Aimer l’altérité?

Les sens d’aimer

Psyché ranimée par le baiser de l’Amour (1787-1793), A. Canova

Le verbe aimer, transitif, implique non seulement un sujet capable d’aimer, mais encore un objet aimable et, donc, en principe haïssable: le moi de l’être humain, selon Pascal, est haïssable de s’aimer au lieu d’aimer l’Autre, Dieu, avec son cœur. Mais est-il possible de faire autrement que s’aimer soi-même? Il est fort possible qu’il soit impossible de ne pas s’aimer soi-même, au niveau de ce que Freud appelle le narcissisme primaire: pourrait-on aimer les autres et le Tout-autre sans s’aimer soi-même?

Ce premier problème, au niveau de l’objet (soi-même ou autrui), renvoie à un autre problème, au niveau du sujet, qui doit être capable d’aimer: aimer présuppose une sensibilité que la chose matérielle n’a pas. Mais qu’en est-il de l’animal? S’il peut bien apprécier quelque chose, l’animal (par ex. de compagnie) peut-il aimer quelqu’un en personne?

Cette question se pose pour l’être humain sur différents plans:
1. pouvons-nous vraiment aimer quelqu’un d’autre, ou n’aimons-nous en autrui que les aspects de sa personne qui nous conviennent?
2. ces aspects renvoyant à quelque chose que nous apprécions, est-ce dans un même sens que nous aimons quelqu’un, quelque chose (en lui) ou quelque chose? Autrement dit, la capacité affective inhérente au fait d’aimer est-elle de même nature lorsqu’il s’agit de quelque chose ou de quelqu’un?
0. plus généralement, la différence est-elle de nature ou de degré entre les sens différents que prend le terme aimer en fonction des objets et des sujets du verbe?

extrait de la méthode d’analyse (de per turbas)
ou problématisation perturbatrice

La réflexion sur les sens différents d’un même terme, utilisé pour désigner divers phénomènes à analyser, ouvre la voie à la détermination de l’essence du phénomène en question. Cette méthode d’analyse ne présuppose aucunement, par principe, que l’essence rassemble les divers sens, divergents, par le miracle d’une réconciliation dialectique entre les positions contradictoires. Bien au contraire, la pensée critique part du principe, perturbant, qu’il faut assumer les contradictions sans prétendre les surmonter dans une sorte de résolution fictive du problème…

Aimer ou s’aimer ?

Au premier abord, le sens du verbe aimer paraît être le même : avoir de l’affection et prendre soin de soi ou d’autrui. Mais, en réalité, s’aimer soi-même ou aimer l’autre se traduit autrement en acte.

Aimer autrui, c’est éprouver un sentiment spontané d’affection et d’attraction qui s’impose à nous. À l’origine de l’attraction que nous ressentons, l’affection éprouvée pour quelqu’un d’autre pousse à l’exprimer par des paroles et à la manifester à travers des attentions et des actes : montrer de l’intérêt et offrir des présents ; être prévenant, aimable et compréhensif, charitable s’il le faut ; prêter attention à l’état de santé de l’autre et à ses états d’âme, se soucier de sa situation et éventuellement l’aider lorsqu’il est en difficulté. Si, grâce à un effort pour dépasser mon égoïsme congénital, je peux me dévouer et même me sacrifier pour autrui, en revanche jamais je ne peux me sacrifier en m’aimant moi-même: c’est non seulement naturel de le faire, mais ce serait même contradictoire de prétendre que je me sacrifie pour moi-même, alors qu’il n’y a aucun sacrifice à consentir à se faire du bien. Mais, abstraction faite du narcissisme, dans quel autre sens s’aimerait-on soi-même?

