Aimer l’altérité?

1.3 La valeur de l’acte d’aimer selon Nietzsche 
de Wagner à l’amor fati, un exercice généalogique

Conférence de Philippe Choulet

Colloque à Strasbourg, 2 février 2022
« Libéralité interdite. Il n'y a pas assez d'amour et de bonté dans le monde pour avoir le droit d'en accorder à des êtres imaginaires » (Humain, trop humain, I, § 129)
Plan du cours
  1. Eléments biographiques.
    1a. Subjectivation du problème : le vécu de Friedrich Nietzsche (avec Wagner et avec Lou Andreas Salomé).
    1b. Objectivation du problème : le contexte culturel.
  2. La méthode généalogique comme grille de lecture (entre autres) de l’acte d’aimer.
    2a. Les critères de la vie forte et de la vie faible (Gai savoir, § 370).
    2b. Les illusions de l’acte d’aimer.
    1° La question de l’amour de l’humanité.
    2° La myopie amoureuse.
    3° La question de la teneur du désir.
  1. Apprendre à aimer.
    1° Contre la malédiction jetée sur l’acte d’aimer.
    2° L’innocence foncière de l’acte d’aimer.
    3° La dimension tragique : amor fati et éternel retour.

Bibliographie et musicographie

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Les passages soulignés en rouge dans les citations de Nietzsche et en bleu dans le commentaire de Ph. Choulet le sont par l'éditeur, qui remercie l'auteur de cette généreuse conférence ! 
Il serait difficile en ce cas de résister à l'amor fati...

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1. Eléments biographiques
1a. Subjectivation du problème : le vécu de Friedrich Nietzsche.

Nietzsche est né en 1844, il meurt en 1900 (à 56 ans), mais il sombre dans la folie en janvier 1889, à 45 ans (le reste de sa vie, il sera soigné par sa mère et sa sœur…).

Richard Wagner

Il rencontre Richard Wagner en 1869, alors qu’il est Professeur de Philologie à l’Université de Bâle, il a 25 ans. Idylle avec Wagner et Cosima, la fille de Franz Liszt. Wagner voyait en lui le théoricien le plus apte à élaborer la pensée philosophique de son œuvre. Nietzsche sera wagnérien pendant 9 ans, malgré des doutes sur l’idéologie des cercles wagnériens, qui n’hésitent pas à identifier Wagner à Dionysos, identification sur laquelle Nietzsche reviendra plus tard, avec sa réévaluation du tragique. En 1871, il publie La Naissance de la Tragédie, et en 1875-1876, il écrit la quatrième des Considérations inactuelles, intitulé Richard Wagner à Bayreuth. Ces deux textes voient dans la nouvelle culture allemande, dont le fer de lance est Wagner, le renouveau de la culture européenne, une forme de “renaissance” de la culture grecque et classique de la renaissance… Nietzsche rompt avec Wagner au moment de la parution d’Humain, trop humain, en 1878, il a 34 ans. Les écrits violemment anti-wagnériens et anti-allemands ne vont désormais cesser de se multiplier, jusqu’à la chute finale, et cela culmine avec Le cas Wagner et Nietzsche contre Wagner, en 1888. Wagner meurt en 1883, Nietzsche en sera très affecté.

Rappelons que la sœur de Nietzsche, Elisabeth (1946-1935), a épousé un antisémite notoire, le dénommé Förster, avec lequel elle ira fonder une colonie allemande de pangermanistes au Paraguay (Nueva Germania), avant de revenir en Europe. Elle falsifiera nombre de posthumes de Nietzsche pour publier La Volonté de puissance, en censurant beaucoup de textes anti germaniques, anti racistes, anti nationalistes… Elle ira jusqu’à offrir la canne de Nietzsche à Hitler, justifiant les doutes de Nietzsche (« je n’ai trouvé que deux objections à la thèse de l’éternel retour : l’existence de ma mère et de ma sœur »)…

Lou Andreas Salomé (1861-1937).

Une question se pose, en observant la vie sentimentale de Nietzsche : est-il compétent en amour ? Aura-t-il su aimer ? Est-il légitime pour parler d’amour ? On ne lui connaît qu’un amour véritable, qui fut d’ailleurs davantage une amitié intellectuelle et spirituelle qu’une passion. Il rencontre Lou en 1882, il a 38 ans, elle 21, mais déjà émancipée et d’un grand désir de savoir. Nietzsche voit en elle une possible disciple qui l’aiderait à élaborer et transmettre sa pensée. L’idylle sera brève, Lou lui préfère l’autre ami, Paul Rée, avant d’épouser le Dr Andreas, puis de devenir la compagne de Rainer Maria Rilke et enfin de devenir psychanalyste après avoir été analysante avec Freud, qui la tiendra en très haute estime. L’échec de l’amitié avec Lou sera une épreuve très douloureuse pour Nietzsche, d’autant que sa sœur Elisabeth a joué un rôle trouble dans la rupture. Lou consacrera un très beau et très loyal livre à Nietzsche, malgré le doute qu’elle avait pour la radicalité extrême de certaines de ses thèses…

Tous ces avatars font comprendre certaines notations du début du § 370 du Gai savoir, “Qu’est-ce que le romantisme ?” : « du moins parmi mes amis » « qui sait à la suite de quelles expériences personnelles », « je me fabriquai pour moi-même une interprétation de la musique allemande… »

Il est vrai qu’il est sans doute le premier philosophe à oser parler de lui-même et de son vécu affectif et intellectuel : « j’ai commencé par me jeter sur ce monde moderne… ».

1b. Objectivation du problème : le contexte culturel.

Il faut dire un mot sur le contexte historique des écrits de Nietzsche à propos de cette évaluation de ses illusions. Les flèches sont décochées contre le faux pessimisme tragique que constitue le pessimisme moral de Schopenhauer et Wagner, et qu’il y a bien quelque regret de constater cette erreur : « Je me suis mépris, nullement à leur détriment… ». Et donc, plus tard, au moment du Gai savoir, Nietzsche distinguera le pessimisme moral de tous ceux qui pensent que la vie est maladie (depuis Anaximandre et les tragiques grecs — Sophocle, Eschyle… — jusqu’à Wagner), et le pessimisme tragique dionysiaque, le sien, qui culmine dans l’amor fati et dans la thèse de l’éternel retour. Dionysos ne sera plus jamais… wagnérien.

Le romantisme constitue le contexte culturel philosophique de la modernité du XIXe siècle. Ce n’est pas un hasard si le titre du § 370 du Gai savoir pointe cela directement : « Qu’est-ce que le romantisme ? », que Nietzsche traduit par “pessimisme philosophique” et par “pessimisme moral”, en pensant essentiellement à l’énorme influence de Schopenhauer sur la création philosophique, morale, artistique, littéraire, poétique, musicale de ce siècle. Le Monde comme volonté et comme représentation (1819) qui consacre un chapitre à la “Métaphysique de l’amour” est le véritable best seller du XIXe siècle. Tout le monde aura lu Schopenhauer, de Balzac à Valéry, en passant par Balzac, Baudelaire, Flaubert, Maupassant, Huysmans, Zola, Oscar Wilde, ou Proust… Et Nietzsche lui consacre la 3ème des Considérations inactuelles, “Schopenhauer éducateur” (1874). Cela motive la présence de Schopenhauer comme figure de proue de la critique de la façon d’aimer, qui est en filigrane dans la problématique du désir.

Voilà pourquoi Nietzsche soumettra toute cette épistémè à la méthode généalogique… Il est important de noter que l’expérience de l’amour chez Friedrich Nietzsche passe par ces crises, caractéristiques d’une philosophie de jeune homme, faites d’adhésions, d’amour intellectuel et de ruptures, de renoncements…

2. La méthode généalogique comme grille de lecture (entre autres) de l’acte d’aimer
2a. Les critères de la vie forte et de la vie faible

Dans le § 370 du Gai savoir, Nietzsche soutient que la vie, dans son ensemble, est souffrance, lutte, conflit, combat (référence à Héraclite), et l’art, la philosophie, la connaissance sont des armes, des secours, des remèdes, des solutions aux remèdes aux problèmes de la vie… Le problème apparaît donc avec l’expérience de la souffrance, et cette expérience de la souffrance permet de distinguer deux formes de vie qui se révèlent dans la lutte avec / contre la souffrance. La vie faible est celle du pessimisme moral et la vie forte est celle du pessimisme dionysiaque et tragique, marqué par la pensée de l’amor fati et de l’éternel retour.

