Violences en tous genres

Violence et vengeance de type traditionnel (1) :
Bourdieu chez les Kabyles

La théorie critique des différents types de sociétés vise à déterminer la spécificité des formes de violences propres aux sociétés premières, traditionnelles ou modernes, tout comme des dispositifs mis en place pour interdire, contenir ou entretenir certaines formes de violence. Dans la Kabylie étudiée par Bourdieu, par exemple, le khammes n’est ni un esclave exploité dans les plantations de coton de la vallée du Mississipi, ni le serf asservi à un Junker dans la Prusse de Kant : son maître, qui doit le protéger contre les violences physiques des autres sans en commettre lui-même, exerce une domination dépourvue de violence symbolique. Il ne s’agit aucunement de magnifier par-là même les sociétés traditionnelles, en niant les violences qui s’y commettent, mais bien plutôt d’en cerner la spécificité des violences de type traditionnel. Qu’en est-il donc des violences commises spécifiquement dans les sociétés traditionnelles ?

Même si c’est souvent de manière atténuée et marginalisée, les sociétés traditionnelles sont encore structurées par des rites de passage qui, comme dans les sociétés primitives, impliquent une forme de douleur physique. Confondant violence et souffrance, les Modernes y voient l’exercice d’une violence corporelle qui ne serait acceptée par les sujets qu’en raison de la domination symbolique qu’ils subissent.

C’est le cas du rituel kabyle de la circoncision qui arrache symboliquement au monde maternel et féminin le jeune garçon pour en faire un homme, viril. La cérémonie décrite par Bourdieu de ces cercles d’hommes armés de fusils qui entourent les jeunes circoncis pour mieux les séparer des femmes, exclues de la cérémonie[1], rappelle la scène décrite par Clastres, dans la Chronique des Indiens Guayaki, en raison de sa fonction : insérer de force le garçon dans l’ordre viril sans commettre pour autant de violence à travers ce rite douloureux que le garçon surmonte avec fierté. Il y a bien domination symbolique de la loi tribale dans ce rite d’intégration au groupe masculin. De même, il y aurait domination symbolique du chevalier lors de la cérémonie d’adoubement qui l’intègre à l’ordre de la chevalerie, sanctifiée par l’Église, à travers ce rite de soumission aux valeurs chrétiennes et chevaleresques qui lui sont imposées de façon à contenir la violence armée : noblesse oblige, il lui faut désormais être ce qu’il a à être pour tenir son rang sans déroger à sa noblesse[2]. Il s’agissait alors, Duby l’a montré, de faire de ces gens d’armes, brutaux et violents, de bons chrétiens qui ne tuent ni manants, ni moines[3]. Ce n’est pas l’exemple que donne Bourdieu qui, s’avançant avec Elias, préfère invoquer l’escrime, en contrepoint de l’exemple moderne du concours d’excellence, pour montrer que le travail d’institution des élites aristocratiques exige des sacrifices douloureux de la part des élus, l’inculcation de dispositions durables impliquant une souffrance plus ou moins grande infligée au corps pour que le noble sache s’escrimer[4].

Comme le rituel kabyle de la circoncision qui consacre la différence naturelle entre les sexes en la transmuant en une différence de nature sociale intégré dans l’ordre cosmologique (par exemple, l’opposition entre le soleil masculin et la lune féminine), tout acte de magie sociale constitue ce que Bourdieu appelle désormais « un coup de force symbolique », et non plus une violence d’ordre symbolique. Car la souffrance imposée par le rite d’institution, qui consacre les dominants et leur apprend à tenir leur rang pour produire « des gens hors du commun, distingués », participe tout autant de la domination symbolique que tout le travail d’inculcation, et les incessants rappels à l’ordre, qui forcent les dominés à rester à leur place. N’est-ce pas reconnaître que la souffrance en soi n’est pas plus violence que ne le sont la domination et la contrainte ?

Socialement imposée par la domination symbolique, la souffrance est un double de la violence qui lui fait écran. Il y a tant de souffrances et de causes diverses de souffrances qu’il s’avère impossible d’y voir un critère distinctif de la violence, alors même que la violence produit des souffrances. Une théorie critique de la violence doit donc en général la distinguer de la souffrance sans dissocier non plus l’une de l’autre, car les souffrances de la vie engendrent des violences dont naissent de nouvelles souffrances. Dans l’objectif de cerner le type de violence spécifique aux sociétés traditionnelles, la théorie critique des violences en tous genres doit bien discerner les violences de type traditionnel et les souffrances endurées en raison des formes traditionnelles de domination. Pour analyser de quelle manière spécifique la violence se manifeste dans une société traditionnelle, et ce par contraste avec la domination qui y règne et de laquelle émerge la violence, il faut en revenir aux études d’ethnologie kabyle que Bourdieu a rédigées à l’occasion de son séjour dans l’Algérie des années 1960.

0.
L’ancienne Kabylie,
exemple d’une société traditionnelle

Loin de constituer une société archaïque ou première, les tribus berbérophones de la Kabylie ancienne forment bien plutôt une société traditionnelle organisée en confédération, depuis le ive siècle avant notre ère, et confrontée dès cette époque à la puissance dominante de la civilisation d’origine phénicienne de Carthage que Rome combat, lors des guerres puniques, en s’alliant avec des tribus berbères. Terre de montagnes densément peuplée par des populations vivantes d’arboriculture, la grande Kabylie fut traditionnellement un lieu de refuge et un foyer de résistance aux conquêtes successives : ce qui lui a permis de conserver l’originalité de la structure tribale d’allure égalitaire de sa société traditionnelle. À peine convertis au christianisme au ive siècle, les pauvres cultivateurs berbères adoptent la doctrine schismatique du donatisme qui prône l’égalité des fidèles et leur permet ainsi de se dresser contre les riches colonisateurs romains, par exemple lors de la révolte du prince maure Firmus contre l’empereur Valentinien Ier en 370. Leur irrédentisme amène les berbères, qui résistent à la conquête arabe, à adopter l’équivalent musulman du donatisme, le kharidjisme, qui oppose au califat toute une série de revendications politiques et sociales, comme le refus du statut de musulmans de seconde zone (mawalis) et de l’impôt spécial qui leur est imposé, à ce titre, par la domination du califat sunnite : dès l’arrivée au pouvoir des Abbassides, le califat est confronté à l’imamat kharidjite de Tahert, fondé en 761, qui parvient jusqu’en 911 à assurer l’indépendance politique de cette confédération de tribus berbères.

