Aimer l’altérité?

3.3 Kierkegaard : Mystère et épreuve d’aimer
Aimer comme devoir et acte de foi

« Penser aux morts en amour, c’est donc un acte de l’amour le plus désintéressé, le plus libre, le plus fidèle. Va donc et exerce-le ! Souviens-toi du défunt et apprendre en se souvenir l’amour désintéressé, libre et fidèle à l’égard des vivants. […] Il est de notre devoir d’aimer les hommes que nous ne voyons pas, mais aussi ceux que nous voyons. Si la mort nous sépare des hommes que nous voyons, le devoir de les aimer ne peut cesser pour autant car ce devoir est éternel[1] ».
« … cet honnête sage de l’Antiquité [Socrate], confiant dans sa propre laideur, pensa pouvoir dire, en toute confiance et sans le moindre profit personnel, tout, tout à l’éloge de la beauté, n’en devenant par là que plus laid encore. Toutefois, l’amour qui aime le beau n’est point le véritable amour. […]
“L’homme beau” est l’objet immédiat et direct de l’amour immédiat ; il est le désir et le choix de l’inclination et de la passion suivant la nature. […] Or qui est, pour notre concept de l’amour, “l’homme beau” ? C’est l’aimé, l’ami. Car l’aimé et l’ami sont l’objet immédiat et direct de l’amour immédiat, sont le désir, le choix de l’inclination et de la passion suivant la nature. Et qui est “l’homme laid” ? Il est le “prochain” que l’on doit aimer. Qu’on doive l’aimer, cet honnête sage n’en savait rien […] Le prochain est l’objet non aimable. Il ne peut être présenté à l’inclination ni à la passion ; elles se détournent, disant : “ Est-ce là quelque chose à aimer ? ” C’est d’ailleurs pourquoi on n’a aucun bénéfice à parler du devoir d’aimer l’objet non-aimable. Pourtant le véritable amour est justement l’amour du prochain ; il ne consiste pas à trouver aimable l’objet aimable, mais à trouver aimable l’objet qui ne l’est point. Donc, si l’on veut parler en toute vérité du véritable amour, il faut que l’orateur se soit présenté comme un homme rempli d’amour-propre et qu’il prenne pour thème de son discours l’amour pour l’objet le moins aimable ; ainsi tout avantage et tout bénéfice sont rendus impossibles. L’orateur n’est pas récompensé en étant aimé lui-même, car le contraste ne fait que rendre son amour-propre plus manifeste ; et le contenu de son discours n’est pas fait pour gagner les bonnes grâces des gens, car ceux-ci aiment entendre ce que l’inclination et la passion peut facilement comprendre de bon gré ; or elles se refusent à entendre ce qui n’agrée ni à l’inclination ni à la passion. […]
Pour pouvoir célébrer l’amour il y a donc besoin intérieurement d’abnégation et extérieurement d’un désintéressement prêt à tous les sacrifices.[2] »

Dans Les œuvres de l’amour (1847), Søren Kierkegaard soutient qu’il y a un devoir d’aimer ceux que nous voyons[3], le prochain[4] donc, et ceux que nous ne voyons pas : les défunts[5] et Dieu l’invisible. C’est en effet la même chose que d’aimer Dieu et d’aimer les hommes, d’aimer le prochain et de s’aimer soi-même. C’est en effet grâce à Dieu qu’il nous est donné de pouvoir aimer véritablement, c’est-à-dire spirituellement : c’est ce don divin de l’amour qui nous commande d’aimer[6]. Mais quel rapport cet amour spirituel et véritable entretient-il avec l’amour temporel et sensuel qui apparaît bien souvent sous des traits séduisants et trompeurs ? Faut-il choisir entre les deux ou bien existe-t-il une épreuve existentielle de l’amour éternel qui puisse servir de médiation pour rendre intemporel ou immortel l’amour temporel ressenti envers une personne ? En somme, quel sens et quelle valeur y aurait-il à aimer si l’amour devait se réduire à un sentiment éphémère pour l’autre ?

0. Aimer comme épreuve existentielle :
Kierkegaard entre romantisme poétique et tremblement spirituel
(les sens d’une rupture amoureuse)

Søren Kierkegaard aura su immortaliser son amour pour Régine Olsen, la muse inspiratrice de l’essentiel de son œuvre ! C’est qu’il n’a eu de cesse de justifier la décision prise de rompre ses fiançailles avec elle, alors même qu’il se sent coupable de l’avoir ainsi délaissée, d’autant que la jeune femme dont il était tombé éperdument amoureux a menacé de se suicider à la suite de cette rupture. C’est dire que la réflexion existentielle du penseur danois sur l’expérience amoureuse est tout sauf purement théorique. Mais quel est le sens de cette rupture et, donc, quelle signification prend rétrospectivement cet amour apparemment éphémère auquel Kierkegaard accorde pourtant une valeur éternelle ? Était-ce une auto-mystification poétique ayant succombé à l’illusion romantique de l’amour extraordinaire ou bien un véritable acte de foi qui revient à aimer religieusement ?

Aimer poétiquement

Dans La reprise (1843)[7], publié sous le pseudonyme de Constantin Constantius, Kierkegaard met en scène sa décision de délaisser Régine en racontant l’histoire d’un jeune homme qui s’est « engagé à la légère » dans la mesure où « son amour ne peut aboutir au mariage » (736) avec une jeune fille pétrie par « l’illusion de la poésie » [c’est-à-dire de l’amour romantique]. Tout en se sentant « coupable dans son innocence » et en supputant que Dieu l’avait éprouvé à travers elle (737), le jeune homme justifie sa décision en expliquant que « l’épouser, c’est la briser », vu que la réalité, celle du mariage après la poésie des fiançailles, eût constitué pour lui comme une « ombre courant à côté de ma véritable réalité spirituelle » (748), laquelle eût été amputée par son rôle d’époux (756). Reste que cette décision semble en faire un séducteur « trompeur » (733) qui aurait saisi l’occasion de cet amour pour créer poétiquement à ses dépens :

« Ce jeune homme était épris au plus profond de son être, c’était clair, et pourtant, dès les premiers jours, il en était à se ressouvenir de son amour. Au fond, il en avait déjà fini. Dès le début, il avait fait un bond si terrible qu’il avait sauté par-dessus la vie. […] Son erreur était irrémédiable : il se tenait à la fin au lieu d’être au commencement, et cette erreur est la cause du malheur de l’homme.
Je maintiens cependant le bien-fondé de sa disposition comme caractéristique du sentiment de l’éros. Celui qui ne l’a pas éprouvée au début même de sa passion n’a jamais aimé. Seulement, il faut avoir simultanément une autre disposition affective. Ce ressouvenir en puissance exprime l’aspect éternel de l’amour qui surgit : il est le signe de l’amour véritable. Mais d’autre part, pour en tirer parti, il faut posséder une certaine élasticité faite d’ironie. Pour lui, il en manquait, il avait pour cela l’âme trop tendre. Il doit vraiment être de fait qu’au premier instant de l’amour, la vie de celui qui l’éprouve soit finie, mais l’on doit aussi avoir la force vitale requise pour tuer cette mort et la changer en vie. Aux premières lueurs de l’amour, le présent et l’avenir sont aux prises pour exprimer l’éternel, et ce ressouvenir est précisément le reflux de l’éternité dans le présent, à condition, bien entendu, que ce ressouvenir soit sain. […] Il commençait à se rendre compte de sa méprise et déjà l’objet de son adoration lui était presque un fardeau. Néanmoins, elle était la bien-aimée, la seule qu’il eût aimée, la seule qu’il ne voulût jamais aimer. Et d’autre part, pourtant, il ne l’aimait pas, puisqu’il ne faisait que soupirer après elle. Dans cet état d’esprit, un remarquable changement s’opérait en lui. La création poétique s’éveillait et se développait dans des proportions que je n’aurais jamais soupçonnées. Alors, je compris tout sans peine. La jeune fille n’était pas la bien-aimée, mais l’occasion qui éveillait en lui le génie poétique et faisait de lui un poète. Aussi ne pouvait-il que l’aimer, sans jamais l’oublier, sans jamais vouloir en aimer une autre, sans jamais cesser non plus de languir après elle. Elle avait imprégné tout son être et lui laissait un souvenir éternellement jeune. Elle avait joué un grand rôle de sa vie en le rendant poète ; mais, par là même, elle avait signé son propre arrêt de mort. » (698-699).

La jeune femme est muse du poète (758), et non pas l’idéal rêvé (702), c’est-à-dire la bien-aimée (703, 699) véritable. Car il y a une différence considérable entre le fait de se languir amoureusement de la bien-aimée en se ressouvenant de la rencontre passée, ainsi poétiquement et romantiquement mystifiée [*ne plus en aimer aucune autre est une grandiloquente déclaration aussi pathétique que romantique : une simple parole, en l’air], et assumer d’aimer à présent et à l’avenir, vraiment et effectivement, comme épreuve de tous les jours qui fait surgir l’immortelle éternité de cet amour dans la triple dimension du temps, au lieu de se laisser romantiquement enfermer dans l’instant dépassé de la rencontre passée qu’il conviendrait bien plutôt de tuer pour mieux la faire ressusciter en exprimant l’éternité de cet instant immortalisé : ce qui requiert la force vitale de tuer cette mort et de la changer en vie.

Son histoire personnelle prend aux yeux de Kierkegaard l’envergure d’un événement mondial (767, 753) qui manifeste « un combat dialectique où l’exception fait irruption dans le général » en voulant l’éluder (764). C’est que l’exceptionnel, le destin singulier de l’Individu qui apparaît ici sous les traits esthétiques de la vocation poétique à écrire, s’oppose à l’exigence générale, d’ordre éthique, qui consiste concrètement, pour tout le monde, à devoir se marier avec la personne aimée. Or précisément, pour Constantin Constantius, l’aventure tragique du jeune poète aurait pu prendre tout son sens religieux s’il avait compris sa propre conduite depuis le début en l’éprouvant « avec la crainte et le tremblement religieux, mais aussi avec foi et confiance » (766-767). Autant dire que cette expérience existentielle est soumise à diverses interprétations possibles que Kierkegaard s’évertue à mettre en scène dans ses différents textes tout en laissant ouverte la question de savoir quelle serait la plus juste.