La volonté d'éterniser exige de même une double interprétation. Elle peut d'une part provenir de la gratitude et de l'amour : un art ayant cette origine sera toujours un art d'apothéose, dithyrambique peut-être avec Rubens, railleur par béatitude avec Hafiz, clair et généreux avec Gœthe, et répandant sur toutes choses un éclat homérique de lumière et de gloire. Mais elle peut aussi être la volonté tyrannique d'un être souffrant profondément, luttant, torturé, qui voudrait encore frapper ce qu'il a de plus personnel, de plus singulier, de plus intime, I'idiosyncrasie propre de sa souffrance, du sceau qui en ferait une loi ayant force d'obligation et une contrainte, et qui se venge en quelque sorte de toutes choses en leur imprimant, en leur incorporant de force, en leur gravant au fer rouge son image, l'image de sa torture. Cette dernière attitude constitue le pessimisme romantique sous sa forme la plus expressive, que ce soit comme philosophie de la volonté de Schopenhauer, que ce soit comme musique wagnérienne : — le pessimisme romantique, le dernier grand événement de notre culture.
2b. Les illusions de l’acte d’aimer

Plusieurs points permettent de comprendre les interrogations nietzschéennes sur l’acte d’aimer.

1° l’amour de l’humanité

Nietzsche est fils de pasteur, élevé, donc, dans le christianisme, dont le principe, l’amour de l’humanité et du prochain, célèbre la réciprocité du lien interhumain — l’amour est force liante (ce que disait déjà Platon dans le Banquet), augmentation de chacun par tous et de tous par chacun, et cet amour est soumis à la sublimation de la sexualité (la notion d’amour platonique est à prendre au pied de la lettre : contemplation plus que consommation ou consumation). « Le christianisme est un platonisme pour le peuple » (Par-delà Bien et Mal, Avant-propos), en guise de réponse à la formule de Blaise Pascal, « Platon, pour disposer au christianisme » (Pensées, Br. 219)… Il va de soi que Nietzsche refuse cette emphase, et il anticipe sur les critiques de Freud à propos du fantasme de fusion (cf. Malaise dans la civilisation, début). Mais il va de soi que toutes ces critiques valent aussi pour ses expériences à lui : Nietzsche ne se ménage jamais, et il faut toujours lire ses aphorismes en lien avec ses propres expériences, comme si c’étaient des travaux pratiques…

Aimer est donc bien d’abord un exercice d’illusion, l’exercice d’une illusion…Ainsi, pour l’amour du prochain :

« Il arrive que, par amour des hommes, on embrasse le premier venu (faute de pouvoir embrasser tout le monde) ; mais c’est justement ce qu’il ne faut pas révéler au premier venu… » (Par-delà Bien et Mal, § 172)

ou même pour l’amour d’un seul :

« L’amour d’un seul être est chose barbare, car il s’exerce au détriment de tous les autres. L’amour de Dieu aussi. » (Par-delà Bien et Mal, § 67)

Cela retentit dans la critique de l’altruisme comme non-égoïsme, chose impossible, puisqu’aimer suppose déjà qu’on s’aime soi-même (égoïsme refoulé dans et par les morales moralisantes quand elles se font ascétiques et sacrificielles) :

« — “Non égoïste ?” — Celui-ci est vide et voudrait être plein, et celui-là est comblé et voudrait se vider, — tous deux se sentent poussés à chercher un individu qui puisse les y aider. Et ce phénomène, interprété dans un sens supérieur, porte dans les deux cas le même nom : Amour. — Comment ? L’amour devrait être quelque chose de non égoïste ? » (Aurore, § 145)
« La duperie en amour. On oublie bien des choses de son passé, on se les sort de la tête avec intention : on a donc le désir de voir l’image qui nous reflète dans le passé nous mentir à nous-mêmes et flatter notre vanité — nous travaillons sans cesse à cette duperie de nous-mêmes. — Et vous pensez, vous qui parlez tant de “l’oubli de soi en amour”, de “l’abandon du moi à une autre personne”, vous qui vous vantez de tout cela, vous pensez que c’est là quelque chose d’essentiellement différent ? On détruit donc le miroir, on se transforme par l’imagination en une autre personne que l’on admire, et l’on jouit, dès lors, de la nouvelle image de son moi, bien qu’on la désigne du nom d’une autre personne — et tout ce processus ne serait pas de la duperie de soi, de l’égoïsme — vous m’étonnez ! — Il me semble que ceux qui se cachent à eux-mêmes une part d’eux-mêmes et ceux qui se cachent tout entiers, se ressemblent en cela qu’ils commettent un vol au trésor de la connaissance On en déduit contre quel méfait le précepte “connais-toi toi-même” nous met en garde. » (Humain, trop humain, II, “Opinions et sentences mêlées”, § 37)
 « Cause de l’“altruisme”. — Les hommes ont en somme parlé de l’amour avec tant d’emphase et d’adoration parce qu’ils n’en ont jamais trouvé beaucoup et qu’ils ne pouvaient jamais se rassasier de cette nourriture : c’est ainsi qu’elle finit par devenir pour eux “nourriture des dieux”. Si un poète voulait montrer l’image réalisée de l’utopie de l’universel amour des hommes, certainement il lui faudrait décrire un état atroce et ridicule dont jamais on ne vit l’équivalent sur la terre, — chacun serait harcelé, importuné et désiré, non par un seul être aimant, comme cela arrive maintenant, mais par des milliers, et même par tout le monde, du fait d’un instinct [Trieb] irrésistible que l’on insultera alors, que l’on maudira autant que l’a fait l’humanité ancienne avec l’égoïsme ; et les poètes de cet état nouveau, si on leur laisse le temps de composer des œuvres, ne rêveront que du passé bienheureux et sans amour, du divin égoïsme, de la solitude qui jadis était encore possible sur la terre, de la tranquillité, de l’état d’indifférence, de haine, de mépris, et quels que soient les noms que l’on veuille donner à l’infamie du cher monde animal dans lequel nous vivons. » (Aurore, § 147)

Vanter l’altruisme va de pair avec l’idéologie de l’amour désintéressé, avec l’hypocrisie du désintéressement, alors qu’il n’y a pas plus intéressé que l’acte d’aimer :

« Quand on entend l’éloge aujourd’hui si universel de l’homme “désintéressé”, il convient de prendre conscience, et peut-être n’est-ce pas sans danger, de ce qui suscite l’intérêt du peuple, de ce qui préoccupe profondément, dans son être même, l’individu ordinaire, y compris les gens cultivés, les savants et peu s’en faut les philosophes, si les apparences ne trompent pas. Ce concert d’éloges provient de ce que la très grande majorité des choses qui intéressent et exaltent les goûts raffinés, exigeants, ainsi que toute nature supérieure, semblent totalement “inintéressantes” à l’homme moyen ; s’il remarque qu’on s’y dévoue néanmoins, il nomme ce dévouement “désintéressé” et s’étonne qu’on puisse agir de cette manière. Il y eut même des philosophes qui prêtèrent à cet étonnement une expression spécieuse et mystique en le rattachant à quelque aspiration supraterrestre (faute, peut-être, de savoir par eux-mêmes ce qu’est une nature supérieure ?), au lieu d’établir cette vérité très simple : que l’action “désintéressée” est en réalité très intéressante et intéressée, étant admis que... “Et l’amour ?” — Quoi ! Même l’amour devrait agir “sans égoïsme” ? Imbéciles !... — “Et le sacrifice ?” Mais celui qui a vraiment fait un sacrifice sait qu’il demandait quelque chose en retour et qu’il l’a obtenu : peut-être a-t-il sacrifié une partie de lui-même à une autre partie de lui-même, peut-être a-t-il sacrifié sur tel point pour posséder davantage sur tel autre, pour être davantage ou tout au moins se sentir grandi. Mais c’est là un champ de questions et de réponses auquel un esprit comblé ne s’arrête pas volontiers, tant la vérité, en cette matière, doit étouffer un bâillement quand on la contraint à répondre. Après tout elle est femme ; gardons-nous de lui faire violence. » (Par-delà Bien & Mal, § 220)

