Aimer l’altérité?

« Lieben – Zweisamkeit – Weltlosigkeit in Natur – Leben – Entstehen der Welt. »

Arendt, Journal de pensée (octobre 1953) .

2.2 Hannah Arendt :
de l’Amour comme événement
à l’Amor Mundi

« Lieben – Zweisamkeit – Weltlosigkeit in Natur – Leben – Entstehen der Welt.[1] » 

L’héritage transmis par Hannah Arendt (1906-1975), la trace durable qu’elle a laissée de son passage dans le monde, est une œuvre politique qui n’aborde que marginalement la question de l’amour, alors même qu’elle avait commencé sa vie intellectuelle en consacrant son travail de doctorat sous la direction de Karl Jaspers au Concept d’amour chez Augustin (1929), et ce après avoir vécu pendant deux années (1925-1927) une histoire d’amour à Marburg avec Martin Heidegger. Mariée deux fois dans des conditions sans commune mesure, en 1929 avec Günther Anders dont elle divorce en 1937, puis avec Heinrich Blücher en 1940 jusqu’à sa mort en 1970, elle aura donc vécu l’amour sous différentes formes sans jamais engendrer d’enfant. C’est dans le contexte d’une infidélité de son second mari (1948-1949) et des retrouvailles avec Heidegger (en février 1950) qu’Arendt insère des réflexions sur l’amour (et le mariage) dans son Journal de pensée, initié à partir de juin 1950 comme un recueil de réflexions qui commencent au moment où elle achève de rédiger la préface et la conclusion des Origines du totalitarisme publié en 1951, les « Remarques conclusives » de cet ouvrage constituant le point de départ des premières pensées qu’elle consigne dans son Journal.

Arendt aborde la question de l’amour sous un angle résolument existentiel, et même existentialiste si l’on considère la réponse secrète qu’elle adresse à l’analyse sartrienne de l’Amour dans L’être et le néant (1943). Comme Sartre, Arendt entend par Liebe la passion amoureuse, qu’elle envisage comme initiée un coup de foudre qui consume et dévaste tout le monde. Dans les premières esquisses de ce qui deviendra The Human Condition (1958), ouvrage qu’elle titre tout d’abord Amor Mundi dans son Journal de pensée[1] et dont la version allemande sera intitulée Vita Activa (1967), Arendt projette d’insérer ses pensées sur aimer dans une analyse des « activités humaines élémentaires en tant que modifications de la pluralité » : aimer et penser sont évoqués au même titre que travailler, produire et agir[2] ; ce sont ces trois dernières activités humaines fondamentales qu’Arendt retient finalement dans l’ouvrage publié[3] pour leur consacrer sa « description de l’articulation fondamentale de la Vita activa »[4] qui prend la forme, d’inspiration heideggérienne, d’une analytique des aspects fondamentaux du dasein humain[5]. Arendt y oppose les activités qui relèvent soit de la nécessité, comme travailler (pour vivre en consommant), soit de la liberté, comme œuvrer en produisant techniquement les choses du monde et agir politiquement. En août 1954, elle oppose déjà dans son Journal l’amour pour le monde à l’amour de la vie, en invoquant déjà le paradigme grec et l’exemple de Kant ; car, tout comme Kant aimait bien plus le monde que la vie[6], les Grecs se sont soustraits aux nécessités de la vie par l’esclavage et ont donc sacrifié la justice par amour pour le monde (aus Liebe zur Welt), monde dans lequel nous vivons encore :

« L’esclavage antique était une manière de se soustraire à la vie au nom du monde, la transformation de la pensée en philosophie en était une autre. Tous deux étaient ἀθανατίζειν et, à vrai dire, au nom du monde : par amour pour le monde [aus Liebe zur Welt]. Et la plus profonde différence entre les σοφοί et les φιλόσοφοι : le σοφός était le penseur vivant, le φιλόσοφος était celui qui sacrifiait la pensée vivante et sa σοφία au nom du monde, les sacrifiant afin que soit établi un monde. C’est exactement ainsi que les Grecs, avec l’esclavage, ont sacrifié la justice au monde. Et dans un certain sens nous vivons encore aujourd’hui dans le monde qu’ils ont érigé.
Qui a pensé le plus profond, Aime le plus vivant” – parce que penser c’est être vivant, tout comme travailler est vivre.
Travailler – penser – aimer sont les trois modalités de la vie nue à partir desquelles jamais un monde ne peut surgir et qui sont donc proprement hostiles au monde et antipolitiques[7]. »

[1] Ibid., XXI [26] D,523, cf. [21] D-522 (avril 1955).
[2] Ibid., XIX [17] D,459 (octobre 1953), cf. XXI [66] D,548-549 (août 1955) où il est question des « Variations de la pluralité dans son rapport au monde ».
[3] Hannah Arendt, Vita activa (1967), Piper, 2001, p. 16 vs The Human Condition, The University of Chicago Press, 1958, p. 7 et trad. fr. par Marie Berrane dans L’Humaine condition (2012), p. 65 [soit l’abréviation suivante : VA, p. 16 vs HC, p. 7, trad. fr. p. 65]. Dans ce passage du prologue, les substantifs de la version anglo-américaine rendent incorrectement les verbes de la version allemande de l’ouvrage, dont la terminologie est en général plus rigoureuse et plus authentiquement arendtienne : voir C. Ferrié, « Une politique de lecture : Hannah Arendt en allemand », Tumultes, n° 30, Hannah Arendt abroad. Lectures du monde,mai 2008, p. 235-266. L’article plaide en faveur d’une traduction française de Vita activa, la version allemande de la réécriture de l’ouvrage intitulé en anglais The Human Condition, traduit en français sous le titre Condition de l’homme moderne (1961).
[4] Ibid., VA, p. 167 (grundsätzliche Gliederung der Vita activa) vs HC, p. 141 (the fundamental articulations of the vita activa), trad. fr. p. 172.
[5] À l’occasion de l’évocation de l’automatisation moderne qui affecte les conditions de travail, Arendt caractérise le travail comme un aspect fondamental de l’existence humaine ou de la condition humaine dans le prologue de l’ouvrage : VA, p. 12 (Grundaspekt menschlichen Daseins) vs HC, p. 4 (a fundamental aspect of the human condition), trad. fr. p. 62.
[6] Voir le Journal de pensée d’Arendt : XXII [25] D,575 (août 1957).
[7] Ibid., XXII [28] D,492-493 (août 1954). Arendt cite un vers de « Socrate et Alcibiade », une ode de Friedrich Hölderlin qui fait partie d’un ensemble de cinq poèmes, envoyés le 30 juin 1798 à Friedrich Schiller, lequel les a publiées en 1799 dans son Almanach des muses. Construit en deux strophes sous la forme d’une réponse à la question posée de savoir pourquoi Socrate regarde Alcibiade amoureusement comme s’il admirait les dieux, le poème avance que les sages, dont la grande sagesse leur a permis de comprendre le monde qu’ils ont regardé qui ont regardé le monde, ces sages donc finissent par s’incliner devant ce qui est beau et au plus haut point vivant : Socrate “Qui a pensé le plus profond, Aime le plus vivant”, à présent, Alcibiade. Voir l’original allemand de « Sokrates und Alcibiades » (et, par ex. sa traduction française par Lionel-Édouard Martin) :