Aimer religieusement

Dans Crainte et tremblement (1843), publié sous le pseudonyme de Johannes de Silentium, Kierkegaard met en scène ce même affrontement dialectique entre le général et le destin exceptionnel de l’Individu sous la figure existentielle de l’épreuve que traverse le chevalier de la foi et de l’amour. Car l’acte de foi de l’Individu en rapport absolu avec l’absolu place cet Individu au-dessus du général et, donc, suspend la morale générale à laquelle l’individu sensible et immédiat doit se soumettre comme tout un chacun (83-86[8]). Dans cet ouvrage, Kierkegaard commente le passage biblique du sacrifice d’Isaac par Abraham qui, comme tout père, doit aimer son fils, mais qui pourtant doit le sacrifier pour obéir à Dieu et, donc, doit sacrifier son amour temporel au nom de l’Éternel : « Pour l’amour de Dieu, comme, d’une manière absolument identique, pour l’amour de lui-même. Pour l’amour de Dieu, parce que Dieu exige cette épreuve de sa foi, et pour l’amour de lui-même, pour donner cette preuve. » (92-93). Aimer relevant d’un acte de foi, c’est une épreuve similaire que traverse le chevalier de l’amour auquel Kierkegaard donne la figure d’un jouvenceau qui s’éprend d’une princesse :

« toute la substance de sa vie est dans cet amour ; cependant la situation est telle que l’amour ne peut se réaliser, se traduire de son idéalité en la réalité. Les misérables esclaves, grenouilles embourbées dans les marais de la vie, disent naturellement : quelle folie que cet amour ! […] le chevalier de la résignation infinie ne les écoute pas ; il ne renonce pas à son amour, pas même pour toute la gloire du monde. Il n’est pas si bête. Il s’assure d’abord que son amour est réellement la substance de sa vie, et son âme est trop saine et trop fière pour qu’il en prodigue la moindre parcelle au hasard. Il n’est pas lâche ; il ne craint pas de laisser son amour pénétrer au plus profond de ses pensées les plus cachées, de le laisser s’insinuer en réseaux innombrables autour de chaque ligament de sa conscience ; et si son amour devient malheureux, il ne pourra plus jamais s’en détacher. Il éprouve une délicieuse volupté à laisser l’amour vibrer en chacun de ses nerfs » (58-59). 
« Quand il a ainsi complètement absorbé l’amour et s’y plonge, il a encore le courage de tout oser et risquer. » (60).

« Le chevalier se souviendra donc de tout ; mais ce ressouvenir est précisément sa douleur ; cependant, dans sa résignation infinie, il se trouve réconcilié avec la vie. Son amour pour la princesse est pour lui devenu l’expression d’un amour éternel ; il a pris un caractère religieux ; il s’est transfiguré en un amour dont l’objet est l’être éternel, lequel, sans doute, a refusé au chevalier de l’exaucer, mais l’a néanmoins tranquillisé en lui donnant la conscience éternelle de la [63] légitimité de son amour, sous une forme d’éternité que nulle réalité ne peut lui ravir. Les fous et les jeunes gens vont se vantant que tout est possible à l’homme. Quelle erreur ! Au point de vue spirituel, tout est possible ; mais dans le monde du fini il y a beaucoup de choses qui sont impossibles. Mais le chevalier rend l’impossible possible en l’envisageant sous l’angle de l’esprit, ce qu’il exprime de ce point de vue en disant qu’il y renonce. Le désir qui voulait le mener dans la réalité, et qui s’est achoppé sur l’impossibilité, s’infléchit dans le for intérieur ; mais il n’est pas pour cela perdu ni oublié. Tantôt le chevalier sent en lui les obscures impulsions du désir qui éveillent le ressouvenir ; tantôt il provoque lui-même celui-ci ; car il est trop fier pour admettre que ce qui fut la substance de toute sa vie ait été l’affaire d’un moment éphémère. Il garde jeune cet amour qui prend avec lui des années et de la beauté ! » (62-63).

Dans cette perspective résolument religieuse et selon cette option interprétative de sa propre expérience, Kierkegaard semble désormais se résigner à renoncer à l’amour temporel, sensuel et charnel : aimer, grâce à Dieu, ce serait renoncer à cette manière d’aimer ordinaire, dont la modalité reste finie, au profit d’un amour extraordinaire qui prend Dieu comme objet d’un amour éternel et infini. N’est-ce pas trancher le nœud gordien pour inventer un dénouement heureux à cet amour malheureux pour Régine qui serait bien plus défiguré que transfiguré par cette interprétation unilatérale ? L’amoureux ne se résout-il pas en fin de compte à aimer platoniquement la bien-aimée sacrifiée sur l’autel de l’amour de Dieu ?

La solution esquissée dans Crainte et tremblement, à savoir : aimer religieusement Dieu en renonçant à aimer Régine autrement que de manière platonico-spirituelle est très loin de résoudre le problème existentiel que rencontre Søren Kierkegaard. Comment aimer à la fois Dieu et la bien-aimée ? Comment faut-il aimer la bien-aimée ? Suffit-il de l’aimer poétiquement en appréciant esthétiquement le sentiment amoureux éprouvé pour l’autre, et ce au risque de passer pour un séducteur qui se contente de jouir de l’instant présent (à la manière de Don Giovanni), ou bien doit-on l’aimer éthiquement en s’unissant à l’être aimé pour toute la vie de façon à rendre justice à travers le mariage à l’amour ressenti ?

De nature mélancolique, le chevalier de l’amour romantique est lui-même en proie au doute. C’est justement ce doute qu’un autre ouvrage de Kierkegaard avait mis en scène sous la forme d’une alternative : Ou bien… Ou bien… (1843). Il faudrait choisir : ou bien l’amour romantique et temporel du séducteur, plus ou moins trompeur ; ou bien l’amour conjugal et éternel !

[1] Søren Kierkegaard, Les œuvres de l’amour. (Quelques délibérations chrétiennes sous forme de discours) (1847), trad. fr. du danois par P. Villadsen sous le titre Vie et règne de l’amour, Aubier-Montaigne, 1946, p.377-378.
[2] Ibid., p.392-395
[3] Les œuvres de l’amour (1847) de Kierkegaard se compose de deux parties, composées respectivement de 5 et 10 chapitres. Le chapitre IV de la première partie s’intitule : « Notre devoir est d’aimer les hommes que nous voyons. »
[4] Ibid., Les œuvres de l’amour (1847), première partie, chapitre II : « Tu dois aimer ton prochain ».
[5] Ibid., seconde partie, chapitre IX : « Comment penser en amour aux défunts », p.378.
[6] Ibid., première partie, chapitre III.
[7] Il est fait référence à la réédition de la traduction des Œuvres complètes de Søren Kierkegaard par Paul-Henri Tisseau aux éditions de l’Orante (1970-1971) chez Robert Laffon, dans la coll. « Bouquins » (1993), de quatre ouvrages de Kierkegaard : Ou bien… Ou bien… (février 1843) ; La reprise (octobre 1843) ; Stades sur le chemin de la vie (avril 1845) ; La maladie à la mort (juillet 1849).
[8] Kierkegaard, Crainte et tremblement (1843), trad. fr. par Paul-Henri Tisseau, Aubier-Montaigne, 1946.

Comment aimer?

La position de Kierkegaard, sans être insaisissable, est difficile à saisir, parce qu’elle est partagée entre différents points de vue qu’il présente, soit comme des stades, soit comme une alternative : c’est précisément le cas dans l’ouvrage intitulé Ou bien… Ou bien… qui est un recueil de divers textes de différente facture. Or cette alternative donne lieu à un dilemme à l’instant du choix qui s’avère en fait insoluble car, explique Kierkegaard : que l’on choisisse l’un ou l’autre (se marier ou non, rire des folies du monde ou en pleurer, etc.), de toute façon, on le regrettera.

« Ou bien – Ou bien
Discours d'un extatique

Marie-toi, tu le regretteras ; ne te marie pas, tu le regretteras également ; marie-toi ou ne te marie pas, tu regretteras l'un et l'autre ; que tu te maries ou que tu n'en fasses rien, tu le regretteras dans les deux cas.[1] »

Ce dilemme paraît d’autant moins résolu que Kierkegaard publie, en avril 1845, un ouvrage intitulé Stades sur le chemin de la vie qui reprend la problématique, exposée en 1843, de l’alternative entre les sens esthétique et éthique d’aimer, tout en y ajoutant un sens religieux. L’ouvrage défend successivement

  1. le point de vue esthétique, qui célèbre le fait d’aimer l’autre poétiquement et sensuellement ;
  2. le point de vue éthique dans des Divers propos sur le mariage ;
  3. et, enfin, le point de vue religieux sur l’amour malheureux dans Une histoire de la souffrance, sous-titre d’un ouvrage édité par Frater Taciturnus sous le titre « Coupable ? – « Non coupable ? ».

Dans des Divers propos sur le mariage (2), Kierkegaard pose à nouveau le problème de savoir si l’obligation éthique de se marier n’est pas destiné à détruire l’amour érotique entre les époux :

« Éros et tout le domaine qui le régit peuvent prétendre à la poésie. Mais le mariage n’a pas cette fortune, il n’est pas de si haute extraction. On dit bien, il est vrai, que Dieu l’a institué ; mais c’est plutôt le prêtre ou, si l’on veut, la théologie qui le dit ; et le prêtre ou cette science parle de Dieu tout autrement qu’un poète. Il en résulte que tout le charme d’Éros, toute l’exquise atmosphère qui l’entoure s’évanouissent […]
Le paganisme avait un Dieu pour l’amour, mais aucun pour le mariage ; dans le christianisme, si j’ose dire, il y a un Dieu pour le mariage et aucun pour l’amour. Le mariage est en effet une forme supérieure de l’amour. Faute d’envisager ainsi la question, tout tombe dans la confusion ; ou bien on reste célibataire et on devient un moqueur, un séducteur, un ermite, ou bien on prend femme et le mariage devient une absurdité. La difficulté, c’est que la relation de l’individu avec Dieu en tant qu’esprit s’empreint d’une telle spiritualité que la synthèse d’âme et de corps où Éros exerce sa puissance risque de s’évanouir ; autant dire que l’on se marie par devoir, que le mariage est un devoir et qu’il est supérieur à l’amour parce que le devoir exprime un rapport de spiritualité avec un Dieu qui est esprit ; mais dès qu’on le fait, on voit surgir la difficulté de garder les données propres de l’Éros de telle sorte que l’esprit ne les ronge ni ne les dévore, mais y entretienne sa flamme sans les consumer.[2] » (878-879).