S’aimer soi-même vraiment présupposerait moins d’avoir de l’affection pour soi-même, comme on peut avoir de l’affection pour les autres, qu’avoir bien plutôt de la compréhension pour soi-même et pour ses propres travers, pour ne pas dire ses propres tares. S’aimer soi-même reviendrait ainsi à s’accepter comme on est, à se comprendre et à s’assumer, au lieu de s’accuser de tous les maux : cela permettrait de se libérer du besoin d’être confirmé et conforté par les autres dans notre jugement sur nous-mêmes. Une fois en paix avec soi-même et sans attendre outre mesure la reconnaissance des autres, on pourrait se décentrer et aimer vraiment l’autre pour ce qu’il est : ce qui permettrait effectivement de répondre à ses demandes, d’être prévenant, aimable et compréhensif à son égard ; en retour, à la faveur d’un cercle vertueux de l’amour généreux, je m’aimerais moi-même à généreusement aimer autrui.

Aimer quelqu’un ou quelque chose?

Il existe plusieurs chaînes sémantiques qui donnent au verbe aimer un sens différent, lexicalement marqué dans d’autres langues (to like vs to love ; mögen vs lieben), selon qu’il est associé à l’amour éprouvé pour une personne ou bien uniquement à l’agrément procuré par quelque chose ou par quelqu’un. Comme la sensation ressentie est ipso facto un sentiment dès que l’objet est quelqu’un d’autre (et non seulement quelque chose, comme par ex. un bon vin), la question est donc de savoir s’il s’agit uniquement d’une différence d’intensité entre aimer bien quelqu’un (pour ses qualités) et aimer quelqu’un (pour sa personnalité).

L’adverbe associé au verbe -par ex., aimer bien ou aimer beaucoup– semble bien l’inscrire dans l’une des deux chaînes : aimer d’amitié (philei), en ami ou en camarade ; et non pas aimer d’amour, en amoureux érotiquement disposé à un rapport intime ou sensuel avec l’être aimé (eros). Reste que la ligne de démarcation entre amitié et amour, fragilisée par l’emploi du terme camarade, est d’autant plus problématique que l’intensité d’une amitié peut se manifester par un sacrifice de soi et même de sa vie, qui rejoint le cas extrême du sentiment amoureux : l’amor qui peut mener à la mort…

La contestation de la dichotomie s’inscrit dans une tradition qui enracine l’amour dans l’affection du désir (libido). Une chaîne sémantique permet, dans cette perspective, de reconstituer une simple gradation dans les sentiments éprouvés pour autrui, depuis le sens faible de l’agrément éprouvé jusqu’au sens extrême de l’amour inconditionnel en passant par différents degrés dans l’affection ressentie pour une personne en vertu de ses qualités, admirables (son charme éblouissant, sa grâce émouvante, son intelligence confondante, etc.). Aimer (bien, beaucoup, etc.), à l’origine, ce serait trouver de l’agrément à l’agréable, apprécier donc l’objet aimé, comme un bon vin, pour des qualités qui peuvent être corporelles ou intellectuelles. Mais être touché par l’aimable, attiré par l’attirant, charmé par le charmant, ému par le gracieux, séduit par le séduisant, peut graduellement pousser à désirer le désirable.

