Aimer l’altérité?

II. 2.
Passion d’aimer :
l’aventure d’aimer dans tous les sens

La passion aventureuse d’aimer peut errer dans tous les sens et s’enferrer dans l’impasse de l’Amour. Avant de sombrer dans le trou noir de l’amour conflictuel, l’amour se dévoie sous la modalité du dévouement sacrificiel ou du délire fusionnel. Le problème pourrait provenir de la majuscule mise à l’Amour, sacrificiel ou fusionnel : ce serait comme si cette manière d’aimer se consacrait à la mesure de l’Absolu. N’y aurait-il pas errance à vouloir aimer conformément à une intuition amoureuse qui exige de l’autre un amour fou impossible à réaliser ?

C’est l’hypothèse de Sartre en 1943 qui présente l’errance d’aimer selon la modalité d’un Amour conflictuel au regard du projet idéal qui l’anime de part et d’autre…

« Cet idéal irréalisable, en tant qu’il hante mon projet de moi-même en présence d’autrui, n’est pas assimilable à l’amour en tant que l’amour est une entreprise, c’est-à-dire un ensemble organique de projets vers mes possibilités propres. Mais il est l’idéal de l’amour, son motif et sa fin, sa valeur propre. L’amour comme relation primitive à autrui est l’ensemble des projets par lesquels je vise à réaliser cette valeur.
Ces projets me mettent en liaison directe avec la liberté d’autrui. C’est en ce sens que l’amour est conflit. » (p. 433 vs p. 406 [1]).

[1] Sartre, L’être et le néant, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées » 1943
vs réédition corrigée avec index par Arlette Elkaïm-Sartre, coll. « tel », 1976-1998.

Dans L’être et le néant, Sartre ne présente pas l’amour comme consécutif au désir : l’amour dont il est question n’est donc pas la relation qui se constitue et se conforte au cours du temps en corrélation avec les désirs éprouvés par les partenaires. La phénoménologie sartrienne semble donc inverser la relation que la psychanalyse freudienne avait reconnue entre désir et amour. La raison en est la méthode transcendantale que Sartre emprunte en analysant le phénomène de l’amour au regard du projet métaphysique qui l’habite et le hante même : la psychanalyse existentielle refuse de rapporter les projets au désir qui les anime, consciemment ou dans le tréfonds inconscient de la subjectivité (643-652).

En amont de l’entreprise concrète d’aimer quelqu’un en particulier, il y aurait en effet un projet fondamental de soi en présence d’autrui qui serait hanté par un idéal irréalisable : être le centre du monde de l’aimé, de façon à être justifié d’exister dans le monde. Comme ce projet métaphysique et moral est voué à l’échec, il faudra en quelque sorte se résigner à tenter de réaliser cet idéal impossible à travers le désir, sexuel, qui vise à s’emparer du corps de l’autre pour capturer sa liberté. Mais cet essai désespéré se solde par un échec tout autant désespérant : le désir est aussi impossible à satisfaire que le projet qui le constitue. Car s’emparer de l’autre sujet reviendrait à en faire un objet dépourvu de liberté, alors que je veux précisément que l’autre se soumette librement à mon désir. Pourtant, cette liberté m’est insupportable : c’est pourquoi Marcel enferme l’Albertine, La Prisonnière de Proust, non pas pour disposer à sa convenance de la jouissance sexuelle de son corps, mais pour l’asservir. La relation est ipso facto conflictuelle, car ce qui est finalement en jeu dans la relation amoureuse, c’est la liberté : il s’agit d’asservir l’autre et de n’être pas soi-même asservi.

On comprend à présent pourquoi Sartre se focalise sur l’amour-passion plutôt que sur l’amitié ou les accointances dont parle Montaigne. C’est que ce projet fondamental de capturer la liberté de l’autre serait propre à la passion amoureuse comme manière extrême d’aimer qu’on trouve rarement dans l’amitié et presque jamais dans les relations ordinaires, même si elles peuvent être travaillées par cette tendance extrême qui peut se manifester à certains moments critiques, tout comme il peut arriver que des amis se sentent justifiés d’exister en raison de l’intensité de l’amitié entre eux. Mais, dans l’amitié et dans les autres relations, on n’obtient jamais ce qu’on croit à tort pouvoir obtenir à travers l’amour, à savoir : la justification de notre existence du fait d’être mis par l’autre au centre du monde. Chacun s’investirait donc dans le projet amoureux pour donner à son existence l’impossible consistance d’un fondement. Ni l’amour, ni le désir ne permet de satisfaire l’exigence absolue qui est au cœur du projet fondamental de trouver en l’autre le fondement de son existence et, donc, le sujet passe d’une attitude à l’autre en tournant en rond dans le cercle des relations à l’autre sans parvenir à en sortir.

À quoi bon aimer dans ces conditions affligeantes ? Ne conviendrait-il pas de s’émanciper de ce projet délirant animé par une illusion narcissique pour se consacrer exclusivement à ce que Sartre appelle l’entreprise concrète d’aimer les autres comme « ensemble organique de projets vers mes possibilités propres » ? Ne serait-ce pas la bonne manière pour apprécier voluptueusement les manières d’être de tous les êtres, même inanimés, afin – sur ce socle de l’amour de la vie et des manières de vivre – d’être à même d’aimer fondamentalement l’Être ?