Sokrates und Alcibiades


„Warum huldigeſt Du, heiliger Sokrates,
Dieſem Jünglinge ſtets? kennſt Du Größ'res nicht?
Warum ſiehet mit Liebe,
Wie auf Götter, Dein Aug' auf ihn?“

Wer das Tiefſte gedacht, liebt das Lebendigſte,
Hohe Tugend verſteht, wer in die Welt geblickt,
Und es neigen die Weiſen
Oft am Ende zum Schönen ſich.

C’est que « penser – travailler – vivre » ou encore, à la faveur de la variation entre leben et lieben, « travailler – penser – aimer » sont des activités en faveur de la vie qui se font au détriment du monde et des activités qui le font naître (erstehen). Aimer vivre implique de s’investir dans les activités qui relèvent de la vie nue : travailler, pour faire à manger ou gagner sa vie (comme un esclave ou un ouvrier) ; penser, pour… intensifier le plaisir de vivre ( !?) grâce à la Vita contemplativa ; aimer amoureusement l’autre d’un amour follement passionné qui pousse à vivre dans un monde à part de tout le monde. Faut-il donc aimer vivre et sacrifier le monde à la vie ou bien, au contraire, convient-il d’aimer le monde en se consacrant aux activités de la vita activa, comme produire techniquement et agir politiquement, qui permettent d’y laisser une trace immortelle ? Vivre sa vie sans laisser de trace et, donc, aimer vivre en goûtant des mets succulents et en aimant amoureusement l’être aimé ou bien céder à l’Amor Mundi en cherchant – grâce à Homère ou Hérodote – à s’immortaliser au sein du monde tant aimé !

Voilà l’antinomie mise en place par Arendt dans son Journal de pensée : comme on n’aurait pas le temps de tout faire et qu’il faudrait sacrifier l’un à l’autre, il faudrait choisir entre aimer vivre ou aimer le monde… à moins qu’il ne faille envisager en réalité un mouvement dialectique en trois temps :

« Die Liebe ist also erstens die Macht des Lebens; zum Lebendigen gehören wir, weil wir dieser Macht unterstehen. Wer nie diese Macht erlitt, lebt nicht, gehört nicht zum Lebendigen. Sie ist zweitens das Welt zerstörende Prinzip und zeigt so, dass der Mensch ohne Welt immer noch ist, dass er »mehr« ist als Welt, obwohl er ohne Welt nicht dauern kann. So offenbart sie gerade das spezifisch Menschliche im lebendigen Universum. Die Rede der Liebenden steht der Poesie so nahe, weil sie die reinste menschliche Rede ist. Und sie ist drittens das über das blosse Lebendigsein hinausgehende schöpferische Prinzip, weil aus ihrer Weltlosigkeit eine neue Welt entsteht. Als solches »überwindet« sie den Tod, oder ist dessen eigentliches Gegen-prinzip. Nur weil die Liebe selbst eine neue Welt schafft, bleibt sie (oder kehren die Liebende zurück) in der Welt. Liebe ohne Kinder oder ohne neue Welt ist immer zerstörerisch (antipolitisch!); aber sie bringt gerade dann das eigentliche Menschliche in Reinheit hervor.[1] »

[1] Arendt, Journal de pensée : XVI [3] D,373 (mai 1953). Ce passage du Denktagebuch, qui reprend et résume en trois points les moments de la réflexion, est traduit à travers son commentaire qui intègre l’ensemble de cette réflexion [3] Sur l’amour, dont ce serait le titre, à en croire les premiers mots (Ad Liebe) : D,372-374. Les termes soulignés par un trait dans le texte allemand le sont par Arendt.

*

  1. L’amour comme puissance de la vie

L’amour est indissociable de la vie : aimer (lieben) procède tout naturellement du fait même de vivre (leben), en raison même de la sexualité binaire qui assure la perpétuation de l’espèce ; loin d’être d’origine humaine, l’amour nous insère bien plutôt dans l’univers vivant de la nature. C’est en ce sens une puissance émanant de la vie, qui donne de l’énergie et de la force lorsque l’amour s’empare d’un cœur : la puissance (Macht) de l’amour auquel personne n’échappe se rend maître (sich bemächtigen) de l’être humain. Ce n’est donc pas un sentiment (subjectif) éprouvé envers un objet d’amour (l’aimé n’est jamais un objet), mais c’est bien un événement (sans sujet ni objet) qui projette l’amoureux dans la vie de quelqu’un d’autre auquel il est livré…

  1. L’amour comme événement spécifiquement humain : un principe destructeur du monde

La puissance qui se rend maître de l’être humain à travers l’amour révèle la spécificité humaine au sein de l’univers vivant. Car cet événement du coup de foudre qui s’empare des cœurs amoureux transmue l’amour en ce qu’il y a de plus humain en l’être humain, en une humanité hors du monde commun de deux êtres humains amoureux vivant dans un autre monde à part : c’est que le feu de l’amour consume l’espace du monde entre les amoureux [*pris dans la con-fusion fusionnelle d’être épris*] et, dans cette mesure, il s’avère principe destructeur du monde commun (partagé avec les autres êtres humains) ; l’amour, c’est la vie sans le monde. Mais, en tant que tel, l’amour est créateur d’un nouveau monde…

  1. L’amour comme principe créateur d’un monde nouveau

Tout amour est le commencement d’un nouveau monde, symbolisé par l’enfant : c’est à la fois sa grandeur et sa tragédie. C’est la grandeur de ce principe créateur d’un monde allant au-delà du simple fait d’être vivant : l’amour permet de “surmonter” la mort, dont il est le principe contraire ; c’est à partir de l’absence absolue du monde entre les amoureux, invivable à terme, que naît un nouvel espace entre eux deux (Zwischen) qu’incarne symboliquement l’enfant, le troisième être qui s’ajoute aux deux autres ; les amoureux appartiennent à ce nouvel entre-deux et en sont responsables ; la création de ce nouveau monde est, pour les amoureux, la condition pour rester dans le monde, ou y retourner. C’est en ce sens que l’amour sans enfant et sans nouveau monde est toujours destructeur et antipolitique. Mais le tragique de l’histoire, c’est que ce monde créé signe « la fin de l’amour »…

Si l’amour devait perdurer, il lui faudrait détruire ce nouveau monde [*et en revenir au moment de l’événement destructeur du monde commun]. Car il ne peut y avoir d’éternité de l’amour que dans l’absence de monde ou, c’est la voie poétique (de Rilke), dans l’amour vécu des (amoureux) “délaissés” qui, avec l’être aimé, ont perdu la possibilité même d’un nouvel espace dans le monde (ein neuer Weltraum).