[1] Søren Kierkegaard, Ou bien… Ou bien… (février 1843), p.45.
[2] Kierkegaard, Stades sur le chemin de la vie (avril 1845), II. Divers propos sur le mariage en réponse à des objections, par un époux, p.878-879

*

C’était le dilemme exposé dans Ou bien… Ou bien… (1843) sous la figure de l’opposition entre la rencontre extraordinaire de la bien-aimée, l’expérience amoureuse que célèbre le poète romantique, et l’ordinaire banalité d’un mariage, dont la durée et les difficultés risquent à terme de faire oublier l’instant désormais passé de l’enthousiasme amoureux. La rencontre extraordinaire d’une nymphe dans la forêt par le chevalier de l’amour peut-elle s’abaisser à prendre la forme « ordinaire et banale » du mariage (611) qui, d’un point de vue éthique, est un devoir procurant la joie du général au cours du temps, c’est-à-dire quelque chose qui permet de transcender l’instant ?

On est passé, et c’est ça le problème pour Kierkegaard, d’une rencontre extraordinaire à une forme tout à fait ordinaire et banale, celle du mariage, qui ne peut procurer qu’une joie d’ordre général, même si elle est vécue de manière particulière. Mais on est surtout passé d’une rencontre s’effectuant dans le moment présent, une rencontre où l’instant a une valeur éternelle, à une relation qui va se développer au cours du temps. Il y a là un problème pour Kierkegaard puisque, au lieu d’éprouver la joie poétique de l’extraordinaire, c’est-à-dire celle d’un amour qui s’enflamme en de « magnifiques moments isolés, séparés par des intervalles de dépression » (614), on est passé à quelque chose de tout à fait ordinaire et banal.

Autrement dit, il y a deux points de vue qui s’opposent : le point de vue éthique, qui semble ramener et rabaisser l’amour à quelque chose d’ordinaire ; et, en amont, Don Giovanni se situe à ce niveau-là, le moment esthétique de la séduction sensuelle (cf. 86), qui ne voit dans la femme séduite qu’un instant (791). Reste que cette séduction sensuelle peut prendre différentes modalités. Elle peut s’exprimer sous une modalité que Kierkegaard appelle démoniaque, c’est-à-dire sans contact avec le point de vue éthique (c’est moins le cas de Don Giovanni que de Faust), et il précise que ce rapport démoniaque à la séduction sensuelle s’opère par désespoir. C’est pour ça que les magnifiques moments isolés sont séparés par des intervalles de dépression : il s’agit bien pour Kierkegaard de sortir de la mélancolie… Mais comment ? C’est la formule de Don Juan : en jouissant immédiatement (551) de l’instant présent ! Or précisément « quand on laisse parler l’amour immédiat, il est impossible de décider s’il s’agit d’un chevalier ou d’un séducteur » (881). Car il y a une autre modalité que la modalité démoniaque : c’est la modalité dite chevaleresque, qui est celle propre à Saladin que Kierkegaard présente comme un chevalier moral :

« ce qui fait la grandeur d’Aladin, c’est son désir ; son âme a l’énergie du désir […] Désirer, pouvoir désirer, avoir l’audace du désir, résolu à saisir, insatiable à convoiter, ce sont autant de traits constitutifs d’une génialité aussi grande que tout autre » (882).

Aladin se caractérise ainsi par le désir comme souveraine puissance de convoitise sans bornes qui s’exerce dans l’immédiateté (882). À un certain moment de son commentaire de Don Giovanni, Kierkegaard utilise exactement les mêmes termes pour caractériser le héros éponyme de l’opéra de Mozart.

Or Kierkegaard juge son propre amour pour Régine en ce « sens esthétique et chevaleresque » et il le juge supérieur au sien : s’il rompt les fiançailles avec elle, c’est pour des raisons prises au point de vue religieux ; c’est de ce point de vue qu’il justifie en effet cette décision comme la conséquence de son « unique et suprême désir, inspiré par l’amour » qui est d’avoir tort : il explique ainsi qu’aimer l’autre, c’est en fait lui donner raison, au lieu de souffrir d’imputer tout le tort à l’être aimé (648) auquel il aurait lui-même eu tort de vouer un amour aussi élevé 650).

Le texte intitulé Silhouettes montre que c’est précisément cette même inquiétude qui taraude les trois femmes abandonnées dont Kierkegaard analyse l’interrogatoire intime (il s’agit de la sœur de Beaumarchais, de Doña Elvire séduite par Don Juan et la Marguerite de Faust) : c’est l’inquiétude qu’elles éprouvent de savoir quel tort elles ont elles-mêmes pu avoir. Or la solution que propose Kierkegaard, c’est de s’attribuer à soi-même tout le tort en prenant non pas le point de vue fini des discussions infinies entre les aimés, mais en adoptant le point de vue du rapport à Dieu. L’avantage édifiant avec Dieu, écrit Kierkegaard, c’est que le doute s’arrête vu qu’on a nécessairement tort :

« si l’objet de ton désir est ce que toi et d’autres appelez devoir [*c’est-à-dire le mariage], s’il t’a fallu renier ce désir et ce devoir, si tu as perdu joie et honneur, [*c’est donc Kierkegaard qui s’analyse lui-même], pourtant tu es joyeux puisque, dis-tu, envers Dieu j’ai toujours tort » (652).

Autrement dit, Kierkegaard règle le problème qu’il a d’avoir rompu les fiançailles en s’attribuant tous les torts aux yeux de Dieu. Kierkegaard met en scène une sorte de dramatisation que je me risquerais à qualifier d’hystérique et paranoïaque à la fois : une dramatisation existentielle de l’expérience amoureuse comme prélude à l’expérience mystico-religieuse du face-à-face avec Dieu. C’est qu’il existe, pour Kierkegaard, trois manières de lutter contre la mélancolie qui le mine et, c’est tout un, il y a trois manières bien différentes d’aimer, dont les deux premières constituent l’alternative ou le dilemme décrit dans Ou bien… Ou bien… :

  1. la manière esthétique d’aimer sensuellement, dont il fera l’apologie à propos de Don Giovanni qui éprouve le désir démoniaque de vivre l’instant présent pour aimer intensément la vie ;
  2. la manière éthique d’aimer éternellement, au sein du mariage béni par l’Église qui permet le déploiement dans le temps de l’amour temporel ;
  3. la manière religieuse d’aimer spirituellement que révèle Crainte et tremblement et que développera Les œuvres de l’amour (1847).

Ce sont les trois moments du cours que l’exposition de l’alternative entre les sens esthétique et éthique d’aimer va achever de justifier.

Le dilemme des manières d’aimer dans Ou bien… Ou bien…

Dans cet ouvrage, Kierkegaard met en scène la fiction d’un échange épistolaire entre l’esthéticien (A) et l’éthicien (B), dont les papiers seraient publiés par Victor Eremita, un éditeur ayant la conviction qu’« une seule et même personne […] a opéré dans sa vie les deux mouvements », esthétique vs éthique : dans le livre achevé, les deux conceptions esthétique et éthique de la vie « restent en présence sans attendre aucune décision définitive sous des figures représentatives » (22) ; mais, comme éditeur, il ajoute simplement le vœu que « l’aimable lectrice suive le sage conseil de B » (23)… en se mariant donc !

La première option, celle de l’esthéticien, soutient au contraire l’opposition tranchée entre devoir et amour :

« le devoir est le devoir, et l’amour est l’amour, voilà et surtout pas de confusion. Le mariage n’est-il pas, dans son ambiguïté hermaphrodite, le seul monstre de cette espèce ? Tout le reste est ou bien devoir ou bien amour. […] Voilà le devoir. Je me charge d’une tâche précise, je peux dire exactement en quoi il consiste, je promets de m’en acquitter scrupuleusement ; si je ne le fais pas, une puissance qui m’est supérieure peut m’y obliger. D’un autre côté, je me lie étroitement d’amitié avec quelqu’un ; ici, l’amour est tout et je ne reconnais aucun devoir ; si l’amour passe, l’amitié est rompue. Mais il est réservé au seul mariage de se fonder sur une pareille absurdité. » (492).

Tout en aimant l’autre (A) « dans la crainte et le tremblement de l’amour religieux » (380, cf. 462), B critique sa conception d’un amour sensuel et temporel qui oublie l’éternité en se plaçant sur le plan immédiat de l’esthétique (370) pour lequel « l’instant est tout » (364). L’option de l’éthicien, exactement inverse, affirme l’unité du devoir et de l’amour qui sont destinés à s’éprouver au cours du temps :

« le devoir est toujours à l’unisson de l’amour. […] Si le devoir est dur, eh bien, l’amour l’exprime, le réalisme, et accomplit par-là plus que le devoir ; si l’amour est en train de devenir faible au point de ne pouvoir se maintenir, le devoir lui pose alors des limites. » (491).

C’est que le devoir de s’engager dans une relation d’amour conjugal, qui consiste à porter ensemble un même joug, est indissociable du temps, partagé entre instant et éternité, au cours duquel l’amour s’élabore en résistant aux vicissitudes du temps (482-483). Quelle valeur aurait sinon le serment de se jurer mutuellement « un amour inviolable » (343) et, donc, que pourrait bien signifier la déclaration d’aimer l’autre pour toujours ?