2.1 Sartre ou le projet amoureux en échec
l’errance d’aimer d’un Amour conflictuel

« Par-delà l’amour voluptueux des manières d’être, l’amour austère et fondamental de l’Être » [Vérité et existence (1948), 64’, p. 124]

Dans ce fragment de 1948, il est question de l’amour dans un sens bien plus élargi que dans les développements que Sartre consacre à cette question en 1943. Dans L’être et le néant en effet, Sartre ne parle pas d’aimer en général, il parle en particulier de l’amour sensuel pour l’être aimé et désiré sexuellement. L’Amour avec une majuscule incarne l’Absolu qui est en jeu dans le projet amoureux de la subjectivité absolue. Mais il interprète cette relation comme une des modalités fondamentales du rapport à autrui et à son corps : tout comme le désir, sensuel, est comme attitude sexuelle un comportement primitif envers autrui, l’Amour est une des trois « attitudes originelles » (avec la haine) par lesquelles l’être humain, en tant que corps, réagit à la présence du corps de l’Autre (477). Toutes les autres conduites complexes des hommes les uns envers les autres ne sont que des enrichissements dérivés de ces relations primitives qui sont intégrées dans toutes les attitudes envers les Autres : par exemple, la pitié, l’admiration, la gratitude, etc. sont composées d’amour et de désir.

Par contraste avec l’analyse spinoziste des trois affections primitives (désir, joie vs tristesse) dont amour et haine sont dérivés [Éthique, III, prop. LVI- LVII], l’analyse sartrienne semble se focaliser sur des attitudes sexuelles (désir-amour, masochisme-sadisme), tout en se démarquant de la psychanalyse freudienne et de son postulat de la libido omniprésente. C’est que ces projets fondamentaux à travers lesquels la subjectivité humaine pour soi, le Pour-soi, réalise son être pour autrui sont des attitudes-fondements auxquelles s’intègre la sexualité qui, donc, est enveloppée et dépassée (478) par ces modalités fondamentales du rapport à autrui. Il y a une autre différence avec Spinoza qui constitue un véritable paradoxe : Sartre présente l’amour comme premier par rapport au désir, alors qu’on aurait tendance à avec Spinoza et Freud à penser que l’amour naît du désir.

C’est que l’amour constitue un projet fondamental dont découle le désir comme tentative désespérée de réaliser ce projet idéal d’un rapport avec autrui qui s’avère irréalisable. Le désir surgit de l’échec de l’amour et, lui-même confronté à son échec, il finit par en revenir à l’amour. Ces attitudes originelles définissent le cercle des rapports avec autrui, non pas seulement dans le sens faible de la circonférence d’un domaine, mais encore et surtout dans le sens fort d’une circularité de renvoi d’une attitude à l’autre en raison de l’échec auquel aboutit chacune de ces conduites :

« De même que l’Amour trouve son échec en lui-même et que le Désir surgit de la mort de l’Amour pour s’effondrer à son tour et faire place à l’Amour, toutes les conduites envers l’Autre-objet comprennent en elles une référence implicite et voilée à un Autre-sujet et cette référence et leur mort ; sur la mort de la conduite envers l’Autre-objet surgit une attitude neuve qui vise à s’emparer de l’Autre-sujet et celle-ci révèle à son tour son inconsistance et s’effondre pour faire place à la conduite inverse. Ainsi sommes-nous renvoyés indéfiniment de l’Autre-objet à l’Autre-sujet et réciproquement ; la course ne s’arrête jamais et c’est cette course, avec ces inversions brusques de direction, qui constituent notre relation à autrui. À quelque moment que l’on nous considère, nous sommes dans l’une ou l’autre de ces attitudes – insatisfaits de l’une comme de l’autre » (478-479 vs 448 [1]).

[1] Sartre, L’être et le néant, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées » 1943
vs réédition corrigée avec index par Arlette Elkaïm-Sartre, coll. « tel », 1976-1998.

Il est impossible de refermer ce cercle ouvert (cf. 450) de l’insatisfaction perpétuelle du projet, voué à l’échec, de m’emparer de la liberté d’autrui pour me l’assimiler (430-431) à travers l’amour ou le désir (ou encore la haine) : m’emparer de l’Autre-sujet revient en effet à en faire un objet dépourvu de liberté, alors même que je veux que l’autre m’aime et/ou me désire librement ; inversement, la liberté dont dispose l’Autre-sujet de m’aimer ou non me met dans une situation d’insupportable insécurité qui me pousse à vouloir anéantir sa liberté en l’enfermant dans un espace clos, comme Albertine dans La prisonnière de Proust. C’est donc la liberté qui est, de part et d’autre, l’enjeu – métaphysique et moral – de l’amour, et non pas la satisfaction des pulsions sexuelles qui jamais ne pourra m’assurer de posséder la liberté de l’autre en prenant possession ponctuellement de son corps. Par contraste avec la jouissance sexuelle, le projet en jeu dans l’amour (et le désir) est nécessairement voué à un échec destiné à se répéter sans fin à chaque fois.

1. L’amour comme projet idéal

Dans ces conditions, le rapport à autrui ne peut qu’être conflictuel et perpétuellement insatisfaisant. Car l’amour implique un rapport intrinsèquement conflictuel entre libertés subjectives en raison même de l’idéal irréalisable qui motive la relation de part et d’autre, à savoir : de mon point de vue, le projet de « m’assimiler l’altérité de l’autre en tant que telle, comme ma possibilité propre », c’est-à-dire de m’assimiler la liberté d’autrui en m’incorporant l’altérité de cet autre comme réalité absolue en face de moi (432). Il s’agit d’une aventure (434) éprouvante et donc d’une « épreuve concrète, soufferte et ressentie, de l’autre » (432) qui me pousse à essayer d’agir sur la liberté d’autrui :

« Cet idéal irréalisable, en tant qu’il hante mon projet de moi-même en présence d’autrui, n’est pas assimilable à l’amour en tant que l’amour est une entreprise, c’est-à-dire un ensemble organique de projets vers mes possibilités propres. Mais il est l’idéal de l’amour, son motif et sa fin, sa valeur propre. L’amour comme relation primitive à autrui est l’ensemble des projets par lesquels je vise à réaliser cette valeur.
Ces projets me mettent en liaison directe avec la liberté d’autrui. C’est en ce sens que l’amour est conflit. » (433 vs 406).