C’est précisément cette chaîne affective que Platon s’attache à interrompre, dans le Phèdre, en opposant à la force persuasive de la séduction les chaînes de raison de l’amitié (philia) qui travaillent à sublimer l’eros pour l’épurer des travers de l’epithumia et transmuer en puissance d’élévation de l’âme au-dessus des affections du corps. Ce serait comme si le verbe aimer changeait de sens en sortant de la caverne des impressions sensibles que les corps et les images des corps ont imprimées sur l’âme désirant le plaisir. Il y aurait, en ce sens, dichotomie entre aimer au sens de l’affection éprouvée (pathos) -que ce soit sous la modalité basse du désir éprouvé pour le corps de l’autre ou sous la forme plus élevée de l’admiration pour son esprit- et aimer au sens non seulement de l’amitié éprouvée pour la personne elle-même, mais encore au sens de l’admiration contemplative des vertus et des idées au cœur de la philo-sophia comme amour du savoir et de la sagesse: aimant passionnément la parole (tou ton logon erastou) et, donc, écouter les discours (p.77), Socrate déclare aimer s’instruire (philomathès: Ph.230d, p.81) par la raison (philologos: p.92). La chaîne affective est brisée au profit d’un amour sublime -ou sublimé au sens de Freud- qui pourrait s’aider de l’amour de l’art, c’est-à-dire d’une admiration intellectuelle pour une beauté sensible qu’il est impossible de désirer, pour s’élever, à la verticale, dans le sens d’un amour intellectuel ou spirituel (des idées ou de Dieu): aimer serait alors, en sa vérité morale ou métaphysique, apprécier intellectuellement quelqu’un ou encore respecter autrui et, plus encore, le Tout-Autre. Kant distingue, en ce sens, entre amour pathologique, fondé sur une inclination sensible (pathos), et amour pratique, qui équivaut à respecter l’humanité en toute personne humaine dans la lignée même de l’injonction évangélique : Aimez-vous les uns les autres!

C'est pourquoi, je te le dis, ses péchés qui sont en grand nombre, lui sont pardonnés, car elle a beaucoup aimé, mais celui à qui il est peu pardonné, aime peu. Luc (7,47)
Οὗ χάριν, λέγω σοι, ἀφέωνται αἱ ἁμαρτίαι αὐτῆς αἱ πολλαί, ὅτι ἠγάπησεν πολύ: ᾧ δὲ ὀλίγον ἀφίεται, ὀλίγον ἀγαπᾷ.

Dans son Journal de pensée (V, 13), Hannah Arendt se repose sur ce passage de l’évangile de Luc (7, 47) pour soutenir que l’amour est la condition du pardon: s’il est beaucoup pardonné à la pécheresse (par Jésus), c’est qu’elle a beaucoup aimé, c’est-à-dire* qu’elle a beaucoup donné d’elle-même à Jésus (pour se faire pardonner):

"une femme de la ville, qui était pécheresse, ayant appris qu'il était à table dans la maison du pharisien, apporta un vase d'albâtre plein de parfum ; et se tenant derrière lui, à ses pieds, en pleurant, elle se mit à mouiller ses pieds de ses larmes ; et elle les essuyait avec les cheveux de sa tête ; et elle baisait ses pieds et les oignait de parfum." (Luc: 7,37-38; cf. 7,44: "elle a arrosé mes pieds de larmes et les a essuyés avec ses cheveux."). 

La demande de pardon n’est pas une parole en l’air, c’est un engagement qui se traduit en acte par un don: la pécheresse prend soin de Jésus qu’elle oint de parfum, elle lui donne tout son amour pour se faire pardonner. Comme il se traduit en actes, cet amour n’est donc pas tout simplement un “sentiment” et, si sentiment il y a, ce sentiment est réciproque (gegenseitiges Gefühl) puisque le pardon, qui répond à la demande de pardon, participe du don contre don à l’origine de toute relation sociale (selon Marcel Mauss). Dans son interprétation, Arendt place ainsi l’amour non pas au niveau des sentiments éprouvés (l’amour pathologique au sens de Kant), mais sur le plan des actions et de l’interaction entre les êtres humains. Autrement dit, l’amour n’est pas le sentiment subjectif d’un cœur isolé, mais il est indissociable de ce qu’Arendt appelle la pluralité humaine.  Dans La condition de l’homme moderne (1958), Arendt précise que le pardon est nécessaire pour vivre ensemble au quotidien: comme les fautes et les faux-pas sont inévitables, de part et d’autre, il faut bien pardonner à l’autre de façon à le libérer du désir de vengeance et à se libérer soi-même du poids du ressentiment (Vita activa, chap.33).