*

C’est le paradoxe tragique : l’amour comme principe créateur d’un monde nouveau est un principe autodestructeur… dans la mesure où l’enfant tue l’amour ! Il faut non seulement élucider ce paradoxe, mais encore éclairer le passage dialectique de la fin tragique de l’événement amoureux à l’amour du monde comme gratitude :

« Amor mundi. Pourquoi est-il si difficile d’aimer le monde[1]? »

Contre le ressentiment nihiliste, la gratitude fondamentale envers ce qui nous est donné (la vie, l’existence humaine et le monde)[2] permet de se réconcilier avec ce qui s’est passé[3]. La gratitude envers l’être et la nature[4], la planète comme espace et la vie comme temps qui nous sont donnés[5], est ainsi le fondement qui permet d’aimer le monde auquel nous tenons plus qu’à la vie, puisque nous sommes prêts à sacrifier notre vie pour exister dans le monde : y être vus et entendus au point d’immortaliser notre nom qui nous attache au monde[6]. Car nous ne tenons pas tant à la vie, qui s’épuise d’elle-même, que nous ne tenons au monde dans lequel nous voulons emménager en y érigeant notre habitat et laisser ainsi du permanent (comme nos œuvres) afin de demeurer nous-mêmes dans le monde, post mortem, en laissant un nom qui permette de nous reconnaître (kenntlich) et nous assure ainsi une présence, sinon éternelle dans le monde[7], du moins durable : à l’instar de l’éthique protestante analysée par Max Weber, ce serait la sainteté de l’œuvre plutôt que la joie de travailler[8]

[1] Ibid., XXI [21] D,522 (avril 1955).
[2] Voir les Remarques conclusives de la version anglaise des Origines du totalitarisme : The Origins of Totalitarianism, New York, Harcourt, 1951, p. 438.
[3] Journal de pensée : I [1] D,4 (juin 1950).
[4] Ibid., I [6] D,11 (juillet 1950).
[5] Ibid., VI [9] D,130 (sept. 1951).
[6] Ibid. XXI [55] D,539-540 (juillet 1955). En août 1954, je rappelle qu’Arendt expliquait que la transformation de la pensée en philosophie par amour du monde revenait à une forme d’immortalisation : XX [28] D,493.
[7] En janvier 1956, Arendt précise la réflexion de juillet 1955 (XXI [55] D,540) : «Être mort signifie: demeurer dans le monde sans vie» (XXI [74] D,553).
[8] Ibid., II [73] D, 553 (janvier 1956).

1. La passion amoureuse comme événement (Ereignis)
manifestant la puissance de la vie

L’amour se donne à nous comme puissance (Macht) émanant de la vie qui nous est donnée. Comme les Grecs ne comprenaient pas la puissance (Macht) comme énergie objectivée, la Δύναμις était conçue comme simple faculté[1]. Mais croire que l’être humain se définit par sa potentialité et, donc, postuler que tous les hommes ont par essence les mêmes possibilités égales [*selon le double sens de gleich], cela empêche d’entrevoir ce qu’est l’amour comme rencontre non pas d’une potentia, mais d’une effectivité (Wirklichkeit) avec laquelle il faut composer sans espoir ni peur[2], dans la mesure même où cette puissance effective de l’amour s’impose à l’être humain en se rendant maître de son cœur – « l’amour me prend » – lors du coup de foudre qui le foudroie et consume le monde dans lequel l’être [*tombé amoureux] se trouvait jusqu’alors :

« Liebe und Ehe
Liebe ist ein Ereignis, aus dem eine Geschichte werden kann oder ein Geschick. […] Keine Freundschaft aber kann tragen, was eine Ehe zumutet. Die Liebe kann es ertragen, wenn die Ehe als Institution durch freien Entschluss zweier Menschen vernichtet wird; dies heißt aber, dass das Zusammen der beiden Menschen die Geschichte und das Geschick des Ereignisses frei entwickelt, ohne allen Garantien und treu nur in dem Nicht-vergessen des Ereigneten und Geschickten. Und es heißt weiter, dass Freundschaft gerade nicht anerkannt wird, denn in der Freundschaft gilt die Treue zum Freunde als das Höchste, sie ist der Freiheit der Liebe also gerade entgegengesetzt. Wenn der Freundschaft zugemutet wird das tägliche zusammen der Ehe oder der Liebe, geht sie zugrunde. […] Zur Abgrenzung: Gefühle habe ich; die Liebe hat mich. Freundschaft ist wesensmäßig abhängig von ihrer Dauer – eine zwei Wochen alte Freundschaft existiert nicht; die Liebe ist immer eine »coup de foudre«.[3] »

« L’amour est un événement à partir duquel peut advenir une histoire ou une destinée. » C’est l’événement d’un coup de foudre à l’origine d’une libre résolution de deux êtres humains à développer ensemble librement l’histoire et la trajectoire de l’événement (de leur rencontre) sans autre garantie que d’être fidèle à cet événement [*vécu comme envoi destinal] et donc au trajet qui procède de cet envoi destinal (Geschick) de l’événement (Ereignis). Cette liberté de l’amour n’offre aucune garantie contre l’infidélité que l’amour peut supporter dans la mesure où perdure le souvenir vivant de l’événement amoureux et de l’histoire d’amour qui en a procédé.