Il faut donc bien distinguer entre l’entreprise concrète de l’amour et cet idéal irréalisable dont la motivation est de capter la liberté d’autrui (comme fondement de mon être) de façon à l’asservir et n’être pas moi-même asservi. C’est que le regard d’autrui, qui m’objective, me donne l’impression d’être possédé par autrui et donc dépossédé de mon être-pour-autrui, lequel m’échappe comme un secret sur ce que je suis qui serait volé par autrui. Je revendique et je projette de récupérer cet être que je suis et dont je suis responsable (431) en projetant la résorption de l’autre en moi : car « je m’identifie totalement à mon être-regardé pour maintenir en face de moi la liberté regardante de l’autre » (432). J’ai donc le projet de me récupérer en cherchant moi-même à posséder autrui, c’est-à-dire à m’en emparer pour le réduire à être « liberté soumise à ma liberté » (433) tout en laissant intacte la liberté de l’autre (432). C’est tout le problème que constitue l’épreuve concrète du rapport conflictuel à l’autre dans l’amour. Avant donc de constater l’échec préprogrammé de l’idéal amoureux, Sartre propose d’analyser l’entreprise concrète de l’amour en méditant sur « ce problème d’aspect purement psychologique : pourquoi l’amant veut-il être aimé ? » (434)

[*Thèse]

Être le centre du monde d’autrui, voilà le projet ! Il s’agit donc moins d’aimer autrui que de parvenir à se faire aimer d’autrui : « aimer est, dans son essence, le projet de se faire aimer. » (443). Pour ce faire, il convient de m’incorporer cet autre concret dans son altérité, comme réalité absolue, c’est-à-dire de l’assimiler à moi comme liberté, et non seulement comme facticité corporelle qu’il s’agirait de posséder en la pénétrant (cf. ) ou en se laissant pénétrer. Car le projet amoureux est en quête de ce que la subjectivité en manque d’absolu ne peut obtenir, à savoir d’être en-soi-pour-soi comme Dieu (652-653, cf. 708) : ce désir d’être dieu (pour autrui) n’apparaît pas par hasard dans la relation amoureuse qui entretient l’illusion de pouvoir être tout pour l’autre.

[Argument]

Avant d’expliquer positivement ce que veut l’amant dans l’amour, à savoir : « être “tout au monde” pour l’aimé », Sartre va s’appuyer sur La prisonnière de Proust pour définir de manière principalement négative ce que cherche l’amant. Il ne s’agit pas d’un « pur désir de possession physique », comme si l’Autre-sujet était une chose dont il suffirait de prendre possession : comme Albertine échappe par sa conscience à Marcel, rongé de souci, il s’agit bien plutôt pour l’amour de « captiver la “conscience” », c’est-à-dire de s’approprier autrui en s’emparant de la liberté de l’autre en tant que telle (434). Le type spécial d’appropriation qui permet de posséder une liberté comme liberté requiert que cette liberté perdure dans l’amour et, donc, cela exclut que l’appropriation en question soit l’effet d’une sorte de mécanisme qui provoquerait l’asservissement de l’être aimé, enchaîné en conséquence du déterminisme psychologique d’une « passion débordante et mécanique » [*c’est le cas de figure d’une dépendance affective (verliebte Hörigkeit dans les termes de Freud) qui rend l’autre esclave ou captif de sa passion], ou enclenché par la « pure fidélité à la foi jurée » par le passé, alors même qu’à présent, l’amour ne serait plus éprouvé de manière sentimentale, c’est-à-dire « vécue par le cœur » :

« l’amant demande le serment et s’irrite du serment. Il veut être aimé par une liberté et réclame que cette liberté comme liberté ne soit plus libre. Il veut à la fois que la liberté de l’Autre se détermine elle-même à devenir amour – et cela, non point seulement au commencement de l’aventure mais à chaque instant – et, à la fois, que cette liberté soit captivée par elle-même, qu’elle se retourne sur elle-même, comme dans la folie, comme dans le rêve, pour vouloir sa captivité. Et cette captivité doit être démission libre et enchaînée à la fois entre nos mains. Ce n’est pas le déterminisme passionnel que nous désirons chez autrui, dans l’amour, ni une liberté hors d’atteinte : mais c’est une liberté qui joue le déterminisme passionnel et qui se prend à son jeu. » (434-435 vs 407).

L’amant-amoureux veut être aimé librement par une liberté qui ne soit plus libre, mais au contraire captivée par elle-même : ce qui revient à désirer ou vouloir que l’aimé veuille sa propre captivité comme démission libre et enchaînée entre les mains de son amant ; ce qui le mettrait en possession de la liberté de l’aimé. L’amant deviendrait ainsi objet de l’amour de l’aimé, c’est-à-dire objet unique et privilégié de la démission à tout instant de sa liberté. Il s’agit pour l’amoureux d’être tout pour l’autre, c’est-à-dire « son être et sa raison d’être ; l’objet limite de sa transcendance », de sorte que cette limite objective circonscrive le cercle de la liberté de l’aimé qui prend à chaque instant l’amant comme mobile ou fin toujours déjà choisie. Il veut l’autodétermination de la liberté de l’aimé à devenir amour : la liberté devient amour dans la mesure même où cette attitude est une manière d’être-au-monde librement choisie.