Nietzsche voit dans ces dérives de l’amour du prochain l’élément féminin de la religion chrétienne :

« On comprend que les femmes, avec leur don de voyance dans le monde de la souffrance et leur besoin d'aider et de sauver, qui va malheureusement bien au-delà de leurs forces, aient comblé de tels hommes de cette compassion infinie, de ce dévouement sans limite que la foule, avant tout la foule qui vénère, ne comprend pas et qu’elle surcharge d’interprétations indiscrètes et complaisantes. Une compassion de ce genre se trompe régulièrement sur son pouvoir ; la femme voudrait croire que l’amour peut tout, — c’est là sa superstition particulière. Hélas, celui qui connaît le cœur humain devine combien même l’amour le plus dévoué et le plus profond est pauvre, démuni, présomptueux, aveugle, plus capable de détruire que de sauver. Il se peut que la sainte fable sous laquelle se déguise la vie de Jésus cache un des cas les plus douloureux de martyre engendré par la connaissance de l’amour : le martyre du cœur le plus innocent et le plus avide, qu’aucun amour humain ne pouvait satisfaire, qui exigeait d’aimer, d’être aimé et rien d’autre, et l’exigeait durement, follement, avec de terribles explosions de colère contre ceux qui lui refusaient leur amour ; l’histoire d’un être malheureux, toujours altéré d’amour qui dut inventer l’enfer pour y envoyer ceux qui refusaient de l’aimer et qui enfin, ayant appris à mieux connaître l’amour humain, dut inventer un Dieu qui fût tout amour et pouvoir d’aimer, qui prend pitié de l’amour humain parce qu’il est si misérable, si ignorant ! Celui qui sent ainsi, qui a cette connaissance de l’amour, cherche la mort. Mais convient-il de se perdre dans ces réflexions affligeantes, — à moins d’y être obligé ? » (Par-delà Bien & Mal, § 269)

Socialement parlant, c’est ce qui définit la “morale du troupeau”, avec ses éléments “politiquement et moralement corrects” (on remarque évidemment que cela n’a pas beaucoup changé…) :

« Tant que l’utilitarisme qui réside dans les jugements moraux ne visera que ce qui est utile au troupeau, tant qu’il n’aura en vue que la conservation de la communauté et que l’on taxera d’immoralité uniquement ce qui paraîtra la mettre en danger, on ne pourra encore parler d’une “morale de l’amour du prochain”. Même si, autrefois déjà, on ne s’est jamais fait faute de s’exercer à de menues pratiques de ménagement, de compassion, d’équité, de clémence, d’entraide, même si, à ce stade de la société, on trouve déjà tous les instincts que l’on honorera plus tard du nom de “vertus”, au point de les confondre presque, en fin de compte, avec l’idée même de “moralité”, il n’en est pas moins vrai qu’ils n’appartiennent pas encore au domaine des jugements moraux, — qu’ils se situent encore en dehors de la morale. A la meilleure époque de Rome, par exemple, une action charitable [mitleidig= par compassion*] n’est ni bonne ni mauvaise, ni morale ni immorale, et si on la loue, l’éloge s’accommode fort bien d’une sorte de dédain involontaire, notamment quand on compare cette action avec une autre qui rend service à la collectivité, à la res publica. En fin de compte, l’“amour du prochain” est toujours chose secondaire, en partie conventionnelle, arbitraire et illusoire en comparaison de la peur du prochain. Dès que le corps social paraît constitué et assuré contre les périls extérieurs, c’est cette peur du prochain qui ouvre de nouvelles perspectives au jugement moral. Certains instincts puissants et dangereux, tels que le goût du risque, le courage téméraire, la soif de vengeance, la ruse, la rapacité, la passion de dominer, instincts qui n'étaient pas seulement honorés — sous d’autres noms, bien entendu — mais cultivés et fortifiés (parce qu’on en avait besoin quand la société était mise en péril par des ennemis), furent ressentis comme doublement forts une fois qu'ils n’eurent plus d’exutoires, et peu à peu taxés d’immoralité et abandonnés à la calomnie. Sont honorés désormais et tenus pour moraux les instincts et les penchants opposés ; l’instinct grégaire en tire les conclusions et entame pas à pas sa marche en avant. La morale change désormais d’optique et se demande si une opinion, une passion, une volonté, un don est susceptible de nuire ou de ne pas nuire à la collectivité, à l’égalité ; une fois de plus la crainte est la mère de la morale. » (Par-delà Bien et Mal, § 201)

De telles formes d’amour relèvent même de la psychologie du “fantastique”, de l’imaginaire de l’art fantastique :

« Avant de nous représenter cette situation dans ses conséquences ultérieures, avouons-nous cependant que l’homme n’y est pas arrivé par sa faute et son “péché”, mais par une série d’erreurs de la raison, que c’est la faute du miroir si son être lui est apparu à ce degré sombre et hideux, et que ce miroir était son œuvre, l’œuvre très imparfaite de l’imagination et du jugement humains. Premièrement, un être qui serait capable exclusivement d’actions pures de tout égoïsme est plus fabuleux encore que l’oiseau Phénix ; on ne peut se le représenter clairement, pour la bonne raison déjà que toute idée d’“action non égoïste”, à l’analyse exacte, s’évanouit dans l’air. Jamais un homme n’a fait quoi que ce soit qui fût fait exclusivement pour d’autres et sans aucun mobile personnel ; bien mieux, comment pourrait-il faire quoi que ce soit qui fût sans rapport à lui, partant sans une nécessité intérieure (laquelle doit cependant avoir toujours sa raison dans un besoin personnel) ? Comment l’ego pourrait-il agir sans ego ? Un Dieu qui au contraire est tout amour, tel qu’on l’admet à l’occasion, ne serait capable d’aucune action non égoïste : à ce propos on devrait se souvenir d’une pensée de Lichtenberg, empruntée, il est vrai, à une sphère plus humble : “Nous ne pouvons du tout sentir pour d’autres, comme on a coutume de le dire ; nous ne sentons que pour nous. Cette proposition sonne dur, mais elle ne l’est pas, si seulement on l’entend bien. On n’aime ni père, ni mère, ni femme, ni enfant, mais les sentiments agréables qu’ils nous procurent”, ou, comme dit La Rochefoucauld : “Si on croit aimer sa maîtresse pour l’amour d’elle, on est bien trompé.” C’est pourquoi les actes d’amour sont prisés plus haut que d’autres, non pas certes à cause de leur essence, mais de leur utilité : qu’on compare là-dessus les recherches déjà citées plus haut sur “l’origine des sentiments moraux” [cf. chap. II]. Mais si un homme devait souhaiter d’être, comme ce Dieu, tout amour, de faire et de vouloir tout pour d’autres, rien pour soi, c’est là encore une chose impossible, pour la raison qu’il lui faut faire beaucoup pour lui afin de pouvoir faire quoi que ce soit pour d’autres. Puis, cela suppose que l’autre est assez égoïste pour accepter toujours et toujours à nouveau ce sacrifice, cette vie pour lui : en sorte que les hommes d’amour et de sacrifice ont un intérêt à la conservation des égoïstes sans amour et incapables de sacrifice, et que la haute moralité, pour pouvoir exister, devrait expressément produire l’existence de l’immoralité (par où, il est vrai, elle se supprimerait elle-même). » (Humain, trop humain, I, chap. III, “La vie religieuse”, § 133)

Ce qui fait que la morale de la pitié n’est que mensonge, et là Nietzsche vise aussi bien Schopenhauer et son apologie, bouddhiste d’inspiration, de la compassion, que Rousseau et son idée de pitié naturelle :