En démarquant radicalement désirer et aimer, Platon et Kant aimeraient bien trancher le différend entre les sens, de leur point de vue opposés, du verbe aimer en affirmant leur différence d’essence: par contraste avec l’amour pris au sens d’eros, l’amour entendu au sens d’agapè est charité ou respect, découplé du désir d’obtenir des faveurs d’autrui, de s’unir charnellement ou de s’approprier l’autre. Leur position tranchée permet de reconnaître le problème qui se manifeste, en acte, dans la façon d’envisager ce que signifie aimer pour nous:

est-ce s’oublier soi-même et, donc, pouvoir ressentir l’obligation (envers soi-même, envers autrui, envers Dieu) d’accomplir un acte désintéressé, et même en contradiction avec nos intérêts, par une sorte de sacrifice ou don de soi qui peut nous inviter à pardonner à autrui les injustices commises et les torts qu’il nous a fait subir?
ou bien
est-ce éprouver un sentiment qui s’impose affectivement à nous au point de nous pousser à sacrifier nos convictions morales et même notre bien-être?


Agir moralement ou subir affectivement! L’effet produit par le fait d’aimer manifesterait ainsi la nature même et l’origine de la capacité d’aimer: sublime, l’acte charitable d’aimer son prochain renverrait à une source suprasensible, intellectuelle ou spirituelle (la raison ou la grâce de la foi); en revanche, la manière prosaïque d’aimer les siens (plutôt que son prochain en général), d’être indifférents aux autres et même d’en détester quelques-uns trahirait l’origine affective d’un sentiment fondamentalement intéressé et égoïste. Dans l’appréciation de l’essence de ce que signifie aimer, il y aurait donc dichotomie entre une lignée morale, et moraliste même, de métaphysiciens qui supputent une amphibologie du verbe aimer pour pouvoir démarquer l’amour, comme agapè, du désir intéressé (de Platon à Kant en passant par Augustin), et une lignée de penseurs de l’affectivité, qui contestent cette ligne de démarcation en enracinant au contraire l’amour dans l’affection du désir éprouvé (de Spinoza à Freud en passant par Nietzsche): agapè ou éros ! Par conséquent, faut-il en pratique épurer le sentiment d’aimer de toute dimension d’attraction érotique ou bien convient-il au contraire d’enraciner l’acte d’aimer (la vie, et non seulement autrui) dans la force affective du désir de vivre?

est-ce s’oublier soi-même et se dévouer pour prendre soin de l’autre (epimeleia)
ou bien
est-ce s’attacher ou se lier affectivement à l’autre pour aimer la vie plus intensément encore ?

Dans Les aveux de la chair (2018), Michel Foucault rend compte de l’usage du terme agapè par un des Pères de l’Église: dans ses Homélies sur le mariage, Chrysosthome (344-407) emploie le terme d’agapè “au double sens d’amour conjugal et de charité”; la responsabilité de chacun envers les péchés de l’autre met ainsi la femme dans l’obligation de “ne pas se dérober au devoir conjugal” (p.278), de façon à ne pas se rendre coupable des adultères de son mari qui, privé de l’union légitime, est “poussé vers le gouffre du dévergondage” (Jean Chrysosthome, De la virginité, XLVIII,1).

Il s’agira de s’interroger sur la question de savoir si la dichotomie entre agapè et éros est tenable jusqu’au bout [cf. Marcuse]. Le problème en effet, c’est que de nombreux termes qui servent à dire ce que signifie aimer peuvent avoir le même double sens que le verbe: ainsi, par exemple, du verbe adorer qui, dans une perspective biblique, a pour seul et unique objet Dieu (par contraste avec les idoles), alors que le sujet amoureux ira jusqu’à adorer l’être aimé (au point de l’idolâtrer). Ce qui veut dire que les chaînes lexicales, réversibles, peuvent emprunter la même voie pour dire autre chose:

apprécier – admirer – désirer (passionnément)=aimer – aduler – adorer
vs
apprécier – aimer (bien, beaucoup) -admirer – respecter=aimer – adorer=aimer Dieu