Il y a bien une progression dialectique dans la succession des figures qui se donnent à voir dans le diptyque kierkegaardien. Car il existe bien une « dialectique de l’amour » que Kierkegaard problématise en en proposant deux versions contradictoires. Du point de vue de la « dialectique presque diabolique » de l’esthéticien (384) qui apparaît dans le Journal du séducteur, « l’histoire peut recommencer indéfiniment » en raison de la dialectique propre à l’amour qui fait qu’à chaque nouvelle rencontre, le sujet se souvient de la précédente qui renvoie elle-même à la première « jeune fille » dont on s’est naguère épris (347)[1].

[1] *Cf. Freud, Massenpsychologie, chap. VII : « Die Identifizierung » & chap. VIII : « Verliebtsein und Hypnose ».

Ce thème récurrent de la première rencontre de la bien-aimée pose plusieurs questions : est-ce un coup du hasard [*Ā, cf. 53] ou bien un dessein providentiel par lequel le dieu aveugle de l’amour accorde une faveur ? S’agit-il du seul et unique « amour véritable », dans la mesure où « les premières amours sont les vraies », ou bien s’agit-il d’une poétisation sentimentale (212) de l’imagination frivole d’un « rêveur enivré d’amour » (381), c’est-à-dire d’une esthétisation romantique sans valeur éthique ?

Loin de rejeter de manière unilatérale la dimension esthétique de l’amour érotique, l’éthicien s’évertue au contraire à concilier l’amour romantique immédiat avec l’amour conjugal, tout en reconnaissant que la glorification éthico-religieuse de cet amour romantique, qu’il s’agit d’ennoblir d’éternité, implique une lutte que la poésie et l’art dramatique s’avèrent incapables de représenter esthétiquement :

« La part de vérité de toute cette intrigue, son élément proprement esthétique, c’est que cette lutte, cette dialectique sont toutes extérieures, et que l’amour en sort tout aussi abstrait qu’il y est entré. Mais que s’éveille l’idée de la dialectique propre de l’amour, l’idée de sa lutte pathologique passionnée, de son rapport avec l’éthique, le religieux : alors l’on n’a pas vraiment besoin des pères insensibles, de gynécées, de princesses enchantées, de trolls et de monstres pour donner fort à faire à l’amour. » (389)

C’est que le mariage est un combat de tous les jours pour sauvegarder l’amour en le renouvelant sans cesse, et ce contre l’adversité des obstacles extérieurs et l’adversité intérieure de l’ennui et de la monotonie. Le second volet du diptyque montrera donc la supériorité éthique de l’amour conjugal, qui glorifie le moment romantique de l’amour érotique qui, sans cela, resterait abstrait. En amont, le premier volet rend justice à ce moment érotique de l’amour romantique tout en le discernant de la séduction sensuelle.

1. Aimer sensuellement
Splendeur et misère de l’amour temporel

La misère de l’amour temporel ne provient pas de son caractère sensuel, contrairement à ce qu’avance la vulgate religieuse en la matière [que Nietzsche critiquera en son temps]. En 1843 du moins, Kierkegaard ne spiritualise pas l’amour en ce sens qu’il en émasculerait la dimension sensuelle :

« La chair n’est pas le sensuel, elle est l’égoïste et, en ce sens, le spirituel lui-même peut être sensuel, comme dans le cas où l’on prend en vain ses dons intellectuels : on est alors charnel. » (415)

Il s’agit bien plutôt d’intégrer le moment romantique de l’attraction érotique pour en faire la manifestation d’une grâce d’origine divine qui rend éternel cet amour temporel : en ce sens positif, sensuel ne signifie donc pas charnel, mais gracieux (touché par la charis) comme peut l’être le visage d’une madone reflétant l’innocence et la pureté comme la Vierge (275). La splendeur de l’amour sensuel, c’est la grâce esthétique d’une beauté immédiatement séduisante que le poète célèbre en paroles ailées et que le séducteur exalte en actes.

1.1 Splendeur de l’amour séduisant d’un instant

[Interludes =] Diapsalmata (à soi-même)

« Le plus beau moment de l’amour, c’est sa première période quand, de chaque rencontre, de chaque regard, on rapporte un nouveau sujet de se réjouir. » (32)

Le poète malheureux, en échec et mat, aime sa mélancolie comme l’amante la plus fidèle à ce jour. C’est le ressouvenir poétique de l’événement qui lui permet d’accéder à l’éternité : « seul l’amour fait de ressouvenir est heureux » (47) ; car l’amour est la substance du songe qui consacre ce qui a été vécu à l’éternité du ressouvenir (49). En quête d’éternité, à la recherche de l’instant éternel, l’extatique ne peut se résoudre à l’alternative (Ou bien – Ou bien) : « Marie toi, tu le regretteras ; ne te marie pas, tu ne le regretteras également ; marie-toi ou ne te marie pas, tu regretteras l’un et l’autre » (45). Que reste-t-il en ce cas sinon à aimer d’un amour malheureux grâce à Mozart (54) ?

Généalogie de l’amour naissant dans Les stades immédiats de l’Éros

Dans les Stades immédiats de l’éros, Kierkegaard rend grâce à Mozart et plus précisément à son Don Giovanni, de lui avoir permis de « ne pas être mort sans avoir aimé, quoique d’un amour malheureux ! » (54). Ce commentaire de l’œuvre musicale de Mozart propose, sans le dire, une généalogie de l’amour naissant à travers l’analyse des trois stades de l’éros immédiat : l’attraction sensuelle.

Au premier stade, la libido mélancolique éprouve une « ivresse d’amour » sans fixation sur une seule personne : le page des Noces de Figaro est épris à la fois de Suzanne et de Marceline (78). Au second stade, la libido rêveuse de Papageno est musicalement exprimée par « un gazouillis joyeux, exubérant, d’où jaillit l’amour » (81), cette fois-ci fixé sur Papagena. Le défaut de La flûte enchantée que pointe Kierkegaard, c’est la confusion des genres esthétique et éthique :

« toute la pièce aspire à la conscience ; elle tend ainsi à supprimer la musique […] au terme de l’évolution se trouve posé l’amour au point de vue moral, ou l’amour conjugal, et là est l’erreur fondamentale de la pièce ; que cet amour soit aux yeux de l’Église ou du monde ce qu’ils le voudront, il est une chose qu’il n’est pas : il n’est pas propre à la musique, il y est même absolument étranger. » (82).

Si « le Don Juan de Mozart est l’opéra des opéras » (73), c’est que cet opéra tout entier, et non plus seulement un air, exprime l’idée d’une libido absolument déterminée comme principe qui a son « objet absolu dans les choses particulières » (84) et, de ce fait, s’exerce de façon absolue dans la séduction démoniaque, dépourvue de toute conscience éthique : la génialité sensuelle du séduisant Don Juan est l’illustration parfaite de ce moment esthétique de l’attraction érotique où l’amour est complètement découplé de la perspective éthique de la fidélité et du mariage. Selon Kierkegaard, l’hellénisme n’aurait pas reconnu l’Éros comme principe fondé sur la sensualité : « Éros était le Dieu de l’amour, mais sans être lui-même épris. […] Son amour n’est pas non plus fondé sur les sens, mais sur l’âme. » (66). Ce serait toute la différence avec le christianisme [*qui permet la synthèse entre le sensuel et le spirituel, entre le temporel et l’éternel (407), entre le particulier et le général (410), entre l’érotique et l’éthique au travers et au cours du moment éthico-religieux du mariage (409)] :

« Pour les Grecs l’amour est, suivant son concept, essentiellement fidèle pour la raison même qu’il relève de l’âme ; c’est pur accident s’il arrive à l’individu d’aimer plusieurs femmes à l’égard desquelles chaque passion nouvelle est encore tout accidentelle ; quand il en aime une, il ne songe pas à la suivante. Don Juan, au contraire, est essentiellement séducteur [*au sens de séduisant]. Son amour ne relève pas de l’âme, mais des sens et, suivant son concept, l’amour sensuel n’est pas fidèle, mais infidèle absolument ; il n’aime pas une seule personne, mais toutes, c’est-à-dire qu’il les séduit toutes. Il ne réside en effet que dans le moment ; mais, envisagé dans le concept, le moment n’est que la somme des moments, et c’est ainsi que nous avons le séducteur. L’amour chevaleresque relève aussi de l’âme ; il est, par définition, essentiellement fidèle ; seul l’amour sensuel est, par définition, essentiellement infidèle. Mais cette infidélité à lui propre se manifeste encore d’une autre façon ; il n’est jamais qu’une répétition. L’amour qui relève de l’âme comporte une double dialectique. D’une part, en effet, il implique le doute et l’inquiétude ; il se demande s’il sera heureux, s’il verra son désir exaucé et sera payé de retour. L’amour sensuel ignore cette préoccupation. […] D’autre part, l’amour qui relève de l’âme a encore une autre dialectique ; en effet, il diffère avec chaque individu objet de sa passion. C’est là sa richesse, sa plénitude. Il n’en est pas ainsi de Don Juan : il n’a pas le temps de discriminer ; tout n’est pour lui qu’affaire du moment. La voir et l’aimer ; c’est une seule et même chose, peut-on dire en un certain sens de l’amour sur le plan de l’âme ; mais on ne fait de la sorte qu’indiquer un début. Le mot prend avec Don Juan une autre acception : la voir et l’aimer, c’est une seule et même chose, mais dans le moment ; au même moment, tout est fini et l’aventure se répète à l’infini. » (92)

Don Juan aime la vie au sens esthétique du verbe aimer : éprouvant la joie de vivre au plus haut point, il en profite et il jouit de la vie en appréciant chaque instant qui lui est donné, c’est-à-dire chaque occasion d’éprouver « la joie de vivre » (cf. 123). Cette manière esthétique ou sensuelle d’aimer implique d’aimer à chaque instant, mais uniquement pour le moment, sans souci éthique de la durée, ni d’ailleurs du sort de l’autre : toute séduction est « l’affaire d’un instant, plus vite accomplie que dite. » (103). C’est pourquoi Don Juan aime toutes les femmes en ce sens qu’elles incarnent toutes, pour un moment, l’éternel féminin (93) :

« Pour l’amour sensuel, l’essentiel, c’est la féminité dans toute l’abstraction du terme et, tout au plus, une différence relevant plutôt des sens. L’amour qui relève de l’âme est durée, l’amour sensuel, évanouissement dans le temps ; or le médium qui exprime cette évanescence, c’est la musique. […] L’épopée musicale prend ainsi des proportions relativement courtes tout en gardant de façon incomparable le caractère propre à l’épopée de pouvoir se poursuivre indéfiniment ; on peut toujours recommencer cet air et l’entendre encore et sans cesse, justement parce qu'il exprime des thèmes généraux et le fait dans l’immédiateté concrète. On n’y entend pas Don Juan, individu particulier ; on ne perçoit pas ses paroles, mais la voie de la sensualité dans les violents désirs de l'éternel féminin. Don Juan se prête à l'épopée uniquement en ce sens qu’achevant toujours, il peut toujours recommencer ; sa vie est en effet une somme de moments épars et sans connexion ; elle est comme moment une somme de moments et, comme somme de moments, un moment. » (93)

Chacune des femmes est une belle occasion d’éprouver « la convoitise effrénée de la passion, le murmure de l’amour, le chuchotement de la tentation, le tourbillon de la séduction, le silence de l’instant » (99). Mais alors qu’est-ce qui se répète ainsi à l’infini ?

