Violences en tous genres

Ib.
Débordement barbare des violences sauvages

Les violences premières seraient proprement humaines à conserver, sauf exception, une proportion entre le coup reçu et le coup rendu : à échelle humaine, la violence reste équitable. Par contraste, l’iniquité naît de la disproportion antisociale entre les violences reçues et rendues, endurées à cause des autres et administrées à ces autres ou, pire encore, à d’autres êtres ou gens sans rapport avec le tort initial. La disproportion inéquitable devient flagrante lorsque les violences sont subies de manière unilatérale sans pouvoir être rendues.

C’est ce qui se produit dans le cas de l’esclavage ou même du servage qui impliquent au préalable la mise en place d’un système d’assujettissement qui s’impose tout d’abord par la violence. Dans le cas des Aztèques et des Incas, par exemple, les guerres de conquête poursuivaient une stratégie de soumission hégémonique des tribus vaincues par la force des armes ou par le moyen polémique de la menace préventive[1]. La petite tribu qui s’installe au xiiie siècle, dans la région du Cuzco, pour y fonder le Temple du soleil se constitue en puissance hégémonique à la tête d’un véritable empire[2]. Tout le système était organisé pour garantir le paiement du tribut, entendu au sens des corvées à accomplir[3], qui permettait d’assurer la subsistance de l’aristocratie inca dominante et de faire la guerre : ce qui présupposait pour les communautés soumises de fournir travailleurs et soldats, sans parler des fillettes enlevées[4] et des serviteurs alloués aux nobles[5]. Ce système antisocial d’exploitation imposait donc aux tribus assujetties d’entretenir routes et dispositifs d’irrigation, de nourrir et de vêtir la caste des Incas, de concéder la confiscation des terres, d’accepter le paiement des péages[6] et de subir la justice punitive des Incas, dont en particulier la mise à mort des rebelles, la déportation forcée des populations turbulentes ou la punition d’être colonisées par des populations fidèles[7]. C’est bien par le moyen d’un « expansionnisme politico-militaire » que s’est établi ce despotisme archaïque qui a pris en pratique une double forme : la domination spirituelle des tribus soumises, contraintes d’intégrer la religion d’État des Incas à leur propre pratique religieuse, et leur exploitation matérielle au travers d’une économie tributaire qui servait, entre autres, à fournir les vierges du Soleil (Accla) : cloîtrées, ces 1 500 vierges tissaient et préparaient la chicha en vue des cérémonies ; l’Inca choisissaient parmi elles ses concubines et en offraient d’autres aux grands de l’empire ; un certain nombre étaient sacrifiées[8]. Ce type de sacrifice humain sans contrepartie, ni contrecoup possible est le point d’acmé de la violence unilatérale que l’hégémonie coloniale a le pouvoir d’exercer sur les tribus soumises par la force dont la disparition ethnocidaire est préprogrammée par leur intégration culturelle à la société dominante.

La violence primitive ne serait donc pas de même facture que la violence antisociale de ces sociétés soumises à un pouvoir coercitif et hiérarchique. Dans ces sociétés divisées par un antagonisme antisocial, la violence n’est plus contenue dans les bornes de la guerre contre les groupes ennemis : la violence est devenue une modalité de résolution des conflits internes à la société hiérarchisée, la contre-violence de groupes opprimés pouvant répondre aux violences du pouvoir d’État qui réprime les rebellions violentes et punit les violences criminelles. Ce n’est pas le cas dans les sociétés indivises. Chez les Iroquois, par exemple, qui ne connaissaient pas d’autre sanction pour punir un enfant que de lui jeter de l’eau à la figure[9], il n’y avait pas de code pénal à proprement parler, du fait même de la rareté des crimes et délits, de sorte que peu de comportements tombaient sous la juridiction des sachems : sauf en cas d’aveu, les actes de sorcellerie étaient punis de mort ; dans le cas très rare d’un adultère, seule la femme était publiquement fouettée ; en cas d’homicide, la « vengeance privée » était autorisée, du moins si les parents de la victime refusaient d’accorder un pardon demandé en bonne et due forme ; enfin, le déshonneur sanctionnait les vols qui sont apparus au contact des Blancs[10]. La procédure prévue en cas d’homicide visait à prévenir les conséquences désastreuses de la vengeance privée : « Comme tous les litiges étaient en général résolus par les parents des deux partis, les animosités durables et par conséquent les homicides étaient peu fréquents dans les temps anciens. » Il s’agit bien de contenir la violence au sein du groupe en empêchant, autant que faire se peut, la vengeance privée de se déchaîner. C’est le grand danger auquel sont confrontées les sociétés traditionnelles…

Le fait est que les sociétés primitives en voie de dissolution rencontrent un problème similaire dès lors que la violence ne peut plus s’exercer dans la guerre entre des groupes ennemis de même dimension et de même puissance militaire. La violence se retourne alors contre le groupe propre pour des raisons que l’analyse clastrienne du cas des Guayaki a permis de révéler : il faut en général se venger, contre les ennemis et, à défaut, contre ses amis ou ses alliés, de façon à pouvoir épancher l’agressivité provoquée par les souffrances de la vie humaine. Dans les sociétés primitives, la guerre permet normalement de défouler l’agressivité masculine contre les seuls ennemis, rendus coupables de tous les maux subis : les souffrances de la vie et de la maladie disparaissent sous les souffrances violemment infligées par l’ennemi à la guerre ; la vengeance contre l’ennemi masque ainsi la violence de la vie. La vengeance s’avère être le double primitif de la violence qui dissimule son enracinement dans l’agressivité provoquée par les souffrances de la vie humaine. Voilà l’hypothèse critique que le cas très particulier de ce groupe guayaki en voie d’autodestruction a permis d’émettre ! Il faudrait en premier lieu tuer pour venger la violence impersonnelle de la mort qui frappe… Or, cette mort violente étant imputée à la haine éprouvée par un ennemi surhumain, la conséquence en est de déclencher un cycle de vengeance meurtrière qui est, normalement, dirigée contre les ennemis humains, mais peut s’abattre, exceptionnellement, sur ses propres amis.