L’amour étant affaire de foi et de confiance, l’amoureux n’envisage pas d’être trompé par l’autre : ce risque pris par l’amour, sa “cécité”, consiste à l’exclure cette possibilité qui est d’autant plus effroyable à vivre qu’il n’existe pas de sanction possible à ce niveau personnel[4]. C’est que les lois, qui régulent le monde humain pour protéger contre les injustices, sont incompétentes en matière d’amour[5] et, donc, elles ne peuvent protéger contre l’infidélité. Comme l’infidélité au sens habituel du terme est vitalité de la vie qui continue, il faudrait épurer la fidélité de tout raidissement buté dans la jalousie comme perversion qui tente, au nom de la fidélité, d’expulser hors du monde la vitalité de l’être vivant (Lebendigkeit) : la conséquence en est la pétrification dans la jalousie, cette « rage que la vie continue [pour l’autre] autre part et auprès de quelqu’un d’autre.[6] »

L’interdiction légale du divorce est l’institution de la société qui vise à se défendre par des lois contre l’usure du temps : ce n’est pas à cause des enfants que le mariage permet de facilement supporter la vie commune au quotidien, c’est que cette institution légalement garantie préserve la distance absolue des partenaires qui est, en revanche, réduite en cendres par le feu de l’amour. Mais cela revient à fonder le mariage sur la loi, et non pas sur l’événement de l’amour : l’institution du mariage pulvérise cet événement, de même que toutes les institutions consument les événements sur lesquels elles étaient fondées. Par contraste avec cette solution traditionnelle qui fait fi de l’amour, le mariage est entre-temps devenu « l’institution de l’amour », mais, en plus d’être encore plus fragile que les autres institutions de l’époque, cette institutionnalisation enlève à l’amour abri et patrie. Or femmes et hommes protestent contre cette perte de substance croissante de l’amour qui devient de plus en plus éphémère.

Croyant à tort que l’amour se niche dans le cœur, alors que c’est le lieu où habite l’amour et non pas sa patrie (Heimat), les femmes font de l’événement amoureux un simple sentiment, alors que les sentiments ne sont pas à la hauteur du feu de l’amour. Par suite, l’amour est consumé par le sentiment : ce qui fait fuir l’homme et pousse la femme à faire de cet “amour” [*sentimental et sentimentaliste] le contenu de sa vie (Lebensinhalt) en faisant des enfants pour leur consacrer sa propre vie et en tirer de quoi vivre (Lebensunterhalt).

Pour leur part, les hommes transmuent l’amour en amitié, comme l’attestent les positions de Kant et Nietzsche à propos du mariage. Mais l’amitié, dont la valeur suprême est la fidélité et non la liberté, ne peut supporter ce qu’endure l’amour lorsque le mariage comme institution est anéanti par la libre résolution de deux êtres humains : l’ensemble (das Zusammen) qu’ils forment ensemble ne peut perdurer qu’à condition de ne pas oublier l’événement à l’origine de cette histoire d’amour que rien ne garantit et qui ne peut se développer que librement sans être aucunement garantie. Inscrite par définition dans la durée, l’amitié ne peut être une affaire de deux semaines, alors que « l’amour est toujours un “coup de foudre” », éphémère comme le feu qui incendie le cœur des amoureux.

Sans naître dans le cœur où il se niche – contrairement au malentendu féminin à ce propos –, l’amour éclaire et même illumine l’obscurité du cœur par l’éclair du coup de foudre : le cœur s’ouvre au sens propre du verbe öffnen[7] [*mettre sous les yeux ou donner à voir ce qui s’y passe en le manifestant].

[1] Ibid., XII [15] D,280 (déc. 1952).
[2] Ibid., I [18] D,14 (août 1950).
[3] Ibid., II [26] D,49-51 (déc. 1950).
[4] Ibid., VI [3] D,126-127 (sept. 1951).
[5] Ibid., VII [2] D,150 (nov. 1951).
[6] Ibid., II [9] D,39 (oct. 1950).
[7] Ibid., VI [3] D,126 (sept. 1951).

L’amour comme passion
(réfutation de la conception sentimentaliste de l’amour)

La transformation de l’amour en sentiment, dont l’objectif est d’échapper à la puissance de l’amour, a pour conséquence de lui faire perdre son “objet” en transcendant prétendument l’événement qu’il constitue : cet être l’un auprès de l’autre originairement (das ursprüngliche Beisammen) des deux êtres saisis par l’amour éprouvé l’un pour l’autre, l’amour auquel personne n’échappe – Arendt cite en grec l’Antigone de Sophocle (v. 988) pour le rappeler –, est détruit en son germe par ce sentiment hybride pour lequel aucun “objet” n’est assez bon ; c’est que la réduction de l’amour à une intentionnalité subjective « dans le lit de Procuste de la conscience sentimentale » enferme le sujet dans la solitude d’une souveraineté[1] fictive qui l’empêche d’aimer. Quelle est la raison de l’interprétation subjectiviste de la passion amoureuse comme sentiment ?

« So wie Denken kein Objekt hat und daher reine Action ist, so hat Liebe kein Subjekt und ist reine Passion. In diesem Sinne gibt es nur eine wirkliche Leidenschaft, und das ist die Liebe, alle andern sogenannten »Leidenschaften« sind Begierde – ὄρεξις. Alle Subjekt-Objekt-Kategorien aber kommen aus der Erfahrung des Herstellens, wo allein ein Subjekt wirklich ein Objekt erfährt, nämlich insofern das Subjekt das Objekt macht. So überwältigend war diese Erfahrung, dass alle anderen Erfahrungen von der Philosophie an ihrem Leitfaden interpretiert wurden. […] In der Liebe vergeht der Wille so, wie im Denken das Herstellen vergeht. in der Liebe löst sich das »Subjekt« ebenso wie im Denken das »Objekt«; sie vergehen im wörtlichsten Sinne. Der kehrt das Bild des Feuers und der Flamme immer wieder.[2] »

Pure passion et non pas sentiment subjectif, l’amour n’a pas de sujet pour l’éprouver activement. De même que la pensée est pure activité sans objet en face d’elle, l’amour est pure passion sans sujet pour l’éprouver et, en ce sens, elle est la seule et unique passion qui soit subie effectivement, vu que les autres passions sont de simples désirs (orexis). Pourquoi parle-t-on à tort d’un “sujet” de la passion amoureuse ?