Il a déjà été évoqué l’éclairage freudien du passage du Journal du séducteur dans lequel Kierkegaard affirme, du point de vue de la « dialectique presque diabolique » de l’esthéticien (384), que « l’histoire peut recommencer indéfiniment » en raison de la dialectique propre à l’amour qui fait qu’à chaque nouvelle rencontre, le sujet se souvient de la précédente qui renvoie elle-même à la première « jeune fille » dont on s’est naguère épris (347)[1].

[1] *Cf. Freud, Massenpsychologie, chap. VII : « Die Identifizierung » & chap. VIII : « Verliebtsein und Hypnose ».

Dans Les stades immédiats de l’éros, Kierkegaard semble répondre à cette question d’une manière plutôt surprenante, en imaginant et donnant à voir Don Juan au clair de lune en train de revoir « l’amour de sa jeunesse » (99). Le personnage en acquiert une consistance inattendue, qui le rend presque aimable au sens d’attendrissant. Don Juan entretenant avec chaque jeune fille qu’il transfigure un « rapport essentiel » (96), chaque aventure est essentielle à ses yeux, c’est-à-dire renvoie à quelque chose de substantiel (au sens hégélien de l’immédiateté) et donc, c’est du moins le diagnostic de Kierkegaard, cet instant essentiel recèle quelque chose d’angoissant en tant même que la passion de séduire est la substance même de la vie de Don Juan :

« Comme l’œil a deviné dans la première lueur cet embrasement du ciel, de même l’oreille pressent dans ce timide coup d’archet la plénitude de la passion. Il y a de l’angoisse dans cette lueur ; on dirait qu’elle naît dans l’angoisse au sein d’épaisses ténèbres – telle est la vie de Don Juan. Il y a en lui de l’angoisse, mais elle est son énergie. Elle n’est pas en lui subjective et réfléchie, mais substantielle. Il n’y a pas de désespoir dans l’ouverture, malgré ce que l’on avance généralement sans savoir de quoi l’on parle ; la vie de Don Juan n’est pas le désespoir, elle est toute la puissance de la sensualité qui naît dans l’angoisse. Don Juan lui-même est cette angoisse, laquelle est exactement le démoniaque désir de vivre. » (120, cf. 182)
1.2 Misère de l’amour éphémère

Silhouettes

En revanche, tout l’amour Doña Elvire est « fait de désespoir », et ce dès le début (170), et non pas en conséquence du fait d’avoir été trompée. Car le sens de son existence est en jeu dans cet amour qui devient « haine d’amour » (114). C’est l’enjeu à la source même de son désespoir [*qu’il convient de distinguer en principe de l’angoisse de Don Juan : Kierkegaard publiera Le concept de l’angoisse (1844) et un Traité du désespoir traduit aussi sous le titre de La maladie à la mort (1849)*] :

« Elle l’a aimé plus que tout au monde, plus que le salut de son âme ; elle a tout gaspillé pour lui, même son honneur, et il lui a été infidèle. Elle ne connaît désormais plus qu’une seule passion, la haine ; elle n’a plus qu’une seule pensée, la vengeance. Elle est ainsi à la taille de Don Juan ; car séduire toutes les jeunes filles, c’est pour l’homme l’équivalent de ce qu’est pour la femme se laisser une bonne fois séduire de toute son âme pour haïr ou, si l’on veut, pour aimer son séducteur avec une énergie que ne possède aucune épouse. Elle vient ainsi à sa rencontre, elle a le courage de l’affronter ; elle ne combat pas pour des principes de morale, mais pour son amour, un amour qu’elle ne fondé pas sur les bienséances ; elle ne lutte pas pour se faire épouser, mais pour son amour qui ne saurait se contenter d’une fidélité de repentant, mais crie vengeance ; par amour pour lui, elle a fait bon marché de son salut ; s’il lui était encore offert, elle le rejetterait encore afin de se venger. » (174-175).

Ni elle, ni lui ne se place au niveau moral : leur relation passionnée est purement érotique. Comme toutes les femmes trompées par un séducteur, Doña Elvire est confrontée à ce que Kierkegaard appelle le paradoxe de l’amour abusé : le séducteur l’ayant abandonnée, avait-on véritablement affaire à de l’amour ? La femme séduite, qui s’est trompée autant qu’elle l’a été par le séducteur, sombre dans une « tristesse réfléchie » qui l’amène à mener un interrogatoire intérieur sur ce qui s’est passé, au cours duquel elle ne cesse d’osciller entre différentes hypothèses contradictoires, en quête d’un sens par rapport à cette histoire désespérante : faut-il dénier, renier, maudire, se sacrifier, dénoncer, chercher à reconquérir, comprendre ? En tout cas, lorsque « l’amour est éphémère », la femme trompée par les grandiloquentes déclarations d’amour du séducteur ne peut, comme Marie Beaumarchais, que perdre sa « foi, non seulement en ton amour, mais en l’amour ! » (167). C’est tout autant le cas de Marguerite, victime d’un séducteur trompeur et même prédateur qui « recourt à l’amour, non parce qu’il y croit, mais parce que l’amour comporte une part de présent offrant un instant de repos et exigeant un effort qui distrait l’attention et la détourne de la vanité du doute » : l’âme inquiète de Faust est en émoi face à « la plénitude de l’innocence et de la candeur » de ce jeune cœur en pleine floraison qui est seul à même de « rafraîchir un instant son âme » (182) ; cette jeune fille est d’une telle simplicité que l’amour porté à Faust, trop grand pour elle au point même d’apparaître comme un dieu à ses yeux, doit finir par lui déchirer l’âme (185). Faust est le second type de séducteur analysé par Kierkegaard.

Si Don Juan est immédiatement séduisant, pour sa part, Faust est un séducteur réfléchi, calculateur. Don Juan séduit moins qu’il n’exerce le pouvoir d’attraction séductrice de sa libido et jouit de satisfaire sa libido à tout moment sans rien planifier, ni rien réfléchir sans cesse : c’est un séducteur sensuel, et non pas un malin qui séduit de manière intellectuelle, comme Faust, à travers des paroles trompeuses (96), des ruses, des machinations, des manœuvres de la conscience réfléchie. Là où Don Juan cherche en toute femme « ce qu’elle a en commun avec toute autre femme : l’ordinaire », qu’il découvre dans la paysanne ordinaire qu’est Zerline comme dans toute autre aventure (94), Faust est au contraire en quête d’extraordinaire : il veut vivre quelque chose d’intellectuellement intéressant en séduisant une jeune fille, et une seule (96), de façon à permettre à son esprit en proie au doute de trouver la paix (182).

Le Journal du séducteur

Dans Le Journal du séducteur amoureux sans aimer, Kierkegaard met en scène une sorte de caricature démoniaque de la séduction dont sa bien-aimée aurait été victime de sa part et par sa faute : Régine prend les traits d’une Cordélia trompée (270) par les machinations perverses d’une âme tortueuse (263) et angoissée, qui lui propose perfidement de rompre (314, 355) après l’avoir séduite en six mois. Riche de son seul amour, celle-ci cherche orgueilleusement l’extraordinaire (267) et va s’avérer victime de son propre amour (311). Incarnation de la grâce, elle donne une « image de rêve […] faite à la fois de nostalgie et de pressentiment » (286-287) : d’un ovale parfait, sa tête de madone, qu’elle penche comme la Vierge, reflète l’innocence et la pureté (275) ; or cette innocence et candeur subjective (296) en font une rêveuse (297) pleine d’imagination (294) qui n’a aucunement conscience du danger : elle ne perçoit pas « l’ennemi en marche » (296), avec son chant de guerre et sa stratégie d’opération et de manœuvre pour passer à l’attaque. Kierkegaard s’attache à révéler les arcanes secrètes de l’art de séduire sans dénier pour autant s’être épris :

« je recherche toujours ma proie parmi les jeunes filles et non parmi les jeunes femmes. Une femme mariée est moins naturelle, coquette ; une aventure avec elle n’est ni belle, ni intéressante ; elle est piquante et la recherche du piquant est toujours un indice de déclin. – Je ne serais pas cru capable de goûter ainsi les prémices de cette passion naissante. J’ai fait un plongeon dans l’amour » (281)
« je peux me croire le favori des dieux, moi à qui échoit la rare fortune d’être épris de nouveau, par une faveur qu’aucun art, aucune étude ne peut procurer, puisqu’elle est gratuite. Mais si j’ai la chance de connaître un nouvel amour, je dois voir combien de temps je pourrais le soutenir. Je vais soigner ces amours mieux que mes premières. L’occasion, assez rare, vaut qu’on en profite ; car la difficulté n’est pas de séduire une jeune fille, mais de trouver celle qui en vaille la peine. [*pour le séducteur calculateur, la catégorie centrale n’est plus l’essentiel, mais l’intéressant (264, 281, 313, 315, cf. 102-103)*] – L’amour a nombre de mystères, dont cet éveil de la passion, bien qu’il se range parmi les petits mystères : la plupart suivent frénétiquement l’impulsion, se fiancent ou font d’autres sottises ; en un tournemain, tout est fini : ils ne savent ni ce qu’ils ont conquis, ni ce qu’ils ont perdu. » (289)