« Les derniers échos du christianisme dans la morale. — “On n’est bon que par la pitié : il faut donc qu’il y ait quelque pitié dans tous nos sentiments” — C’est la morale du jour ! Et d’où cela vient-il ? — Le fait que l’homme qui accomplit des actions sociales, sympathiques, désintéressées, soucieuses du bien commun est considéré maintenant comme l’homme moral, — c’est peut-être là l’effet le plus général, la transformation la plus complète que le christianisme ait produit en Europe : bien malgré lui peut-être et sans que ce soit là sa doctrine. Mais ce fut le résidu des sentiments chrétiens qui prévalut lorsque la croyance fondamentale, très opposée et foncièrement égoïste, à la “seule chose nécessaire”, à l’importance absolue du salut éternel et personnel, ainsi que les dogmes sur quoi reposait cette croyance se retirèrent peu à peu, et que la croyance accessoire à “l’amour”, à “l’amour du prochain”, en conformité de vue avec la pratique monstrueuse de la charité ecclésiastique, fut ainsi poussée au premier plan. Plus on se séparait des dogmes, plus on cherchait en quelque sorte à justifier cette séparation dans un culte de l’amour de l’humanité : ne point rester en arrière en cela sur l’idéal chrétien, mais renchérir encore sur lui, si cela est possible, ce fut là le secret aiguillon des libres penseurs français, depuis Voltaire jusqu’à Auguste Comte : et ce dernier, avec sa célèbre formule morale “vivre pour autrui”, a, en effet, surchristianisé le christianisme. Schopenhauer en terre allemande, John Stuart Mill en terre anglaise ont donné la plus grande célébrité à la doctrine des affections sympathiques et de la pitié, ou de l’utilité pour les autres, comme principe d’action : mais ils ne furent eux-mêmes que des échos, — ces doctrines ont surgi partout en même temps, sous des formes subtiles ou grossières, avec une vitalité extraordinaire, depuis l’époque de la Révolution française à peu près, et tous les systèmes socialistes se sont placés comme involontairement sur le terrain commun de ces doctrines. [...] 
c’est là le courant fondamental dans la morale de notre époque; la sympathie et les sentiments sociaux s'y conjuguent. (Kant se trouve encore en dehors de ce mouvement : il enseigne expressément que nous devons être insensibles à la souffrance d’autrui, si notre bienfaisance doit avoir une valeur morale, — ce que Schopenhauer appelle, avec une colère très concevable de sa part, les fadaises kantiennes). » (Aurore, § 132)

La myopie amoureuse

Nietzsche a lu Stendhal (le seul qui échapperait au pessimisme moral de Schopenhauer), et il en a retenu l’idée de l’idéalisation amoureuse comme source de l’illusion (cf. la théorie de la cristallisation amoureuse, avec le rameau de Salzbourg, dans De l’amour). Car la projection amoureuse montre que c’est bien l’imagination qui domine et surdétermine la perception, thèse qu’on retrouvera abondamment chez Proust. L’idéalisation embellit l’objet d’amour en le voyant comme parfait et adéquat au désir du sujet. Et comme Proust plus tard, pour se désillusionner, il suffit d’observer de plus près et d’imaginer l’objet d’amour un peu plus âgé :

« Les myopes sont amoureux. Parfois, il suffit déjà de lunettes plus fortes pour guérir l’amoureux ; et qui aurait assez de puissance imaginative pour se représenter un visage, une taille, avec vingt ans de plus, traverserait peut-être la vie sans grand souci. » (Humain, trop humain, I, § 413)

Et donc, retour à une des sources culturelles des illusions sur l’amour, le christianisme :

« L’amour est l’état où l’homme voit le plus les choses comme elles ne sont pas. La force illusoire est à son degré le plus élevé, de même la force adoucissante, la force transfigurante. On suppose davantage en amour, on souffre tout. Il s’agissait de trouver une religion où l’on puisse aimer : avec l’amour on se met au-dessus des pires choses dans la vie — on ne les voit plus du tout. Cela sur les trois vertus chrétiennes, la foi, l’amour et l’espérance : je les appelle les trois ruses chrétiennes. » (Antéchrist, § 23)

D’où la sévérité de cet avertissement :

« Libéralité interdite. Il n'y a pas assez d'amour et de bonté dans le monde pour avoir le droit d'en accorder à des êtres imaginaires » (Humain, trop humain, I, § 129 — on lira dans cet esprit le très beau § 285 du Gai savoir, intitulé “Excelsior !”, “Plus haut !”)

La teneur du désir

Il faut donc interroger l’intensité du désir qui irrigue les passions — ce que Nietzsche appelle le “feu” et qui concerne aussi bien, d’ailleurs, la haine que l’amour (Humain, trop humain, I, § 566), et une fois cette intensité prise en compte, l’évaluation de sa teneur, selon les critères de la valeur (vie faible et impuissante / vie forte et puissante), pourra s’opérer. C’est donc bien par rapport à ce désir que l’existence se développe, mais soit elle se rapetisse et se rabougrit, soit elle grandit et augmente sa puissance d’exister… Ce que Nietzsche appelle « devenir ce que l’on est », par référence à Pindare :

« En cet endroit je ne puis plus éviter de donner la véritable réponse à la question, comment l’on devient ce que l’on est. Et par là je touche au chef-d’œuvre dans l’art de la conservation de soi, dans l’art de l’égoïsme... [...] Pour m’exprimer en termes de morale: l’amour du prochain, la vie au service des autres et d’une autre cause peuvent devenir des mesures de sûreté pour conserver le plus dur amour de soi. C’est là le cas exceptionnel, où, contre ma règle et ma conviction, je prends parti pour les instincts “désintéressés” : ils travaillent ici au service de l’égoïsme et de la discipline personnelle. » 
(Ecce homo, “Pourquoi je suis si malin”, § 9)

Ce “devenir ce que l’on est soi-même” est ainsi nourri par un « égoïsme sacré », un égoïsme supérieur, qui seul peut donner sa valeur à l’acte d’aimer, qu’il s’agisse d’aimer autrui, l’humanité, une pratique ou la nécessité :

« Votre âme est insatiable à désirer des trésors et des joyaux, puisque votre vertu est insatiable dans sa volonté de donner. Vous contraignez toutes choses à s’approcher et à entrer en vous, afin qu’elles rejaillissent de votre source, comme les dons de votre amour. En vérité, il faut qu’un tel amour qui donne se fasse le brigand de toutes les valeurs ; mais j’appelle sain et sacré cet égoïsme.
(Ainsi parlait Zarathoustra, I, “De la vertu qui donne”)

C’est pour cela qu’il faut toujours revenir à l’amour de soi, à son intérêt bien compris, garantie d’une véritable amitié dans l’amour, et précisément dans l’art de la distance, où le “lointain” du prochain se substitue au “prochain” du christianisme :