C’est que l’expérience de la production technique, au cours de laquelle le sujet fait effectivement l’expérience de l’objet qu’il fabrique, est le paradigme à l’origine des catégories de sujet-objet : autant l’objet est constitué par l’être humain comme homo faber, tout autant le sujet l’est par la volonté qui est fondée dans le désir (orexis). Dans l’expérience amoureuse en revanche, la volonté disparaît et le “sujet” se dissout, tout comme la fabrication disparaît et l’“objet ” se dissout dans l’expérience de la pensée : “sujet” et “objet ” passent et s’effacent, s’en allant en fumée conformément au sens littéral du verbe vergehen qui éclaire l’occurrence récurrente de l’image de la flamme et du feu. Qu’en résulte-t-il pour le discours des amoureux qui ne parle jamais à propos de ou sur (über) [*quelque chose dans le monde] ?

La tonalité poétique du discours amoureux
« Nur die Rede der Liebenden ist frei von dem »über«; in ihr spricht man mit dem Du wie mit sich selbst, weil dies Du das Du nur eines Ichs ist, so wie das Selbst das Selbst nur eines Ichs ist. Die Rede der Liebenden erlöst von beidem zugleich, von dem »über«, indem man die Welt mit Vielen (Fremden) gemeinsam hat, und von der Zwiespältigkeit der Einsamkeit. (Dass die Liebe von der Verlassenheit erlöst, ist ein Vorurteil. Der wirkliche Verlassene kann nicht lieben, so wenig wie der, der völlig in der gemeinsamen Welt sich aufgegeben hat. Dieser Zusammenhang zwischen Verlassenheit und Verlorensein in der gemeinsamen Welt ist das eigentlich amerikanische Phänomen. Daher die Unfähigkeit der Amerikaner zu lieben.)
Die Rede der Liebenden ist daher von sich aus »poetisch«; in ihr gibt es weder denkendes διαλέγεσθαι noch Sprechen-über. Es ist, als ob in ihr erst Menschen dazu werden, als was sie sich als Dichtende geben: Sie reden nicht, und Sie sprechen nicht, sondern sie ertönen. In der Liebe gilt für jeden: »höchstens Mund dem Wagnis eines Lautes, der mich unbedingt überfiel.« (Rilke)
[…] Das reine Ertönen der Liebe drängt immer wieder in die Mit-teilung, in der man mit dem Andern sich in ein Gemeinsames teilt. Aus dem Du des Ich wird der Andere – wenn es gut geht, der Nächste.
Rilkes »Verlassene«, die er »so viel liebender« fand »als die Gestillten«, sind der Logik des Liebens als eines Prozesses verfallen, und dieser Prozess ist ebenso zerstörerisch wie der des »logischen Denkens«.[3] »

Le discours amoureux s’adresse à l’autre et à soi-même, à Toi et à Moi (Du und Ich), de sorte que le Soi (Selbst) est le Soi d’un seul Moi. Par suite, ce discours amoureux est de soi-même “poétique” et il ne pense pas plus dialectiquement qu’il ne parle à propos de : il délivre du monde commun partagé avec beaucoup (d’étrangers), tout comme de l’ambivalence de la solitude. Mais – Arendt le signale entre parenthèses pour réfuter un préjugé – l’amour ne délivre pas du délaissement (Verlassenheit), dans la mesure où l’amoureux effectivement délaissé ne peut pas vraiment aimer (il en va de même pour l’individu qui s’est perdu dans le monde commun). Arendt emploie le concept heideggérien de Verlassenheit pour mettre sous un jour critique la figure des Verlassene de Rilke, amoureuses délaissées que le poète trouvait « bien plus aimantes que les comblées » :

« Warst du nicht immer noch von Erwartung zerstreut, als kündigte alles eine Geliebte dir an? (Wo willst du sie bergen, da doch die großen fremden Gedanken bei dir aus und ein gehn und öfters bleiben bei Nacht.) Sehnt es dich aber, so singe die Liebenden; lange noch nicht unsterblich genug ist ihr berühmtes Gefühl. Jene, du neidest sie fast, Verlassenen, die du so viel liebender fandst als die Gestillten. »

Rainer Maria Rilke (1875-1926), 1. Duineser Elegie (Château de Duino, 1912)

Pour Arendt, les délaissées ne peuvent aimer parce qu’elles ont succombé à la logique de l’amour entendu comme processus destructeur [*de l’événement amoureux], qu’Arendt compare au processus autodestructeur de la pensée logique d’un penseur isolé, dont les déductions ont pris la forme d’une pensée délaissée, sans plus aucun contact ni avec le monde des autres, ni avec soi-même. La fin de cette réflexion de juin 1952 est complétée en décembre par Arendt qui, se ravisant, déclare que les délaissées de Rilke sont les seules amoureuses à survivre à la fin de l’amour (nach der Liebe), grâce au souvenir (Andenken) qui permet de repenser à l’événement amoureux en délaissant tout le reste et en laissant tomber tout le monde :

« Liebe als solche – d. h. sofern sie nicht in den Kindern und dem Aufbau einer gemeinsamen Welt ihr eigenes Zwischen erzeugt und daran gerade zugrunde geht (als sei sie nur notwendig gewesen, damit überhaupt ein Anfang gemacht werde) –, Liebe hinterlässt in der Tat nichts als Andenken. Und niemals Freundschaft, etc. In der Liebe gibt es keine Gemeinsamkeit, weil die Sphäre des Gemeinsamen, die Welt, gerade in ihr verzehrt ist. Aus ihr kommt als Gemeinsames nur das Kind, das das Ende der Liebe wird. Rilkes Verlassene sind in der Tat die einzig Liebenden nach der Liebe; sie leben nur im Andenken. Wenn man Liebe oder Andacht will, muss man alles und alle verlassen – also auch im Stich lassen.[4] »

À en rester à ce moment de « l’amour en tant que tel », à proprement parler – c’est-à-dire abstraction faite, donc, du moment ultérieur de son effondrement consécutif à la production d’un monde commun autour des enfants , l’amour laisse comme seule trace, non pas de l’amitié entre les anciens amoureux, mais cette éventuelle commémoration pensante de l’événement amoureux et de l’histoire d’amour qui s’en est suivi. En mai 1953, Arendt ajoute que cette commémoration qui rend l’amour éternel n’est pas complainte sentimentale sur l’abandon, mais souvenir vivant de la possibilité perdue de créer, avec l’être aimé, un nouvel espace dans le monde[5]. Les délaissées rejoindraient l’expérience des amoureux dont le chant poétique déclame l’amour partagé sans aucun égard pour le monde commun aux autres êtres humains. C’est un des traits du discours amoureux : l’accusatif de l’amour, par le moyen duquel Je Te déclare mon amour, détruit l’espace entre les amoureux, qui se livrent sans défense l’un à l’autre, mais l’accusatif du poème chanté détache le chant et le délivre de cet espace entre eux, et des relations qui le caractérise, par le moyen d’une absolutisation poétique qui s’avère salutaire précisément parce qu’elle est d’ordre poétique et non pas philosophique[6]. En juin 1952, Arendt cernait un trait paradoxal du discours poétisant des amoureux qui ne discourent, ni ne parlent entre eux, mais font retentir (ertönen) le son de leur voix :

