖ, οὐ ζητεῖ τὰ ἑαυτῆς, οὐ παροξύνεται, οὐ λογίζεται τὸ κακόν, οὐ χαίρει ἐπὶ τῇ ἀδικίᾳ, συγχαίρει δὲ τῇ ἀληθείᾳ, πάντα στέγει, πάντα πιστεύει, πάντα ἐλπίζει, πάντα ὑπομένει. Ἡ ἀγάπη οὐδέποτε ἐκπίπτει [...] Νυνὶ δὲ μένει πίστις, ἐλπίς, ἀγάπη, τὰ τρία ταῦτα: μείζων δὲ τούτων ἡ ἀγάπη.
L'amour use de patience, il use de bonté ; la charité n'est point envieuse ; la charité ne se vante point ; elle ne s'enfle point ; elle n'agit point malhonnêtement, elle ne cherche point son intérêt ; elle ne s'irrite point ; elle ne pense point le mal ; elle ne se réjouit point de l'injustice ; mais elle se réjouit avec la vérité. Elle excuse tout, elle croit tout, elle espère tout, elle endure tout. La charité ne périt jamais. [...] Maintenant donc ces trois choses demeurent : la foi, l'espérance et la charité ; mais la plus grande est la charité.
[13:4-8 vs 13:13]
Διαιρέσεις δὲ χαρισμάτων εἰσίν, τὸ δὲ αὐτὸ πνεῦμα. il y a des diversités de dons, mais le même Esprit ; il y a aussi des diversités de services, mais le même Seigneur ; il y a aussi des diversités d'opérations, mais c'est le même Dieu qui opère toutes choses en tous. Or à chacun est donnée la manifestation de l'Esprit pour l'utilité commune. ἡ φανέρωσις τοῦ πνεύματος πρὸς τὸ συμφέρον.
Dieu a établi dans l'Eglise, premièrement des apôtres, secondement des prophètes, en troisième lieu des docteurs ; ensuite des miracles [δυνάμεις], puis des dons de guérison [χαρίσματα ἰαμάτων], des secours, des administrations, des langues diverses. [...] désirez avec ardeur les dons les meilleurs! Ζηλοῦτε δὲ τὰ χαρίσματα τὰ κρείττονα. [12:4-7 vs 12:28,31]
Pierre
première épître
Vivre selon Dieu quant à l’esprit (κατὰ θεὸν πνεύματι) [4:6] signifie trois choses:
- être charitable envers les autres en leur pardonnant leurs fautes [4:8];
- accueillir sans réserve les étrangers et donc les aimer comme des amis (φιλόξενοι) [4:9];
- rendre service aux autres en leur faisant profiter grâcieusement des bienfaits et faveurs que nous avons reçus grâce à Dieu [4:10], de façon à manifester la gloire et la puissance (ἡ δόξα καὶ τὸ κράτος) sans nous attribuer le mérite de ce que Dieu nous a donné [4:11].
πρὸ πάντων δὲ τὴν εἰς ἑαυτοὺς ἀγάπην ἐκτενῆ ἔχοντες, ὅτι ἀγάπη καλύψει πλῆθος ἁμαρτιῶν: φιλόξενοι εἰς ἀλλήλους ἄνευ γογγυσμῶν:
ἕκαστος καθὼς ἔλαβεν χάρισμα, εἰς ἑαυτοὺς αὐτὸ διακονοῦντες, ὡς καλοὶ οἰκονόμοι ποικίλης χάριτος θεοῦ: εἴ τις λαλεῖ, ὡς λόγια θεοῦ: εἴ τις διακονεῖ, ὡς ἐξ ἰσχύος ὡς χορηγεῖ ὁ θεός
Avant tout, ayez entre vous une ardente charité ; car la charité couvre une multitude de péchés. Exercez l'hospitalité les uns envers les autres, sans murmure.
Selon que chacun de vous a reçu un don, employez-le au service les uns des autres, comme de bons dispensateurs des diverses grâces de Dieu.
Si quelqu'un parle, que ce soit comme exposant des oracles de Dieu ; si quelqu'un exerce un ministère, qu'il le fasse comme usant d'une force que Dieu fournit
(première épître de Pierre: 4:8-11)
2.1 Jean
première épître
Selon la première épître de Jean, le disciple (mathetès) bien-aimé de Jésus (Jean, XIII,23), « Dieu est amour » : Ὁ θεὸς ἀγάπη ἐστίν (IV,16). En ce sens, Dieu est à l’origine de l’amour (génitif subjectif de l’amour de Dieu) et, de ce fait, il doit être objet de l’amour humain (génitif objectif) ; autrement dit, aimer Dieu et ses créatures (ses enfants qui sont nos frères) est un devoir de l’être humain touché par le souffle divin τὸ πνεῦμα τοῦ θεοῦ (IV,2). Dieu nous a donné l’esprit (pneuma) pour demeurer en Lui en respectant ses commandements et en particulier celui de « nous aimer les uns les autres » ἀγαπῶμεν ἀλλήλους (III,22-24).
