Aimer l’altérité?

1.4 Freud
Aimer comme destin pulsionnel de la libido

Freud propose une genèse pulsionnelle de l’amour (éros) à partir de la libido qui permet de comprendre de quelle manière multiforme se manifeste cette pulsion à l’union (érotique). La problématisation freudienne éclaire donc non seulement la provenance de l’amour, mais encore son importance dans la vie d’un être humain. Aimer, c’est toujours s’attacher sur le fondement d’un désir pulsionnel qui pousse à se rapprocher de l’objet tout autant désiré qu’aimé. Aimer, même dans ses formes apparemment les plus désintéressées, est donc toujours intéressé au plaisir ou bien-être procuré par l’objet aimé au narcissisme du sujet aimant. À la suite de Nietzsche, Freud entreprend donc à cet égard une sorte de démystification par rapport à la conception romantique de l’amour pur qui permet d’écarter l’hypothèse qu’aimer puisse être un don gratuit ou désintéressé : aimer, c’est toujours d’abord s’aimer soi-même à travers autrui.

Le statut d’éros : de Schiller à Empédocle
[…] So übt Natur die Mutterpflicht
Und sorgt, daß nie die Kette bricht
Und daß der Reif nie springet.
Einstweilen, bis den Bau der Welt
Philosophie zusammenhält,
Erhält sie das Getriebe
Durch Hunger und durch Liebe.
Schiller, Die Weltweisen (1879)
« La Nature exerce ainsi son devoir maternel
En prenant soin que la chaîne jamais ne se brise
Et que le cercle n’éclate pas.
En attendant que la Philosophie le fasse,
la nature maintient l’ordre du monde
par le moteur de la faim et de l’amour »

Faisant référence à plusieurs reprises [III, 45 ; IX, 245] au dernier vers de ce poème de Schiller sur Les philosophes (ou Sages du monde) et, donc, conformément à l’anthropologie classique (à l’éthologie), Freud distingue les instincts élémentaires de l’auto-conservation de l’individu et de la conservation de l’espèce par le moyen de la reproduction sexuée, l’instinct social ayant le statut, d’ailleurs problématique, d’un instinct dérivé comme Freud l’expliquera sa Psychologie de masse (1921). Il est désormais convenu de traduire par pulsion le terme allemand Trieb anciennement traduit par instinct, en raison de la mobilité des pulsions humaines par contraste avec la fixité des instincts animaux quant à leur objet et à la périodicité.

Comme Freud le reconnaît dans l’après-guerre, les deux pulsions élémentaires, la faim et l’amour, sont deux formes, certes opposées, de libido qu’il interprète alors comme deux manières d’aimer selon que l’objet est soi-même ou bien quelqu’un d’autre : soit l’on s’aime soi-même narcissiquement, soit l’on aime quelqu’un d’autre ou quelque chose. Ce qui recoupe la distinction antérieure entre la libido du moi, le narcissisme primaire, et la libido d’objet [Pour introduire au narcissisme, 1914, p.1-2]. Ces deux manières d’aimer correspondent à deux pulsions originaires (Urtriebe) ou fondamentales (Grundtriebe) qui sont elles-mêmes distinguées en fonction de leur objet ou objectif, à savoir : le Moi, pour les pulsions d’auto-conservation qui sont également appelées pulsions du Moi (Ichtriebe) ; l’objet sexuel, pour les pulsions sexuelles (Sexualtriebe) qui seront ultérieurement appelées pulsions d’objets (Objekttriebe). Ces dernières sont les « pulsions “libidinales” de l’amour au sens large », y compris le sadisme dont le but est tout sauf liebevoll : c’est qu’il fait partie de la vie sexuelle, même s’il s’apparente aux « pulsions d’emprise [Bemächtigungstriebe] sans intention libidinale », c’est-à-dire se rattache par maints aspects aux pulsions du moi. Au lieu d’aimer, on hait l’autre et on lui fait mal ou du mal. Quoi qu’il en soit, il y a « un combat entre l’intérêt à l’autopréservation [Sebstbewahrung : *cet intérêt narcissique à se préserver de l’autre pour se conserver intact émane de la pulsion d’auto-conservation = Selbsterhaltung] et les exigences de la libido » : son issue est la névrose lorsque le Moi s’impose de manière brutale et unilatérale contre la sexualité au « prix d’importantes souffrances et renoncements » [Malaise dans la culture, chap.vi, p.71-72 ; cf. Studienausgabe, Band IX, S.245-246]. C’est qu’entre ces deux types de pulsions (Triebe), il y a une opposition fondamentale qui, en corrélation avec l’oppression culturelle de la vita sexualis, est à l’origine tout autant de la frigidité féminine que de l’impuissance masculine [voir à ce propos l’essai sur le lien entre « La culture de la morale sexuelle et la nervosité moderne » : Die « kulturelle » Sexualmoral und die moderne Nervosität (1908), p. 27-30 du tome IX de la Studienausgabe = IX, 27-30].

[argument de la thèse]

Psychologie de masse et analyse du Moi (1921)

La thèse de Freud, c’est qu’aimer est toujours érotique d’une manière ou d’une autre, vu que l’amour au sens large, Liebe en allemand, est un autre mot pour éros. Autrement dit, Freud ramène sous une même catégorie l’amour au sens d’agapè et la sexualité enracinée dans la libido qu’on appelle en allemand Geschlechtsliebe (amour entre les genres sexués). D’après l’argument développé dans le chapitre 4 de la Psychologie de masse (1921), la libido comme concept de la doctrine de l’affectivité d’ordre quantitatif désigne l’énergie des pulsions en rapport avec l’attraction érotique de l’amour. Si le noyau en est l’amour ayant pour but l’union sexuelle (Geschlechtsliebe), Freud ne le sépare pas des autres formes d’amour : l’amour de soi (Selbstsliebe), l’amour des parents et des enfants (Eltern- und Kindesliebe), l’amitié et l’amour des êtres humains en général (allgemeine Menschenliebe), tout comme le dévouement à des causes concrètes ou à des idées abstraites impliquant un don ou un sacrifice de soi (Selbstopferung) et l’aspiration à se rapprocher des autres [*cette tendance à se sacrifier pour l’autre ou à s’unir à lui contraste clairement avec les pulsions égoïstes du moi*]. Car ce sont tout autant de tendances (Strebungen) issues, selon la psychanalyse freudienne, des mêmes émotions pulsionnelles (Triebregungen) que celles qui poussent à l’union sexuelle des genres, même si le but sexuel est dans les autres rapports repoussé (abgedrängt) ou retenu [IX, 85], que ce soit par le refoulement ou par la sublimation culturelle [IX, 20], par exemple, de l’homosexualité dans l’amitié entre hommes du même groupe [IX, 428, 132, 116-n & III, 68]. Autrement dit, toutes ces aspirations ou tendances proviennent d’une seule et même « entité originaire » dont l’identité est parfaitement reconnue, comme l’atteste la langue [allemande] qui résume ces diverses manifestations par un seul terme : Liebe, dont le sens large correspond à l’éros de Platon [IX, 85-86].

[scolie]

L’indignation contre la psychanalyse qui n’a pourtant rien inventé en la matière avec cette conception “élargie” de l’amour est donc parfaitement injustifiée, puisque l’éros de Platon recouvre complètement la libido entendue comme énergie d’aimer (Liebeskraft) et que l’apôtre Paul a pris le terme dans ce même sens élargi lorsqu’il a placé l’amour (ἡ ἀγάπη) au-dessus de tout dans la première épître aux Corinthiens (13 :1) [*Luther traduit agapè par Liebe].

[conséquence]

Sauf à préjuger que la sexualité est honteuse, il n’y a donc aucune raison de lui substituer les termes éros/érotique, vu que le terme grec est la traduction du terme allemand pour amour. Freud en conclut que la psychologie de masse est justifiée à parler des relations d’amour (ou attachements affectifs) au cœur de « l’âme de la masse », dont la cohésion est assurée par le pouvoir d’éros qui maintient tout ensemble dans le monde (IX, 87) comme l’énonce le poème de Schiller auquel Freud fait à nouveau allusion à cet endroit.

Dans la préface de 1920 à ses Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), Freud s’étonne de cette indignation en invoquant non seulement l’accord entre l’éros du divin Platon et la conception élargie de la sexualité par la psychanalyse, mais en rappelant que « le philosophe Arthur Schopenhauer a depuis longtemps déjà expliqué aux êtres humains dans quelle mesure leur activité et aspiration est déterminée par des tendances sexuelles, au sens habituel du terme » [V, 46 ; trad. fr. Gallimard, coll. « idées », 1962, p. 12].

[corollaire]

Le Tournant d’après-guerre pousse Freud, dans Le malaise dans la culture (1930), non seulement à postuler une pulsion non érotique d’agression destructive et autodestructrice, mais encore à reconnaître un combat de géants [IX, 250] éternel entre éros et thanatos, la pulsion de destruction ou de mort [IX, 258], et ce conformément à une nouvelle axiomatique pulsionnelle qui redéfinit les pulsions fondamentales (Grundtriebe). Selon cette redistribution, éros comprend désormais les pulsions narcissiques d’auto-conservation de la vie du Moi :

Esquisse de la psychanalyse (1938)

« Après une longue hésitation et oscillation, nous nous sommes décidés à n'accepter que deux pulsions fondamentales, l’éros et la pulsion de destruction. (L’opposition entre la pulsion d'auto-conservation et la pulsion de perpétuation de l'espèce, tout comme l'autre opposition entre l'amour du moi et l'amour d'objet, se produit encore à l'intérieur d’éros). Le but de la première pulsion est de produire des unités toujours plus grandes et ainsi de conserver : Une liaison en somme ; le but de l'autre pulsion est au contraire de dissoudre les corrélations et de détruire ainsi les choses. Nous pouvons penser de la pulsion de destruction que ce qui apparaît comme son but ultime, c'est d’amener le vivant dans un état anorganique. C'est pourquoi nous l'appelons aussi pulsion de mort. »
« Nach langem Zögern und Schwanken haben wir uns entschlossen, nur zwei Grundtriebe anzunehmen, den Eros und den Destruktionstrieb. (Der Gegensatz von Selbsterhaltungs- und Arterhaltungstrieb sowie der andere von Ichliebe und Objektliebe fällt noch innerhalb des Eros.) Das Ziel des ersten ist, immer größere Einheiten herzustellen und so zu erhalten, also Bindung, das Ziel des anderen im Gegenteil, Zusammenhänge aufzulösen und so die Dinge zu zerstören. Beim Destruktionstrieb können wir daran denken, dass als sein letztes Ziel erscheint, das Lebende in den anorganischen Zustand zu überführen. Wie heißen ihn darum auch Todestrieb. »
Abriss der Psychoanalyse (1938), Kapitel 2, « Trieblehre »,
Gesammelte Werke, XVII, S.70-71

Dans l’Abriss esquissée en 1938, l’opposition entre pulsions d’autoconservation et de conservation de la vie, tout comme celle entre pulsions du moi et pulsion d’objets, sont dorénavant conçues comme intérieures à l’éros. De l’autre côté, Thanatos est conçu comme une pulsion de mort dont l’énergie destructrice, qui défait les liaisons, se manifeste par une inclination au conflit (Konfliktneigung) indépendante de la quantité de libido [frustrée] : si la pulsion de mort opère silencieusement dans la vie intérieure, elle devient néanmoins manifeste dans le masochisme et le sadisme secondaires, mais cette fois en liaison avec éros [IX, 246-247].