« Vous vous empressez auprès du prochain et vous exprimez cela par de belles paroles. Mais je vous le dis : votre amour du prochain, c’est votre mauvais amour de vous-mêmes. Vous entrez chez le prochain pour fuir devant vous-mêmes et de cela vous voudriez faire une vertu : mais je pénètre votre “désintéressement”.
Le toi est plus vieux que le moi ; le toi est sanctifié, mais point encore le moi: ainsi l’homme s’empresse auprès de son prochain. Est-ce que je vous conseille l’amour du prochain ? Plutôt encore je vous conseillerais la fuite du prochain et l’amour du lointain ! Plus haut que l’amour du prochain se trouve l’amour du lointain et de ce qui est à venir. Plus haut encore que l’amour de l’homme, je place l’amour des choses et des fantômes. Ce fantôme qui court devant toi, mon frère, ce fantôme est plus beau que toi ; pourquoi ne lui prêtes-tu pas ta chair et tes os ? Mais tu as peur et tu t’enfuis chez ton prochain. Vous ne pouvez pas vous supporter vous-mêmes, et vous ne vous aimez pas assez : c’est pourquoi vous voudriez séduire votre prochain pour qu’il vous aime et, par son erreur, vous donne un éclat doré.
Je voudrais que toute espèce de prochains et les voisins de ces prochains vous deviennent insupportables. Il vous faudrait alors vous créer par vous-mêmes un ami au cœur débordant. Vous invitez un témoin quand vous voulez dire du bien de vous-mêmes ; et quand vous l’avez induit à bien penser de vous, c’est vous qui pensez bien de vous. Celui-là ment qui parle contre ce qu’il sait, mais surtout celui qui parle contre ce qu’il ne sait pas. Et c’est ainsi que vous parlez de vous-mêmes dans vos relations, et vous trompez le voisin sur vous-mêmes. Ainsi parle le fou : “Les rapports avec les hommes gâtent le caractère, surtout quand on n’en a pas.”
L’un va chez le prochain parce qu’il se cherche, l’autre parce qu’il voudrait s’oublier. Votre mauvais amour de vous-mêmes fait de votre solitude une prison. Ce sont les plus lointains qui payent votre amour du prochain, et quand vous n’êtes que cinq ensemble, vous en faites toujours mourir un sixième. Je n’aime pas non plus vos fêtes : j’y ai trouvé trop de comédiens et même les spectateurs se comportaient comme des comédiens.
Je ne vous enseigne pas le prochain, mais l’ami. Que l’ami vous soit la fête de la terre et un pressentiment du surhomme. Je vous enseigne l’ami et son cœur débordant. Mais il faut savoir être telle une éponge, quand on veut être aimé par des cœurs débordants. Je vous enseigne l’ami qui porte en lui un monde achevé, l’écorce du bien, — l’ami créateur qui a toujours un monde achevé à offrir. Et de même que pour lui le monde a déroulé ses anneaux, il les enroule de nouveau, tel le devenir du bien par le mal, du but par le hasard. Que l’avenir et la chose la plus lointaine soient pour toi la cause de ton aujourd’hui : dans ton ami tu dois aimer le surhomme comme ta cause.
Mes frères, je ne vous conseille pas l’amour du prochain, je vous conseille l’amour du plus lointain. » (Ainsi parlait Zarathoustra, I, “De l’amour du prochain”)

Aimer, c’est donc d’abord aimer son désir, en prendre soin, avant que d’aimer quelque chose qui est autre que soi : « Nous aimons en fin de compte nos désirs, et non ce que nous désirons. » (Par-delà Bien et Mal, § 175) Telle est la version nietzschéenne de l’affirmation de soi par le vivant, de l’effort pour se conserver, se maintenir vivant ou se dépasser (endeavour chez Hobbes, conatus chez Spinoza, vouloir-vivre chez Schopenhauer, élan vital chez Bergson, et donc volonté de puissance chez Nietzsche…). Cela signifie aussi une pulsion d’emprise sur le monde et les objets d’amour, pulsion d’emprise qui n’est pas simplement ni toujours destructice, parce qu’elle est aussi créatrice, inventive, aventureuse ou aventurière. Aimer vraiment, c’est inventer la vie :

« Tout ce que l’on appelle l’amour. Avidité et amour : quels sentiments différents nous saisissent à chacun de ces mots ! — et pourtant il se pourrait bien que cela fût le même instinct, dénommé deux fois ; d’une part, il est dénigré du point de vue de ceux qui possèdent déjà, chez qui l’instinct de possession s’est déjà un peu calmé et qui craignent maintenant pour leurs “biens” ; d’autre part, il est glorifié du point de vue des insatisfaits et des avides qui le trouvent bon. Notre amour du prochain — n’est-il pas un désir impérieux de nouvelle propriété ? Et n’en est-il pas de même de notre amour de la science, de la vérité, et, en général, de tout désir de nouveauté ? Nous nous fatiguons peu à peu de ce qui est vieux, de ce que nous possédons avec certitude, et nous nous mettons à étendre de nouveau les mains; même le plus beau paysage où nous vivons depuis trois mois n’est plus certain de notre amour, et c’est un rivage lointain qui excite notre avidité. L’objet de la possession s’amoindrit généralement par le fait qu’il est possédé. Le plaisir que nous prenons à nous-mêmes veut se maintenir en transformant en nous-mêmes quelque chose de toujours nouveau, — c’est là ce que l’on appelle posséder. Se lasser d’une possession, c’est se lasser de nous-mêmes. (On peut aussi souffrir d’une trop grande richesse, — le désir de jeter, de distribuer peut aussi s’attribuer le nom d’ “amour”.) Lorsque nous voyons souffrir quelqu’un, nous saisissons volontiers l’occasion qui nous est offerte, pour nous emparer de lui ; c’est ce qui crée par exemple l’homme charitable et apitoyé; lui aussi appelle “amour” le désir de possession nouvelle éveillé en lui, et il y prend son plaisir, comme devant une nouvelle conquête qui lui fait signe. Mais c’est l’amour des sexes qui se révèle de la façon la plus claire comme désir [Drang] de propriété : celui qui aime veut posséder, à lui tout seul, la personne qu’il désire, il veut avoir un pouvoir absolu tant sur son âme que sur son corps, il veut être aimé uniquement et habiter l’autre âme, y dominer comme ce qu’il y a de plus élevé et de plus admirable. Si l’on considère que cela ne signifie pas autre chose que d’exclure le monde entier d’un bien précieux, d’un bonheur et d’une jouissance : que celui qui aime vise à l’appauvrissement et à la privation de tous les autres compétiteurs, qu’il vise à devenir le dragon de son trésor, comme le plus indiscret et le plus égoïste de tous les conquérants et exploiteurs ; si l’on considère enfin que, pour celui qui aime, tout le reste du monde semble indifférent, pâle, sans valeur et qu’il est prêt à apporter tous les sacrifices, à troubler toute espèce d’ordre, à mettre à l’arrière-plan tous les intérêts : on s’étonnera que cette sauvage avidité, cette injustice de l’amour sexuel ait été glorifiée et divinisée à un tel point et à toutes les époques, oui, que, de cet amour, on ait fait ressortir l’idée d’amour, en opposition à l’égoïsme, tandis qu’il est peut-être précisément l’expression la plus naturelle de l’égoïsme. Ici ce furent apparemment ceux qui ne possédaient pas et qui désiraient posséder qui ont établi l’usage courant dans la langue — il y en eut probablement toujours de trop. Ceux qui, sur ce domaine, ont été favorisés par beaucoup de possession et de satiété, ont bien laissé échapper, de temps en temps, une invective contre le “démon furieux”, comme disait cet Athénien, le plus aimable et le plus aimé de tous, Sophocle : mais Eros se mettait toujours à rire de pareils calomniateurs, — justement ses plus grands favoris. Il y a bien çà et là, sur la terre, une espèce de continuation de l’amour où ce désir avide que deux personnes ont l’une pour l’autre fait place à un nouveau désir, à une nouvelle avidité, à une soif commune, supérieure, d’un idéal placé au-dessus d’elles : mais qui connaît cet amour ? Qui est-ce qui l’a vécu ? Son véritable nom est amitié. » (Gai savoir, § 14)
3. Apprendre à aimer

Contre la malédiction jetée sur l’acte d’aimer.

On voit donc qu’aimer ne va pas de soi, que les premiers élans sont trompeurs, que les adhésions et les choix d’objets sont problématiques. Il s’agit de prendre ses distances avec les modèles dominants, et même les critiquer, les détruire, s’en débarrasser, les abandonner. Il y a toute une série de malentendus et de préjugés moraux qui sont dans le viseur du « boutefeu de Leipzig » (comme l’appelle Ernst Jünger).