Selon Bourdieu, la Kabylie a été soumise à la domination multiséculaire de l’empire ottoman sans que le pouvoir central n’ait pu porter atteinte aux structures locales à base clanique dont l’autonomie, avec ses coutumes propres, n’a pas été affectée par les opérations militaires, en général provisoires et ponctuelles[5], de sorte que l’effondrement du califat ottoman n’a rien changé à la vie sociale des villages autonomes. L’opposition linguistique et culturelle entre populations berbérophones et arabophones est à l’origine d’un style de vie original et de traits culturels tout à fait singuliers qui distinguent les sociétés kabyles, plus égalitaires, comme le droit de la femme à l’héritage ou l’amour paysan de la terre, lequel contraste avec son dédain par les sociétés pastorales d’allure aristocratique[6]. Reste que les traditions de cette société ont été perturbées au cours du temps. D’une part, les différentes conquêtes ont provoqué un brassage de populations dont témoigne la présence en Kabylie d’Arabophones, de Juifs et de Noirs qui n’ont pas les mêmes représentations et pratiques culturelles : en plus d’être mal vus, les Noirs, considérés sans honneur, sont tenus à l’écart des affaires publiques et n’ont pas le droit à la parole à l’assemblée[7]. D’autre part, il est caractéristique d’une société traditionnelle sous domination étatique que les valeurs et les coutumes d’antan ne soient plus respectées et même connues de tout le monde, en particulier des exilés de retour au pays, surtout s’ils y reviennent après avoir fait fortune. Bourdieu explique ainsi que « la crainte de la justice française, l’affaiblissement du sentiment de solidarité familiale et la contagion d’un autre système de valeurs ont entraîné les Kabyles à renoncer bien souvent à l’ancien code d’honneur[8] », comme si la défense de l’honneur était désormais une affaire d’appréciation personnelle d’un individu. Dans ce cas de figure de l’obligation culturelle de venger l’honneur (nif) du groupe agnatique en particulier, qu’en est-il de la violence et des dispositifs sociaux pour la contenir par un dédommagement (diya) dans la Kabylie des années 1960 étudiée par Bourdieu ?

1.
Champ de la violence intra-sociale en Kabylie :
le double sens de l’honneur

Il ressort de l’étude de Bourdieu, même si ce n’est pas sa thèse, que les dispositifs institués au sein de la société kabyle visent à contenir la violence intrasociale en démarquant deux sens de l’honneur : la blessure du point d’honneur (nif) constitue un défi qui donne lieu à une riposte contenue qui exclut la violence ; en revanche, l’offense qui porte atteinte à l’honneur (ḥurma) déclenche l’engrenage de la vengeance de sang. Par contraste avec le schéma primitif, il existe donc bien une violence intrasociale : au sein de cette confédération relativement autonome, la violence n’est plus cantonnée dans le lieu primitif de la guerre contre les ennemis ; si le combat entre tribus est sublimé en lutte de prestige, la violence est paradoxalement bien plus grande entre clans familiaux qu’entre ligues adverses au sein d’un village. Comme dans les tribus germaniques et dans les sociétés médiévales, la violence au sein de la confédération kabyle prend ainsi la forme traditionnelle de guerres privées entre lignées patriarcales.

Monopole des hommes, la violence est de toute façon intrinsèquement masculine. Les hommes du groupe agnatique, dont l’honneur est symboliquement incarné par le fusil, sont la force qui permet non seulement de protéger le patrimoine familial, mais encore de l’étendre : c’est la condition de « la défense du groupe et de ses biens contre les empiètements de la violence, en même temps que l’imposition de sa domination et de la satisfaction de ses intérêts[9] ». S’il y a tout à la fois violence et domination, c’est que la violence des empiètements du domaine propre (biens, demeures et femmes) est distincte de la domination du groupe qui impose la satisfaction de ses intérêts sans nécessairement user de violence. Mais le rapport de force à l’origine de la domination est potentiellement violent.

L’identification des hommes aux fusils et, donc, leur valorisation comme force de combat (et non seulement de travail) engendrent « les dispositions exigées par la riposte à la guerre, à la rixe, au vol ou à la vengeance » qui contribuent, selon Bourdieu, à entretenir l’insécurité politique. Car toute agression contre les biens patrimoniaux de la lignée, symbolisée par le nom – la terre comme la maison, les femmes ou les fusils –, constitue une offense au sens d’un outrage sacrilège qui viole l’honneur (ḥurma) sacré (ḥaram) du groupe et, dans tous ces cas, appelle à la même riposte de la part du groupe agressé : le voleur qui pénètre dans une maison habitée portant virtuellement atteinte à l’honneur des femmes qui s’y trouvent s’expose à la vengeance du sang, tout comme un meurtrier ou un violeur ; en cas d’adultère ou de viol, lequel porte atteinte au sacré gauche du monde féminin, l’engrenage de l’outrage et de la vengeance de sang est déclenché de la même manière qu’en cas de meurtre d’un des fusils du groupe, le sacré droit. Comme l’honneur passif d’une femme, comprise comme fille ou épouse d’un homme, se réduit à l’honneur du groupe agnatique, c’est donc le respect de l’honneur gentilice qui porte à venger l’offense faite à la lignée à travers la souillure d’une de ses femmes ou même simplement à cause d’une mésalliance : un chef d’une grande famille maraboutique avait ainsi tué sa fille coupable, avec l’approbation du groupe déshonoré dont l’affront est lavé dans le sang. La domination symbolique du féminin par le masculin devient effectivement violente en ce cas, par contraste avec la punition humiliante des filles, promenées publiquement à dos d’âne pour avoir déshonoré leur famille[10].