[scolie]

Après-coup, Freud se découvre un précurseur de sa théorie dualiste à travers Empédocle, lequel donne à penser l’éternel combat entre deux puissances au principe des événements (Prinzipien des Geschehens) dans le monde et la vie psychique [*dimension à la fois cosmique et psychique*] : les particules primitives des quatre éléments sont unies ou séparées respectivement par l’amitié (philia que Freud rend par Liebe : amour) ou le conflit (neikos : Streit en allemand). Ces deux forces naturelles agissent de manière pulsionnelle (triebhaft) sans être des intelligences conscientes et, donc, ce sont des forces motrices ou impulsives.

Dans L’analyse finie et l’analyse infinie, Freud glose Empédocle à partir du Faust de Goethe avant d’affirmer que les principes fondamentaux d’Empédocle sont, de par leur nom et leur fonction, comparables (das gleiche) aux deux pulsions fondamentales qu’il a conçues, à la différence près néanmoins que ces pulsions fondamentales à rassembler ou à détruire ne sont plus une spéculation cosmique imaginée (comme chez Empédocle), mais scientifiquement étayée de manière biologique (chez Freud) : c’est ainsi que la pulsion de destruction est ramenée à la pulsion de mort, c’est-à-dire à la tendance (Drang) du vivant à retourner à l’inertie (Leblos) [Studienausgabe, Ergänzungsband, S.385-386]. Par conséquent, comme la matière précède l’émergence du vivant qui en est issu, la pulsion de mort est indépendante d’éros qui, par contraste, n’est pas une aspiration à restaurer l’unité conformément au mythe ainsi réfuté de l’androgyne. Dans l’Esquisse de 1938, Freud précise que, de la même manière qu’attraction et répulsion s’opposent dans la matière organique, de même les fonctions biologiques s’opposent dans l’être vivant, tout en pouvant également co-opérer : par exemple, manger, c’est détruire avec le dessein d’incorporer, et l’acte sexuel est une agression ayant pour dessein une union intime ; néanmoins, comme la proportion entre les éléments opposés du mélange peut changer, l’amant peut devenir meurtrier. [Abriss der Psychoanalyse (1938), S.71].

*

[plan du cours]

À présent que les deux versions du dualisme pulsionnel de Freud ont été exposées, il convient d’en revenir à la première version pour apprécier tout d’abord l’importance d’éros en plongeant à la source libidinale du fait d’aimer afin de pouvoir faire, en conséquence, la genèse des différents types d’amour à partir des essais métapsychologiques de 1915. Dans un second temps, on se demandera quel rapport aimer et haïr entretiennent. Le dernier moment du cours montrera que le destin de la culture dépend de l’issue de ce combat entre Éros et Thanatos comme sources pulsionnelles, respectivement, de la faculté d’aimer et du besoin d’agresser.

1.     À la source libidinale d’Aimer

Pour introduire au narcissisme (1914)
chap. I

Le narcissisme primaire, loin d’être une perversion comme le narcissisme secondaire, ne serait que le complément libidinal de l’égoïsme de la pulsion d’autoconservation [III, 41/fr.1]. Freud s’interroge sur cette libido narcissique du Moi, plus conventionnellement appelée amour de soi (Selbstsliebe), à partir de deux phénomènes contraires : d’une part, les pathologies narcissiques, dont le symptôme principal est le repli mélancolique sur soi accompagné d’une folie des grandeurs ; d’autre part, l’état amoureux, dont le caractère principal est l’abandon de la personnalité propre en conséquence de l’investissement d’objet [III, 42-43/fr.1-2]. Cela montre que la libido originairement narcissique, qui est autoérotique, peut s’investir ensuite dans un objet extérieur et devenir ainsi libido sexualis [III, 47/fr.5], mais, en cas de dépit amoureux, s’en désinvestir pour se réinvestir dans le Moi, par introversion, afin de survivre psychiquement à la blessure narcissique : il y a donc bien « une opposition entre la libido du moi et la libido d’objet » [III, 43/fr.2] et, donc, un rapport inversement proportionnel entre le fait de s’aimer soi-même et celui d’aimer l’autre.

1.1 Deux types d’amour d’objet :
l’homme idolâtre ; la femme narcissique

chap. II

Le troisième accès à l’étude du narcissisme est fourni par la vie amoureuse des êtres humains, dont le type est différent selon le genre sexué, même si Freud prend bien soin de préciser que de nombreuses femmes aiment selon le type masculin : *il s’agit en quelque sorte d’un idéal-type qui correspondrait à une fréquence statistique dans les comportements observés*. S’orientant sur les pulsions d’auto-conservation, les pulsions sexuelles prennent tout d’abord pour objet la mère ou la nourrice qui prend soin du nourrisson, avant de s’en rendre indépendantes : Freud appelle ce type d’amour un choix d’objet par étayage (Anlehnung) sur la satisfaction des besoins vitaux [cf. G.W. XII,5]. Il en existe une version féminine, la mère nourricière, et une version masculine, l’homme protecteur : celui-ci est à vrai dire le modèle parfait d’un amour d’objet (die volle Objektliebe). Dans ce cas en effet, il y a adoration de l’être aimé qui est idéalisé, magnifié, idolâtré en raison de ce que Freud appelle une surestimation sexuelle (Sexualüberschätzung) :

« L’amour d’objet accompli selon le type par étayage est proprement caractéristique de l’homme. Il montre la surestimation sexuelle frappante, qui provient bien du narcissisme originaire de l’enfant et correspond donc à un transfert de ce narcissisme sur l’objet sexuel. Cette surestimation sexuelle permet l’apparition du singulier état amoureux (Verliebtheit) qui fait penser à une compulsion névrotique, état qui se ramène ainsi à un appauvrissement du moi en libido au profit de l’objet. » [III, 54-55/fr.9]

Or l’objet du désir sexuel est en règle générale une femme qui sera d’autant plus désirée, aimée et admirée qu’elle paraîtra s’aimer elle-même conformément au second type d’amour, dont le choix d’objet est au contraire narcissique. C’est que les femmes ont tout naturellement tendance à s’aimer elles-mêmes (sic) et, par suite, elles ont moins besoin d’aimer quelqu’un d’autre que d’être aimées et confortées ainsi dans leur propre narcissisme :

« Le développement du type féminin le plus fréquent et vraisemblablement le plus pur et le plus authentique se constitue autrement. Il semble en ce cas qu’avec le développement de la puberté, la formation des organes sexuels féminins jusqu’alors latents provoque une augmentation du narcissisme originaire, qui est défavorable à un amour d’objet normal pourvu de surestimation sexuelle [*de l’être aimé*]. Il se produit, en particulier dans le cas d’une beauté qui se développe, une autosuffisance de la femme, ce qui la dédommage de l’amoindrissement social de la liberté du choix d’objet [*pour elle]. De telles femmes n’aiment, à strictement parler, qu’elles-mêmes avec une intensité similaire à celle par laquelle l’homme les aime. Elles n’ont pas non plus besoin d’aimer, mais d’être aimées, et elle se contente de l’homme qui remplit cette condition. Il faut reconnaître la très grande importance de ce type de femmes pour la vie amoureuse de l’être humain. De telles femmes exercent une très grande attraction [Reiz] sur les hommes, non seulement pour des raisons esthétiques, car elles sont habituellement les plus belles, mais également en raison de constellations psychologiques intéressantes. Car il apparaît clairement que le narcissisme d’une personne déploie un grand attrait sur ceux qui ont entièrement renoncé à leur propre narcissisme et qui se trouvent en quête de l’amour d’objet ; le charme attrayant [Reiz] de l’enfant repose en grande partie sur son narcissisme, son auto-suffisance et son inaccessibilité ; il en va de même avec l’attirance [Reiz] exercée par certains animaux qui semblent ne pas se soucier de nous, comme les chats et les grands animaux de proie ; et même le grand criminel et l’humoriste poétiquement représentés nous intriguent nécessairement en raison de ce narcissisme conséquent grâce auquel ils savent tenir à distance tout ce qui diminuerait leur Moi. C’est comme si nous les envions d’avoir maintenu un état psychique bienheureux, une position de libido inattaquable, à laquelle nous-mêmes avons renoncé. Mais la grande attraction [Reiz] de la femme narcissique ne manque pas d’avoir son revers ; une bonne partie de l’insatisfaction de l’homme amoureux, le doute sur l’amour de la femme, les plaintes sur sa nature énigmatique [Rätsel im Wesen des Weibes] ont leur racine dans cette discordance entre les types de choix d’objet. » [III, 55-56/fr.9-10]

Ces femmes qui paraissent se suffire à elle-même (Selbstgenügsamkeit) en raison de la puissance même de leur propre narcissisme correspondent très exactement à l’idéal du moi masculin, dont le narcissisme est au contraire affaibli par un désinvestissement conséquent au profit de l’objet aimé. Freud reconnaît quatre cas de figure au type d’amour narcissique selon que l’objet est 1. soi-même, c’est-à-dire ce que l’on est soi-même, 2. ce que l’on était, ou 3. ce que l’on voudrait être, ou bien encore 4. la progéniture inconsciemment identifiée à une partie du corps propre : His Majesty The Baby [III, 56-57/fr.9-10-11]. À ce propos, Freud pointe le stigmate narcissique de l’amour tendre des parents pour leur enfant qu’il surestime en lui attribuant toutes les perfections et en cachant tous ses défauts, déniant tout particulièrement la sexualité infantile :