L’amour [qui provient] de Dieu éclaire le monde de sa lumière qui nous permet d’avoir « société les uns avec les autres » (I,7). On ne doit pas aimer le monde, ni ce qui est dans le monde : « car ce qui est dans le monde : convoitise (epithumia) de la chair, convoitise des yeux et vantardise des ressources (alazoneia tou biou), ne vient pas du Père, mais vient du monde » (II,15-16). Autrement dit, aimer est par l’apôtre découplé du désir charnel pour être assimilé à la pratique de la justice à l’instar du Fils de Dieu : « celui qui pratique la justice est juste comme est juste celui-là » (III,7).
C’est le Père qui donne l’amour à ses enfants (III,1) et leur donne par là même la possibilité de rendre justice ou faire justice (dikaiosunè poiein) en aimant leurs frères au lieu de les haïr à l’instar de Caïn : il faut « nous aimer les uns les autres » (III,10-12). Mais l’amour que Dieu a mis en nous ne doit pas être simple déclaration d’amour pour les autres (par le discours de la langue : logo tè glossè), mais il doit se manifester en acte par des œuvres (en ergo) : demeurer dans l’amour de Dieu oblige celui qui a de quoi vivre dans le monde à aider son frère dans le besoin ; à l’instar de Jésus « qui a donné sa vie (tèn psuchèn) pour nous, nous devons aussi donner notre vie pour nos frères » pour pouvoir passer ainsi de la mort [la vie terrestre ou vita activa] à la vie (III,14-18) éternelle (V,13) ζωὴν αἰώνιον
Ἀγαπητοί, ἀγαπῶμεν ἀλλήλους: ὅτι ἡ ἀγάπη ἐκ τοῦ θεοῦ ἐστίν, καὶ πᾶς ὁ ἀγαπῶν ἐκ τοῦ θεοῦ γεγέννηται, καὶ γινώσκει τὸν θεόν.
Bien-aimés, aimons-nous les uns les autres ; car l'amour est de Dieu, et quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu. (IV,7)
Il convient de reconstituer la chaîne de l’amour: l’amour provient de Dieu (IV,7), qui nous aime et nous a manifesté son amour en envoyant son fils unique pour que nous vivions en lui ; ce n’est donc pas nous qui aimons tout d’abord Dieu, c’est lui qui nous a aimés le premier (IV,19) en envoyant son fils pour expier nos péchés (IV,10), c’est-à-dire nos injustices ἀδικία (V,17), le péché étant contraire à la loi ἡ ἁμαρτία ἐστὶν ἡ ἀνομία (III,4) ; comme Dieu nous a aimés de la sorte [*par le pardon], nous devons également nous aimer ainsi les uns les autres (IV,11), c’est-à-dire « donner la vie » au frère qui a péché d’un péché qui ne mène pas à la mort en priant pour ce péché (V,16) [*de façon à ce qu’il lui soit pardonné]. L’intelligence que Dieu nous a donnée pour connaître le vrai δέδωκεν ἡμῖν διάνοιαν ἵνα γινώσκωμεν τὸν ἀληθινόν et ainsi reconnaître le vrai dieu, en se gardant des idoles (V,20-21), nous permet de reconnaître l’amour que Dieu a pour nous : ce qui nous donne la faculté de demeurer indistinctement en Dieu et dans cet amour qui est Dieu (IV,16) : « l’amour est alors parfait en nous » et cet amour parfait exclut de craindre d’être châtié pour avoir aimé (IV,18) [par exemple, par l’ingratitude ou la trahison]. Car Dieu saura de toute façon juger si notre cœur est à blâmer καταγινώσκῃ (III,19-21).
*Aimer, c’est donner par la grâce de Dieu dont l’Esprit (pneuma) donne la foi et la force de pardonner (cf. Arendt), et non pas prendre du plaisir à vivre dans le monde en satisfaisant ses désirs charnels. Augustin et Pascal interpréteront à leur manière la triade de la libido en jeu.