L’alliance matrimoniale avec une autre famille étant une affaire d’honneur, la fille est soumise au mariage arrangé conformément au droit de contrainte matrimoniale que l’autorité paternelle exerce, même si ce sont souvent les femmes qui se mettent d’accord : mariées dès l’âge de 12 ou 13 ans, les jeunes filles passent de la soumission à l’autorité absolue du père à la domination tout aussi absolue du mari. La dot versée par le père du fiancé est, selon Bourdieu, une « contrepartie destinée à compenser la violation du tabou sexuel » qui préservait jusque-là sa virginité[11]. Vu le très jeune âge de la fille mariée, les actes masculins d’ouverture et d’ensemencement du corps féminin, qui sont symboliquement perçus comme équivalents au travail du champ labouré font, dans ces deux cas, l’objet d’une mise en scène rituelle tout à fait similaire qui s’accomplit « dans la dénégation du viol et de la violence qui est la condition de la résurrection de la semence », la promesse de résurrection de la vie impliquant (dans le rituel de la moisson) la dénégation du meurtre du bœuf sacrifié et consommé par tout le groupe[12].

La cérémonie ritualisée du mariage donne lieu à une compétition d’honneur qui implique l’échange de dons et de contre-dons. Mais cette agonistique, qui peut certes dégénérer en surenchères ruineuses, relève d’un conflit d’honneur (nif) entre familles étrangères, et non pas ennemies, qui se livrent à une lutte (agon) ritualisée : la délégation chargée d’aller chercher la mariée dans le village ou la tribu voisine devait remporter une joute poétique, pour les femmes, et une compétition de tir à la cible, pour les hommes[13]. Ces compétitions d’honneur étant des jeux réglés par la dialectique du défi et de la riposte sans être pris dans l’engrenage de l’outrage et de la vengeance, en principe la violence ne menace pas plus que dans les rivalités entre villages pour avoir la plus belle mosquée et les plus somptueuses fêtes.

Même s’il faut laisser ouverte la question de savoir si le premier rapport sexuel d’une jeune fille de 12-13 ans, dans le contexte d’un mariage arrangé sans son accord, est de l’ordre d’un viol[14], en revanche la violation du tabou sexuel évoquée par Bourdieu ne constitue aucunement une violence exercée à l’endroit du groupe de la mariée, dont l’honneur serait offensé : lors des rites matrimoniaux, les luttes simulées entre les clans du mari et de la mariée[15] ne sont ni des combats intrasociaux, ni des guerres intertribales. Comme combats et guerres sont également régis par les règles de l’honneur, Bourdieu les analyse comme diverses sortes de compétitions institutionnalisées et réglées[16] au sein de la société sans les distinguer en principe des luttes sans violence entre clans ou entre villages, qui relèvent pourtant d’une rivalité sans hostilité réelle. La raison en est que les batailles ne visaient pas à écraser l’adversaire pour remporter une victoire totale par tous les moyens disponibles, mais à l’emporter symboliquement.

Il y a deux types d’affrontements armés entre camps selon que les protagonistes sont des ligues ou des tribus. Si la tribu est une confédération de villages, la ligue (ṣuf) est une alliance politique et guerrière qui divise les villages, et parfois les clans et même les familles, entre le ‟haut” et le ‟bas”. Or les moindres querelles d’ordre individuel ou collectif étaient susceptibles de déclencher la mobilisation partisane de la ligue, chacun étant tenu de reprendre à son compte la querelle de l’allié contre un adversaire de l’autre camp ou parti pour défendre son honneur et celui de la ligue. Comme les combats s’apparentent à une sorte de jeu rituel plutôt qu’à la guerre proprement dite, Bourdieu y voit un dispositif d’équilibre des forces opposées[17] qui permet au point d’honneur (nif) de s’exprimer sous des formes institutionnalisées qui relèvent de l’esprit de compétition. Comme si l’agressivité intrasociale était de la sorte canalisée pour contenir la violence au sein du village, tout comme elle l’était d’ailleurs au sein de la famille, où la concurrence des frères pour le pouvoir interne était sublimée en compétition d’honneur de sorte à détourner vers l’extérieur les dispositions agressives et renforcer ainsi l’intégration de la lignée[18].

Aussi étonnant que cela puisse paraître, les combats entre tribus procèdent selon ce même schéma régi par un code d’honneur, dont l’objectif était manifestement de contenir la violence de cet état permanent de guerre (elfetna) potentielle si précaire que le moindre incident pouvait relancer les hostilités : un vol de bête, par exemple, ou une injure à un des bergers du troupeau. Si le jeu de l’honneur est déclenché par l’offense, qui lance un défi à l’honneur de l’adversaire en le volant ou en l’injuriant, une des règles du jeu consiste à ne pas riposter à un individu inférieur en honneur comme l’est, pour le Kabyle, le Noir dépourvu d’honneur : il serait arrivé qu’une tribu refusa de se battre avec la tribu adverse qui lui avait opposé des Noirs, emportant de la sorte une victoire déshonorante[19]. C’est dire à quel point l’honneur (nif) passe avant la victoire, d’ordre symbolique, au terme d’un combat ritualisé qui consiste, en règle générale, en un échange d’injures, puis de coups mesurés, qui cesse avec l’arrivée des médiateurs : les marabouts mettent alors fin au combat sans qu’aucun camp ne soit déshonoré. En réalité, les grandes batailles entre tribus étaient rares et le combat souvent symbolique : le Conseil des anciens pouvait ainsi fixer le jour et l’objectif du combat auquel assistaient les gens des villages alentour, commentant les prestations des combattants, pendant que les femmes encourageaient de leurs cris et chants les hommes de leur famille ; le combat s’arrêtait dès qu’une des deux tribus était en position d’écraser l’autre ou bien lorsqu’elle avait atteint l’objectif symbolique du combat, par exemple en grande Kabylie en s’emparant de la poutre et de la dalle de l’adversaire ; les prisonniers capturés étaient bien traités, en général, et renvoyés dans leur village à la fin de l’affrontement avec un linceul qui symbolisait leur mort au combat. Il pouvait bien arriver que le combat s’envenime et qu’un coup malheureux provoquât la mort d’un homme ou qu’un des deux camps menace d’entrer dans les demeures, « dernier asile de l’honneur » – au sens, il faut le préciser, non plus du nif mais de la ḥurma – : il suffisait en général que le camp assiégé prenne les armes à feu pour que le combat cesse. C’est que les querelles à l’origine du conflit (eris) portent sur le point d’honneur offensé, qui l’est par exemple par le vol des troupeaux de la tribu adverse, sans franchir la ligne rouge de l’outrage infligé à l’honneur de l’autre groupe en tuant l’un des siens ou en violant son domicile. En cas de défaite, il s’agit pour la tribu vaincue de mettre un point d’honneur (nif) à prendre sa revanche, et non pas d’exercer des représailles à travers une vengeance de sang (thamgarţ) qui répondrait par la violence à la violence sacrilège faite à un clan familial de façon à restaurer son honneur (ḥurma) outragé.