« Die Rede der Liebenden ist daher von sich aus »poetisch«; […] Es ist, als ob in ihr erst Menschen dazu werden, als was sie sich als Dichtende geben: Sie reden nicht, und Sie sprechen nicht, sondern sie ertönen. In der Liebe gilt für jeden: »höchstens Mund dem Wagnis eines Lautes, der mich unbedingt überfiel.« (Rilke)[7] »

Dans ce vers de Rilke tiré de son échange épistolaire de poèmes avec E. Mitterer, le poète enjoint Heide de ne pas le voir comme « constant et construit », tel un pont ou un but qu’il ne peut être, mais comme « Au mieux, bouche risquant un son qui s’impose absolument me surprend m’assaille sans égard à moi. » L’appel à Rilke permet à Arendt de faire vibrer la fibre tout naturellement “poétique” des amoureux : ce serait comme s’ils ne devenaient proprement des êtres humains qu’en se révélant à travers la tonalité même de leur parole poétisante qui résonne sans raisonner en risquant le son qui s’est imposé à eux. Mais, tout en ne pouvant subsister durablement dans le monde, « l’intonation pure de l’amour » qui retentit entre les amoureux, d’elle-même pousse encore et toujours au partage communicatif de l’un avec l’autre, tout comme la solitude pousse à se retrouver avec les autres dont on s’était dissocié :

« Dass Liebe in der Welt nicht Bestand haben kann, ist dasselbe wie, dass Einsamkeit nicht Bestand haben kann. So wie jede Einsamkeit aus ihrer Zwiespältigkeit – wirklich Ent-zweiheit, aus der dann auch der Zweifel entspringt – wieder in das Mit-Andern drängt, um durch den Andern Einer zu werden, so drängt das reine Ertönen der Liebe immer wieder in die Mit-teilung, in der man mit dem Andern sich in ein Gemeinsames teilt. Aus dem Du des Ich wird der Andere – wenn es gut geht, der Nächste.[8] »

Or cette communication, qui met en commun ce que l’un confie à l’autre, participe de la création d’un nouveau monde, commun : Toi qui est mien, Tu deviens alors l’Autre et, si ça se passe bien, le prochain… Ouvrant la voie à l’Amor Mundi qui prend la relève de leur histoire d’amour à présent achevée par le nouveau-né, les amoureux retourneraient dans le monde commun pour y créer un espace où ils pourraient, comme parents, aimer leurs enfants et, si ça se passe bien, aimer leur prochain !

[1] Ibid., IV [2] D,83 (mai 1951).
[2] Ibid., XI [1] D,249-250 (sept. 1952).
[3] Ibid., IX [19] D,214-215 (juin 1952).
[4] Ibid., XII [13] D,279 (déc. 1952).
[5] Ibid., XVI [3] D,373 (mai 1953).
[6] Ibid., XVIII [11] D,428 (août 1953).
[7] Ibid., IX [19] D,214 (juin 1952).
[8] Ibidem, IX [19] D,215 (juin 1952).

2. Pardonner à l’autre pour l’amour… du monde humain
2.1 Du pardon par amour dans le Journal

Dans le Journal de pensée, il est peu question de l’Amor Mundi et encore moins de l’amour chrétien du prochain, mais il est question du pardon dès les premières pages[1] immédiatement et à plusieurs reprises. En juillet 1951, Hannah Arendt se repose sur un passage de l’évangile de Luc (7,47) pour soutenir que l’amour est la condition du pardon :

Οὗ χάριν, λέγω σοι, ἀφέωνται αἱ ἁμαρτίαι αὐτῆς αἱ πολλαί, ὅτι ἠγάπησεν πολύ: ᾧ δὲ ὀλίγον ἀφίεται, ὀλίγον ἀγαπᾷ. (Luc : 7,47)
« C’est pourquoi, je te le dis, ses péchés qui sont en grand nombre, lui sont pardonnés, car elle a beaucoup aimé, mais celui à qui il est peu pardonné, aime peu. »

L’interprétation correcte de ce passage réclame de lui ajouter une conclusion (3) après avoir précisé quelle signification a le pardon (1) et quel sens a le terme d’amour (2). Lors du premier moment de cette réflexion en trois temps, Arendt fait deux assertions : ce n’est pas le méfait qui est pardonné, mais la personne ; le fait d’aimer cette personne est la condition préalable pour lui pardonner. Car, si l’on a raison de dire que seul l’amour peut pardonner, on oublie fréquemment ces deux choses qu’Arendt tient à pointer : « Il ne peut être pardonné qu’à ceux qui sont aimés ; on ne peut (et il n’est permis) de pardonner qu’à ceux qu’on aime ; ce qui peut être pardonné n’est pas l’injustice que j’ai commise, mais uniquement moi, qui suis aimé.[2] » Or, c’est le second moment de la réflexion, la raison de cette omission se trouve dans la conception même de l’amour : comme on est tenté de dire que l’amour est ressenti, Arendt prend soin de préciser que ce “sentiment” ne peut qu’être réciproque, de sorte que l’amour ne pourrait exister que sous la forme d’un sentiment réciproque (Liebe existiert als gegenseitiges Gefühl). Sur le fondement de cette double élucidation, Arendt peut conclure qu’il n’a certainement pas été pardonné à la pécheresse qu’évoque l’évangile de Luc en raison du “sentiment” qu’elle éprouve. Pour le montrer, il faut gloser ce passage de l’évangile qui n’a de sens qu’à condition de lui ajouter la conclusion qui manque : « Il lui est beaucoup pardonné, car elle a beaucoup aimé ; et donc il lui est pardonné par beaucoup. »

Il est possible de conforter l’interprétation d’Arendt en éclairant le passage en question (Luc:7,47) par les précisions qui sont données antérieurement par l’évangéliste (7,37-38 vs 7,44). S’il est en effet beaucoup pardonné à la pécheresse (par Jésus), c’est qu’elle a beaucoup aimé, c’est-à-dire* qu’elle a beaucoup donné d’elle-même à Jésus (pour se faire pardonner) :

« une femme de la ville, qui était pécheresse, ayant appris qu’il était à table dans la maison du pharisien, apporta un vase d’albâtre plein de parfum ; et se tenant derrière lui, à ses pieds, en pleurant, elle se mit à mouiller ses pieds de ses larmes ; et elle les essuyait avec les cheveux de sa tête ; et elle baisait ses pieds et les oignait de parfum. » (Luc:7,37-38)
vs « elle a arrosé mes pieds de larmes et les a essuyés avec ses cheveux. » (Luc:7,44).