2.2
Augustin d’Hippone
Au début du livre 3 des Confessions (397-401), Augustin narre son arrivée à Carthage où grondait de toute part autour de lui la chaudière des criminelles amours :
CHAPITRE I.
Je vins à Carthage, où bientôt j’entendis bouillir autour de moi la chaudière des sales amours. Je n’aimais pas encore, et j’aimais à aimer; et par [l’effet d'un besoin plus secret =] une indigence secrète, je m’en voulais de n’être pas encore assez indigent. Je cherchais un objet à mon amour, aimant à aimer; et je haïssais ma sécurité, ma voie exempte de pièges. Mon cœur défaillait, vide de la nourriture intérieure, de vous-même, mon Dieu; et ce n’était pas de cette faim-là que je me sentais affamé; je n’avais pas l’appétit des aliments incorruptibles: non que j’en fusse rassasié; je n’étais dégoûté que par inanition. Et mon âme était mal portante et couverte de plaies, et se jetant misérablement hors d’elle-même, elle mendiait ces vifs attouchements qui devaient envenimer son ulcère. C’est la vie que l’on aime dans les créatures : aimer, être aimé m’était encore plus doux, quand la personne aimante se donnait toute à moi = si dans l'amour je jouissais aussi du corps.
Je souillais donc la source de l’amitié des ordures de la concupiscence; je couvrais sa sérénité du nuage infernal de la débauche. Hideux et infâme, dans la plénitude de ma vanité, je prétendais encore à l’urbanité élégante. Et je tombai dans l’amour où je désirais être pris, O mon Dieu, ô ma miséricorde, de quelle amertume votre bonté a assaisonné ce miel! Je fus aimé, j’en vins aux liens secrets de la jouissance, et, joyeux, je m’enlaçais dans un réseau d’angoisses, pour être bientôt livré aux verges de fer brûlantes de la jalousie, des soupçons, des craintes, des colères et des querelles.
CHAPITRE II.
-
Je me laissais ravir au théâtre, plein d’images de mes misères, et d’aliments à ma flamme. Mais qu’est-ce donc? et comment l’homme veut-il s’apitoyer au spectacle des aventures lamentables et tragiques qu’il ne voudrait pas lui-même souffrir? Et cependant, spectateur, il veut en souffrir de la douleur, et cette douleur même est son plaisir. Qu’est-ce donc, sinon une pitoyable maladie d’esprit? Car notre émotion est d’autant plus vive, que nous sommes moins guéris de ces passions quoique pâtir s’appelle misère, et compatir, miséricorde. Mais quelle est cette compatissance pour des fictions scéniques? Appelle-t-on l’auditeur au secours? Non, il est convié seulement à se douloir; et il applaudit l’acteur, en raison de la douleur qu’il reçoit. Et si la représentation de ces infortunes, antiques ou imaginaires, le laisse sans impressions douloureuses, il se retire le dédain et la critique à la bouche. Est-il douloureusement ému, il demeure attentif, et pleure avec joie.
-
Mais tout homme veut se réjouir; d’où vient donc cet amour des larmes et de la douleur? Le plaisir, que la misère exclut, se trouve-t-il dans la commisération? Et ce sentiment fait-il aimer la douleur dont il ne saurait se passer? L’amour est la source de ces sympathies. Où va cependant, où s’écoule ce flot? Au torrent de poix bouillante, au gouffre ardent des noires voluptés, où il change et se confond lui-même, égaré si loin et déchu de la limpidité céleste. Faut-il donc répudier la compassion ? Nullement. La douleur est donc parfois aimable; mais garde-toi de l’impureté, ô mon (379) âme, sous la tutelle de mon Dieu, Dieu de nos pères, qui doit être loué et exalté dans tous les siècles (Dan. III, 32); garde-toi de l’impureté, car je ne suis pas aujourd’hui fermé à la commisération. Mais alors, au théâtre, j’entrais dans la joie de ces amants qui se possédaient dans le crime, et pourtant ce n’était que feinte et jeux imaginaires. Alors qu’ils étaient perdus l’un pour l’autre, je me sentais comme une compatissante tristesse; et pourtant je jouissais de ce double sentiment.