« Si l’on considère l’attitude de parents tendres envers leurs enfants, on ne peut qu’y reconnaître la reviviscence et la reproduction de leur propre narcissisme depuis longtemps abandonné. Le bon indice de la surestimation, que nous avons déjà apprécié comme stigmate narcissique dans le choix d’objet, domine cette relation affective, comme tout le monde le sait bien. […] L’amour des parents, si touchant et au fond si infantile, n’est rien d’autre que le narcissisme ressuscité des parents, dont la métamorphose en amour d’objet manifeste de manière incontestable son ancienne nature [sein einstiges Wesen]. » [III, 57-58/fr.9-10]
1.2 Genèse des types d’amour:
splendeur et misère de l’amour narcissique

chap. III

À présent que les deux types d’amour d’objet ont été reconnus factuellement, il faut en faire la genèse de façon à pouvoir notamment mieux comprendre la discordance [Incongruenz] entre eux. Freud pose tout d’abord la question de savoir comment l’enfant est parvenu à se défendre contre les perturbations imposées à son narcissisme originaire, en particulier par le complexe de castration qui consiste, pour le garçon, à être angoissé par ou pour son pénis et, pour la fille, à être envieuse du pénis. Comme ce complexe ne suffit pas pour faire la genèse des névroses, Freud constate ensuite que, chez l’adulte normal, la folie des grandeurs infantiles s’est atténuée et que les caractères psychiques du narcissisme infantile ont été effacé. Mais alors qu’est devenue la libido du Moi ? S’est-elle entièrement investie dans les objets ?

[Thèse]

En réponse à ces questions, Freud invoque le processus du refoulement pour soutenir que l’amour de soi narcissique s’est déplacé sur un moi idéal en possession de toutes les perfections ayant de la valeur pour le moi.

[argument]

En cas de conflit avec les représentations culturelles et éthiques de l’individu, variables selon les individus (et les cultures), les excitations pulsionnelles libidinales subissent le destin d’une répression pathogène dont la source est le Moi ou, plus précisément, le respect de soi (Selbstachtung) qui se constitue en corrélation avec la conscience morale (Gewissen) de respecter ou non les valeurs incarnées par l’idéal du moi. C’est que le Moi a érigé en soi un idéal pour mesurer à son aune le moi actuel et permettre ainsi le refoulement grâce à la formation de cet idéal. Par conséquent, l’amour de soi a pour objet cet idéal du moi dont jouissait le moi effectif pendant l’enfance, de sorte que le narcissisme s’est déplacé sur ce nouveau moi idéal qui constitue le substitut du narcissisme perdu :

« Diesem Idealich gilt nun die Selbstliebe, welche in der Kindheit das wirkliche Ich genoss. Der Narzismus erscheint auf dieses neue Ideale ich verschoben, welches sich wie das infantile im Besitz aller wertvollen Vollkommenheiten befindet. […] Er will die narzisstische Vollkommenheit seiner Kindheit nicht entbehren » [III, 60-61/fr.2]

« C’est ce moi idéal qui profite à présent de l’amour de soi dont le moi réel jouissait dans l’enfance. Le narcissisme apparaît déplacé sur ce nouveau moi idéal, qui se trouve en possession de toutes les perfections, comme le moi infantile. L’être humain […] ne veut pas se passer de la perfection narcissique de son enfance et, s’il n’a pas pu la maintenir, perturbé [qu’il était] à l’époque de son développement par les réprimandes des autres et éveillé par son propre jugement, il cherche à la regagner sous la forme nouvelle de l’Idéal du moi. Ce qu’il projette devant lui comme son idéal n’est que le substitut du narcissisme perdu de son enfance, pendant laquelle il était lui-même son propre idéal. » (p. 11-12)

[corollaire]

Freud récusant l’approche moraliste de la morale au profit d’une perspective génétique en accord avec les nécessités pulsionnelles au fondement de l’amour, il en résulte une conception de l’amour (et non de la morale). Tout en produisant l’aspiration à le retrouver, le développement du moi éloigne le narcissisme primaire par ce déplacement libidinal sur l’idéal du moi qui favorise le refoulement plutôt que la sublimation [III, 61-62/fr.13]. Car ce n’est pas la même chose 1. de refouler les pulsions sexuelles afin de se conformer à une exigence (sur)moraliste incarnée dans l’idéal du moi (transmis par parents et éducateurs, puis intériorisé), avec pour conséquence la frustration sexuelle (et l’agressivité), et 2. de sublimer le désir sexuel en magnifiant l’être aimé dans un poème (la Laure de Pétrarque ou la Béatrice de Dante).

La question qui se pose est de savoir si les investissements amoureux rendent justice au moi (ichgerecht) ou s’ils ont subi un refoulement (pathogène) de la libido à l’origine de pathologies narcissiques qui interdisent toute satisfaction érotico-amoureuse ou sexuelle. Car, dans ce dernier cas, la libido refoulée fait ressentir l’investissement amoureux comme une diminution douloureuse du moi, de sorte que toute satisfaction amoureuse devient impossible : le moi ne peut s’enrichir à nouveau qu’en soustrayant la libido aux objets, et ce au profit du moi et de son narcissisme. Mais, si le retour au narcissisme (re)constitue « un amour heureux », il n’en demeure pas moins qu’un « amour réellement heureux correspond à la situation originaire dans laquelle la libido d’objet et la libido du moi n’étaient pas distinguées l’une de l’autre » : ce qui n’est plus le cas à présent. Autrement dit*, l’amour de type narcissique n’est heureux que de manière imaginaire en raison de la privation de satisfaction sexuelle, ce dont le moi a besoin tout autant que du sentiment d’être aimé : c’est ce que veut dire l’expression ichgerecht. En revanche, dans l’autre cas de figure, aimer a une valeur pour le moi qui se valorise en aimant quelqu’un d’autre :

« Dans le premier cas (utilisation de la libido qui rend justice au moi), aimer est valorisé comme toute autre activité du moi. Aimer en soi en tant que désir en manque [*de l’autre, aimer donc] abaisse l’estime de soi ; ]mais[ être aimé, aimé de retour, posséder l’objet aimé relève à nouveau l’estime de soi. » [III, 66/fr.16]

En conclusion, Freud rappelle l’évolution de la vie érotique pour préciser ce point crucial de l’importance du moment amoureux. Le développement du moi implique d’éloigner le narcissisme primaire, même si cela produit une aspiration intense à le retrouver : ce qui se produit à travers le déplacement libidinal sur l’idéal du moi qui est imposé de l’extérieur (et représenté par la censure intériorisée de la conscience morale). Le moi est donc affaibli ou appauvri au profit de l’idéal du moi, d’une part, et de l’investissement libidinal des objets qui s’opère simultanément, d’autre part. Mais il peut s’enrichir à la fois par la satisfaction tirée des objets et par le respect de cet idéal qui, néanmoins, entrave la satisfaction libidinale en censurant certains objets via la conscience morale ; si un tel idéal n’est pas développé, les tendances sexuelles pénètrent alors la personnalité sous la forme de perversions : être à nouveau leur propre idéal comme dans l’enfance, y compris concernant les tendances sexuelles, c’est le bonheur que les êtres humains veulent atteindre. Mais* le fantasme d’un retour au narcissisme primaire fait que ce bonheur narcissique est imaginaire : dans Le problème économique du masochisme (1924), Freud assignera cette tendance au principe de nirvana qui prend sa source pulsionnelle dans Thanatos (III, 344-345). En 1914, la critique de Freud est plus discrète :

« Là où [*=Alors que*] la satisfaction narcissique se heurte à des obstacles réels, l’idéal sexuel peut servir à une satisfaction substitutive. L’on aime alors, selon le type de choix narcissique, ce que l’on a été et qu’on a perdu, ou bien ce qui possède les qualités que l’on n’a pas du tout […] Ce qui possède la qualité qui manque au moi pour être idéal, est aimé. » (p. 17)

« Wo die narzisstische Befriedigung auf reale Hindernisse stößt, kann das sexualideal zu Ersatzbefriedigung verwendet werden. Man liebt dann nach dem Typus der narzisstischen Objektwahl das, was man war und eingebüßt hat oder was die Vorzüge besitzt, die man überhaupt nicht hat […] Was den dem Ich zum Ideal fehlenden Vorzug besitzt, wird geliebt. » [III, 67]

Dans ces conditions où l’idéal sexuel vient au secours de l’idéal du moi, l’amour d’objet a pour effet de satisfaire indirectement le narcissisme d’un moi incapable de s’aimer, dans la mesure où il ne se sent pas à la hauteur de son idéal, mais s’aimant néanmoins inconsciemment à travers son objet qui soit est le Moi lui-même, ou l’était, ou bien encore devrait l’être. Cette guérison par l’amour que le patient préfère à la guérison thérapeutique (permise par l’investissement amoureux sur le médecin) est problématique : être amoureux de sorte à ce que la libido du moi surinvestisse l’objet donne la force de supprimer les refoulements et de rétablir les perversions (narcissiques inconscientes). Il existe encore une voie médiane : une fois que la thérapie a permis de supprimer dans une certaine mesure les refoulements infondés qui rendaient le malade incapable d’aimer, il est possible que celui-ci se soustraie au traitement thérapeutique pour faire un choix amoureux qui laisse à sa vie commune avec la personne aimée le soin d’achever son rétablissement ; le médecin pourrait se satisfaire de cette issue si elle ne comportait pas tous les dangers impliqués par la dépendance accablante envers ce sauveur [III, 67-68/fr.17].

Freud finit l’essai sur le narcissisme en indiquant une voie d’analyse qui mène de l’idéal du moi à la compréhension de la psychologie de masse qu’il développera en 1921.