C’est ce que signifie se prendre au jeu de la passion : jouer le déterminisme passionnel sans se laisser prendre dans ses rouages en assumant librement à chaque moment d’aimer passionnément. C’est du moins ce que l’amant-amoureux attend de l’aimé. Car le déterminisme de la passion débordante et mécanique ou de l’engagement solennel du serment anéantirait sa liberté, alors qu’il s’agit bien plutôt pour l’amant d’exiger de l’aimé qu’il reste libre tout en étant comme envouté : « ce qu’il exige est un engluement, un empâtement de la liberté d’autrui par elle-même » qui s’engloutirait ainsi volontairement en se donnant l’amant comme « limite objective » à accepter pour rester libre.

Le projet de l’intuition amoureuse

[Argument descriptif de l’exigence de l’amant dans l’intuition amoureuse]

L’engluement comme limite objective de la liberté est la passion vécue par l’autre comme facticité subie, tout en étant engagement libre et librement renouvelée. Mais cette facticité vécue qui « reflue sur la liberté de l’Autre jusqu’à son cœur », comme « une impossibilité toujours présente » [*de rompre du fait d’un attachement affectif contraignant], prend l’aspect psychologique d’un mobile envoûtant qui se glisse subrepticement à l’intérieur de l’engagement présent de m’aimer, à partir de la libre décision prise antérieurement de le faire (435-436 vs 408) : ce serait comme si la liberté d’autrui acceptait de se perdre. Cette exigence de l’amant d’être l’objet qu’autrui fait surgir à l’être comme absolu indépassable par le fait d’une décision antérieure, et à présent renouvelée, c’est-à-dire en raison d’un engagement de chaque instant animé par un mobile envoûtant revient, pour l’amant, à être recréé perpétuellement comme objet d’amour de la part de la liberté de l’autre qui se soumet et s’engage. Ce qui revient à vouloir à la fois que la liberté fonde le fait – le fait d’être, comme facticité, la facticité de l’autre – et que le fait – être objet de son amour – ait prééminence sur la liberté (436 vs 408). Mais cela signifierait, « si ce résultat pouvait être atteint » [*alors que cet cet idéal est irréalisable], le sentiment d’être « en sécurité dans la conscience de l’Autre » (captivée) du fait d’être l’indépassable « centre de référence absolu » pour autrui, c’est-à-dire « la valeur absolue » en tant que condition de toute valorisation et fondement objectif de toutes les valeurs : je n’aurais plus aucune inquiétude par rapport à la liberté absolue de l’autre qui me fait être, et je n’éprouverais plus de honte non plus, alors que je suis hanté par la honte de n’être pour autrui qu’un pur outil utilisé comme simple moyen ou encore l’objet d’un jugement de valeur qui peut toujours être dépassé vers autre chose.

L’essence de l’amour pour l’amant, c’est donc de se faire objet de l’amour de l’aimé, non pas comme un objet parmi les autres objets, mais comme un objet central autour duquel tourne tout le monde de l’aimé (435 vs 408) : un centre de référence absolu et absolument indépassable. En somme, l’amour me fait être comme « l’indépassable et l’absolu » qui est pour autrui au milieu du monde :

« si l’Autre m’aime, je deviens l’indépassable, ce qui signifie que je dois être la fin absolue ; en ce sens, je suis sauvé de l’ustensilité ; mon existence au milieu du monde devient l’exact corrélatif de ma transcendance-pour-moi, puisque mon indépendance est sauvegardée absolument. L’objet que l’autre doit me faire être est un objet-transcendance, un centre de référence absolu autour duquel s’ordonnent comme purs moyens toutes les choses-ustensiles du monde. En même temps, comme limite absolue de toutes les valeurs, c’est-à-dire de la source absolue de toutes les valeurs, je suis protégé contre toute dévalorisation éventuelle ; je suis la valeur absolue. Et, dans la mesure où j’assume mon être-pour-Autrui, je m’assume comme valeur. Ainsi, vouloir être aimé, c’est vouloir se placer au-delà de tout le système de valeurs posé par autrui comme la condition de toute valorisation et comme le fondement objectif de toutes les valeurs. » (436 vs 409).

Me voilà justifié d’exister ! Mais me voilà également sommé par l’aimé de prouver mon amour en sacrifiant mes valeurs morales, du moins en parole : tout aimé se demande si l’amant serait capable de trahir ses amis, de voler et même de tuer pour lui… Cette exigence ordinaire des conversations entre amants, inquiets de vérifier l’authenticité de l’engagement amoureux de l’autre en l’éprouvant jusqu’à l’hypothèse de la mort, montre que chacun des deux aimés est devenu le centre du monde du monde de l’autre

[*En d’autres termes, l’aimé est devenu le partenaire de référence ou encore le point de vue auquel la subjectivité aimante s’est aliénée]. Attention ! En parlant de “chacun” (des deux aimés), mon commentaire s’extrait sciemment du jeu (du je) : sortir de la perspective du Je trahit le point de vue orienté de Sartre, qui ne peut que raisonner et écrire à la première personne pour soutenir cette exigence absolue de l’amoureux… avant de prendre à son tour le point de vue de chacun des deux amants pour montrer l’échec consécutif à la collision entre leurs exigences conflictuelles !

« Le monde doit se révéler à partir de moi. Dans la mesure, en effet, où le surgissement de la liberté fait qu’un monde existe, je dois être, comme condition-limite de ce surgissement, la condition même du surgissement d’un monde. Je dois être celui dont la fonction est de faire exister les arbres et l’eau, les villes et les champs et les autres hommes pour les donner ensuite à l’autre qui les dispose en monde, tout de même que la mère, dans les sociétés matronymiques, reçois les titres et le nom, non pour les garder, mais pour les transmettre immédiatement à ses enfants. En un sens, si je dois être aimé, je suis l’objet par procuration de quoi le monde existera pour l’autre ; et en un autre sens, je suis le monde. Au lieu d’être un ceci se détachant sur fond de monde, je suis l’objet-fond sur quoi le monde se détache. Ainsi suis-je rassuré : le regard de l’autre ne me transit plus de finitude ; il ne fige plus mon être en ce que je suis simplement ; je ne saurais être regardé comme laid, comme petit, comme lâche, puisque ces caractères représentent nécessairement une limitation de fait de mon être et une appréciation de ma finitude comme finitude. […] dans l’intuition amoureuse que j’exige, je dois être donné comme une totalité absolue à partir de laquelle tous les êtres et tous ses actes propres [*à l’amant] doivent être compris. » (437 vs 409-410).