Ce qui fait donc obstacle à l’amour de Dieu, qui est le véritable objet de l’amour en même temps que son origine, c’est non seulement le désir de volupté, mais encore tous les désirs passionnés qui rendent l’âme impure : ainsi de la complaisance pour sa propre douleur qui ne serait aimable que si elle ouvrait à sa catharsis… Dans le livre 10 des Confessions (397-401), Augustin s’inspire de l’épître de Jean pour concevoir la hiérarchie des passions qui éloignent de Dieu, c’est-à-dire les trois formes de convoitise que sont : 1. La concupiscence de la chair (concupiscentia carnis) recouvre non seulement la volupté, l’intempérance de l’ivrogne ou du gourmand, mais également les plaisirs de l’odorat ou de l’ouïe (p. 283) ; 2. La concupiscence des yeux (concupiscentia occulorum), pour sa part, comprend la curiosité à l’origine d’une expérience sensuelle trompeuse, ainsi que [c’est un ajout de Saint Augustin] l’envie d’une expérience charnelle qui s’affuble du nom d’étude ou de savoir [Autrement dit, cette forme de concupiscence équivaux au désir de savoir par curiosité] ; enfin, 3. La superbia vitae est définie par l’amour de la gloire et la recherche des louanges.
cupio : désir violent et instinctif, sensuel
concupisco= être pris de l’envie de…
concupiscentia = désir ardent, convoitise ; dans le contexte théologique, c’est l’aspiration à désirer des biens naturels et surnaturels, alors que, dans le langage courant, c’est un terme péjoratif pour le penchant aux plaisirs des sens
Dans le livre 14 de la Cité de Dieu (413-426), la libido sentiendi comprend non seulement la concupiscence de la chair, mais encore la tendance à satisfaire les désirs sensuels (luxure, gourmandise ; paresse ; curiosité, comme aller au théâtre) ; la libido sciendi est définie par la vanité de l’homme croyant pouvoir appréhender la vérité par le savoir ; la libido dominandi consiste à désirer dominer les autres avec orgueil. Dans le fragment 458 de ses Pensées, Blaise Pascal amende la première épître de Jean en reprenant cette explication de Saint Augustin : « Tout ce qui est au monde est concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie : libido sentiendi, libido sciendi, libido dominandi ».
*
2.3
Blaise Pascal
Aimer Dieu
Texte cité à partir de la numérotation des fragments dans
Pascal, Pensées sur la justice, GF Flammarion, 2011.
* La problématisation pascalienne porte en premier lieu sur l’objet véritable de l’amour : Dieu, et surtout pas le Moi haïssable et toutes les autres créatures auxquelles on peut s’attacher et dont on peut se faire aimer. Aimer au sens d’éprouver un attachement affectif, au sens donc de s’attacher ou se lier affectivement à quelqu’un, est rejeté comme injuste au profit d’une autre manière d’aimer qui fait l’objet d’une obligation. Comme il se doit, l’amour pour Dieu se montre à la capacité de Lui donner ou offrir en sacrifice tout ce qu’on ne peut aimer qu’au sens faible d’en apprécier l’agrément : la satisfaction, agréable à l’amour-propre, des désirs sensuels et passionnés…
Pour Pascal, « il faut n’aimer que Dieu et ne haïr que soi » (476), de façon à régler l’amour qu’on se doit à soi-même comme membre pensant du Tout (474) qu’est l’ordre du monde créé par Dieu : cela revient à avoir l’esprit du corps (483) et à aimer en nous un être qui n’est pas nous (485). C’est l’Être universel (458), seul « être véritablement aimable » (485). Tout amour qui va au-delà est injuste (483).
Par nature, « chaque chose s’aime plus que tout » (483) et, par conséquent, « Le moi est haïssable » de se faire injustement centre de tout (455) : à cause d’une volonté dépravée, « tout tend à soi » contre tout ordre, de sorte que le Tout est mort pour soi, puisque chacun est un tout pour soi (457). Dans la mesure même où nous naissons coupables (489), injustes, pleins de mal et de concupiscences (479), nous sommes indignes d’être aimés. C’est pourquoi il faut se mortifier soi-même, avec humilité (493), de façon à haïr son amour-propre « et cet instinct qui le porte à se faire Dieu » (492). Car « La nature de l’amour-propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi. » (100).
« La vraie et unique vertu est donc de se haïr (car on est haïssable par sa concupiscence), et de chercher un être véritablement aimable, pour l'aimer. Mais comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous » (485)
Par suite, « nous devons nous haïr nous-mêmes et tout ce qui excite à autre attache que Dieu seul », c’est-à-dire détester « tout ce qui invite à nous attacher aux créatures » (479) pour en jouir de manière injuste et dépravée et pour nous faire aimer d’elles : « je suis coupable si je me fais aimer et si j’attire les gens à s’attacher à moi » (471).Aimer en ce sens dépravé, c’est s’attacher ou se lier à une autre créature, alors même que nous sommes parfaitement incapables d’aimer jamais quelqu’un (323). Car, pour Pascal, on aime les qualités prêtées aux autres, c’est-à-dire attribuées aux personnes ainsi identifiées, et non pas la personne elle-même.