[*conclusion interprétative*]

Loin d’aller de soi, la vie amoureuse de l’être humain est manifestement problématique en raison de la difficulté qu’il y a non seulement à trouver l’être aimé, c’est-à-dire le partenaire qui corresponde aux exigences de notre libido fondamentalement narcissique, mais également et surtout à trouver un équilibre entre l’investissement narcissique et l’investissement d’objet dont l’autre profite, alors même qu’il s’agit d’une seule et même énergie libidinale : aimer l’autre et s’aimer soi-même sont dans un rapport inversement proportionnel. Mais qu’en est-il de la haine ?

2.     Genèse et destins pulsionnels d’aimer (et haïr)

Pulsions et destins pulsionnels (1915)

Dans le premier essai métapsychologique de 1915, Freud précise les quatre destins que les pulsions sexuelles peuvent subir, à savoir : l’inversion en son contraire, le retournement contre soi, la sublimation et le refoulement ; par destin pulsionnel, Freud entend la trajectoire suivie par la pulsion qui peut changer d’objet ou de but. Ce sont les quatre types d’auto-défense narcissique du moi, ou de défense du moi narcissique, contre les pulsions sexuelles [III, 95 vs 90]. Par exemple, le destin de l’inversion d’une pulsion en son contraire (matériel) est à l’origine du revirement de l’amour en haine qui produit une coexistence ambivalente des sentiments [III, 95]. Mais il y a là un véritable problème : si l’on pose que l’amour est l’expression de toute l’aspiration sexuelle, et non pas simplement une pulsion partielle de la sexualité, comment la haine qui en est le contraire matériel pourrait-elle procéder de l’amour ?

[Thèse]

La thèse de Freud, c’est que la haine comme relation d’objet est bien plus ancienne que l’amour : la haine est un refus originaire (uranfänglich) du monde extérieur irritant par un moi narcissique en relation intime avec les pulsions d’auto-conservation du moi (III, 101) ; celles-ci seraient donc la source de la haine qui ne se mêle à l’amour qu’ultérieurement, en cas de dépit amoureux, avec pour conséquence de produire alors une ambivalence de sentiments par rapport à l’objet à la fois aimé et haï. Autrement dit, la haine proviendrait originairement du moi narcissique et, donc, elle ne serait pas tout simplement le retournement en son contraire de l’amour.

[argument]

Pour éclairer la signification et donc la place de l’amour dans la vie psychique, Freud va tout d’abord expliquer – c’est la prémisse du raisonnement – que l’amour s’oppose à son contraire en trois sens différents : amour vs haine ; aimer vs être aimé ; aimer vs être indifférent [III, 96]. L’objectif étant de repérer la situation originaire (Grundsituation vs psychische Ursituation) qui permet d’identifier les pulsions primaires, Freud ne retient que le second sens, qui correspond au retournement de l’activité en passivité (une des deux formes de l’inversion en son contraire), dans la mesure où cette dimension peut être ramenée à la situation originaire du narcissisme primaire : être aimé (par la mère). Comme le narcissisme consiste à s’aimer soi-même, le but actif d’aimer ou celui passif d’être aimé proviennent de ce que l’objet ou bien le sujet a été échangé au profit de quelqu’un d’autre :

0. J’aime moi-même (narcissisme primaire) devient
1. J’aime quelqu’un d’autre (aimer activement)
ou 2. Je suis aimé par quelqu’un d’autre (passivité narcissique).

Or, dans la situation originaire du narcissisme primaire, ce moi-sujet qui s’aime lui-même et éprouve du plaisir est tout d’abord indifférent au monde extérieur avant d’être irrité par ce qui ne satisfait pas ses désirs pulsionnels dans le monde extérieur : c’est le sens originaire de la haine de l’objet extérieur [III, 98-99]. Autrement dit, l’opposition originaire entre amour et haine reproduit celle entre plaisir et déplaisir. En vérité, ce n’est pas la pulsion qui aime ou qui hait l’objet, mais le moi en relation avec les objets. Or – conformément à la séparation des pulsions sexuelles et des pulsions du moi – les objets qui permettent la conservation du moi font l’objet d’un besoin, et non pas d’amour (sauf dans le sens affaibli qui consiste à apprécier ou aimer bien quelque chose) : il n’y a d’amour que dans la sphère de la relation de plaisir du moi à l’objet, sexuel ou désexualisé-sublimé, et ce en accord avec l’usage habituel du terme dans le contexte de la synthèse des pulsions partielles sous le primat génital de la fonction reproductrice. Aimer est donc le fait du moi habité par la pulsion sexuelle pour un objet : ce n’est donc pas une pulsion partielle parmi d’autres [III, 99-100].

La haine n’étant pas d’origine sexuelle, puisqu’elle provient de l’expérience de déplaisir procuré par les objets au Moi, l’opposition entre haine et amour n’est pas le fait d’une scission au sein d’une souche commune : haine et amour ont différentes origines et connaissent leur propre développement avant de se constituer en opposés sous l’influence de la relation de plaisir/déplaisir [III, 99-100].

Genèse de l’amour et de la haine

La haine, comme rejet par le moi narcissique du monde extérieur irritant en corrélation intime avec des pulsions du moi, est une relation d’objet plus ancienne que l’amour [III, 101] : l’opposition entre haine et amour ne fait que répéter l’opposition entre pulsions du moi et pulsions sexuelles qui en est la source.

0. L’amour est originairement narcissique :

« L’amour naît de la capacité du moi à satisfaire une partie de ces émotions pulsionnelles de manière auto-érotique par acquisition du plaisir d’organe » [III, 100].

En tant que forme motrice du moi qui aspire aux objets comme source de plaisir, la libido narcissique s’investit dans les objets à incorporer d’une manière qui varie en fonction des différents stades de développement du moi, de la libido et donc de la sexualité :

« Des étapes préalables à aimer [Vorstufen des Liebens] se produisent sous la forme de buts sexuels temporaires, pendant que les pulsions sexuelles accomplissent leur développement compliqué. » [III, 101]
  1. Au stade oral, aimer = dévorer-incorporer de manière ambivalente, puisque cela implique la suppression de l’objet ;
  2. Au stade anal-sadique, aimer = s’emparer de l’objet, en éprouvant une certaine indifférence à détruire ou simplement endommager l’objet. Ce qui constitue un équivalent de la haine, au point qu’à ce stade cette forme d’amour est à peine dissociable de la haine : c’est que la haine est un but pulsionnel emprunté aux pulsions du moi qui dominent la sexualité à ce stade anal ;
  3. Au stade génital, qui constitue la sexualité sous sa forme achevée comme synthèse des pulsions partielles, aimer s’oppose désormais à haïr [III, 101].
« L’histoire de la naissance et de la relation d’amour nous explique pourquoi l’amour apparaît si souvent “ambivalent”, c’est-à-dire accompagné d’émotions haineuses envers le même objet. La haine mêlée à l’amour provient, pour une part, des stades préalables de l’amour qui n’ont pas été complètement dépassés et, pour l’autre partie, elle provient de réactions de rejet de la part des pulsions du moi, qui peuvent s’appuyer sur des motifs réels et actuels lors des fréquents conflits entre intérêts du moi et intérêts de l’amour. Dans les deux cas, la haine mêlée [à l’amour] trouve donc sa source dans les pulsions de conservation du moi. Lorsque la relation d’amour à un objet déterminé est interrompue, il n’est pas rare que la haine s’y substitue, ce qui nous donne l’impression d’une métamorphose de l’amour en haine. Dépasser cette description amène à concevoir que la haine réellement motivée est renforcée par la régression de l’amour au stade sadique préalable, de sorte que la haine acquiert un caractère érotique et que la continuité d’une relation d’amour est ainsi assurée. » [Trad.*CF: III, 101-102].

[*conclusion interprétative*]

Pour Freud, il existe des stades préalables au fait d’aimer à proprement parler qui suppose un objet extérieur à soi-même : ce qui correspond au stade génital de la sexualité, même si la libido sexuelle est destinée à prendre dans la vie sociale et culturelle une forme désexualisée grâce à la sublimation. Sans le dire explicitement, Freud conçoit donc aimer de manière normative en découplant l’amour de ses préfigurations lors des stades préalables au stade génital ou stade de l’objet : dévorer l’objet désiré ou s’en emparer par la force, comme c’est le cas aux stades oral puis anal, ce n’est pas plus l’aimer que lorsqu’il est devenu objet de haine en raison d’une régression au stade sadique ; faire violence à l’aimé signifie de facto ne plus l’aimer vraiment. C’est qu’il y a une opposition fondamentale et originaire entre aimer et haïr. Mais, comme cette opposition renvoie au conflit structurel entre la libido narcissique du moi et la libido d’objet, il semble bien que la haine de l’autre provienne du narcissisme : ce dont il existe une confirmation au niveau de la psychologie collective. Une fois encore, il apparaît clairement qu’aimer les autres et s’aimer soi-même sont dans un rapport inversement proportionnel. Comme cela se manifeste-t-il au niveau collectif ?