Je suis donc à présent rassuré, et non plus transi ou figé par le regard d’autrui qui fixait mes traits laids, etc. Car je suis conforme à ce qu’exige l’intuition amoureuse –*puisque l’amour dont parle Sartre n’est rien d’autre que l’état amoureux comme étape fondamentalement insatisfaisante d’une relation exigeant l’impossible dépassement de la condition humaine de la finitude – : conformément à l’intuition idéale de l’amour entendu en ce sens, l’amoureux appelé amant est devenu « l’absolu […] en tant qu’être-pour-autrui-au-milieu-du-monde » (436) qui constitue la condition de possibilité pour à la fois comprendre et valoriser tout ce qui se passe dans ce monde centré autour de l’amant, l’indépassable qui conditionne absolument tout ce qui a de la valeur. [*Je me crois un dieu (l’en-soi-pour-soi) au centre du monde de l’autre qui est l’élu de mon cœur].

Sartre éclaire cette position absolument privilégiée de l’amant à partir de deux modèles philosophiques. Tout d’abord, il la compare au point de vue du sage stoïcien qui saisira toutes les actions dans le monde de l’aimé, et du sage lui-même, à partir de l’intuition globale de la totalité. Ensuite, il décèle une analogie avec la description hégélienne des rapports du maître et de l’esclave [*même si, dans La phénoménologie de l’esprit (1806), il n’est pas du tout question de la relation amoureuse*], tout en indiquant les limites de cette analogie qui assimilerait l’aimé à un esclave de l’amant –*ce qui serait, d’ailleurs, la préfiguration d’une relation sadique – : la différence décisive avec le modèle hégélien, avance Sartre, c’est que l’amant exige d’être élu par un choix absolu de l’aimé qui, donc, ne l’aurait pas choisi parmi d’autres possibilités ; ce qui revient à dénier la relativité de la rencontre initiale et l’inscription de cet amour parmi d’autres amours au sein du monde. Sartre note que c’est habituellement l’aimé qui est désigné par le terme d’élu, mais il ne pointe pas l’inversion que son analyse produit en passant d’un point de vue à l’autre : tout autant que l’aimé, c’est en effet l’amant qui est l’élu du cœur de l’aimé, divinisé à son tour. C’est qu’il s’agit pour tous les deux de croire que, selon la formule convenue, ils étaient de toute éternité faits l’un pour l’autre : Sartre, qui aurait pu évoquer Aristophane, préfère parler du choix de Dieu pour penser « le passage à la limite dans l’exigence d’absolu » (de part et d’autre).

Il y va en effet de ce « choix absolu […] de moi » par l’aimé, dont l’être-dans-le-monde « doit être un être-aimant » qui justifie mon existence contingente ou encore – dans les termes de Sartre – « mon objectité et ma facticité », lesquelles sont fondées et donc sauvées par le choix que l’autre a fait d’être pour m’aimer : l’aimé est ainsi infecté par ma facticité, qui m’est renvoyée comme facticité reprise et consentie par l’autre, de sorte qu’elle n’est plus un simple fait [*injustifié], mais un droit [*à exister] grâce à l’autre ; désormais justifiée, « mon existence est parce qu’elle est appelée » par l’aimé et, parce que je l’assume comme telle, elle devient en retour pure générosité (438 vs 411). Le regard aimant de l’autre me transforme ainsi à mes propres yeux [*en un être aimant généreusement le fait même d’exister-vivre, désormais compris comme don] : tout autant que ses veines aimées sur mes mains existent par bonté, je suis moi-même « bon d’avoir des yeux, des cheveux, des sourcils et « de les prodiguer inlassablement dans un débordement de générosité à ce désir inlassable qu’autrui se fait librement être. » (438-439 vs 411). L’inquiétude que nous éprouvions, avant de nous sentir aimés, de bénéficier d’une existence injustifiée et injustifiable s’est à présent dissipée :

« C’est là le fond de la joie d’amour, lorsqu’elle existe : nous sentir justifiés d’exister. » (439 vs 411)

La joie d’amour, lorsqu’elle existe, est néanmoins de courte durée. Car le projet idéal de l’amant de se sentir justifié d’exister aux yeux de l’aimé et, donc, d’assimiler la liberté de l’autre à un fondement de son existence est un but réel de l’amant, dont l’essai de réalisation ne peut que provoquer un conflit avec l’aimé, dans la mesure même où l’aimé lui-même n’a aucun intérêt à laisser sa propre liberté se captiver elle-même :

« Telle est donc le but réel de l’amant, en tant que son amour est une entreprise, c’est-à-dire un pro-jet de soi-même. Ce projet doit provoquer un conflit. L’aimé, en effet, saisit l’amant comme un autre-objet parmi les autres, c’est-à-dire qu’il le perçoit sur fond de monde, le transcende et l’utilise. L’aimé est regard. Il ne saurait donc utiliser sa transcendance à fixer une limite ultime à ses dépassements, ni sa liberté à se captiver elle-même. L’aimé ne saurait vouloir aimer. L’amant doit donc séduire l’aimé ; et son amour ne se distingue pas de cette entreprise de séduction. » (439 vs 411)
2. Le projet idéal d’aimer en échec

Il s’agit donc, à présent que le projet idéal est éclairci, d’analyser en quoi consiste l’entreprise concrète de se faire aimer de l’autre.