Nietzsche combat ainsi, en tant que preuves de la volonté de puissance faible, de l’impuissance de certaines formes de la vie, l’accusation et la condamnation morale, la malédiction, l’anathème jeté sur l’amour à partir des passions tristes du regret, du remords et de la mauvaise conscience :

« C’est la partie de son corps qui est au-dessous de la ceinture qui fait que l’homme ne se prend pas si facilement pour un dieu. » (Par-delà Bien et Mal, § 141)
« Le christianisme donna du poison à Eros : il n’en mourut pas, mais dégénéra en vice. » (Par-delà Bien et Mal, § 168)
« Je l’ai fait, dit ma mémoire. — Je ne puis l’avoir fait, dit mon amour-propre, et il n’en démord pas. En fin de compte, c’est ma mémoire qui cède. » (Par-delà Bien et Mal, § 68)
« Croire mauvais, c’est rendre mauvais. Les passions deviennent mauvaises et perfides lorsqu’on les considère d’une façon mauvaise et perfide. C’est ainsi que le christianisme a réussi à faire d’Éros et d’Aphrodite — sublimes puissances capables d’idéalité — des kobolds infernaux et des esprits trompeurs, en créant dans la conscience des croyants, à chaque excitation sexuelle, des remords qui allaient jusqu’à la torture. N’est-ce pas épouvantable de transformer des sensations nécessaires et régulières en une source de misère intérieure et de rendre ainsi, volontairement, la misère intérieure nécessaire et régulière chez tous les hommes ! De plus, cette misère demeure secrète, mais elle n’en a que des racines plus profondes : car tous n’ont pas, comme Shakespeare dans ses sonnets, le courage de confesser l’assombrissement provoqué dans ce domaine par le christianisme. — Une chose, contre quoi l’on est forcé de lutter, que l’on doit maintenir dans ses limites, ou même, dans certains cas, se sortir complètement de la tête, devra-t-elle donc toujours être appelée mauvaise ? N’est-ce pas l’habitude des âmes vulgaires de considérer toujours un ennemi comme mauvais ? A-t-on le droit d’appeler Éros un ennemi ? Les sensations sexuelles, tout comme les sensations de pitié et d’adoration, ont ceci de particulier qu’en les éprouvant l’homme fait du bien à un autre homme par son plaisir, — on ne rencontre pas si souvent de ces dispositions bienfaisantes dans la nature ! Et c’est justement l’une d’elles que l’on calomnie et que l’on corrompt par la mauvaise conscience ! On associe la procréation de l’homme à la mauvaise conscience ! — Mais cette diabolisation d’Éros a fini par avoir un dénouement de comédie : le “diable” Éros est devenu peu à peu plus intéressant pour les hommes que les anges et les saints, grâce aux cachotteries et aux allures mystérieuses de l’Église dans toutes les choses érotiques : c’est grâce à elle que jusqu’à de nos jours encore, les histoires d’amour sont devenues le seul intérêt véritable commun à tous les milieux, — avec une exagération qui paraîtrait incompréhensible à l’Antiquité — et qui ne manquera pas un jour de provoquer l’hilarité. Toute notre poésie, toute notre pensée, du plus haut au plus bas, est marquée et plus que marquée par l’importance exagérée que l’on donne à l’amour, présenté toujours comme événement principal. Peut-être qu’à cause de ce jugement la postérité trouvera à tout l’héritage de la civilisation chrétienne quelque chose de mesquin et de maniaque. » (Aurore, § 76)

Dans cette entreprise de malédiction, la conception religieuse de la divinité joue évidemment un rôle crucial, en particulier au cœur de l’héritage judéo-chrétien, auquel Nietzsche oppose le tragique dionysiaque. Car on fait passer bien des choses sous couvert de “l’amour de Dieu” (avec le double génitif : l’amour des hommes pour Dieu et l’amour de Dieu pour les hommes) : aimer Dieu, soit, mais Dieu aime-t-il ? Et s’il aime, comment aime-t-il ?…

« Trop juif. — Si Dieu avait voulu devenir un objet d’amour, il aurait dû commencer par renoncer à rendre la justice : — un juge, et même un juge clément, n’est pas un objet d’amour. Pour comprendre cela le fondateur du christianisme n’avait pas le sens assez subtil, — il était juif. » (Gai savoir, § 140)
« Trop oriental. — Comment ? Un Dieu qui n’aime les hommes qu’à condition qu’ils croient en lui, et qui lance des regards terribles et des menaces à celui qui n’a pas foi en cet amour ! Comment ? Un amour avec des clauses, tel serait le sentiment du Dieu tout-puissant ? Un amour qui ne s’est même pas rendu maître du point d’honneur et de la vengeance irritée ? Combien tout cela est oriental ! “Si je t’aime, est-ce que cela te regarde ?” — c’est déjà là une critique suffisante de tout le christianisme. » (Gai savoir, § 141)
« Amour”. — Le plus subtil artifice qui donne au christianisme l’avantage sur les autres religions se trouve dans un seul mot : le christianisme parle d’amour. C’est ainsi qu’il devint la religion lyrique (tandis que, dans ses deux autres créations, le sémitisme a donné au monde des religions héroïco-épiques). Il y a dans le mot amour quelque chose de si ambigu qui stimule, qui parle au souvenir et à l’espérance que l’éclat de ce mot rayonne sur l’intelligence même la plus basse et le cœur le plus froid. La femme la plus subtile et l'homme le plus commun songent à ce moment qui, de toute leur vie, a peut-être été relativement le plus désintéressé, Éros n’eût-il pris chez eux qu’un vol fort bas ; et ces êtres innombrables qui sont privés d’amour, privés soit de leurs parents, soit de leurs enfants ou de tout ce qu’ils ont aimé, mais surtout les êtres dont la sexualité s’est sublimée, ont trouvé leur bonheur dans le christianisme. » (Humain, trop humain, II, “Opinions et sentences mêlées”, § 95)
« Aimer les hommes pour l’amour de Dieu, — ce fut jusqu’à présent le sentiment le plus noble et le plus élevé auquel soit parvenue l’humanité. L’amour des hommes, s’il n’y entre pas quelqu’arrière pensée qui le sanctifie, n’est qu’une sottise de plus et relève de la bête ; le penchant à cet amour ne reçoit que d’un penchant plus élevé sa mesure, sa finesse, son grain de sel, et sa poussière d’ambre. » (Par-delà Bien et Mal, § 60)

Et, malgré tout, malgré les illusions, le négatif de ces conceptions peut être considéré comme un ressort dynamique / dialectique dès lors que les institutions, comme celle du mariage, s’en emparent :

« Valeur de la croyance aux passions surhumaines. — L’institution du mariage maintient opiniâtrement la croyance que l’amour, bien qu’il soit une passion, est cependant susceptible de durer en tant que passion, la croyance même que l’amour durable, l’amour à vie peut être considéré comme la règle. Par cette opiniâtreté dans une noble croyance, maintenue, malgré des réfutations si fréquentes qu’elles sont presque la règle et qui en font par conséquent une pia fraus [pieux mensonge], l’institution du mariage a conféré à l’amour une noblesse supérieure. Toutes les institutions qui ont concédé à une passion la croyance en sa durée et la rendent responsable de cette durée, contre l’essence même de la passion, lui ont procuré un rang nouveau : et celui qui, dès lors, est pris d’une semblable passion n’y voit plus, comme jadis, une dégradation ou une menace, mais, au contraire, se sent élevé par elle devant lui-même et devant ses semblables. Que l’on songe aux institutions et aux coutumes qui ont fait de l’abandon fougueux d’un moment une fidélité éternelle, du plaisir de la colère l’éternelle vengeance, du désespoir le deuil éternel, de la parole soudaine et unique l’éternel engagement. Par de telles transformations, beaucoup d’hypocrisie et de mensonge s’est chaque fois introduit dans le monde : chaque fois aussi, et à ce prix seulement, une conception surhumaine nouvelle qui élève l’homme. » (Aurore, § 27)

L’innocence foncière de l’acte d’aimer

Il s’agit donc de retrouver une véritable innocence dans l’acte d’aimer, dans l’art d’aimer vraiment, ce qui est le but de l’apprendre à aimer. C’est que les hommes, individus et peuples, commencent toujours par cela — ils ne savent pas aimer :