3. Aimer ensemble (et détester collectivement) :
psychologie de l’amour de la masse

Dans le dernier § de son essai sur le narcissisme de 1915, Freud indique une voie d’analyse qui mène de l’idéal du moi à la compréhension de la psychologie de masse. C’est que cet idéal du moi contient, en plus de sa composante individuelle (la libido narcissique), une composante sociale :

« L’idéal du Moi […] est également l’idéal commun d’une famille, d’un groupe statutaire, d’une nation. En plus de la libido narcissique, il a lié une grande partie de la libido homosexuelle d’une personne, qui est par cette voie retournée dans le Moi. L’insatisfaction provoquée par l’échec de se conformer à cet idéal du moi libère cette libido homosexuelle, qui se transforme en sentiment de culpabilité (angoisse sociale). Le sentiment de culpabilité était, à l’origine, l’angoisse d’être puni par les parents, ou plus exactement, de perdre leur amour ; plus tard, la foule indéterminée des camarades a pris la place des parents. Cela permet de comprendre ainsi pourquoi la paranoïa est fréquemment provoquée par la blessure du moi et l’échec à satisfaire dans le domaine de l’idéal du moi, ainsi que la corrélation entre la formation de l’idéal et la sublimation dans l’idéal du moi » [Trad.*CF : III, 68/fr.16-17]

Si l’énergie n’est pas liée à un objet, cette énergie libre ou libérée se transforme en angoisse, c’est-à-dire en désespoir de ne pas savoir quel objet désirer et aimer : cette dé-pression de l’éros en manque d’objet à investir provoque un repli angoissé sur soi à l’origine d’une pathologie narcissique. S’aimer soi-même en ce sens pathologique revient à s’aimer mal…

Psychologie de masse et analyse du moi (1921)

Dans sa Psychologie de masse et analyse du moi (1921), Freud va notamment éclairer cette corrélation, au sein de l’idéal du moi, entre idéalisation et sublimation en psychanalysant l’état amoureux [cf. chap.VIII]. La psychologie collective repose sur le transfert des analyses faites au niveau de la psychologie individuelle : ce qui permettra de comprendre tout à la fois la signification culturelle de l’amour et le danger de tomber amoureux… de la personnalité narcissique d’un meneur (Führer) qui mène autoritairement une masse de gens sans personnalité propre.

chap. IV

Au terme du passage déjà commenté qui indique les différentes manières d’aimer afin de justifier ainsi la traduction du terme grec d’éros par le terme d’amour en allemand, Freud émet une hypothèse dans l’objectif de rendre compte de ce qui tient ensemble les individus au sein d’une masse de gens dont il a montré, à partir de l’analyse critique de la Psychologie des foules de Gustave Le Bon (au chap. II), qu’ils étaient fascinés par un meneur [cf. IX, 75]. Cette présupposition (Voraussetzung) qu’il va mettre ensuite à l’épreuve, c’est l’âme de la masse est par essence, en son être même [Wesen], constituée de liens affectifs, dans la mesure même où la masse tient par la puissance de l’amour :

« … des relations d’amour (formulé de manière neutre : des liens sentimentaux) constituent également l’essence de l’âme de la masse. […] Nous appuyons tout d’abord notre intuition par deux pensées fugitives. Premièrement, la masse est manifestement tenue par une puissance [Macht]. Mais à quelle autre puissance pourrait-on imputer cette opération mieux qu’à l’éros qui tient tout ensemble dans le monde ? Deuxièmement, on a l’impression que, si l’individu dans la masse renonce à son propre caractère [Eigenart] et se laisse suggérer [des choses-idées] par les autres, c’est qu’il existe en lui un besoin d’être plutôt en accord avec eux qu’en opposition à eux, et donc qu’il le fait peut-être finalement par “amour pour eux”. » [Trad.*CF : IX, 86-87]

Freud diagnostique ici une propension à se mettre au diapason du groupe en s’oubliant soi-même au point de renoncer à se distinguer des autres qu’il attribue à l’amour entendu comme tendance érotique à se rapprocher des autres pour constituer un groupe uni par des liens affectifs : c’est ce qui démarque la masse psychologique par rapport à « une simple foule humaine » en laquelle n’ont pas été produites de telles liaisons (Bindungen). Comme Freud l’avait déjà expliqué à propos en commentant l’ouvrage de Le Bon, l’intensification de l’affectivité au sein de la masse implique une « inhibition collective de l’activité intellectuelle » des individus [IX, 77] qui se fondent dans la masse (Aufgehen in der Masse), laquelle leur donne l’impression d’être toute-puissante [IX, 72] : si Le Bon a repéré l’état hypnotique de l’individu dans la masse, en revanche il n’a pas identifié le meneur (Führer) comme l’hypnotiseur qui exerce une influence fascinatrice sur les hypnotisés subjugués en leur communiquant ses suggestions [IX, 71] ; pour Freud, la sujétion des individus de la masse aux suggestions quasi magiques du meneur prestigieux, leur suggestibilité donc, renforce la contagion interactive entre les individus [IX, 75]. Il y a donc une tendance à se fondre dans la masse qui s’oppose aux pulsions narcissiques du moi individuel dont le caractère propre lui permettrait de s’affirmer contre les autres. Ce qui est en revanche le cas chez ces êtres « absolument narcissiques » que sont les meneurs ! Freud l’affirme du chef de la masse primitive :

« Les individus de la masse étaient liés de la même manière qu’à présent, mais le père de la horde primitive était libre. […] son moi était peu lié de manière libidinale, il n’aimait personne en dehors de lui-même, il n’aimait les autres que dans la mesure où ils satisfaisaient ses propres besoins. Son moi ne concédait rien de superflu aux objets.
Au commencement de l’histoire de l’humanité, il était le surhomme [Übermensch] que Nietzsche n’attendait que de l’avenir. Aujourd’hui encore, les individus de la masse ont besoin de l’illusion d’être aimés de manière égale et juste par le meneur, mais le meneur lui-même n’a pas besoin d’aimer quelqu’un d’autre, sa nature même de maître l’autorise à être absolument narcissique, et néanmoins sûr de soi et autonome. Nous savons que l’amour endigue le narcissisme, et nous pouvons montrer comment l’amour est devenu un facteur de la culture grâce à cette opération d’endiguement. » [Trad.*CF : IX, 115[1]]
[1] Sigmund Freud, Massenpsychologie und Ich-Analyse (1921), in Studienausgabe (1974), t. IX, Francfort, Fischer Verlag, 1989, p. 115 ; trad. fr. de Psychologie de masse et analyse du Moi dans les Essais de psychanalyse, Payot, « Petite Bibliothèque », 1973, p. 151.

Selon Freud, la psychologie individuelle des meneurs fait système avec la psychologie de la masse assujettie par sa propre fascination amoureuse pour le narcissisme invétéré de ces hommes supérieurs. Encore faut-il bien discerner cet état amoureux de l’amour compris comme facteur culturel du retournement de l’égoïsme en altruisme [IX, 75]. Le péril vient de l’état de sujétion amoureuse (verliebte Hörigkeit), équivalente à la fascination [IX, 106] hypnotique. Il existe une dépendance proprement sexuelle que Freud analyse dans Le tabou de la virginité (1918), dans le cas par exemple où un homme parvient à surmonter son impuissance grâce à une femme déterminée [V, 213-214]. Freud pointe ici le danger non pas de ces cas individuels de dépendance sexuelle ou émotionnelle, mais du phénomène collectif de l’état de soumission amoureuse à un meneur de la part d’individus, pourtant cultivés, dont l’individualité propre se dissout au sein d’une masse homogène :

« Au sein de la masse, selon Le Bon, les acquis individuels des individus s’effacent, de sorte que disparaît leur manière singulière d’être [Eigenart]. L’inconscient d’ordre racial [rassenmäßige] est mis en avant, l’hétérogène est absorbé par l’homogène. » [Trad.*CF : IX, 69]

La psychologie de cette masse comparable à une « meute de camarades égaux » résultant selon Freud d’une régression à l’état d’une masse primitive comme la horde originaire [III, 114], il convient d’identifier le ressort pulsionnel de la tendance contraire au narcissisme individuel qui est à l’origine d’une dangereuse homogénéisation dont Freud a repéré, à la suite de Le Bon, la facture raciale. La première avancée en ce sens, dans les deux prochains chapitres, va consister à élucider la structure libidinale de la masse, de façon à repérer le jeu d’amour et de haine au sein de la masse.

chap. V-VI

Freud va tout d’abord mettre à l’épreuve l’hypothèse que l’âme de la masse est constituée par essence de liens affectifs et, donc, psychanalyser ces liens en prenant deux exemples de masses, l’église et l’armée, qui sont dites artificielles parce que leur organisation très hiérarchisée tient grâce à une contrainte extérieure. Au sein de ces masses artificielles règne l’illusion, entretenue (Vorspiegelung) chez tous les membres, d’être aimés de manière égale par le chef (d’armée ou d’église) qui leur donne le même amour, le terme gleich ayant un double sens (égal et même) :

« Tout dépend de cette illusion que le chef aime tous les individus de la masse avec le même amour [mit der gleichen Liebe] ; si elle se dissipait, l’église comme l’armée se décomposerait tout de suite, autant que la contrainte extérieure le permettrait. Cet amour égal [gleiche Liebe] est énoncé explicitement par le Christ : « ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits entre mes frères, vous me l’avez fait à moi-même » [Mathieu, 25 :40]. Il est dans la position d’un grand frère bienveillant par rapport à l’individu de la masse des croyants, il est pour eux un substitut de père. Toutes les exigences envers les individus dérivent de cet amour du Christ. Un trait démocratique traverse l’église, précisément parce que tous sont égaux [gleich] devant le Christ, tous ont une part égale à son amour. Ce n’est pas sans une raison profonde qu’est évoquée la similitude de la commune chrétienne avec une famille et que les croyants s’appellent frères dans le Christ, c’est-à-dire frères par l’amour que le Christ a pour eux. Il n’y a aucun doute que le lien de chaque membre au Christ est également la cause de leur lien mutuel. » [Trad.*CF : IX, 89]

Il y a donc un double lien (Bindung), d’ordre affectif, au sein de ce type de famille égalitaire : le premier relie chacun des frères membres de la masse au meneur paternel et, sur cette base, chacun des frères est ensuite relié de manière libidinale à tous les autres individus de la masse [IX, 90]. Le lien vertical au meneur est donc plus déterminant que le lien horizontal entre les individus : l’amour du père pour ses enfants serait au fondement de l’amour entre les frères. Ce serait comme si* l’amour du meneur unissait la masse en quelque sorte par en haut. C’est pourquoi la disparition du meneur provoque au sein de la masse une panique qui équivaut à sa dissolution, laquelle provoque des violences entre les membres de l’ancienne communauté :

« Lors de la dissolution de la masse religieuse se produisent […] des impulsions sans égard et hostiles envers d’autres personnes, que cet amour égal du Christ avait jusqu’alors empêché de s’exprimer. Or, même dans le Royaume du Christ, ces individus qui n’appartiennent pas à la communauté des croyants, qui ne l’aiment pas et qu’il n’aime pas, se trouvent en dehors de ce lien [*d’amour*] ; c’est pourquoi une religion, même si elle s’appelle religion de l’amour, ne peut qu’être dure et sans amour envers ceux qui n’en font pas partie. Au fond, toute religion est une telle religion de l’amour pour tous ceux qui y adhèrent, et toute envisage aisément cruauté et intolérance envers ceux qui n’en sont pas membres. » [Trad.*CF : IX, 93]