Il en va du combat intertribal comme de la ligue partisane qui est, selon Bourdieu, un « système d’alliances politiques et agonistiques » en lutte (agon) pour le prestige, et non pas en guerre (polemos) à proprement parler[20] : l’hostilité entre les adversaires relève plutôt d’une sorte d’animosité qui s’apparente à une variété exacerbée de rivalité. Reste que cet antagonisme menace de s’envenimer dès qu’il y a mort d’homme. C’est pourquoi Bourdieu prétend que les « guerres entre les deux partis obéissaient à la même logique de la vengeance » entre deux groupes en conflit pendant plusieurs décennies : il est même arrivé qu’un ṣuf battu dût déguerpir avec femmes et enfants[21]. En ce cas, le combat n’a plus donné lieu à une victoire symbolique qui appelle à une revanche : la vengeance a dû prendre la forme d’une violence effective à laquelle le parti vaincu était incapable de répliquer par la violence. Même si les mariages entre partis sont alors rendus impossibles en général en raison de l’intensité de l’hostilité, il peut néanmoins arriver parfois qu’un mariage entre deux familles influentes du parti viennent sceller la paix.

Tous ces dispositifs visent à contenir la violence entre tribus, comme entre ligues, en canalisant l’agressivité de sorte à éviter ou arrêter que le sang coule. On peut supposer qu’ils ont dû se mettre en place en même temps que les confédérations tribales dont l’objectif, chez les Kabyles comme chez les Iroquois, a dû être de faire face à l’ennemi commun qui cherchait à les soumettre par la violence d’une conquête armée. De tels dispositifs de prévention de la violence intrasociale, au niveau du village ou de la région, se sont avérés nécessaires pour deux raisons corollaires : conformément au double sens de l’« honneur (nif et ḥurma) » que possède un homme d’honneur, et qui le possède en retour en l’obligeant à se défendre, cet homme peut polémiquement pousser le point d’honneur (nif) qu’il met à le défendre contre une humiliation (elbahadla) publique jusqu’à lancer des hostilités engageant l’honneur (ḥurma) de l’autre autant que le sien[22], avec pour conséquence de déclencher l’engrenage de la vengeance de sang, et ce en fonction à la fois de son tempérament, sa susceptibilité, et de la puissance dont il dispose pour riposter ; comme la solidarité exige de tout homme qu’il prenne parti pour son parent, pour son allié au sein d’une ligue, pour un habitant de son village contre tout étranger ou pour un membre de sa tribu contre tout autre membre d’une autre tribu, la querelle déclenchée par le moindre incident risquerait de se généraliser s’il n’y avait pas de dispositifs pour assurer la paix au sein de la société.

Au lieu d’insister sur ces dispositifs de pacification, Bourdieu diagnostique au contraire, au sein même de cette « société dépourvue d’instances politiques dotées du monopole de fait de la violence légitime », une véritable « lutte pour le monopole de l’exercice légitime de la violence » de la part d’agents en concurrence pour le pouvoir politique qui disposent du capital d’autorité nécessaire pour « mobiliser le groupe en collectivisant un incident privé […] ou le démobiliser en désavouant l’individu ou le groupe »[23]. Compte tenu précisément de cette tendance polémique à intensifier les conflits, il convient donc de contenir tout particulièrement la violence à sa source : au niveau de l’outrage infligé à l’honneur gentilice à travers un meurtre, un adultère ou un viol, une violation de domicile.

La violation sacrilège de l’honneur (ḥurma) ou de l’interdit (ḥaram) passant en effet pour une violence effective qui porte atteinte au patrimoine du groupe, l’homme en charge d’accomplir la vengeance selon son rang de parenté est tenu de le faire sous la pression de l’opinion collective et en particulier de celle de sa propre famille qui, la vengeance accomplie, célébrait autrefois la fin du déshonneur de façon suffisamment ostentatoire (coups de feu tirés en l’air, you-you des femmes) pour que tous en soient informés[24] et que la famille ennemie n’ait aucun doute sur l’origine de son malheur : si un de ses parents accomplit la vengeance à sa place, l’offensé sera déshonoré aux yeux de tous, tout en étant tenu pour responsable de cette vengeance par la famille ennemie et menacé à son tour par la vengeance du sang (thamgarţ). La vengeance de sang s’intensifie encore lorsque le vengeur manifeste son mépris de la victime en la faisant assassiner par un tueur à gages (ambkri)[25], redoublant ainsi la vengeance par un outrage déshonorant en contrepoint de la violence de l’assassinat. Comment clore le cycle de la vengeance de sang, alors même qu’aucune compensation n’est prévue et admise en ce cas par la coutume ? N’existe-t-il pas un dispositif traditionnel pour contenir la violence de la vengeance de sang ?