La demande de pardon n’est pas une parole en l’air, c’est un engagement qui se traduit en acte par un don : la pécheresse prend soin de Jésus qu’elle oint de parfum, elle lui donne tout son amour pour se faire pardonner. Comme il se traduit en actes ou œuvres, cet amour n’est donc pas tout simplement un “sentiment” [*c’est le sens des guillemets mis par Arendt] et de toute façon, si sentiment il y a, ce sentiment est forcément réciproque, puisque le pardon, qui répond à la demande de pardon, participe du don contre don à l’origine de toute relation sociale [*selon la leçon administrée par Marcel Mauss dans l’Essai sur le don]. Dans son interprétation, Arendt place ainsi l’amour non pas au niveau des sentiments éprouvés (l’amour pathologique au sens de Kant), mais sur le plan des actions et de l’interaction entre les êtres humains. Autrement dit, l’amour n’est pas le sentiment éprouvé subjectivement par un cœur isolé : l’amour est indissociable de ce qu’Arendt appelle la pluralité humaine.

Ce qu’atteste plusieurs des plans de l’ouvrage sur l’Amor Mundi esquissés par Arendt, dont celui d’août 1955 qui précisent les « variations de la pluralité dans son rapport au monde » en cinq points, à savoir : agir (Handeln) politiquement ; être ensemble (Zusammensein) socialement ; vivre (Leben) en travaillant, en échangeant économiquement et en possédant quelque chose dans le monde ; intimité (Intimität) comme être à deux (Zu-zweit-Sein) ; être seul (Alleinsein). C’est dans la quatrième rubrique sur l’être à deux dans l’intimité que sont mentionnés l’amitié, comme espace entre deux amis, et l’amour, comme incendie de l’espace entre les deux amoureux à l’origine d’un nouvel espace inséré au sein du monde :

« Die Variationen der Pluralität in ihren Weltbezug: 
[…]
Intimität: Zu-zweit-Sein: a) Freundschaft im Zwischen, das zwischen Zweien ist: ein Weltausschnitt. b) Liebe: die Verbrennung des Zwischen, aus deren Brand ein neues Zwischen entsteht, das in die Welt eingefügt wird. »

[1] Ibid., I [1] D,3-7 (juin 1950).
[2] Ibid., V [13] D,110 (juillet 1951).

*

2.2 …au pardon par respect dans Vita Activa

[Problème]

Il convient à présent de comprendre de quelle manière se manifeste l’Amor Mundi dans l’ouvrage effectivement publié sous un autre titre : The Human Condition (1958) vs Vita Activa (1967). Il s’agirait plus précisément de montrer quel rapport l’amour du monde entretient avec ce qu’on appelle habituellement l’amour : de l’amour du conjoint à l’amour du prochain en passant par l’amitié. La seule section de l’ouvrage, dans lequel il reste une trace du projet initial d’intégrer l’acte d’aimer à l’analytique des activités humaines, est le chapitre consacré au pardon : dans ce § 33 de The Human Condition (1958), il est à nouveau question de l’histoire de la pécheresse pardonnée par Jésus pour étayer la thèse chrétienne d’après laquelle seul l’amour peut pardonner. Or Arendt réfute désormais cette thèse, préférant fonder le pardon dans le respect plutôt que dans l’amour de la personne humaine. Mais quelle place au sein du monde humain reste-t-il alors à l’acte d’aimer ?

[Argument]

Le § 33 de The Human Condition (1958) et de Vita Activa (1967), qui s’intitule « Irréversibilité et la puissance de pardonner », est construit en trois temps. Introduction simultanée à ce § 33 et au § 34 consacré à la puissance de promettre compte tenu de l’imprévisibilité des actions, le premier moment de l’argument arendtien formule la thèse que ces deux facultés humaines de pardonner et de promettre sont une réponse salutaire aux caractères même de l’action, respectivement irréversible et imprévisible, et qu’elles sont à ce titre des facultés d’ordre politique qu’il faut distinguer en principe des valeurs morales[1].

Le second moment du § 33 s’appuie sur l’évangile pour étayer la nécessité du pardon, tout en précisant que le contexte religieux de la découverte du pardon par Jésus a malencontreusement entravé la reconnaissance du caractère politique de cette faculté proprement humaine[2]. Il lui faut donc réfuter avec Jésus l’idée pharisienne que seul Dieu a le pouvoir de pardonner les péchés, alors que Dieu ne pardonne au contraire qu’aux êtres humains qui ont su pardonné à leur prochain [Luc, 5:21-24 ; Matthieu, 6:12 & 18 :35 ; Marc, 12:7-10 & 11:25]. Ce qui fait de la puissance de pardonner une obligation et une faculté proprement humaines qu’il conviendrait d’analyser en faisant ressurgir la connotation [*originairement laïque] des concepts grecs de l’évangile [*que l’interprétation spiritualiste a recouverte de manière unilatérale d’un voile moral] : à traduire aphienai par libérer et laisser aller – ce qui donne ensuite pardonner –, metanoein par changer d’avis – et surtout pas par se repentir et faire pénitence – et hamartanein par faillir ou faire fausse route – plutôt que par pécher –, Luc, 17:4 serait plus justement rendu par « S’il a failli envers toi sept fois dans la journée et qu’il revient vers toi sept fois dans la journée pour te dire : j’ai changé d’avis, tu dois le laisser aller. »

Προσέχετε ἑαυτοῖς. Ἐὰν δὲ ἁμάρτῃ εἰς σὲ ὁ ἀδελφός σου, ἐπιτίμησον αὐτῷ: καὶ ἐὰν μετανοήσῃ, ἄφες αὐτῷ.
Καὶ ἐὰν ἑπτάκις τῆς ἡμέρας ἁμάρτῃ εἰς σέ, καὶ ἑπτάκις τῆς ἡμέρας ἐπιστρέψῃ, λέγων, Μετανοῶ, ἀφήσεις αὐτῷ. Luc, 17:3-4

Prenez garde à vous-mêmes ! Si ton frère pèche, reprends-le ; et s’il se repent, pardonne-lui.
Et si sept fois le jour il a péché contre toi, et que sept fois il revienne vers toi, disant : Je me repens, tu lui pardonneras.
(Luc, 17:3-4)

C’est que le pardon est nécessaire pour vivre ensemble au quotidien : comme les fautes et les faux-pas (Fehlen vs Verfehlen) sont inévitables, de part et d’autre, il faut bien pardonner à l’autre, de façon à le libérer du désir de vengeance et à se libérer en même temps soi-même du poids du ressentiment.