Bien qu’il s’agisse de la même intolérance qu’à l’époque des guerres de Religion et que la diminution actuelle des violences et des cruautés s’explique par l’affaiblissement des sentiments religieux, Freud affirme qu’il se reproduirait le même processus psychologique de rejet des autres (Außenstehende) si la liaison de la masse changeait de contenu pour devenir, par exemple, socialiste [cf. IX, 241 à propos de l’hostilité communiste contre l’oppresseur] ou encore* nationaliste : Freud ne mentionnent pas ce dernier contenu, mais il évoque le militarisme prussien au moment où il est question du fait que la cohésion de l’armée peut se faire autour des idées de la patrie et de la gloire nationale [IX, 89]. Mais, au chapitre suivant, Freud élucide la corrélation entre l’amour au sein de la masse et la haine envers les gens en dehors de la masse en se focalisant sur les différences nationales qui provoquent des sentiments de répulsion hostile chez les nationaux. Si cette hostilité n’étonne personne lorsque les différences sont importantes, par exemple entre le Gaulois et le Germain, l’Aryen et le Sémite ou le Blanc et le Noir, en revanche elle est surprenante dans le cas de ce que Freud « dénomme “narcissisme de la petite différence” » [IX, 243, cf. V, 219] entre cités voisines ou peuples apparentés en concurrence (l’Allemand du Sud ne supporte pas l’Allemand du Nord ; l’Anglais impute tous les maux à l’Ecossais ; l’Espagnol méprise le Portugais) :

« Il est possible de reconnaître dans les aversions et répulsions envers les étrangers proches l’expression d’un amour de soi, un narcissisme qui aspire à l’affirmation de soi et ainsi se comporte comme si l’existence même d’une déviation par rapport à sa constitution individuelle impliquait déjà en soi une critique et une exigence d’en changer. […] toute cette intolérance disparaît, temporairement ou durablement, par la formation de la masse et au sein de la masse. Aussi longtemps que la formation de la masse tient et aussi loin qu’elle aille, les individus se comportent comme s’ils étaient formés sur le même modèle [gleichförmig], ils tolèrent la singularité de l’autre, ils se posent comme son égal [gleich] et n’éprouvent aucun sentiment de répulsion envers lui. D’après nos conceptions théoriques, une telle limitation du narcissisme ne peut être produit que par un moment : la liaison libidinale à d’autres personnes. L’amour de soi n’a de borne que l’amour de l’étranger, l’amour des objets. » [Trad.*CF : IX, 96]

Les liens affectifs qui sont au fondement libidinal de la formation d’une masse ont pour fonction de refouler à l’extérieur du groupe l’hostilité agressive des narcissismes individuels : l’amour narcissique des siens dirige la haine contre les étrangers. Cette hostilité externalisée produit l’effet en retour de resserrer les liens à l’intérieur de la communauté des égaux : Freud évoque la possibilité que la haine qu’un meneur (Führer) ou une idéologie dominante (führende Idee) aurait négativement instillée contre une personne ou une institution déterminée ait un effet unificateur (einigend wirken) et provoque des liaisons affectives comparables à l’adhésion positive des partisans [IX, 94]. Il y aurait donc une interaction au sein de la masse entre l’amour concentrée à l’intérieur et la haine externalisée de manière centrifuge. Or, du point de vue du narcissisme individuel, cela revient à discriminer le cercle des aimés aimables en le démarquant de la périphérie des gens détestables. Le narcissisme individuel devient narcissisme collectif et, donc, l’amour de soi devient amour des autres exclusivement au sein du groupe. Conformément à l’étayage de la libido sur la satisfaction des besoins vitaux, c’est l’intérêt vital à la satisfaction sexuelle et au travail en commun qui permet de transmuer l’égoïsme en altruisme au sein de la masse sur la base de la reconnaissance du besoin des autres :

« La libido se repose sur la satisfaction des grands besoins vitaux et les premiers objets qu’elle choisit sont les personnes qui y contribuent. Et, pendant le développement de toute l’humanité tout comme pour l’individu, c’est uniquement l’amour qui, en tant que facteur de la culture, a agi dans le sens d’un tournant de l’égoïsme vers l’altruisme. Cela est vrai de l’amour sexuel pour la femme, avec toutes les contraintes qui en découlent d’épargner ce que la femme chérit [dem Weib lieb sein], tout autant que de l’amour désexualisé, homosexuel de manière sublimée, envers l’autre homme, qui se constitue du fait du travail en commun.
Si des limitations de l’amour-propre [Eigenliebe] narcissique apparaissent donc dans la masse, qui n’ont aucun effet en dehors d’elle, c’est un indice formel que l’essence de la formation de la masse consiste dans un nouveau type de liaisons libidinales entre les membres de la masse. » [Trad.*CF : IX, 97]

C’est cette organisation libidinale de la masse d’un nouveau type (neuartig) qu’il s’agit d’élucider pour comprendre quel mécanisme permet de limiter l’amour propre narcissique de façon à aimer les autres à l’intérieur de la masse (communautaire). Pour ce faire, Freud va faire une longue digression, composée de deux moments, dans l’objectif de transposer (übertragen) sur le plan collectif de la masse la psychanalyse des investissements libidinaux de l’individu [IX, 97]. Le premier moment de la digression porte sur le mécanisme de l’identification narcissique, et pathologiquement mélancolique, à l’objet d’amour perdu.

« L’identification » (chap. VII)

L’identification est l’expression originelle du lien affectif à un sujet à la suite d’une déception amoureuse, à la fin du stade œdipal : ce mécanisme implique que « le moi s’approprie les propriétés de l’objet » aimé [IX, 99]. Le mélange de tendresse ressenti et de désir de supprimer implique une ambivalence qui est tout particulièrement visible au niveau du stade oral de l’organisation libidinale : le cannibale, qui reste fixé à ce stade, aime ses ennemis au point de les dévorer (zum fressen lieb) et ils ne dévorent pas ceux qu’il ne peut pas aimer (liebhaben) dans une certaine mesure [IX, 98]. Freud évoque plusieurs cas de figure, dont celui de l’identification partielle à un point commun qui fait abstraction de la personne imitée. Lorsque, par exemple, une lettre de l’être aimé provoque chez une jeune fille une jalousie ponctuée d’un accès hystérique, l’identification de la part de ses copines d’internat qui se mettent à sa place (Mitgefühl) fait qu’elles sont prises du même accès hystérique qui s’est ainsi propagé par la voie d’une infection psychique : c’est que les autres aimeraient également vivre une « relation d’amour secrète » et, donc, elles acceptent la souffrance que cela implique [IX, 100]. Il est possible à partir de là de comprendre, dans un second temps, la constitution libidinale désexualisée de la masse en analysant différents degrés de l’état amoureux (Grade von Verliebtheit) de l’individu selon que l’investissement d’objet est plus ou moins détaché de son but sexuel initial [IX, 97].

« État amoureux [Verliebtheit] et hypnose » (chap. VIII)

« Dans une série de cas, l’état amoureux n’est rien d’autre qu’un investissement d’objet de la part des pulsions sexuelles dans le but d’une satisfaction sexuelle directe, investissement qui s’évanouit elle aussi après avoir atteint cet objectif ; c’est ce que l’on appelle l’amour commun-vulgaire ou sensuel [die gemeine, sinnliche Liebe]. Mais on sait bien que la situation libidinale reste rarement aussi simple. La certitude avec laquelle on doit compter que le besoin qui vient d’être éteint réapparaisse a dû être la motivation première d’accorder à l’objet sexuel un investissement durable et de l’“aimer” également pendant les moments intermédiaires dépourvus de désir. » [Trad.*CF : IX, 104]

C’est l’origine de la tendresse [cf. IX, 231]. Par contraste avec le désir sensuel de l’objet aimé, cet amour-tendresse en inhibe le but sexuel refoulé : c’est cette forme d’amour tendre que l’enfant éprouve envers ses parents à la suite du refoulement qui inhibe le but sexuel de l’affection éprouvée pendant la phase œdipale. À la suite de la puberté, l’état amoureux va mêler tendresse et désir sensuel :

« Plus fréquemment, l’adulte parvient dans une certaine mesure à une synthèse de l'amour non sensuel, céleste, et de l'amour sensuel, terrestre, de sorte que son rapport à l'objet sexuel est caractérisé par l'interaction de pulsions [*sexuellement*] non inhibées avec des pulsions inhibées quant au but [*sexuel*]. Selon l'importance des pulsions de tendresse inhibées quant au but, on peut mesurer l'intensité de l'état amoureux par contraste avec le désir seulement sensuel.
Dans le cas de l'état amoureux, nous avons dès le début été frappé par le phénomène de la surestimation sexuelle, à savoir le fait que l'objet aimé soit soustrait à la critique et que toutes ses qualités soient estimées supérieures par rapport aux personnes non aimées ou par rapport à l’époque où l'objet n'était pas aimé. En raison d'un refoulement ou d’un recul des désirs sensuels relativement efficace, il se produit l'illusion que l'objet [*qui est apprécié pour*] des mérites d’ordre mental [seelische] est également aimé sensuellement, alors que c’est au contraire le plaisir sensuel qu’il procure qui confère ces mérites à l’objet.
La tendance qui fausse ici le jugement est celle de l'idéalisation. Mais cela facilite notre orientation ; [*car*] nous reconnaissons que l'objet est ainsi traité comme le moi propre et, donc, qu’une quantité plus importante de libido narcissique a submergé l'objet dans l'état amoureux. Dans maintes formes du choix de l'amour, il est même patent que l'objet sert à remplacer un idéal du moi que le moi propre n'a pas atteint. On aime l'objet à cause des perfections auxquelles on a aspiré pour son propre moi et que l'on voudrait se procurer par ce détour afin de satisfaire son narcissisme. » [Trad.*CF : IX, 105]

L’idéalisation amoureuse de l’objet, qui est traité comme s’il était le propre moi, a pour origine un investissement narcissique qui peut provoquer le sacrifice de soi à l’être aimé, c’est-à-dire le sacrifice d’un moi humble à un être idéalisé. C’est un de deux cas de figure repérés par Freud. Car l’idéalisation de l’objet implique une identification amoureuse qui peut prendre deux formes, selon qu’elle porte sur le moi ou l’idéal du moi. Dans le premier cas d’identification, l’objet aimé est investi par la libido du moi narcissique et prend la place du moi. Dans le second cas, l’objet est mis à la place de l’idéal du moi : c’est le cas de la fascination ou sujétion amoureuse (verliebte Hörigkeit) qui équivaut à une sorte d’hypnose [IX, 106] désexualisée. Dans l’hypnose, qui est formellement identique à la formation de la masse (même si la masse en question est duelle), l’hypnotiseur a pris la place de l’idéal du moi, tout comme le meneur pour la masse sociale [IX, 107]. Cela permet à Freud d’énoncer la formule de la constitution libidinale de la masse primaire ou primitive : il s’agit d’un groupe d’individus qui ont mis un seul et même objet (le meneur) à la place de leur idéal du moi, de sorte qu’ils s’identifient entre eux en/par leur moi [IX, 108].