Pour illustrer ce cas de figure, Bourdieu donne l’exemple d’un cycle de vengeance entre deux familles qui avait déjà fait huit victimes lorsque des marabouts furent tout d’abord appelés pour apaiser le conflit, en vain en raison d’un des hommes qui, néanmoins, dût céder à la suite de l’intervention d’un notable d’une tribu voisine : une cérémonie solennelle avec immolation d’un bœuf a pu alors avoir lieu pour mettre publiquement fin aux hostilités sans que les deux partis ne soient déshonorés[26]. La saisie des marabouts, qu’il faut nourrir et rémunérer, se produit à l’initiative des autres familles du groupe englobant les deux familles en conflit ou bien lorsqu’un des deux partis cherche une conciliation pour éviter que le conflit ne s’envenime[27] : si la plupart des litiges sont réglés entre voisins ou entre parents dans le conseil de famille, qui peut mettre à l’amende le fautif, dans un cas plus grave, comme peut l’être le vol par un métayer, l’appel à l’arbitrage de l’assemblée permet de prévenir les violences en exhortant les plaignants à se conformer à l’avis général sous peine d’être mis à l’index ou banni, exclusion de toutes les activités communes (assemblée, partage collectif de la viande, etc.) qui équivaut à une mise à mort symbolique[28]. C’est que tous les conflits, même s’ils engagent le point d’honneur (nif) à défendre virilement, n’oblige pas à la vengeance de sang déclenchée par l’outrage fait à l’honneur (ḥurma) sacré du clan familial. Une théorie critique de la violence qui s’efforce d’en circonscrire le lieu d’exercice et d’origine ne peut que discerner différents niveaux de conflits dont l’intensité est plus ou moins grande :

  1. Le conflit virtuel entre alliés matrimoniaux est une compétition d’honneur sans violence (joute poétique vs tir à l’arc) ;
  2. Le combat effectif à coups de poing entre ligues ou entre tribus adverses est une lutte pour le prestige qui met en jeu le point d’honneur (nif), tout comme les jeux saisonniers, sans que l’esprit de revanche ne soit encore perverti par la logique revancharde de la vengeance, tant du moins qu’aucune mort d’homme ne vient envenimer le conflit :
  3. Le cycle de la vengeance de sang en corrélation avec l’honneur (ḥurma) sacré du groupe est une guerre privée entre clans familiaux qui menace de s’étendre au village divisé en ligues : c’est le lieu propre de la violence contre les ennemis personnels (inimici), par inimitié donc ;
  4. La guerre proprement dite contre les conquérants hostiles qui ont voulu soumettre les tribus kabyles par la force est par définition le lieu d’une violence entre ennemis publics (hostis) fondée sur une hostilité effective.

S’il y a bien de la brutalité au niveau des combats entre ligues ou entre tribus, il ne s’agit pas à proprement parler de violence au sens d’un excès dans l’usage de la force physique : emporter une victoire dans une compétition en usant de la force, ce n’est pas encore s’imposer par la violence. Il faut donc bien tracer la ligne de démarcation entre guerres et luttes. Lors des guerres, privées ou publiques, la violence fait couler le sang pour protéger le patrimoine familial, sous couvert de restaurer l’honneur outragé, ou bien dans le but de défendre le territoire, sous prétexte de sauver la culture originale des Kabyles. Dans les luttes de prestige ritualisées entre ligues ou tribus, la violence est exclue par principe de la compétition ou bien elle est contenue dans l’espace d’un jeu rituel dont les règles prescrivent un échange de coups qui visent à une victoire symbolique et excluent autant la mort d’homme que l’outrage à l’honneur sacré de l’autre camp. Il va de soi qu’il existe des passages à double sens, belliqueux ou pacificateurs au contraire, entre luttes ritualisées et guerres sanglantes. Comment fut-il comprendre ces jeux, comme la kura ou l’awadjah, qui peuvent être très violents ?

Les comparant aux combats rituels entre ligues, Bourdieu y voit une forme de « ritualisation de la violence » dont la logique transparaîtrait de manière similaire dans les rites matrimoniaux entre groupes lointains : il s’agirait d’une « manipulation symbolique de la violence visant à résoudre les tensions suscitées par le contact entre groupes étrangers, parfois traditionnellement hostiles »[29]. Qu’en est-il de ces stratégies de domination symbolique des autres groupes ? Peut-on vraiment parler d’une manipulation de la violence pour gagner en influence au sein d’une société traditionnelle dépourvue d’un pouvoir qui détienne le monopole de la violence légitime ?

2.
Manipulation (de l’opinion à propos) de la violence

Selon Jeanne Favret-Saada, il y aurait bien manipulation de la violence dans la société kabyle en corrélation avec les rapports de domination et subordination entre lignages et ligues de puissances inégales (du simple au double en nombre d’hommes armés)[30]. C’est au niveau des ligues, et à travers les cycles de vengeance, qu’aurait lieu ladite manipulation de la violence qui s’inscrit dans le contexte d’un jeu politique, dont l’objectif est la captation de trois positions d’autorité qui permettent de jouir d’une certaine influence sans détenir de pouvoir (coercitif) : le religieux, le vieux et le chef de ligue.

La lignée maraboutique, qui est parvenue à se soustraire aux obligations du patrilignage, jouit du privilège d’être exemptée de payer contributions de guerre et impôts, de participer aux assemblées et aux guerres, comme de satisfaire au devoir de vengeance : sa fonction de médiateur permet aux partis d’éviter le recours à la violence. Le ‟vieux” ou berger du patrilignage est un conciliateur laïc qui cherche à maintenir la paix civile en jouant l’opinion publique contre les coupables : cette position coûteuse en temps et en énergie le place de facto hors du jeu politique. Bien plus coûteuse et dangereuse, la position de leader de ligue « vit de la violence dont elle menace le patrilignage[31] » : c’est donc à ce niveau que la violence peut être manipulée, sous la double forme de menaces et de passages à l’acte violent. Il y a trois autres positions qui jouent un rôle dans les rapports de force potentiellement violents entre lignages : si le père peut assumer le rôle du ‟beau parleur”, il lui faut confier à ses fils la position du ‟voyou” et du ‟bon tireur” sans lesquels la vengeance ne peut être exécutée.