Apparaissant comme un chevalier servant (277), le séducteur programme d’amener la jeune fille à « l’abandon total […] dans l’océan de l’amour » (295), après l’avoir rendue intéressante en l’intriguant tout d’abord par un comportement énigmatique, au point de devenir « une énigme qui l’irrite et l’indigne » (301), puis en l’ayant conduit au conflit en se faisant haïr de la femme, craindre de la femme intelligente et aimer de la femme supérieure (311) :

« Il ne s’agit pas du tout pour moi de la posséder physiquement, mais bien de tirer d’elle une jouissance d’artiste. Et c’est pourquoi je dois m’y prendre dès l’abord avec un art consommé. » (318)

Cultiver l’Éros spirituel, au sens du Phèdre de Platon (352) requiert tout un art en effet : plaire, intéresser, intriguer, irriter, blesser, flatter, séduire, résister, provoquer la jalousie, captiver, passionner… Le but du séducteur, c’est de conduire vers « l’amour véritable, résolu, énergique, total » (321), éternel dès le premier instant, qui fait de l’Éros, l’attraction érotique immédiate, « l’absolu devant lequel s’efface tout autre considération » (324) :

« Je m’assurerai de sa vision de l’amour pour m’y conformer ; et de même que, sur le plan de l’immédiat, j’entre déjà dans la trame de l’histoire que l’amour développe dans son cœur, de même aussi je vais venir du dehors à sa rencontre, avec toute l’illusion possible. Car une jeune fille n’aime qu’une fois. » (322)
« Je recherche l'immédiateté. Le caractère éternel de l’amour comporte que les amants ne se reconnaissent destinés l’un à l’autre qu’à l’instant de son apparition. » (324-325)

L’art de séduire en six mois afin de pouvoir cruellement jouir d’abandonner l’autre implique d’être méthodique. Il faut lui donner le « courage de croire à l’amour » en jouant au poète dont les chants dithyrambiques célèbrent sa victoire au point d’insuffler en elle la tentation de rompre et donc de se libérer : si cette guerre de libération sera un jeu, la guerre de conquête qui s’ensuivra sera pour sa part une guerre à mort (327). Il sera temps d’envoyer alors à l’innocente jeune fille des épîtres qui l’entretiennent dans le mystère de l’amour à la faveur de paroles ailées (329-330, cf. 356) qui sont tout autant de déclarations d’amour romantique à laquelle elle ne pourra résister :

« Mon amour pour toi est aussi vieux que moi » (340)
« “Il est épris de lui-même”, dit-on de moi. Le mot ne me surprend pas : comment verrait-on même que j’aime, quand je n’aime que toi ; comment s’en douterait-on, quand tu es mon unique amour ? Je suis épris de toi : et pourquoi ? Parce que je le suis de toi ; car c’est toi que j’aime, toi seule et tout ce qui t’appartient vraiment : voilà comment je m’aime, car mon moi t’appartient ; cessant de t’aimer, je cesserai de m’aimer. Ce qui donc est pour le profane suprême égoïsme est à ton regard initié la sympathie la plus pure ; ce qui, pour le profane, est la plus prosaïque affirmation de soi, est à ton regard sacré le signe du plus enthousiaste d’anéantissement de soi. » (342)
« L’amour est tout ; aussi, pour qui aime, toute chose perd sa signification propre et n’en prend que par l’interprétation qu’en donne l’amour. Si par exemple un autre fiancé se persuadait qu’il nourrit un sentiment pour une autre jeune fille, il se jugerait sans doute criminel et sa fiancée se révolterait. Mais toi, je le sais, tu verrais un hommage dans un pareil aveu, car tu sais qu’ il m’est impossible d’en aimer une autre que toi ; c’est mon amour pour toi qui projette son éclat sur toute la vie. Si donc je me soucie d’une autre, ce n’est pas pour me convaincre que je ne l’aime pas, ce serait de l’impudence – mais que je t’aime, toi seule ; ainsi, comme mon âme est pleine de toi, la vie prend à mes yeux un autre sens ; elle devient un mythe dont tu es le thème. » (344).

Une fois la jeune fille parvenue à cet état d’abandon total à l’amour absolu, elle ne présente plus aucun intérêt pour le séducteur, vu qu’elle a tout perdu et en particulier l’innocence essentielle qui la caractérisait :

« c’est fini et je souhaite ne plus jamais la voir. […] Je ne veux pas lui faire mes adieux ; rien ne me répugne comme les pleurs et les supplications d’une femme qui changent tout sans néanmoins avoir de sens. Je l’ai aimée ; désormais, elle ne peut plus m’occuper. » (373)

*

La figure de cet esthéticien qui cultive « l’existence poétique » et jouit esthétiquement de sa propre personnalité, intéressante, de sorte que la réalité n’est qu’occasion et les êtres des stimulants (266), justifie de changer de point de vue pour engager une réflexion éthique sur l’amour. Il faut désormais sortir de la poésie et de l’intéressant… pour accéder au sens éthique et religieux de l’amour éternel !

Contre la poétisation esthétique de l’amour érotique ou romantique qui se focalise de manière unilatérale sur l’instant premier, il convient de célébrer l’amour éternel qui s’élabore dans le temps en s’orientant vers l’avenir (des noces d’or) tout en fécondant le présent par le ressouvenir, en toute innocence (488), des moments érotiques. C’est ce que Kierkegaard appelle la glorification de l’amour dans le mariage comme épreuve au sein du temps de la signification éternelle de la relation d’amour.

2. Aimer éthiquement toute la vie
Gloire éternelle du mariage comme accomplissement et glorification de l’amour romantique

La valeur esthétique du mariage

Contre la frivolité du poète, il s’agit de « sauver le crédit esthétique du mariage » (380) en en montrant la moralité tout autant que la beauté. Le corollaire à cette thèse, c’est que « l’élément esthétique peut demeurer dans le mariage malgré les multiples obstacles de la vie. » (382). Cela revient à reconnaître dans le mariage la condition pour historiciser l’amour premier, qu’il s’agit de libérer de son enfermement dans un moment (de l’histoire passée) pour lui permettre de se métamorphoser au cours du temps en évoluant du « mystère cryptogamique à sa vie phanérogame » (452) [phaneros = apparent]. Pour Kierkegaard, le mystère de l’amour romantique consiste à receler secrètement sa vérité dans le mariage qui lui permet de sortir de l’abstraction pour se réaliser pleinement au cours du temps. Le mariage est dans cette mesure même une épreuve : c’est la mise à l’épreuve de l’amour au cours du temps grâce à la résolution volontaire et consciente de dépasser le moment érotique de la rencontre, qui présume seulement l’éternité de cet amour romantique qu’il s’agit de rendre manifeste en montrant qu’il supporte l’épreuve du temps. Loin d’être répétition monotone du même, le mariage va de la sorte se révéler, en sa vérité morale, être renouvellement incessant de l’intuition première de l’amour. Le mariage est une synthèse de temporel et d’éternel (407) qui, contrairement au premier amour « ignorant de Dieu » (409), implique la reconnaissance de l’élément religieux ou éthique de l’amour : en sa vérité, le mariage contient à la fois l’élément érotique de l’amour et l’élément éthique ou religieux (409).

Cette apologie du mariage est menée par un homme marié qui rend grâce à Dieu de toute son âme de l’amour qu’il partage avec son épouse : « ma femme est mon seul amour, et il est le premier ; et il est une chose que je demande à Dieu de tout mon cœur : la force de ne jamais vouloir un autre amour. » (382). Dieu est donc au cœur de cette relation d’amour qui, loin d’être limitée à la dimension érotique, l’inclut bien plutôt :

« c’est ici le sérieux de la vie, d’où cependant la chaleur, la beauté, l’érotique et la poésie ne sont pas exclus. En vérité, j’ai fort à cœur qu’elle m’aime réellement, et de la payer de retour. Non que je craigne que notre union ne prenne au cours des ans cette solidité où l’on voit la plupart des autres ; mais je trouve ma joie à rajeunir constamment notre premier amour en donnant à ce rajeunissement une valeur religieuse autant qu’esthétique. Car, pour moi, Dieu n’est pas devenu un être supramondain au point de se désintéresser du pacte qu’il a lui-même institué entre l’homme et la femme, et je ne suis pas devenu un être spiritualisé au point de dédaigner l’aspect terrestre de la vie. Et toute la beauté de l’érotique païenne garde sa valeur dans le christianisme, dans la mesure où elle est compatible avec le mariage. Ce rajeunissement de notre premier amour n’est pas le simple regard en arrière du mélancolique, ni le poétique ressouvenir du vécu où l’on finit par s’empêtrer ; tout cela débilite ; non, le rajeunissement dont je parle est un acte. Le moment vient bien assez tôt où il faut se contenter du ressouvenir ; on doit, le plus longtemps possible, garder vive la fraîche source de la vie. » (383)

*

Argument

Kierkegaard procède à partir d’un diagnostic de sa propre époque, époque de réflexion et donc de doute qui voit dans l’amour une illusion (389) qu’il faudrait dissiper en lui substituant quelque chose de prétendument « supérieur à l’amour romantique que notre temps a détruit » (390). Toute l’argumentation est formulée dans les termes de Hegel, de façon à contredire la réconciliation dialectique qu’il propose comme solution générale à tous les problèmes et, donc, à la question de l’amour, à savoir : les trois moments de l’amour romantique ou immédiat, puis de l’amour réfléchi ou médiatisé par le doute et le calcul, enfin le moment éthique de l’amour raisonnable dans le mariage. Contre Hegel qui propose de renoncer au moment romantique de l’amour immédiat ou sentimental-érotique au profit du seul mariage raisonnable, Kierkegaard invite à réconcilier le moment érotico-romantique de l’amour initial et le moment éthico-religieux de l’amour conjugal, en éludant le moment du doute intellectuel ou réfléchi qui repose sur la négation unilatérale de l’importance capitale de la rencontre amoureuse dans la mesure où le scepticisme intellectuel altère l’amour romantique en le dévalorisant comme une illusion. Kierkegaard repère les deux solutions inappropriées que son temps post-romantique propose pour répondre à la perte de foi dans l’amour (romantique).