(chap. IX)

Freud donne plusieurs exemples d’identification mutuelle des moi par substitution de l’objet idéalisé à l’idéal du moi. Cela permet de comprendre comment la jalousie mutuelle entre les membres d’une famille ou d’un groupe de fans, fascinés ou fanatisés, peut se transmuer en un sentiment d’appartenance commune à une même masse qui partage un esprit de corps :

« L’aîné voudrait bien sûr jalousement refouler le nouveau-né que les parents tiennent à distance de lui et qui lui vole toutes ses prérogatives, mais au regard du fait que cet enfant, comme les suivants, veut aussi être aimé de manière égale par les parents, et en conséquence de l’impossibilité de conserver son hostilité sans dommage pour lui, l’aîné est contraint de s’identifier avec les autres enfants ; et il se forme ainsi un sentiment de masse ou de communauté dans le groupe des enfants, qui se développera ultérieurement à l’école. La première exigence de cette formation réactionnelle est celle d’une justice, d’un traitement égal de tous. Si l’on ne peut pas être soi-même le préféré, alors aucun ne doit être préféré à tous les autres. » [Trad.*CF : IX, 112]

Dans le cas d’un groupe de femmes et de filles amoureuses de manière délirante (schwärmerisch) d’un chanteur ou d’un pianiste, on peut voir qu’au regard de l’impossibilité d’atteindre le but amoureux, elles renoncent à être hostiles les unes envers les autres, alors qu’elles étaient initialement jalouses les unes des autres : « originairement rivales, elles se sont identifiées les unes aux autres en raison de leur amour égal [gleiche Liebe] pour le même objet. » [IX, 112]. Le sentiment social repose en général sur ce mécanisme d’une identification qui permet un retournement du sentiment tout d’abord hostile en une liaison positive, et ce sous l’influence d’une liaison commune avec une personne en dehors de la masse pour laquelle est éprouvée une forme de tendresse [IX, 113].

Reste que cette tendresse n’est pas réciproque dans la mesure où le meneur absolument narcissique n’aime pas, mais persécute de manière tyrannique la masse de sujets passivement assujettis, lesquels sont pour leur part avides de soumission masochiste à l’autorité [IX, 118-119]. Freud propose un diagnostic de cette pathologie sociale qui pousse la masse à croire son idéal incarné dans le meneur [IX, 120] et il indique également que cette projection de l’idéal du moi en dehors de soi ne peut pas être durablement supportée par le moi : d’où les excès festifs qui permettent une dissolution temporaire de l’idéal moraliste du moi, de sorte que le moi éprouve une sensation de triomphe du moi à se sentir en partie coïncider avec l’idéal du moi [IX, 122]. Repassant de manière abrupte de l’analyse collective à la psychanalyse individuelle, Freud associe ces événements à l’oscillation maniaco-dépressive entre les extrêmes de la mania et de la mélancholia, avant de proposer une interprétation des révoltes périodiques du moi contre l’idéal du moi [*qui mériterait d’être transposée sur le plan collectif*] :

« Nous comprenons maintenant les cas dans lequel l’objet a été abandonné parce qu’il s’est montré indigne de l’amour. L'objet est ensuite réinstauré dans le moi par l’identification et sévèrement redressé par l’idéal du moi. Les reproches et les agressions contre l’objet apparaissent alors comme des reproches mélancoliques adressés à soi-même. » [IX, 123].

[*conclusion interprétative*]

Il y a une interaction, à la fois en théorie et en pratique, entre la psychanalyse des cas individuels et la psychologie collective. À ces deux niveaux se pose le problème de l’équilibre à trouver entre l’amour narcissique de soi et l’amour des autres de façon à éviter les deux périls extrêmes de la pathologie narcissique d’un amour de soi exclusif de l’amour des autres et de l’état amoureux dans la forme pathologique de la sujétion fasciné à l’aimé fantasmé. Mais l’interaction effective entre les plans individuel et collectif est compliquée et redoublée par le conflit entre l’amour éprouvé au niveau interpersonnel de la famille et l’exigence culturelle d’aimer tout le monde. Freud analyse ce problème dans Le malaise dans la culture (1929-1930) après avoir, dans L’avenir d’une illusion, diagnostiqué chez tous les hommes des tendances antisociales et anticulturelles, destructrices donc, qui sont indissociables de la contrainte exercée par la culture pour forcer à travailler les masses dominées par des meneurs [IX, 141].

Le malaise dans la culture (1929-1930)

Ayant constaté que la vie est pour nous autres hommes bien trop difficile en raison d’une triple source de souffrances (corporelle, naturelle et interpersonnelle) qui font obstacle au bonheur [IX, 207-209/fr.10-11], et cherchant une issue, Freud finit par juger que la « technique de l’art de vivre », qui consiste à jouer de la mobilité de la libido pour s’investir sur divers objets, est plus à même de rendre heureux que tout autre méthode : l’amour est mis au centre de la vie dans l’espoir de tirer toute satisfaction du fait d’aimer et d’être aimé. Cet art de vivre qui s’appuie sur l’amour sensuel, lequel nous procure l’expérience la plus intense d’une sensation de plaisir stupéfiante, présente néanmoins un revers à cause de l’incomparable souffrance d’être abandonné par l’objet de son amour : hilfslos unglücklich, l’amoureux délaissé sombre dans un malheur sans que rien ne puisse l’en sortir [IX, 213-214]. Mais précisément cet « art de vivre fondé sur le bonheur de l’amour » ne s’épuise pas avec cette expérience négative : Freud renvoie explicitement à son analyse ultérieure de l’expression sociale de l’amour sous une forme désexualisée, avant d’indiquer l’existence de solutions individuelles qui sont variables en fonction de la constitution psychique ou libidinale des êtres humains, laquelle peut être à dominante érotique, narcissique ou active dans le cas de l’homme d’action [IX, 215]. Or l’amour désexualisé qui est actif au niveau des relations sociales est une exigence de la culture qui n’est pas sans poser un problème.

chap. IV

Ayant affirmé qu’Éros et Anankè, la puissance de l’amour et la contrainte du travail, sont les deux piliers de la culture humaine [IX, 230/fr.25], Freud va montrer la valeur sociale de la tendance érotique sans pour autant céder à une apologie irréaliste de l’amour du prochain. Il formule deux objections principales contre la disposition éthique à aimer tout le monde (allg. Menschen- und Weltliebe) : d’une part, un amour prodigué à tout le monde qui, donc, ne choisirait pas l’élu de son cœur ou les élus serait injuste envers l’objet qui mérite d’être aimé et, de ce fait, il perdrait une partie de sa valeur ; c’est que, d’autre part, les hommes ne méritent pas tous d’être aimés (liebenswert). Il faut donc à la fois insister sur la puissance de l’amour comme facteur fondamental dans le travail de la culture (Kulturarbeit) et analyser les tensions conflictuelles entre le caractère électif ou sélectif de l’amour et l’exigence plus universelle de la culture sociale.

D’un côté, l’amour inhibé quant au but qui apparaît sous forme de tendresse permet de lier de manière plus intensive un grand nombre d’hommes que l’intérêt d’une communauté de travail : il y a donc complémentarité entre l’amour sexuel à l’origine des familles et l’amour désexualisé à l’origine des amitiés [IX, 232/fr.26]. Mais, d’un autre côté, il faut reconnaître le conflit entre amour et culture : d’une part, l’amour s’oppose aux intérêts de la culture, qui pousse à l’arrière-plan le mari et père au détriment de la famille et de la vie sexuelle représentées et défendues par la femme ; de l’autre, la culture menace l’amour en lui opposant des limites sous la forme de tabous castrateurs qui endommagent sérieusement la vie sexuelle des êtres humains (Kulturmenschen) au cours du développement culturel qui connaît son apogée dans la culture de l’Europe de l’ouest ; concrètement, cette amputation de la sexualité consiste à la réduire à une hétérosexualité génitale orientée vers la procréation [IX, 233-234/fr.27]. Or cette exigence structurelle de renoncer à l’essentiel de la sexualité et, en outre, de renoncer à l’agressivité pour aimer son prochain affecte le rapport à la culture d’un coefficient négatif par rapport au bonheur personnel, et ce d’autant plus qu’il faut de surcroît renoncer à l’agressivité pour aimer son prochain…

chap. V

Freud cherche à résoudre l’énigme de l’opposition entre culture et sexualité en montrant tout d’abord dans quelle mesure l’exigence sociale et culturelle d’aimer les autres requiert de sortir de l’enfermement passionné des amoureux dans le cercle exclusif de leur relation fusionnelle :

« … nous dérivons l’opposition entre la culture et la sexualité du fait que l’amour sexuel est un rapport entre deux personnes, qu’une tierce personne forcément superflue ne peut que déranger, alors que la culture repose sur des relations entre un nombre plus grand d’êtres humains. À l’apogée d’une relation d’amour, il n’y a plus aucun intérêt pour le monde environnant ; le couple amoureux se suffit à lui-même, il n’a pas non plus besoin d’un enfant commun pour être heureux. Dans aucun autre cas, Éros ne trahit aussi clairement le noyau de son être : l’intention d’unir plusieurs en un ; mais quand il a atteint ce but dans l’état amoureux de deux êtres humains l’un envers l’autre, il ne veut pas aller au-delà. » [IX, 237/fr.30].

Or c’est précisément ce qu’exige la culture sociale en poussant à la formation de relations amicales qui, sur le fondement de la libido inhibée quant au but, renforcent les liens au sein de la communauté. Mais pourquoi faudrait-il pour autant s’opposer à la satisfaction sexuelle par des limitations culturelles ?