Au niveau du village, le patrilignage qui gouverne l’assemblée des adultes mâles et protègent l’intégrité sexuelle des femmes est une sorte de corporation qui force les lignées à rendre coup pour coup en cas de violation de leur domaine propre : le meurtre perpétré contre une autre lignée du même patrilignage est ainsi compris comme une dette à rembourser par des représailles ; si l’ouverture des hostilités est marquée par un coup de fusil tiré en l’air par le ‟maître de la vengeance”, la clôture du cycle est sanctionné par des coups de fusil et des youyous[32]. Les cycles de meurtre, parfois très longs, peuvent être déclenchés par des vols ou un viol. Même si c’est souvent aux dépens de la femme – un simple soupçon d’adultère suffit par exemple pour autoriser le mari à tuer –, la violence s’exerce à géométrie variable en fonction des moyens dont dispose le ‟maître du sang”, qui doit prendre en compte la pression de l’opinion publique et les conséquences de la vengeance : castrer l’un ou égorger les deux en postulant que la femme était consentante ouvre un cercle de représailles, alors qu’il n’y en aura pas à faire lapider les deux par l’assemblée, même si c’est moins honorable qu’exercer des représailles[33]. C’est à ce niveau que jouent les rapports de force entre lignées qui, en fonction du capital en hommes dont elles disposent, pourront se montrer rigoristes ou laxistes dans la défense de leur honneur : un ‟petit” qui tue le séducteur restera veuf et perdra un fils, alors que le ‟grand” a les moyens humains de régler ses dettes d’honneur et de satisfaire ainsi son ambition. Car c’est l’influence que lui accorde l’opinion qui répartit l’honneur entre les concurrents :

« Ce qui confère son sérieux au jeu de l’honneur, c’est d’ailleurs que le risque physique y est toujours présent, et que l’autorité des ‟grands” vient aussi de ce qu’ils en prennent une part plus importante : les cycles de meurtres ne prolifèrent vraiment que si deux lignées ambitieuses sont en concurrence pour les positions les plus avantageuses. Elles doivent disposer au minimum d’un voyou irresponsable pour relancer les cycles, d’un bon fusil pour les clore, et d’un beau parleur pour manipuler l’opinion et l’amener à déprécier le choix de l’autre, quel qu’il soit.
En l’absence de positions de pouvoir et d’une méthode reconnue pour accéder à l’autorité, on voit donc comment la manipulation, idéale, de l’éthique de l’honneur, et matérielle, du taux de meurtres, permet d’assurer l’émergence des leaders.
La comparaison avec le cas sicilien est ici pertinente parce qu’il est exactement symétrique de celui qui nous occupe. Parce que la stratification est rigide en Sicile, mais que les ‟grands” (baroni) sont absentéistes, l’enjeu politique est le pouvoir, non l’autorité, de celui qui s’élève par la violence à la position d’homme de main d’un ‟grand” ou de patron d’une équipe de durs (mafioso). Le mafieux supporte très bien une relative impopularité précisément parce qu’il recherche le pouvoir, non l’autorité. Dans ce contexte, la compétition s’achève par la mise à mort du concurrent : mise à mort empirique, son assassinat ; mise à mort éthique, attentat définitif à son honneur. Celui-ci est conçu comme un bien rare, dont on ne peut augmenter sa part qu’en diminuant celle de l’autre : par exemple, je n’acquiers de virilité qu’en déflorant la fille d’un homme viril, je n’acquiers de force qu’en tuant un puissant, ou en l’humiliant définitivement.[34] »

Par contraste avec l’archétype sicilien de la forme pervertie de la vendetta exterminatrice que la Società onorata pratique pour conquérir et maintenir son pouvoir, le modèle kabyle de manipulation de la violence comme moyen d’affermir son autorité implique d’en limiter l’usage à la condition expresse que la manipulation de l’opinion publique permette de la légitimer : l’enjeu politique de l’influence exclut les méthodes impopulaires que l’opinion désapprouverait. Comme le meurtre est lié au projet politique d’acquérir de l’influence, le taux de meurtre reste ainsi relativement faible parmi les paysans kabyles, même si la tradition orale y exhorte : ‟tue, ou meurs” ! Cette injonction entre en effet dans le jeu de l’honneur au même titre que les autres composantes de la vie sociale : comme il y a peu de possibilités de capitalisation, les stratégies matrimoniales sont d’ailleurs décisives pour acquérir des biens ou augmenter une position d’influence. Tout est donc affaire d’influence dans ces rapports de force relativement équilibrés entre factions rivales, qui n’ont aucunement vocation à s’exterminer : le meurtre constitue une guerre d’ordre privé qui ne vise en aucun cas à la soumission de l’autre faction, comme pourrait le faire une guerre publique de conquête ; l’équilibre à maintenir en rendant les coups implique que la faction plus puissante ne cherche pas à abuser de la moindre puissance de l’autre faction de crainte qu’elle n’en appelle à ses alliés en cas d’excès de violence[35]. Somme toute, il s’agit moins de s’imposer par la violence que de gagner en influence… en manipulant l’opinion à propos de la légitimité de la violence exercée :

« La logique des cycles de meurtres détermine effectivement le comportement des lignées, mais il reste à celles-ci le choix du moment, et parfois celui de l’interprétation. L’enjeu des meurtres est la reconnaissance par l’opinion publique ; or celle-ci est organisée en deux (ou n) factions, dominées par des leaders qui ont provisoirement réussi dans la tâche impossible de faire coopérer politiquement des segments structurellement opposés. La ‟tête” de faction est l’individu qui peut exhiber pour un temps plus d’honneur, d’hommes, d’habileté, d’argent, etc., et dont l’autorité garantit l’exportation dans l’autre faction de tous les meurtres provoqués par ses membres. Non qu’il autorise tous les meurtres, et à tout moment, dans l’autre faction : par le truchement de l’opinion publique et de ses agents doubles, il entretient avec l’autre ‟tête” un dialogue permanent qui l’instruit des stratégies les plus efficaces. C’est en ce sens que l’influence du chef de faction peut être définie comme la capacité de doser la violence dans le patrilignage.[36] »

Le dialogue entre les chefs de faction permet de soumettre l’usage de la violence au jugement de l’opinion publique au sein du village : ce qui empêche l’inimitié entretenue par les guerres privées de dégénérer en hostilité à l’origine d’une guerre civile. Dans cette société segmentaire dépourvue de hiérarchie, le chef de faction est une autorité supérieure aux lignées qui a donc suffisamment d’influence pour contenir la violence au sein de la faction et tenter de l’exporter dans l’autre faction : c’est cette manœuvre qui réclame de manipuler l’opinion de la faction adverse, à un moment donné et… à tour de rôle. Car, si la manipulation devait être à sens unique, il y aurait subordination d’une faction à l’autre : la segmentation comme méthode pour fractionner l’autorité implique, en effet, de maintenir l’équilibre entre les fractions en dosant la violence dans le village de sorte à éviter tout déséquilibre entre les factions.