L’amour comme entreprise de séduction

La première étape est la séduction, qui vise à capter et captiver le regard de l’autre en le regardant : c’est sur ce terrain du regard qu’il me faut « engager la lutte en me faisant objet fascinant » (439 vs 412), le projet étant de me glisser « comme mobile envoûtant à l’intérieur de son libre engagement présent » (cf. 436 vs 408). La séduction visant à produire chez autrui la conscience de n’être rien en présence de l’être séduisant, il s’agit de me faire reconnaître moi-même comme « un plein d’être » à travers mes actes, et ce de deux manières différentes : faire sentir la profondeur cachée (439 vs 412) de mon être inaperçu ; et faire comprendre à l’aimé mon importance dans le monde (argent, pouvoir, relation, etc.). Si, dans un cas [*Sartre ne dit pas qu’il est plutôt féminin], je me rends mystérieuse aux yeux intrigués de l’autre, dans l’autre cas je fais l’important avec mon argent [*comme aiment à le faire les hommes puissants]. Par ces deux procédés qui me mettent en avant vis-à-vis de l’autre, je me pro-pose comme indépassable de façon à lui proposer de se reconnaître librement comme « néant en face de ma plénitude d’être absolue » qui s’exprime à travers le langage (440 vs 412) corporel.

Après l’amour et avant le masochisme, le langage est le second moment de « La première attitude envers autrui » [c’est le titre de I : cf. 431 vs 404], celle qui correspond au fait qu’autrui me regarde : autrui me possédant par le regard, je cherche à le posséder moi-même en m’incorporant son altérité et sa liberté, tout d’abord à travers l’amour. C’est du moins l’idéal irréalisable (cf. 433 vs 406) que l’entreprise concrète de l’amour vise à réaliser à travers la séduction.

Pour séduire, il me faut trouver un langage fascinant qui exprime mon être à travers les gestes et les postures de mon corps signifiant, tout comme à travers les mots, sans savoir quel effet je produis (441 vs 413-414). Car je demeure objet signifiant aux yeux de l’autre sans que je sache, de prime abord, si le mot sacré que j’utilise résonne de manière magique aux oreilles de l’autre. Si d’aventure l’entreprise de séduction parvient à ses fins, ce n’est néanmoins qu’une première étape pour se faire aimer. Car la fascination pour l’objet n’est pas encore amour du sujet :

« la fascination, même si elle devait occasionner en autrui un être-fasciné, ne parviendrait pas de soi à occasionner l’amour. On peut être fasciné par un orateur, par acteur, par un équilibriste : cela ne signifie pas qu’on l’aime. […] Quand donc l’aimé deviendra-t-il aimant à son tour ?
La réponse est simple : lorsqu’il projettera d’être aimé. En soi Autrui-objet n’a jamais assez de force pour occasionner l’amour. Si l’amour a pour idéal l’appropriation d’autrui en tant qu’autrui, c’est-à-dire en tant que subjectivité regardante, cet idéal ne peut être projeté qu’à partir de ma rencontre avec autrui-sujet, non avec autrui-objet. La séduction ne peut parer autrui-objet qui tente de me séduire que du caractère d’objet précieux “à posséder” ; elle me déterminera peut-être à risquer gros pour le conquérir ; mais ce désir d’appropriation d’un objet au milieu du monde ne saurait être confondu avec l’amour. L’amour ne saurait donc naître chez l’aimé que de l’épreuve qu’il fait de son aliénation et de sa fuite vers l’autre. » (442-443 vs 414-415)

Il faut donc renoncer à vouloir posséder autrui comme un objet précieux pour pouvoir aimer et rencontrer autrui-sujet. Désormais, l’analyse se dédouble en prenant en compte le point de vue de l’aimé qui devient lui-même un amant en aimant l’amant. Mais l’amour ne naît chez l’aimé se transformant en amant que si celui-ci projette lui-même d’être aimé et qu’il veut donc « conquérir non point un corps, mais la subjectivité même de l’autre » : autrement dit, l’aimé cherche à son tour à se faire aimer, ce qui est la condition même de « l’épreuve qu’il fait de son aliénation et de sa fuite vers l’autre. » Ce qui est l’idéal de l’entreprise amoureuse : la liberté aliénée en présence de l’autre comme expérience d’une fuite vers l’autre de son être ! Pourtant, l’expérience désormais partagée de cette fuite de son être vers l’autre, qui prend source dans l’identité du projet de se faire aimer de part et d’autre, ne permet pas d’atteindre un état d’équilibre qui serait consécutif à la réciprocité des attentes au sein du couple amoureux : au contraire, elle provoque un renouvellement du conflit. Car chacun des deux amoureux-amants exige de l’autre ce que l’autre exige de lui, à savoir d’offrir son amour sans rien demander en retour ou en contrepartie : être un « pur engagement sans réciprocité » à aimer l’amant. Or, et c’est là la nouvelle contradiction, l’amant ne fait que mimer l’aimé dont la liberté est captée par l’autre ; l’amant lui-même est captivé en un autre sens, dans la mesure où sa liberté « s’aliène en se coulant dans le corps-pour-autrui », c’est-à-dire en cherchant à se faire aimer à travers son corps : ce qui revient bien à aliéner sa propre liberté en renonçant à se poser comme pure ipséité. Il y a donc deux formes de liberté aliénée qui sont en jeu dans l’idéal de l’entreprise amoureuse :