« Un jour vous devrez aimer par-delà vous-mêmes ! Apprenez donc d’abord à aimer ! C’est pourquoi il vous fallut boire l’amer calice de votre amour.
Il y a de l’amertume dans ce calice, même dans le calice du meilleur amour. C’est ainsi qu’il éveille en toi le désir du surhomme, c’est ainsi qu’il éveille en toi la soif, ô créateur ! » (Ainsi parlait Zarathoustra, I, “De l’enfant et du mariage”)
« La parole la plus chaste que j’aie entendue : Dans le véritable amour, c’est l’âme qui enveloppe le corps. » (Par-delà Bien et Mal, § 142)
« Ce qui est fait par amour s’accomplit toujours par-delà bien et mal. » (Par-delà Bien et Mal, § 152)
« Amour et dualité. — Qu’est-ce que l’amour, sinon comprendre et se réjouir que quelqu’un d’autre vit, agit et sent d’une façon différente de la nôtre et opposée à celle-ci ? Pour que l’amour unisse les contraires dans la joie, il ne faut pas qu’il les supprime et les nie. — Même l’amour de soi a pour condition une dualité irréductible (ou une multiplicité) en une seule personne. » (Humain, trop humain, II, “Opinions et sentences mêlées”, § 75) [*Cf.Gai Savoir, § 334: aimer, c'est réserver un accueil hospitalier à l'étranger en soi ou dans une musique que l'on découvre*]
« Cruelle invention de l’amour. Tout grand amour fait naître l’idée cruelle de détruire l’objet de cet amour pour le soustraire une fois pour toutes au jeu sacrilège du changement : car l’amour craint le changement plus que la destruction. » (Humain, trop humain, II, “Opinions et sentences mêlées”, § 280)

La dimension tragique : amor fati et éternel retour

Revenons donc au premier amour intellectuel de Nietzsche : Wagner. Nietzsche en est venu à exécrer les livrets wagnériens, avec leur éloge de l’allemand primitif, barbare et sauvage, avec sa mythologie nostalgique et fantasmée, avec son nationalisme, son bellicisme impérialiste, son pangermanisme, son antisémitisme et sa misogynie — la vision de la femme mère-épouse-amante qui se sacrifie inconditionnellement à l’idéal masculin… Une grande partie des textes de Nietzsche contre Wagner ne porte pas seulement sur l’art musical de celui-ci (la mélodie infinie, par exemple), il traite du contenu idéologique des livrets et des conceptions problématiques des passions humaines défendues par Wagner.

Nietzsche trouvera un antidote aux figures féminines wagnériennes en la personne de Carmen dans l’opéra de Bizet et dans la nouvelle de Mérimée, y retrouvant le fatalisme tragique qui permet de lutter contre la fausse dramaturgie wagnérienne. Ainsi, donc, Carmen est l’héroïne supérieure, qui place sa liberté et sa dignité par dessus le spectre de la mort, et qui sert de révélateur à la nullité masculine :

« Enfin l’amour, l’amour retranscrit dans la nature ! Non pas l’amour d’une “noble vierge”! Pas de sentimentalité à la Senta! [*il s'agit de la fiancée dans Le vaisseau fantôme de Wagner*] Mais l’amour comme fatum, comme fatalité, cynique, innocent, cruel, — et précisément par là même nature ! L’amour dont la guerre est le moyen, dont la haine mortelle des sexes est la base ! — Je ne sais pas de circonstance où la plaisanterie tragique, qui est l’essence de l’amour, s’exprime avec une semblable âpreté, trouve une formulation aussi terrible que dans le dernier cri de Don José, avec lequel l’ouvrage se clôt :
Oui, c’est moi qui l’ai tuée, Carmen, ma Carmen adorée !
Une telle conception de l’amour (la seule qui soit digne d’un philosophe) est rare : elle élève une œuvre d’art au-dessus de mille autres. Car en moyenne les artistes ont la même manière de faire que tout le monde, en pire, — ils méconnaissent l’amour. Wagner lui-même l’a méconnu. Ils se croient désintéressés en amour, parce qu’ils veulent l’avantage d’une autre créature, souvent même aux dépens de leur propre avantage. Mais ils veulent en récompense posséder cette créature... Dieu lui-même n’est pas une exception. Il est fort éloigné de penser : “Si je t’aime, est-ce que cela te regarde ?” — il devient terrible, si on ne l’aime pas en retour. “L’amour — avec cette parole on gagne sa cause chez les dieux et chez les hommes — est de tous les sentiments le plus égoïste, et, par conséquent, lorsqu’il est blessé, le moins généreux” (Benjamin Constant). » (Le cas Wagner, § 2)

Et donc, alors que la sublimation et la spiritualisation chrétiennes des passions signifient forcément refoulement, ascétisme, renoncement, violence retournée contre soi-même, haine de soi, guerre aux passions, “castration” (Freud aura le même diagnostic), Nietzsche entend montrer que la vraie spiritualisation tragique est justement une affirmation de la guerre, mais pas de la guerre contre les passions : de la guerre contre l’adversité, la douleur, la souffrance, la mort, le destin, bref, le tragique. Non pour nier le tragique et l’abolir, comme le fait Schopenhauer, mais pour montrer qu’il est la vérité de l’existence et qu’il est nécessaire pour se dépasser soi-même :

« La spiritualisation de la sensualité s’appelle amour: elle est un grand triomphe sur le christianisme. Un autre triomphe est notre spiritualisation de l’inimitié. Elle consiste à comprendre profondément l’intérêt qu’il y a à avoir des ennemis : bref, à agir et à conclure à l’inverse de la manière dont on agissait et concluait autrefois. L’Église voulait de tous temps l’anéantissement de ses ennemis : nous, les immoralistes et les antéchrists, nous voyons notre avantage à ce que l’Église subsiste... Dans les choses politiques, l’inimitié est devenue maintenant aussi plus intellectuelle, — beaucoup plus sage, beaucoup plus réfléchie, beaucoup plus modérée. Chaque parti voit un intérêt de conservation de soi à ne pas laisser s’épuiser le parti adverse ; il en est de même de la grande politique. Une nouvelle création, par exemple le nouvel Empire, a plus besoin d’ennemis que d’amis : ce n’est que par le contraste qu’elle commence à se sentir nécessaire, à devenir nécessaire... Nous ne nous comportons pas autrement à l’égard de l’“ennemi intérieur” : là aussi nous avons spiritualisé l’inimitié, là aussi nous avons compris sa valeur. Il faut être riche en contrastes, ce n’est qu’à ce prix-là que l’on est fécond ; on ne reste jeune qu’à condition que l’âme ne se repose pas, que l’âme ne demande pas la paix... Rien n’est devenu plus étranger pour nous que ce qui faisait autrefois l’objet des désirs, la “paix de l’âme” que souhaitaient les chrétiens ; rien n’est moins l’objet de notre envie que le bétail moral et le bonheur gras de la bonne conscience. On a renoncé à la grande vie lorsqu’on renonce à la guerre... » (Crépuscule des idoles, “La morale comme manifestation contre nature”, § 3)

Telle est la rançon de la volonté de vérité dans l’expérience amoureuse :

« Amour et véracité. Nous commettons par amour des crimes graves à l’endroit de la vérité, nous sommes des receleurs et des voleurs par habitude, qui proclament plus de vérités qu’ils n’en admettent, — c’est pourquoi il faut que le penseur mette en fuite, de temps en temps, les personnes qu’il aime (ce ne seront pas tout à fait celles qui l’aiment), afin qu’elles montrent leur aiguillon et leur méchanceté et qu’elles cessent de le séduire. C’est pourquoi la bonté du penseur aura sa lune croissante et décroissante. » (Aurore, § 479)

Il y a en effet dans l’acte d’apprendre un processus sévère et cruel de contradiction, puisque lorsque j’apprends, je n’apprends pas seulement de nouvelles vérités, j’apprends aussi “contre” mes anciennes croyances, mes anciennes opinions, mes anciennes convictions, toutes croyances que je dois abandonner derrière moi, puisque apprendre exige que je retienne les nouvelles vérités. Nietzsche compare cela à l’apprentissage de l’amour en musique :