En fin de compte, il s’agit d’un modèle de guerres privées entre lignées agnatiques qui vise à empêcher une guerre civile entre factions rivales en construisant un équilibre discuté dans le village et même négocié entre les autorités. Par contraste, le schéma primitif externalisait la violence dans la guerre contre des groupes ennemis : avant la Conquista, les Tupi côtiers du Brésil, par exemple, se livraient périodiquement à des guerres contre leurs voisins directs sans se lancer dans une conquête du territoire ennemi qui aurait menacer l’équilibre des forces. La seule référence à la vengeance et à la haine ancestrale suffisait à justifier la violence aux yeux de tous les protagonistes. Dans le cas de l’ancienne Kabylie, la violence devenue intrasociale ne réclame pas seulement d’être contenue, il lui faut dorénavant être légitimée à l’intérieur du village par le moyen d’une manipulation de l’opinion qui repose sur l’influence des autorités reconnues au sein du patrilignage : la violence intrasociale est donc en quelque sorte contrôlée par l’opinion publique dans le village. La manipulation porte ainsi moins sur la violence elle-même que sur l’opinion à propos de la légitimité des violences perpétrées.

C’est pourquoi Bourdieu parle d’une manipulation symbolique de la violence par les responsables de parti (ṣuf) qui détiennent le capital d’autorité nécessaire pour orienter le jugement collectif dans le sens voulu. En revanche, les jeux et combats entre ligues constituent une « ritualisation de la violence » qui met en scène la rivalité entre les factions pour conjurer la violence physique. Dans ces conditions, pourquoi Bourdieu prétend-il que les jeux de balle comme la kura donnent lieu à « de terribles violences » ? Ne serait-ce pas une interprétation qui rend le jeu polémique en l’inscrivant dans l’objectif d’une stratégie de domination des autres groupes ? Ne s’agit-il pas bien plutôt d’un exutoire qui contient rituellement, en la sublimant, une violence indissociable de la souffrance de vivre ?

3.
Souffrance et violence

Les joueurs s’infligent mutuellement des coups violents à l’aide de crosses de bois dans l’objectif de faire pénétrer la kura dans le camp adverse. De tels jeux saisonniers qui mettent en jeu un affrontement symbolique assument une fonction rituelle que Bourdieu interprète, au même titre que les combats entre ligues, comme une forme de « ritualisation de la violence » dont la logique transparaîtrait, de manière similaire, dans les rites matrimoniaux entre groupes lointains : il s’agirait, en ce cas, d’une « manipulation symbolique de la violence visant à résoudre les tensions suscitées par le contact entre groupes étrangers, parfois traditionnellement hostiles »[37].

Plutôt que d’une manipulation qui s’inscrirait dans une stratégie de lutte des agents en concurrence pour conquérir le monopole de la violence légitime, il conviendrait de comprendre qu’il s’agit, chez les Kabyles comme chez les Guayaki, de contenir leur hostilité première, tout en manifestant de manière ostentatoire leur force potentiellement violente (potentia donc, et non potestas), de façon à réussir une alliance à la fois matrimoniale et politique, intrinsèquement risquée, avec un groupe anciennement ennemi : composer un échange de don contre don avec dot et contre don, ce n’est pas s’imposer contre l’autre…

Il est fort possible que cette logique de sublimation de l’ancien rapport de violence entre ennemis hostiles en un nouveau rapport de force entre alliés en compétition d’honneur soit au cœur des combats ritualisés entre les ligues du haut et du bas (conformément à l’organisation dualiste des rapports de parenté), tout comme des jeux saisonniers entre les camps de l’est sec et de l’ouest humide (conformément, cette fois, à l’opposition structurale du masculin et du féminin). Bourdieu apporte en ce sens une précision capitale dans Le sens pratique :

« les jeux de balle comme la kura, affrontements symboliques entre sec et humide, est et ouest, qui donnent lieu à de terribles violences […] semblent avoir pour fonction de faire l’offrande des souffrances et des humiliations qu’ils infligent à des souffre-douleur désignés, en général des vieux, ou qu’ils s’infligent mutuellement.[38] »

L’évocation de ce cas particulier des jeux de balle est insérée par Bourdieu entre deux autres formes de pratiques collectives rituellement mises en place en cas de sécheresse : d’une part, des rites sacrificiels de supplication destinés à faire pitié pour attirer la pluie humide offrent « en tribut la misère et la souffrance, voire la vie », par exemple d’un homme pieux qui meurt après s’être soumis aux rites mortuaires le visage face à l’est ; d’autre part, ce rite d’inversion, où les hommes et les femmes, qui se sont travestis avec les habits de l’autre genre, sont aspergés d’eau et frappés à coups de bâton ou de pierres, donne lieu à une bataille collective qui fait fonction d’humiliation publique (awadjak). Ces trois pratiques ritualisées que Bourdieu associe pourraient bien indiquer à nouveau la source originaire de toute violence : les souffrances de la vie… Il s’agirait de contenir rituellement ces souffrances inévitables en se faisant violence volontairement à soi-même, pour le vieux pieux qui se sacrifie pour le groupe en se laissant mourir, ou bien en se faisant violence les uns aux autres, pour les joueurs ou les combattants, de façon à se donner l’illusion de rester maître du jeu de la vie.