« Ainsi nous apparaît-il qu’aimer est, dans son essence, le projet de se faire aimer. D’où cette nouvelle contradiction et ce nouveau conflit : chacun des amants est entièrement captif de l’autre en tant qu’il veut se faire aimer par lui à l’exclusion de tout autre ; mais en même temps, chacun exige de l’autre un amour qui ne se réduit nullement au “projet d’être-aimé”. Ce qu’il exige, en effet, c’est que l’autre, sans chercher originellement à se faire aimer, ait une intuition à la fois contemplative et affective de son aimé comme la limite objective de sa liberté, comme le fondement inéluctable et choisi de sa transcendance, comme la totalité d’être et la valeur suprême. L’amour ainsi exigé de l’autre ne saurait rien demander : il est pur engagement sans réciprocité. Mais, précisément, cet amour ne saurait exister sinon à titre d’exigence de l’amant ; et c’est tout autrement que l’amant est captivé : il est captif de son exigence même ; dans la mesure en effet où l’amour est exigence d’être aimé, il est une liberté qui se veut corps et qui exige un dehors ; donc une liberté qui mime la fuite vers l’autre, une liberté qui, en tant que liberté, réclame son aliénation. La liberté de l’amant, dans son effort même pour se faire aimer comme objet par l’autre, s’aliène en se coulant dans le corps-pour-l’autre, c’est-à-dire se produit à l’existence avec une dimension de fuite vers l’autre ; elle est perpétuel refus de se poser comme pure ipséité, car cette affirmation de soi comme soi-même entraînerait l’effondrement d’autrui comme regard et le surgissement de l’autre-objet, donc un état de choses où la possibilité même d’être aimé disparaît puisque l’autre se réduit à sa dimension d’objectivité. Ce refus constitue donc la liberté comme dépendante de l’autre et l’autre comme subjectivité devient bien limite insurpassable de la liberté du pour-soi, but et fin suprême en tant qu’il détient la clé de son être. Nous retrouvons bien ici l’idéal de l’entreprise amoureuse : la liberté aliénée. » (443 vs 415)

Un équilibre précaire et fictif se produit donc au sein de l’entreprise amoureuse d’aliéner la liberté de l’autre. Cet équilibre est précaire, parce que l’intuition amoureuse recèle un idéal contradictoire pour le pour-soi. Il ne s’agit pas tant du fait que l’idée même d’une liberté aliénée recèle une contradiction. Sartre pointe bien plutôt la spécularité d’une relation imaginaire entre les deux consciences qui se renvoient l’une à l’autre de manière abyssale : vouloir l’amour de l’autre, c’est seulement vouloir que l’autre consente à être aimé. C’est ce qu’on retrouve dans le motif d’aimer l’amour ou encore dans la motivation narcissique de s’aimer en train d’aimer et, donc, de vouloir être aimé pour se sentir en train d’aimer :

« dans le couple amoureux, chacun veut être l’objet pour qui la liberté de l’autre s’aliène dans une intuition originelle ; mais cette intuition qui serait l’amour à proprement parler n’est qu’un idéal contradictoire du pour-soi ; aussi chacun n’est-il aliéné que dans la mesure exacte où il exige l’aliénation d’autrui. Chacun veut que l’autre l’aime, sans se rendre compte qu’aimer c’est vouloir être aimé et qu’ainsi en voulant que l’autre l’aime il veut seulement que l’autre veuille qu’il l’aime. Ainsi les relations amoureuses sont-elles un système de renvois indéfinis analogue au pur “reflet-reflété” de la conscience, sous le signe idéal de la valeur “amour”, c’est-à-dire d’une fusion des consciences où chacune d’elles conserverait son altérité pour fonder l’autre. C’est que, en effet, les consciences sont séparées par un néant insurmontable » (444 vs 415)
L’échec du projet d’aimer

L’échec du projet d’aimer n’est pas seulement attesté par cette duperie du jeu de glaces qui peut s’interrompre brutalement, vu que chacune des deux consciences peut, à chaque instant, « se libérer de ses chaînes et contempler tout un coup l’autre comme objet ». L’inquiétude ou l’insécurité qui résulte de cette possibilité présente à chaque instant est la seconde raison que Sartre invoque pour rendre compte de cet échec, avant de rendre compte de la perpétuelle relativisation de l’absoluité de l’amour par la seule présence des tiers :

« il en résulte que l’amour comme mode fondamental de l’être-pour-autrui a dans son être-pour-autrui la racine de sa destruction. Nous venons de définir la triple destructibilité de l’amour : en premier lieu il est, par essence, une duperie et un renvoi à l’infini, puisque aimer est vouloir qu’on m’aime, donc vouloir que l’autre veuille que je l’aime. Et une compréhension préontologique de cette duperie est donnée dans l’élan amoureux lui-même : de là la perpétuelle insatisfaction de l’amant. Elle ne vient pas, comme on l’a trop souvent dit, de l’indignité de l’être aimé, mais d’une compréhension implicite de ce que l’intuition amoureuse est, comme intuition-fondement, un idéal hors d’atteinte. Plus on m’aime, plus je perds mon être, plus je suis remis à mes propres responsabilités, à mon propre pouvoir être. En second lieu, le réveil de l’autre est toujours possible, il peut d’un moment à l’autre me faire comparaître comme objet : de là la perpétuelle insécurité de l’amant. En troisième lieu l’amour est un absolu perpétuellement relativisé par les autres. Il faudrait être seul au monde avec l’aimé pour que l’amour conserve son caractère d’axe de référence absolu. De là la perpétuelle honte (ou fierté – ce qui revient au même ici) de l’amant. » (445 vs 417)