[argument par l’absurde]
Si l’on aimait vraiment quelqu’un, l’amour survivrait à la perte des qualités qui motivent l’amour, comme la beauté pour l’amour physique ou charnel. Or ce n’est pas le cas, puisqu’une maladie comme la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, anéantira l’amour. Ce n’est pas vrai simplement pour le corps, mais tout autant pour l’esprit qui se transforme au cours du temps : « je puis perdre des qualités sans me perdre moi-même ». L’amour est donc périssable, parce qu’il porte sur des qualités et non sur la personne elle-même : nos raisons de l’aimer, qu’elles soient d’ordre physique ou moral, ne touchent pas à la substance abstraite de la personne, mais à des qualités périssables qui, lorsqu’elles disparaissent, font disparaître l’amour avec elle. Autant en conclure que l’amour porte justement sur ces qualités prêtées aux personnes, et non sur le moi, avec pour conséquence que l’amour des honneurs paraît aussi peu critiquable que l’amour :
« … comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ses qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l’âme d'une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. » (323)
Pascal se moque en fait de toutes ces formes d’amour enraciné dans le désir, qui nous attachent aux êtres humains, aux choses sensibles et aux affaires humaines, pour en tirer quelque avantage ou leur soutirer du plaisir.
[interprétation]
* L’argument par l’absurde trahit la leçon de cette pensée : autant que l’illusion d’aimer quelqu’un ici-bas, ce que Pascal pointe, c’est la vanité et l’inanité de l’amour terrestre, confondu avec le désir concupiscent sous une de ses trois formes. Il faudrait donc empêcher que l’homme s’aime lui-même et même susciter le mépris pour sa condition misérable : ce qui revient à lui faire découvrir la vérité, amère à l’amour-propre, alors même qu’il aime être trompé (100) [*c’est-à-dire apprécie de l’être]. Quel est le moyen ?
« Il faut donc que la vraie religion nous enseigne à n’adorer que lui et à n’aimer que lui. Mais, comme nous nous trouvons dans l’impuissance d’adorer ce que nous ne connaissons pas, et d’aimer autre chose que nous, il faut que la religion qui instruit de ses devoirs nous instruise aussi de ces impuissances, et qu’elles nous apprennent aussi les remèdes » (489).
C’est que « la grâce donne ce à quoi elle oblige » (522) : « la vraie religion doit avoir pour marque d’obliger à aimer son Dieu » (491). La grâce surnaturelle (498, 521) est de l’ordre de la charité, et non de l’esprit (283). Car ce n’est pas la raison, mais le cœur (278,282) qui est à l’origine du sentiment et de la croyance par l’intermédiaire de la religion donnée par Dieu à travers le Christ (282). Par conséquent, « il faudrait que la véritable religion enseignât la grandeur, la misère, portât à l’estime et au mépris de soi, à l’amour et à la haine. » (494). « La foi est un don de Dieu » (279) qui donne aux simples d’esprit : « Dieu leur donne l’amour de soi [=Dieu] et la haine d’eux-mêmes » (284).
* Il faut donc éprouver la haine du moi, haïssable comme égocentrique et coupable d’aimer l’agréable, là où il devrait mépriser la concupiscence pour aimer vraiment Dieu et s’aimer soi-même en tant qu’aimant Dieu. Dépourvu de tout amour-propre, l’amour de soi équivaudrait alors à l’estime de soi, méritoire même si le devoir s’accomplit grâce à Dieu.
Car l’amour vient de Dieu et revient à Dieu, conformément à l’enseignement dispensé par Jean dans sa première épître : l’amour vient de Dieu qui l’accorde gracieusement et, donc, il faut lui rendre tout aussi gracieusement. Comme le don divin est incommensurable au service rendu par l’humain sous la figure de l’action de grâce, ce don contre don est lui-même incommensurable au donnant-donnant. Mais ce don contre don est en l’occurrence abîmé par la tension entre l’obligation morale, la dette qui est due, et la gratitude gracieusement offerte, le don gratuit : n’est-ce pas le signe que l’exigence morale d’être aussi gracieux que Dieu et, donc, d’agir divinement serait en quelque sorte in-humaine ? N’y a-t-il pas là une prétention de l’ordre de l’hubris ?