Une fois encore, dans une société traditionnelle comme dans une société première, le redoublement de la souffrance, subie du fait de la vie (et des ennemis), par la souffrance endurée volontairement, sous la forme contenue de violences rituellement offertes en tribut (à la dureté de la vie), transparaît à travers et malgré son recouvrement par la vengeance. Or celle-ci est à l’origine d’un cycle de violences bien plus virulentes chez les Kabyles que chez les Guayaki ou les Tupi. La raison en est que ces sociétés traditionnelles, confrontées à des puissances conquérantes plus ou moins étatisées, n’ont pas la force de leur résister par la violence : l’effet pervers du déséquilibre des forces armées est la production d’une violence intrasociale qui se retourne contre la société, désormais divisée de l’intérieur. Comme le processus de production de l’antagonisme antisocial à l’origine potentielle de la violence intrasociale s’intensifie avec l’étatisation de la société, les tribus kabyles restent relativement épargnées par cet effet en retour de l’hégémonie royale ou impériale : par contraste, il touche de plein fouet une société dorénavant étatisée comme la France monarchique à partir du xive ou du xviie siècle (selon les critères admis par l’analyste). Reste que le sens exacerbé de l’obligation de venger l’honneur outragé, qui caractérise les Kabyles, tranche en tout cas avec le modèle primitif d’une vengeance exclusivement dirigée vers les ennemis.

C’est ce point qu’il faut à présent élucider pour apprécier la différence constitutionnelle entre les sociétés premières et traditionnelles, de façon à bien analyser la métamorphose des types de violences consécutives à l’apparition d’un antagonisme intrasocial qui complique singulièrement la structuration primitive d’une vie collective, partagée entre le domaine social du commerce entre amis ou alliés, qui exclut la violence en et par principe, et le champ de la guerre contre les ennemis, au sein duquel la violence autorisée permet de canaliser l’agressivité des (jeunes) hommes.

Cf. Violence et vengeance de type traditionnel (2) :
Intensification de la violence intrasociale dans une société traditionnelle

*
Notes

[1] Bourdieu, Le sens pratique, p. 388-389.
[2] Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, « Les rites d’institutions » (1981), p. 179-181.

[3] Georges Duby, Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Gallimard, 1978, p. 356-370. Voir le résumé de l’analyse dans son Histoire de France – le Moyen-âge 987-1460, Hachette, 1987, p. 115-119.

[4] Bourdieu, « Les rites d’institutions » (1981), p. 178-182.
[5] Bourdieu, cours Sur l’État, p. 297.
[6] Bourdieu, Sociologie de l’Algérie, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1958, p. 4-5 & p. 11.
[7] Bourdieu, Le sens pratique (1980), n. 5 p. 187-188.
[8] Pierre Bourdieu, « Le sens de l’honneur » (1960), Esquisse d’une théorie de la pratique, précédé de Trois études d’ethnologie kabyle (1972), Seuil, coll. « Essais », 2000, n. 15 p. 190.
[9] Bourdieu, Le sens pratique (1980), p. 316-317.
[10] Bourdieu, « Le sens de l’honneur » (1960), p. 45-48 & p. 54.
[11] Bourdieu, Sociologie de l’Algérie (1958), p. 10-15.
[12] Bourdieu, Le sens pratique (1980), p. 406 & p. 403.
[13] Bourdieu, « Le sens de l’honneur » (1960), p. 29-31 & p. 41-44.

[14] Dans Le deuxième sexe (1949), Simone de Beauvoir va jusqu’à affirmer péremptoirement que toute défloration est en soi un viol : « C’est par le vagin que la femme est pénétrée et fécondée ; il ne devient un centre érotique que par l’intervention du mâle et celle-ci constitue toujours une sorte de viol. C’est par un rapt réel ou simulé que la femme était jadis arrachée à son univers enfantin et jetée dans sa vie d’épouse ; c’est une violence qui la change de fille en femme : on parle aussi de ‟ravir” sa virginité à une fille, de lui ‟prendre” sa fleur. » [Gallimard, coll. « idées », t. 1, p. 435].

[15] Bourdieu, Sociologie de l’Algérie (1958), p. 13-14.
[16] Bourdieu, « Le sens de l’honneur » (1960), p. 27-30.
[17] Bourdieu, Sociologie de l’Algérie (1958), p. 17-18.
[18] Bourdieu, Le sens pratique (1980), p. 317-319.
[19] Bourdieu, « Le sens de l’honneur » (1960), p. 27-29.
[20] Bourdieu, Sociologie de l’Algérie (1958), p. 17-18. Je souligne dans la citation de Bourdieu le terme agonistique qui fait référence à l’usage que Marcel Mauss fait, dans son Essai sur le don (1923-1924), de ce concept entendu dans le sens d’une rivalité exacerbée en antagonisme, notamment dans le potlatch : Sociologie et anthropologie, PUF, 1950, « Quadrige », 1999, p. 152-153. Distinguant l’intensité du combat, le grec discerne judicieusement entre lutte (agon), conflit (eris) et guerre (polemos) : cf. C. Ferrié, La politique ou la guerre ? (2021), p. 92-93 & p. 104.
[21] Bourdieu, « Le sens de l’honneur » (1960), p. 34. [22] Ibid., p. 26 & p. 37-41.
[23] Ibid., p. 119-121. Il s’agit d’un passage de la dernière des Trois études d’ethnologie kabyle (1972).
[24] Ibid., p. 31 & p. 37-40. Voir, par avance, l’étude à ce propos dans La vengeance (1980), p. 49.
[25] Ibid., p. 35 & p. 26. [26] Ibid., p. 33. [27] Ibid., p. 21-23.
[28] Ibid., p. 58. Voir la Sociologie de l’Algérie (1958), p. 20-21. [29] Ibid., p. 119.

[30] Jeanne Favret-Saada, « Relations de dépendance et manipulation de la violence en Kabylie », L’Homme, 1968, tome 8, n° 4, p. 25-30.
[31] Ibid., p. 34. [32] Ibid., p. 36-38. [33] Ibid., p. 38-41. [34] Ibid., p. 42.
[35] Ibid., p. 24-27. [36] Ibid., p. 43.

[37] Bourdieu, Trois études d’ethnologie kabyle (1972), p. 119.
[38] Bourdieu, Le sens pratique (1980), p. 376.