L’idéal contradictoire du pour-soi fait donc système avec les trois raisons à l’origine de la destruction de l’amour et, donc, à la source de l’échec du projet d’aimer : il y a 1. duperie en raison du cercle vicieux entre aimer et être aimé, avec pour conséquence une perpétuelle insatisfaction par rapport à l’idéal irréalisable ; il y a 2. une insécurité perpétuée face à la menace de comparaître à nouveau comme objet sous le regard critique de l’aimé ; et il y a enfin 3. une relativisation incessante par les autres de l’absoluité de l’amour. La conséquence en est le désespoir, qui aboutit au masochisme (445-446 vs 417-418) ou à la haine (484 vs 452-453). Reste que le désir masochiste d’être saisi comme objet par le désir sexuel de l’autre constitue un vice au sens de l’amour de l’échec à n’être pur objet de l’autre qu’à mes propres yeux :

« Le masochisme est donc par principe un échec. Cela n’a rien qui puisse nous étonner si nous pensons que le masochisme est un “vice” et que le vice est, par principe, l’amour de l’échec. Mais nous n’avons pas à décrire ici les structures propres du vice. Il nous suffit de signaler que le masochisme est un perpétuel effort pour anéantir la subjectivité du sujet en la faisant réassimiler par l’autre et que cet effort est accompagné de l’épuisante et délicieuse conscience de l’échec, au point que c’est l’échec lui-même que le sujet finit par rechercher comme son but principal. » (447 vs 419)

*

[conclusion générale]
L’Amour conflictuel en échec

L’échec à me faire objet de l’autre se retourne dans le projet contraire [II] de « rechercher la liberté d’autrui à travers l’objet qu’il est pour moi et pour trouver des conduites privilégiées qui pourrait m’approprier cette liberté à travers une appropriation totale du corps d’autrui », même s’il est clair que ces tentatives sont tout autant vouées à l’échec par principe (448 vs 420). Il ne s’agit pas tant de la première figure de l’indifférence envers autrui (449-451 vs 420-422) que de la figure du désir sexuel, qui est « ma tentative originelle pour me saisir de la subjectivité libre de l’autre à travers son objectivité-pour-moi » : le désir sexuel de l’autre vise à saisir sa liberté à travers son corps (451 vs 422). Pourtant, même à ce niveau proprement sexuel, le désir en jeu n’est pas tout simplement un désir de possession physique de l’objet désiré : ce qui se conformerait à l’usage du terme posséder au sens de faire l’amour avec (453 vs 425). Car le désir sexuel du corps ne porte pas sur une partie du corps, mais sur l’ensemble (454 vs 426) : contrairement à ce que prétend la scandaleuse formule bien trop célèbre, “Faire l’amour avec une jolie femme lorsqu’on en a envie, comme on boit un verre d’eau glacé lorsqu’on a soif”, la conscience empâtée est compromise dans le désir auquel elle consent (456-457 vs 428) en se faisant corps, c’est-à-dire en se faisant chair en présence d’autrui pour s’approprier la chair d’autrui (458 vs 429) ; alors, « la conscience se choisit désir » (460 vs 431). Il s’agit d’une conduite d’envoûtement qui vise à saisir l’autre dans sa facticité objective, c’est-à-dire à faire engluer sa liberté dans cette facticité de sorte qu’elle y soit prise :

« C’est là le vrai sens du terme possession. Il est certain que je veux posséder le corps de l’autre ; mais je veux le posséder en tant qu’il est lui-même un “possédé”, c’est-à-dire en tant que la conscience de l’autre s’y est identifiée. Tel est l’idéal impossible du désir : posséder la transcendance de l’autre comme pure transcendance et pourtant comme corps ; réduire l’autre à sa simple facticité, parce qu’il est alors au milieu de mon monde » (463 vs 434).

Autant dire que le désir reste enfermé dans le cercle ouvert à l’insatisfaction perpétuelle du projet, voué à l’échec, de saisir la liberté d’autrui :

« le désir est à l’origine de son propre échec en tant qu’il est désir de prendre et de s’approprier […] cette conscience incarnée. […] du seul fait que je tente à présent de saisir, de traîner, d’empoigner, de mordre, mon corps cesse d’être chair, il redevient l’instrument synthétique que je suis ; et du même coup l’Autre cesse d’être incarnation […] mon trouble disparaît […] le désir […] est devenu abstrait ; il est désir de manier et de prendre, je m’acharne à prendre, mais mon acharnement même fait disparaître mon incarnation […] Cette situation implique la rupture de la réciprocité d’incarnation qui était précisément le but propre du désir » (468 vs 438). « C’est cette situation qui est à l’origine du sadisme. » (469 vs 439)

L’idéal impossible de posséder la liberté de l’autre a pour conséquence un nouvel échec (466-467 vs 437-438) qui est à l’origine du sadisme, lequel sombre lui-même dans un échec lorsque le regard de la victime fait découvrir au sadique l’erreur d’avoir cru possible de se soustraire au regard de l’autre qui l’identifie comme sadique (476 vs 445). La haine est la tentative désespérée de poursuivre la mort de l’autre dans un monde où l’autre n’existe pas (481 vs 450-451) : cette tentative du désespoir est l’ultime tentative de sortir du cercle ; il ne reste plus ensuite qu’à rentrer dans le cercle et à se laisser indéfiniment ballotter de l’une à l’autre des deux attitudes fondamentales [I vs II] par rapport à autrui (484 vs 453).

« Stendhal, malgré ses attaques avec les idéologues, Proust, malgré ses tendances intellectualistes et analytiques, n’ont-ils pas montré que l’amour, la jalousie ne sauraient se réduire au strict désir de posséder une femme, mais qu’ils visent à s’emparer à travers la femme du monde tout entier : c’est le sens de la cristallisation stendhalienne et c’est précisément à cause de cela que l’amour, tel que le décrit Stendhal, apparaît comme un mode de l’être dans le monde, c’est-à-dire comme un rapport fondamental du pour-soi au monde et à soi-même (ipséité) à travers telle femme particulière : la femme ne représente qu’un corps conducteur qui est placé dans le circuit. » (649)

Est-elle alors aimée ?