2.1 Les solutions douteuses de l’époque post-romantique
« Le mariage ne peut être conclu qu’avec une seule intention, grâce à quoi il devient éthique au même degré qu’il est esthétique, mais cette intention est immanente ; tout autre sépare ce qui est uni et met ainsi le spirituel et le sensible au rang des choses finies. Il est fort possible qu’en invoquant les raisons précédentes, et surtout quand les sentiments ne sont pas sans fondement véritable, on gagne le cœur d’une jeune fille, mais l’on agit à contresens ; l’être de la femme en subit une véritable altération, et c’est toujours offenser une jeune fille que de vouloir l’épouser pour une tout autre raison que l’amour. » (431)

La première, immorale, consiste à proposer à « la malheureuse jeune fille capable d’un seul amour » un contrat civil de concubinat temporaire, soumis à reconduction au cours du temps (393) : ces mariages à durée déterminée « énervent les énergies profondes de l’union conjugale, relâchent la tension de la volonté et diminuent la confiance, cette bénédiction du mariage. » (395). N’ayant « pas atteint la conscience de l’éternité », ce type d’union temporaire est destiné à se défaire à la première occasion venue, vu qu’elle repose elle-même sur l’art de jouir du moment présent et sur l’art de s’amouracher de manière à rehausser sa personnalité avec de telles aventures, à la manière de Don Juan (394) :

« L’éternel impliqué dans l’amour devient objet de raillerie ; on garde de l’amour l’aspect temporel, mais quintessencié en éternité sensible, dans l’instant éternel de l’étreinte. […] Ici intervient la réflexion dont l’amour romantique est dépourvue. Celui-ci s’accommode volontiers du mariage, il accepte la bénédiction de l’Église comme une belle solennité de plus qui, toutefois, ne prend pas de particulière importance aux yeux de l’amour romantique comme tel. La réflexion intervenant, l’amour romantique, avec une impassibilité et un endurcissement terribles de la raison, a trouvé une définition nouvelle de l’amour malheureux qui consiste à être aimé quand on n’aime plus [*Ā pour SK*], et non à aimer sans voir son propre amour partagé. [*SK lui-même] » (392)

La seconde solution renonce à l’illusion de l’amour et, donc, à l’éternel dans le mariage pour faire un mariage de raison. C’est Hegel qui est ici visé par la critique de Kierkegaard. Cette solution réfléchie du mariage, qu’il s’agisse d’un mariage d’argent ou de raison, consacre en effet le divorce entre amour et mariage (397-398) :

« L’amour romantique repose sur une illusion, et son éternité sur le temps […] on a vu comment cet amour immédiat, non sans beauté, mais aussi non sans une certaine pauvreté intellectuelle, s’expose fatalement à l’ironie et à la moquerie d’une époque de réflexion le soumettant à sa critique, et l’on a vu en même temps ce qu’une pareille époque est en état d’y substituer. Se livrant à la critique du mariage, elle se déclare d’une part pour l’amour en excluant le mariage, et d’autre part pour le mariage en excluant l’amour. Aussi voit-on dans un drame moderne une raisonnable petite couturière faire cette sage remarque sur le sentiment des beaux messieurs : “ils nous aiment, mais ne nous épousent pas ; ils n’aiment pas les femmes de leur monde, mais ils les épousent.” » (397)

Ou bien l’amour, Ou bien le mariage : c’est précisément l’alternative ou la dichotomie que refuse Kierkegaard à travers cet époux (B) en défendant une conception du mariage religieux qui réconcilie le moment temporel ou esthétique avec le moment éternel ou éthique de l’amour :

« L’amour romantique manque de réflexion, et c’est là son défaut ; aussi, il est peut-être de bonne méthode de soumettre le véritable amour conjugal à une espèce de doute préalable ; et cela peut sembler d’autant plus nécessaire que nous en sommes venus là en partant du monde de la réflexion. Je ne nie nullement que le mariage ne soit artificiellement réalisable en partant de ce doute ; mais il s’agit de savoir si sa nature n’en est pas déjà altérée, puisqu’on a dans l’esprit l’idée d’un divorce entre l’amour et le mariage. Il s’agit de savoir s’il est dans l’essence du mariage d’anéantir le premier amour quand on doute de la possibilité de réaliser celui-ci, afin, par cet anéantissement, de rendre possible et réel l’amour conjugal, de sorte que le mariage d’Adam et d’Ève fut proprement le seul où l’amour immédiat se garda intact, et cela, surtout pour cette raison […] qu’il n’était pas possible d’aimer quelqu’un d’autre. Il s’agit de savoir si l’amour immédiat, le premier amour, en passant dans une immédiateté concentrique supérieure, ne serait pas à l’abri de ce scepticisme, de sorte que l’amour conjugal n’aurait pas besoin d’enterrer les belles espérances du premier amour, mais serait le premier amour lui-même, enrichi de conditions qui, loin de le diminuer, l’ennobliraient au contraire. » (398)
2.2 L’amour conjugal comme glorification de l’amour romantique

Comme la réflexion et le doute altèrent l’authenticité du premier amour [et contribuent de ce fait au syndrome de la mélancolie postromantique dont souffre Kierkegaard], il s’agit de sauver l’amour par un acte de foi anti-sceptique qui montre l’unité entre l’amour romantique, l’amour premier, immédiat, sensible, et l’amour conjugal, dont il est la glorification (399-400). Si l’esthéticien (A) vénère à tort, et de manière unilatérale, l’instant érotique du premier amour, c’est en raison d’une superstition hérétique qui lui fait méconnaître le moment conjugal et l’amène à chercher la solitude (455-456). Du point de vue éthique de l’époux (B) au contraire, le mariage glorifie le premier amour sans l’altérer, alors que cet amour immédiat resterait sinon abstrait, de sorte qu’il a tout à gagner à se laisser fertiliser par le mariage, qui conserve et entretient le mystère du premier amour (453*, 456) :

« si l’on cherche le caractère esthétique du premier amour dans son infinité immédiate et présente, alors il faut voir dans le mariage la glorification de cet amour qui le surpasse en beauté. […]
il s’agit de savoir si cet amour est réalisable. Tu diras peut-être, après avoir approuvé jusqu’ici : la difficulté de réaliser le mariage reste la même que pour le premier amour. Je réponds catégoriquement : non ! car le mariage comporte la loi du mouvement. Le premier amour demeure un “An-sich” [en soi] irréel, à jamais vide de contenu, parce qu’il se meut simplement dans un milieu extérieur ; dans la résolution éthique et religieuse, l’amour conjugal reçoit la possibilité d’une histoire interne et il se distingue du premier amour comme la passion douée d’une histoire de celle qui en est dépourvue. Le premier amour est fort, plus fort que le monde entier, mais à l’instant ou le doute s’y installe, il est anéanti, semblable aux somnambules capables de franchir les endroits périlleux avec une assurance infinie mais qui, à l’ouïe de son nom, tombe dans l’abîme. L’amour conjugal est armé ; car, dans la résolution, l’attention n’est pas seulement portée vers le monde extérieur ; elle est avec la volonté tournée vers elle-même, vers l’intérieur. Et maintenant, je renverse les termes et je dis : l’esthétique ne réside pas dans l’immédiat, mais dans l’acquis ; or, le mariage est justement l’immédiateté qui comporte la médiateté, il est l’infinité qui comporte la finité, l’éternité qui comporte la temporalité. Il apparaît ainsi doublement l’idéal, au sens antique et au sens romantique. » (448-449)

L’esthétique est de l’ordre de l’acquis en raison de la reprise qui est à l’origine du renouvellement incessant de l’amour initial ou originaire. Ce qui implique un rehaussement de la sensibilité inhérente à l’amour romantique : l’attraction érotique des amants, qui participe de la nécessité naturelle, manifeste au sein de la sensibilité-sensualité quelque chose d’autre qui permet de transcender la sensibilité et la temporalité. En se rencontrant, les amants ont l’assurance immédiate de s’aimer pour toujours, c’est-à-dire l’intuition présumée de l’éternité de leur amour :