« Il faut apprendre à aimer. — Voilà ce qui nous arrive en musique : il faut d’abord apprendre à entendre en général, un thème ou un motif, il faut le percevoir, le distinguer, l’isoler et le limiter en une vie propre ; puis il faut un effort et de la bonne volonté pour le supporter, malgré son étrangeté, pour avoir de la patience à l’égard de son aspect et de son expression, de la bonté pour son caractère singulier : — enfin arrive le moment où nous nous sommes habitués à lui, où nous l’attendons, où nous pressentons qu’il nous manquerait s’il faisait défaut ; et maintenant il continue à exercer sa contrainte et son charme et ne cesse point que nous n’en soyons devenus les amants humbles et ravis, qui ne veulent rien de mieux au monde que ce motif et encore ce motif. — Mais il n’en est pas ainsi seulement de la musique : c’est exactement de la même façon que nous avons appris à aimer les choses que nous aimons. Finalement nous sommes toujours récompensés de notre bonne volonté, de notre patience, de notre équité, de notre douceur à l’égard de l’étranger, lorsque pour nous l’étranger écarte lentement son voile et se présente comme une nouvelle, indicible beauté : — c’est son remerciement pour notre hospitalité. De même celui qui s’aime soi-même aura appris à s’aimer par cette voie-là : il n’y en a pas d’autres. L’amour aussi, il faut l’apprendre. » (Gai Savoir, § 334)

Voilà qui légitime les deux principes éthiques nietzschéens, l’amour de la nécessité tragique (amor fati) et la pensée de l’éternel retour. Amor fati (amour pour le fatum), c’est la décision que prend Nietzsche, en 1882, en écrivant Le Gai Savoir, pour donner une tonalité nouvelle à sa philosophie. Il prend conscience que sa soif de critique et de destruction est en train de l’emporter sur la dimension créatrice de la pensée, et il déclare, donc, une nouvelle orientation de son amour pour la vie :

« Pour la nouvelle année. Aujourd'hui, chacun s'autorise à exprimer son vœu et sa pensée la plus chère : eh bien, je veux dire, moi aussi, ce que je me suis aujourd'hui souhaité à moi-même et quelle pensée m'est venue à l'esprit la première cette année — quelle pensée doit être pour moi le fondement, la garantie et la douceur de toute vie à venir ! Je veux apprendre toujours à plus voir dans la nécessité des choses le beau : je serai ainsi l'un de ceux qui embellissent les choses. Amor fati : que ce soit dorénavant mon amour ! Je ne veux pas faire la guerre au laid. Je ne veux pas accuser, je ne veux même pas accuser les accusateurs. Que regarder ailleurs soit mon unique négation ! Et, somme toute, en grand : je veux même en toutes circonstances, n'être plus qu'un homme qui dit oui ! » (Gai savoir, § 276)

Certes, comme on sait, il aura du mal à tenir sa promesse, d’autant que dès 1884-1885, après le Zarathoustra et avec le tournant du livre V du Gai Savoir, de la préparation de Par-delà Bien et Mal et de la Généalogie de la Morale, l’agressivité généalogique monte d’un cran (et les deux “têtes de turc”, Wagner et Schopenhauer, continuent d’en faire les frais…). Mais le principe demeure : affirmer inconditionnellement l’amour du vivant pour la vie, quelle que soit celle-ci (et malgré, pour Friedrich Nietzsche, l’existence de sa mère et de sa sœur, donc…).

Malgré tout, quelle que soit cette vie, il faut l’affirmer. Ce n’est pas une affirmation “bonhomme” ou angélique, et Nietzsche ne cesse d’en affirmer la caractère tragique. C’est ce que révèle la thèse de l’éternel retour. Le tragique vient de ce que c’est une épreuve pour la pensée, une mise à l’épreuve de la pensée par elle-même : une existence vaut par la teneur de la vérité qu’elle peut supporter. Et donc, qu’est-ce qui est insupportable pour l’homme, dès lors que la vérité ne se conforme pas à ses désirs ou à ses amours ? La pensée la plus insupportable, c’est celle de la répétition infinie, du retour éternel de ce qui est : cette araignée, cet instant, mais aussi Wagner, Schopenhauer, le christianisme, et même, pour nous autres héritiers du fascisme, du nazisme et du communisme totalitaire, Auschwitz, le Goulag, etc. Et pourtant, malgré notre répugnance et nos répulsions, il faut parvenir à aimer ce fatum, puisqu’il est la réalité de la vie : il n’y a qu’une vie, il n’y en aura pas d’autre, et, comme dit l’autre (Céline), « l’histoire ne repasse pas les plats… »… Même les existences de ma mère et de ma sœur, qui sont pourtant des objections majeures, devront être incluses dans cet amor fati, pensera Nietzsche…

Ainsi, dès lors qu’« il ne faut pas remettre son existence à plus tard » (Georges Bataille), il faut organiser sa vie de telle manière que l’on puisse vivre chaque événement comme si nous pouvions supporter l’idée de son retour éternel, de sa répétition infinie (une infinité de fois). Il faut inventer sa vie pour mieux l’affirmer et l’aimer. C’est bien un principe éthique, et Nietzsche souligne souvent que la contemplation artistique est un bon fil conducteur : l’extase prise à telle œuvre est telle que nous voulons spontanément son retour infini. Le texte princeps sur l’éternel retour est celui du Gai savoir :

« Le poids le plus lourd. Et si un jour ou une nuit, un démon se glissait furtivement dans ta plus solitaire solitude et te disait : “Cette vie, telle que tu la vis et l’a vécue, il te faudra la vivre encore une fois et encore d’innombrables fois ; et elle ne comportera rien de nouveau, au contraire, chaque douleur et chaque plaisir et chaque pensée et soupir et tout ce qu’il y a dans ta vie d’indiciblement petit et grand doit pour toi revenir, et tout suivant la même succession et le même enchaînement — et également cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et également cet instant et moi-même. L’éternel sablier de l’existence est sans cesse renversé, et toi avec lui, poussière des poussières !” 
— Ne te jetterais-tu pas par terre en grinçant des dents et en maudissant le démon qui parla ainsi ? Ou bien as-tu vécu une fois un instant formidable où tu lui répondrais : “Tu es un dieu et jamais je n’entendis rien de plus divin !”… Si cette pensée s’emparait de toi, elle te métamorphoserait, toi, tel que tu es, et, peut-être, t’écraserait ; la question, posée à propos de tout et de chaque chose, “veux-tu ceci encore une fois et encore d’innombrables fois ?” ferait peser sur ton agir le poids le plus lourd ! Ou combien te faudrait-il aimer et toi-même et la vie pour ne plus aspirer à rien d’autre qu’à donner cette approbation et apposer ce sceau ultime et éternel ?” (Gai savoir, § 341).

Apprendre à aimer, cela signifie devenir assez fort et assez puissant pour supporter et affirmer inconditionnellement cette idée : vivre deux années de classes préparatoires HEC, sans les maudire…

 Bibliographie

Nietzsche contre Wagner, Pièces au dossier d’un psychologue (1888). Le cas Wagner, un problème de musicien (1888). Ecce homo, chapitre “Pourquoi j’écris de si bons livres” : Le cas Wagner. Essai d’auto-critique (1886, c’est la Préface à la 2e édition de La Naissance de la Tragédie, texte qui date de 1871).
Considérations inactuelles, IV : Richard Wagner à Bayreuth (1876)
Dictionnaire Nietzsche (sous la dir. de Dorian Astor), entrées : Wagner (D. Astor), Musique (E. Blondel), Musique de Nietzsche (Ph. Choulet), Romantisme (Ch. Piazzesi), Allemand (Ph. Choulet), Amor Fati (J. Chiche), Considération inactuelle IV (G. Campioni), etc., etc., éd. Robert Laffont, coll. Bouquins, 2017.
— Dietrich Fischer-Dieskau, Wagner et Nietzsche, 1974, éd. van de Velde, 1979.

 Musicographie

Bizet, Carmen. L’Arlésienne (suite pour orchestre)
Wagner, Le Vaisseau fantôme. L’Anneau du Nibelung (Ring). Lohengrin. Parsifal. Tristan und Isolde.