Dans le troisième moment de l’argument du § 33, Arendt conteste en trois temps que le christianisme ait raison d’affirmer que « seul l’amour peut pardonner ». Dans un premier temps, elle reprend et infléchit l’interprétation qu’elle avait formulée du passage de l’évangile de Luc (7,47) sur la pécheresse pardonnée par Jésus dans son Journal de pensée en juillet 1951, tout en affirmant à nouveau que ce n’est pas le méfait qui est pardonné, mais la personne :

« Jesus bringt dies personale Element im Zusammenhang mit der Liebe in der Geschichte von der Sünderin: »Ihr sind viele Sünden vergeben, denn sie hat viel geliebet; welchem aber wenig vergeben wird, der liebet wenig«; und für die Meinung daß nur die Liebe die Macht hat zu vergeben, spricht immerhin, daß die Liebe so ausschließlich auf das Wer-jemand-ist sich richtet, daß sie geneigt sein wird, Vieles und vielleicht Alles zu verzeihen.[3] »

Si l’amour est capable de tout pardonner, ce n’est pas parce qu’il permettrait de tout comprendre en ayant même de la compréhension pour l’injustice commise par l’être aimé. La raison en est à chercher bien plutôt dans ce qui caractérise l’amour – dans les cas extrêmement rares où cet événement se produit – : en effet, l’amour est à la fois une puissance de révélation de soi et une vision de la personnalité de l’autre tellement incomparables qu’il rend aveugle tout autant aux défauts et qualités de la personne aimée qu’à ses réussites et ses échecs dans le monde. Autrement dit, cette clairvoyance de l’amour qui lui permet de percevoir la personne aimée pour elle-même a pour contrepartie la cécité par rapport à tous les aspects qui décident de sa position dans le monde : ce qui est en jeu dans l’événement amoureux, c’est de percevoir qui est l’autre (das Wer des Anderen), et non de savoir ce qu’il est et ce qu’il fait dans le monde et pour les autres. C’est que l’amour entendu comme passion anéantit le monde entre les amoureux avant que l’enfant, le produit le plus propre de leur amour, ne les fasse revenir dans le monde et ne mette ainsi fin à leur amour, à moins que la passion ne les saisisse à nouveau ou bien – c’est un nouvel éclairage par rapport aux analyses du Journal – qu’il ne se transmue en une des multiples formes possibles d’une relation d’appartenance réciproque (Zusammengehörigkeit). Cette nouvelle inflexion de l’analyse du Journal qu’Arendt reprend ici ne l’empêche pas de tirer la même conclusion que dans le Journal : l’amour est non seulement apolitique en tant que destructeur du monde, mais il est « même antipolitique – probablement la plus puissante de toutes les forces antipolitiques.[4] »

Le champ de l’amour ayant été restreint lors du second temps à la passion amoureuse, Arendt peut, dans un troisième temps, contredire la thèse chrétienne qui fonde le pardon sur l’amour : l’amour de la personne impliquant de tout lui pardonner, il n’y aurait aucune raison d’intégrer la faculté de pardonner dans une analyse de l’action politique qui impose de couvrir « le large domaine des affaires humaines », là où l’amour n’a de pouvoir que dans une sphère très limitée. S’il faut donc le pardon, mais qu’il n’est pas fondé dans l’amour de la personne, il faut lui trouver une autre source et lui donner un autre nom :

« Der Respekt ist wie die Aristotelische φιλία πολιτική eine Art »politischer Freundschaft«, die der Nähe und der Intimität nicht bedarf; er drückt die Achtung vor der Person aus, die aber in diesem Fall aus der Entfernung gesehen ist, welche der weltliche Raum zwischen uns legt, wobei diese Achtung ganz unabhängig ist von Eigenschaften der Person, die wir bewundern können, oder von Leistungen, die wir hochschätzen. […] Jedenfalls bildet Respekt durchaus einen hinreichenden Beweggrund, jemandem das, was er getan hat zu vergeben, um dessentwillen, der er ist.[5] »

Cette autre source, c’est le respect de l’autre qu’Arendt compare à la philia politikè aristotélicienne pour en faire une sorte d’ “amitié politique” [*ou civile entre citoyens], amitié civique dans la cité qui n’a pas besoin de proximité et d’intimité entre les personnes qui se rencontrent dans l’espace public du monde : impliquant une distance qui exclut tout autant l’intimité des amoureux que la proximité des amis, le respect entre les personnes leur permet de se considérer sans devoir pour autant admirer les qualités personnelles des unes et des autres, ni estimer leurs activités ou leurs performances.

Arendt peut donc conclure que le respect, dans la mesure où il ne concerne que la personne (it concerns only the person), constitue un fondement suffisant pour pardonner à quelqu’un ce qu’il a fait par égard pour la personne. Reste à savoir si la philia politikè d’Aristote – bien plus que le respect que Kant a pris soin de démarquer de l’amour du prochain – ne constituerait pas une manière d’aimer l’autre sans pour autant l’apprécier personnellement…

[1] Hannah Arendt, Vita Activa (1967), p. 300-304 vs The Human Condition (1958), p. 236-238, trad. fr. dans L’Humaine condition (2012), p. 250-252.
[2] Vita Activa (1967), p. 304-306 & notes 80,81 p. 468 vs The Human Condition (1958), p. 238-241, trad. fr. dans L’Humaine condition (2012), p. 252-254.
[3] Vita Activa (1967), p. 308. Cf. la version moins développée dans The Human Condition (1958), p. 241-242 (only love has the power to forgive) et trad. fr. dans L’Humaine condition (2012), p. 255.
[4] Hannah Arendt, Vita Activa (1967), p. 309-310 vs The Human Condition (1958), p. 242, trad. fr. dans L’Humaine condition (2012), p. 255.
[5] Hannah Arendt, Vita Activa (1967), p. 310 vs The Human Condition (1958), p. 243, trad. fr. dans L’Humaine condition (2012), p. 256.

*

Où est passé l’Amor Mundi ?

2.3 Amor Mundi