« Le premier amour comporte donc toute la sûreté de l’immédiat » (411).
« L’amour romantique est libre en sa génialité, et cette spontanéité fait sa grandeur.
L’immédiateté de l’amour romantique apparaît dans la nécessité naturelle sur laquelle il repose uniquement. Il se fonde sur la beauté, d’une part la beauté sensible, de l’autre la beauté susceptible de se traduire au moyen du sensible, dans et avec le sensible où toutefois elle n’apparaît pas à l’examen mais où, constamment sur le point de se manifester, elle se montre par échappées. Bien qu’essentiellement fondé sur le sensible, c’était néanmoins de la noblesse par la conscience de l’éternité qu’il implique ; car ce qui distingue tout amour de la volupté, c’est son empreinte de l’éternité. Les amants sont profondément convaincus qu’ils forment entre eux un tout parfait à jamais à l’abri du changement. Mais comme cette assurance repose sur l’ordre naturel, l’éternel se trouve ainsi fondé sur le temporel et de ce fait s’annule lui-même. Et comme elle n’a subi aucune épreuve et n’a pas trouvé de fondement plus élevé, elle se révèle comme une illusion et c’est pourquoi il est si facile de la ridiculiser. » (391)
« L’amour romantique a une analogie avec l’ordre moral dans l’éternité présumée qui l’ennoblit et le sauve de la pure sensualité. Le sensuel est en effet le momentané. Il cherche la satisfaction instantanée, et plus il est raffiné, plus il sait faire de l’instant de jouissance une petite éternité. L’éternité véritable de l’amour, qui est la moralité véritable, a donc pour effet premier de le sauver du sensible. » (392)
« Ce premier amour comporte un moment de sensualité, de beauté, sans être pourtant tout sensible. Le sensible comme tel n’apparaît qu’à la réflexion dont manque le premier amour qui, par suite, n’est pas purement sensible. Telle est la part de nécessité impliquée dans le premier amour. Comme tout ce qui est éternel, il comporte une duplicité ; il se présuppose en arrière dans toute l’éternité et en avant dans toute l’éternité. Telle est la part de vérité que les poètes ont souvent exprimé en de si beaux accents : il semble aux amants qu’ils se sont aimés depuis longtemps déjà, et ils ont ce sentiment dès l’instant qu’ils se voient pour la première fois. Telle est la part de vérité contenue dans l’inviolable fidélité chevaleresque qui ne craint rien et ne connaît pas l’angoisse en songeant à quelque puissance capable de les séparer. Mais tout amour est par nature une synthèse de liberté et de nécessité : ici également. L’individu se sent libre en cette nécessité où il éprouve toute son énergie personnelle, où il se sent en possession de tout ce qu’il est. Aussi peut-on sans risque d’erreur observer sur tout homme s’il a vraiment aimé ; car cet état comporte une transfiguration, une divinisation qui se conserve toute la vie. » (408-409)

C’est la résolution prise par la volonté, en toute conscience éthique, qui permet de transfigurer l’amour romantique en le rendant effectivement éternel au sein de l’amour conjugal. Il faut donc garder foi dans le premier amour comme en ce qu’il y a de plus beau dans la vie : il est promesse de l’avenir et impulsion infinie qui pousse en avant (406). Il est l’élément premier (402) dont il convient de préserver l’intégrité (412), il est « la substance intégrale » et le principe constituant du mariage (400). Car cet amour, qui a le sceau de l’éternité, est présupposé non pas comme un événement passé, mais comme l’élément présent au sens du milieu dans lequel se meut l’amour conjugal à tout instant. L’essence historique de l’amour fait qu’il est tout le temps aux prises avec le temps (479, 482). Mais l’ennemi est d’autant moins le temps (482-483) que l’amour conjugal affirme son éternité dans le temps en sortant vainqueur des vicissitudes du temps (483), c’est-à-dire en évitant l’écueil des habitudes répétitives qui tueraient l’amour. La conscience éthique au fondement de la volonté de s’engager résolument dans l’amour conjugal est l’instance de la reprise du premier amour qui permet de le perpétuer dans le temps, sub speciae eternitatis, en s’assimilant le vécu :

« L’amour conjugal révèle son caractère historique par son processus d’assimilation ; il s’exerce dans le vécu qu’il ramène à lui ; il n’est donc pas un témoin désintéressé des événements auxquels au contraire il prend une part essentielle : bref, il vit sa propre évolution. […] L’amour qui se livre à l’expérience reçoit bien aussi une sorte d’histoire, mais dénué d’a priori véritable, il manque aussi de continuité, il réside simplement dans l’arbitraire de l’expérimentateur. […] En revanche, l’amour conjugal dispose d’un a priori, mais aussi d’une constance intrinsèque dont la force est identique à la loi du mouvement, c’est-à-dire à la résolution. Dans celle-ci un autre élément se trouve posé, mais posé en même temps comme la difficulté surmontée ; il est l’autre intériorisé, ou l’extérieur réfléchi dans l’intérieur. L’historique consiste dans l’apparition de cet autre qui prend sa valeur, mais qui, la prenant, se montre comme n’en devant pas avoir, de sorte que l’amour, sortant éprouvé et purifié de ce mouvement, s’assimile le vécu. Celui qui ne se comporte pas en expérimentateur ne saurait dire comment cet autre surgit ; mais pourtant l’amour, en son a priori, a en même temps triomphé de tout cela sans le connaître. » (451-452)

L’amour romantique sort ainsi de l’abstraction par cette épreuve du mariage qui force à faire l’expérience de l’altérité de l’autre, et donc à l’aimer vraiment, en affrontant de manière résolue les inévitables adversités et les difficultés (soucis matériels, maladie, etc.) : « quand on a le courage d’intérioriser une adversité extérieure, on l’a déjà pour ainsi dire surmontée ; alors, grâce à la foi, à l’instant même de la souffrance, il s’opère une transsubstantiation » (472). Il en va de même pour les difficultés intérieures (469), c’est-à-dire l’adversité des habitudes et du temps qui passe :

« La résignation impliquée dans la résolution comporte la reconnaissance d’adversités possibles, sans que celles-ci aient encore pris une forme précise ou un caractère angoissant, puisqu’au contraire la résolution les voit surmontées. Ajoute que l’adversité ne se voit pas de l’extérieur, mais de l’intérieur, dans sa réflexion chez l’individu, laquelle appartient à l’histoire commune de l’amour conjugal. Le mystère lui-même devient une contradiction quand il ne recèle rien en sa retraite, et il est un enfantillage quand son dépôt ne consiste qu’en chatteries amoureuses. Il faut que l’amour ait vraiment ouvert le cœur pour rendre éloquent en un sens beaucoup plus profond qu’on ne le dit d’ordinaire de l’amour (car le séducteur peut aussi être éloquent) ; il faut que l’individu ait tout déposé dans la conscience commune pour que le mystère prenne force, vie et sens. Mais il faut pour cela accomplir une démarche décisive, donc du courage, faute de quoi l’amour conjugal sombre dans le néant ; car on montre par cet acte seulement que l’on aime un autre être et non soi-même. Et comment le montrer, sinon en témoignant que l’on ne vit que pour l’autre ; mais comment ne vit-on que pour l’autre, sinon en témoignant que l’on ne vit pas pour soi, tandis que vivre pour soi, c’est pour ainsi dire la formule la plus générale du mystère que possède la vie individuelle quand elle est enfermée en elle-même. Aimer, c’est se dévouer, mais le dévouement n’est possible qu’en sortant de soi-même ; comment donc serait-il compatible avec le repliement où l’on prétend demeurer en soi-même ? […]
celui qui aime se perd en un autre ; mais se perdant et s’oubliant, il se manifeste à l’autre, et s’oubliant, il devient ressouvenir chez l’autre. Celui qui aime ne désire pas être confondu avec un autre, ni à son avantage ni à son détriment, et faute de ce respect de soi-même et de l’être aimé, l’on n’aime pas. Aussi le mystère a-t-il en général sa raison dans un commerce de pacotille » (460-461)

Dans l’amour conjugal, il n’y a donc aucune place pour le mystère au sens du secret caché à l’autre (463) pour s’accorder le droit à quelques amourettes (468) qui ne sont que des tentations à intérioriser (472). Il n’y a pas de place pour ce genre de secret, parce que le principe vital de l’amour conjugal est la franchise et la sincérité (457) :

« l’amour conjugal est fidèle, constant, humble, patient, longanime, indulgent, sincère, modeste, vigilant, fervent, docile, joyeux : autant de vertus qui sont des dispositions du for intérieur. L’individu ne lutte pas contre des ennemis du dehors, il se vainc lui-même, il épure son amour des scories. » (483)

Kierkegaard écarte ainsi la fausse objection de l’opposition entre authenticité sentimentale de l’amour initial (romantique) et devoir martial de l’amour conjugal. Car aimer vraiment, sincèrement, c’est aimer par un consentement intérieur du cœur qui est sans commune mesure avec une contrainte extérieure (491). S’il y a bien un devoir d’aimer, il ne convient d’aimer par devoir que pour être fidèle à l’engagement pris en toute liberté : « il faut le mariage pour donner la fidélité historique » (472).

Mais ce devoir d’aimer se limite d’autant moins au cas particulier de l’amour conjugal que ce dernier aspire à se dépasser lui-même en un amour spirituel dont l’expression véritable est l’amour de tous :

« La résolution inhérente au mariage implique la loi du mouvement, la possibilité d’une histoire interne. Cette résolution est la résignation sous sa forme la plus riche où l’on n’envisage pas la perte, mais le gain obtenu en la maintenant. En elle est posée une autre chose avec quoi l’amour entre en rapport, mais non au sens extérieur. Mais la résolution n’est pas ici le fruit mûri par le doute, elle est l’abondance de la promesse. Telle est la beauté du mariage où le sensible, loin d’être renié, se trouve ennobli. Je l’avoue, à tort peut-être : souvent, quand je pense à mon mariage, s’éveille en moi l’idée empreinte d’une indéfinissable mélancolie de le voir un jour cesser […] Mais il me console de savoir que j’aurai le ressouvenir d’avoir vécu avec elle dans l’union la plus belle, la plus intime que puisse offrir la vie terrestre. Si j’ai en effet quelque lumière en tout cela, le défaut de l’amour terrestre est identique à ce qui constitue son avantage, au fait d’être une prédilection. L’amour spirituel ne fait pas d’exception et il se meut dans la direction inverse ; il se libère toujours de toutes les relativités. Le véritable amour terrestre suit la voie opposée ; il est à son plus haut degré l’amour exclusif d’un seul être au monde entier. Telle est la vérité de la parole : n’aimer qu’une seule personne et n’aimer qu’une fois. L’amour terrestre commence par en aimer plusieurs en autant d’anticipations provisoires, et il finit par aimer un seul être ; l’amour spirituel s’ouvre toujours plus, s’attache à des êtres toujours plus nombreux, et il trouve son expression véritable dans l’amour de tous. Ainsi, le mariage est à la fois sensible et spirituel, libre et nécessaire, absolu en lui-même tout en aspirant à se dépasser au sein de lui-même. » (423)
3. Aimer spirituellement

Analyse non transcrite de l’ouvrage de Søren Kierkegaard, Les œuvres de l’amour. (Quelques délibérations chrétiennes sous forme de discours) (1847),