Afin de découvrir le facteur à l’origine de la perturbation de la vie sexuelle – c’est en vérité l’envie d’agresser (Aggressionslust) ou le penchant à l’agression (Aggressionsneigung) qu’il faut culturellement contenir [cf. 241-244/fr.] –, Freud analyse une des exigences idéales de la culture sociale (Kulturgesellschaft), celle d’aimer tout le monde, de façon à en montrer le caractère irréaliste précisément au regard du besoin d’agresser les autres. C’est donc à cet endroit qu’est argumentée la critique freudienne de l’exigence morale d’aimer le prochain comme soi-même, alors même que mon amour est – selon Freud – quelque chose de précieux qu’il ne m’est pas permis de donner (à n’importe qui) sans que cet amour ne soit donc mérité d’une manière ou d’une autre. Car je ne peux aimer quelqu’un d’autre qu’à condition de m’aimer moi-même à travers ses qualités personnelles, que je les possède moi-même ou qu’elles fassent partie intégrante de mon idéal du moi. Je me reconnais donc dans l’être aimé par le biais d’une identification narcissique à ce qui m’est affectivement familier. Comme mon amour pour autrui, forcément intéressé, est pris dans un cercle spéculaire, les étrangers qui n’ont pour moi aucune importance affective, ni aucun mérite appréciable à mes yeux (leur valeur propre), sont de facto exclus du cercle affectif des aimés familiers. Si chacun aime ses proches, il est en revanche impossible d’aimer le prochain en général, c’est-à-dire l’étranger (Fremde) :

« Lorsque j’aime un autre être, il faut qu’il le mérite d’une manière ou d’une autre. (Je fais abstraction du profit que je peux en tirer, tout comme de son importance possible en tant qu’objet sexuel ; ces deux types de relation n’entrent pas en ligne de compte dans le précepte de l’amour du prochain.) L’autre mérite mon amour lorsqu’il m’est tellement similaire sur des points importants que je peux m’aimer moi-même en lui ; il le mérite s’il est tellement plus parfait que moi que je peux aimer en lui l’idéal de ma propre personne ; il me faut l’aimer s’il est le fils de mon ami, car la douleur d’un ami, quand il lui arrive un malheur, serait aussi la mienne et il me faudrait la partager. En revanche, s’il m’est inconnu et qu’il ne peut aucunement m’attirer par sa valeur propre ou par l’importance qu’il a acquis dans ma vie affective, il me sera difficile de l’aimer. Il serait même injuste de l’aimer, car mon amour est apprécié par tous les miens comme une préférence ; je commettrais une injustice à leur égard de traiter l’étranger de la même manière qu’eux [gleichstellen]. » [IX, 238/fr.31].

Il est donc impossible d’aimer comme soi-même le prochain en général et, par suite, il est déraisonnable d’exiger de moi d’aimer cet étranger, cet autre qui m’est étranger, sans prendre en compte ses sentiments et son attitude à mon égard. Car cet étranger non seulement n’est pas aimable (liebenswert), mais il mérite mon hostilité et même ma haine en raison de son comportement irrespectueux (moqueries, insultes, calomnies, etc.) et du malin plaisir qu’il prend à me nuire à la première occasion, surtout lorsque je suis en position de faiblesse. Il faudrait donc reformuler le précepte et commander d’aimer le prochain comme le prochain t’aime…

Dans ces conditions, il est absurde d’exiger d’aimer ses ennemis : ce serait donner une prime aux méchants et au mal en complète contradiction avec le but même de la culture [IX, 239-240/fr.32]. Car, pour l’être humain, le prochain n’est pas uniquement le proche qui l’aide ou lui procure du plaisir sexuel, il constitue également un objet de tentation, celle de satisfaire à ses dépens son envie de l’agresser, d’exploiter sa force de travail sans dédommagement, d’en abuser sexuellement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de le faire souffrir et même de le martyriser et de le tuer : Homo homini lupus [IX, 240/fr.32]. C’est ce penchant à agresser les autres, spontanément ou sous prétexte d’une provocation, qui perturbe notre rapport au prochain et contraint la culture à s’opposer à cette « hostilité primaire des hommes entre eux » qui la menace de déclin [IX, 241/fr.32]. Mais, s’il convient bien de contenir l’agressivité pour empêcher que les adversaires en compétition ne deviennent ennemis (Gegnerschaft ist nicht notwendig Feinschaft), il ne faut pas pour autant nier l’existence de ce puissant penchant à l’agression que la culture doit raisonnablement prendre en compte, au lieu de préconiser un idéal éthique irréalisable, comme le christianisme, ou de céder à l’illusion, comme les communistes, d’y mettre fin en abolissant la propriété privée [IX, 240-242] :

« Il ne faut pas négliger qu’un cercle culturel restreint a pour avantage d’autoriser la pulsion [*d’agression*] à s’opposer hostilement à ceux qui sont en dehors de ce cercle. Il est toujours possible de lier par un amour mutuel une foule humaine plus grande, du moment qu’il en reste d’autres contre lesquels manifester son agressivité. Je me suis une fois occupé de ce phénomène que des communautés voisines et par ailleurs proches les unes des autres précisément guerroient les unes contre les autres et se raillent réciproquement, par exemple Espagnols et Portugais, Allemands du Nord et du Sud, Anglais et Écossais, etc. Je l’ai dénommé “narcissisme des petites différences”, même si cela ne contribue guère à l’expliquer. Or on y reconnaît une satisfaction commode et relativement inoffensive du penchant à l’agression qui facilite la cohésion entre les membres de la communauté. Le peuple juif, partout disséminé, a pour cette voie acquis de louables mérites au profit des cultures des peuples hôtes [*mais inhospitaliers...*] ; malheureusement, tous les massacres de Juifs du Moyen Âge n’ont pas suffi à rendre cette période plus paisible ni plus sûre pour leurs compagnons chrétiens. Après que l’apôtre Paul a mis l’amour universel des hommes au fondement de sa communauté chrétienne, l’inévitable conséquence qui en résulta fut la plus extrême intolérance de la part du christianisme envers ceux qui restaient en dehors [de la communauté] ; l’intolérance religieuse était restée étrangère aux Romains, qui n’avaient pas fondé sur l’amour leur institution étatique, alors même que la religion était chez eux une affaire d’État et que l’État était imprégné de religion. Ce ne fut pas non plus le fait d’un hasard incompréhensible si le rêve d’une domination germanique du monde fit appel à l’antisémitisme pour son complément ; et l’on comprend comment l’essai d’instaurer en Russie une nouvelle culture communiste trouve son point d’appui psychologique dans la persécution des bourgeois. On est juste préoccupé de savoir ce que les soviets feront après avoir exterminé leurs bourgeois. » [Trad.*CF : IX, 243/fr.33-34]

Au-delà des divergences idéologiques entre le pangermanisme antisémite et le communisme anticapitaliste qui identifie respectivement le groupe des Juifs ou des Bourgeois comme leur ennemi principal, il existerait donc selon Freud un même besoin psychologique de persécuter qui s’enracine dans la pulsion d’agression. L’appel idéaliste à la philanthropie revient à fantasmer une toute-puissance de la culture sociale, alors qu’elle ne peut qu’externaliser la haine hors d’un groupe culturel, et non pas supprimer le besoin narcissique d’agresser les autres en raison de leur différence plus ou moins grande. Dans ces conditions, on peut juste préférer à la persécution violente du groupe prétendument ennemi la satisfaction relativement inoffensive du penchant à l’agression entre groupes apparentés qui ne sont séparés que par des petites différences… Le diagnostic est sombre !

chap. VI

Freud analyse la culture comme champ de bataille où se livre un « combat de géants » entre la pulsion de vie d’éros et la pulsion de destruction de la mort [IX, 249/fr.38] dont l’issue reste imprévisible [cf. IX, 270/fr.52]. Ce combat pulsionnel oppose un éros tonitruant à une pulsion de mort silencieuse, qui n’apparaît qu’en liaison avec la pulsion érotique lorsque la pulsion de mort est mise au service d’Éros sous la forme du sadisme ou du masochisme. Mais il y a ubiquité de l’agression et de la destruction non érotique : l’énergie de la pulsion de mort, qui se devine en arrière d’éros, apparaît alors comme furie destructrice aveugle, mais sans intention sexuelle et pas seulement sous la forme sadique, c’est-à-dire qu’elle se manifeste comme jouissance narcissique de réaliser le désir de toute-puissance et, dans sa forme tempérée, comme maîtrise de la nature pour satisfaire les besoins vitaux [IX, 246-247/fr.36-37]. Le combat de géants entre Éros et Thanatos décide du destin de la culture dont le but et le sens sont d’unir de manière libidinale des foules humaines. La culture est donc un processus au service d’éros dont « l’inlassable tendance à l’expansion » [cf. IX, 246-n.1/fr.36-n.33] vise à unir de manière libidinale les individus, les tribus, les peuples, les nations en l’unité plus grande de l’humanité en s’opposant pour ce faire à l’hostilité de tous contre tous, laquelle provient de l’agressivité comme succédané et représentant principal de la pulsion de mort :

« la culture est un processus singulier […] au service de l’Éros, qui veut assembler des individus humains et, plus tard, des familles, puis des tribus, des peuples et des nations séparés en une grande unité : l’humanité. Pourquoi il faut que cela se passe, nous ne le savons pas ; c’est justement l’œuvre de l’Éros. Ces foules d’êtres humains doivent être liées ensemble de manière libidinale ; la seule nécessité, les avantages du travail en communauté ne les maintiendront pas ensemble. À ce programme de la culture s’oppose cependant la pulsion d’agression naturelle aux hommes, l’hostilité de chacun contre tous et de tous contre chacun. Cette pulsion d’agression est le rejeton et le représentant principal de la pulsion de mort que nous avons trouvée à côté d’Éros et qui se partage avec elle la domination du monde. Il me semble, par suite, que le sens du développement de la culture n’est plus obscur pour nous. Il doit nécessairement nous montrer le combat entre Éros et Mort, entre pulsion de vie et pulsion de destruction, tel qu’il a lieu dans l’espèce humaine. Ce combat est le contenu essentiel de la vie en général, et c’est pourquoi le développement de la culture peut être, en somme, caractérisé comme le combat pour la vie de l’espèce humaine. [Trad.*CF : IX, 249/fr.38]