Dans L’avenir d’une illusion (1930), Freud retrace la genèse de la divinisation des forces de la nature par l’humanité primitive[11]. Car – c’est la prémisse – les catastrophes naturelles (comme les tremblements de terre et les inondations), les maladies et l’énigme douloureuse de la mort sont vécues comme des puissances (Gewalten) de la nature dotée d’une telle suprématie vis-à-vis de nous que notre sentiment d’impuissance face à la nature nous la fait apparaître non seulement grandiose, mais encore cruelle et impitoyable, froide et sans égard : de ce fait, ces puissances supérieures de la Nature et du Destin provoquent à la fois un état d’incessante anxiété dans l’attente des coups du sort et une sévère blessure du narcissisme naturel. C’est la raison qui pousse à humaniser la nature en projetant les passions animant l’âme humaine sur ces forces impersonnelles pour faire de la mort l’effet d’une violence criminelle (Gewalttat) qui serait volontairement et méchamment perpétrée par quelqu’un de mauvais (böse) : cela permet à la psychè humaine de s’imaginer que l’être humain est capable de se défendre contre ce criminel surhumain (gewalttätigen Übermenschen) en le conjurant, en l’apaisant, etc. Comme ce procédé d’autodéfense se produit sur le modèle de l’expérience infantile de la détresse qui divinise le père, les forces de la nature ne sont pas tout simplement humanisées : elles sont elles-mêmes divinisées.

L’hostilité contre l’ennemi coupable de tous les maux permet de sceller à la conscience humaine le secret de la source de la violence qui se déchaîne dans la vengeance. Dans le schéma primitif, cette vengeance s’exerce contre l’ennemi (hostis), public, dans la guerre menée par le groupe ou dans les raids lancés par les confréries de guerriers ; en revanche, dans les sociétés traditionnelles, la vengeance et la guerre privées s’abattent désormais contre l’ennemi personnel (inimicus) du clan familial avant, du moins, que le groupe dirigeant la formation étatique ne capte le droit à faire la guerre en interdisant les guerres privées et, à terme, les duels et les vendettas. Le monopole de l’exercice de la violence légitime que l’État moderne est parvenu à conquérir avec succès parachève un processus qui prive les gens du droit à se venger au profit d’un pouvoir coercitif immensément plus puissant que les individus. Là où les violences premières entre groupes armés de manière similaire s’équilibraient de manière relativement équitable, l’asymétrie entre les forces en présence et la disproportion entre les violences exercées et endurées est devenue la règle à l’époque moderne ; mais ce déséquilibre commence dans les sociétés traditionnelles dès lors que s’imposent des hordes de guerriers mieux armés et plus agressifs qui s’avèrent de facto capables de soumettre les tribus primitives à l’hégémonie despotique d’une formation étatique[12].

Le type des violences assénées et supportées change radicalement entre les sociétés premières et traditionnelles sans, néanmoins, changer de genre. Car la violence reste principalement de genre masculin. En règle générale, ce sont les hommes qui font la guerre et qui capturent, battent ou violent les femmes. L’idéal-type primitif semble distribuer la violence entre la férocité des guerres publiques et la brutalité des corrections domestiques infligées aux femmes. Mais la réalité est autrement plus complexe : les sociétés sauvages peuvent connaître une intensification des violences à la guerre que ponctuent la torture des prisonniers ; le refus de se soumettre aux douloureux rites d’initiation est sanctionné par la mise à mort. La cruauté de cette violence meurtrière, Clastres a dû la constater chez les Guayaki. Chez les Baruya du Nord, en Nouvelle-Guinée, c’est encore autre chose ! Car il y a une combinaison entre le rituel de séparation brutale des garçons d’avec leur mère et la soumission à l’homosexualité rituelle des garçons cloîtrés pendant toute l’adolescence dans la maison des hommes, où il leur faut faire des fellations aux adolescents plus âgés pour devenir des hommes en s’abreuvant de leur sperme : dans ce groupe, l’homosexualité masculine prend la forme ritualisée d’une obligation sociale à laquelle il convient de se soumettre, comme à tous les rituels primitifs, sous peine de mort en cas de refus[13]. Il y a là une violence sexuelle difficile à circonscrire tant que la fellation rituelle n’est pas vécue comme un viol de l’orifice buccal…

Il n’y aurait violence qu’à partir du moment où le consentement aux normes en vigueur serait perturbé par une alternative venue d’ailleurs, laquelle n’est pas meilleure en soi, mais peut de facto être désormais préférée par les (jeunes) gens. Ce qui pouvait apparaître de l’extérieur comme une violence objective, par exemple les scarifications ou la subincision du pénis, est dorénavant vécu subjectivement, par le sujet exposé à cette coutume, comme une violence qui lui est faite : l’objectivité, seulement apparente, de la violence est dès lors elle-même subjectivement ressentie et vécue comme violence effective ; mais cette conviction intérieure d’être victime d’une violence provient de l’extérieur, c’est-à-dire du point de vue d’un autre système de valeurs incarné dans des coutumes et lois venues d’ailleurs. Ce choc des cultures peut se produire dans deux cas de figure qui correspondent peu ou prou à la migration non-violente dans une société d’accueil et à la colonisation violente d’une société. Dans le premier cas de figure, la législation locale est autorisée à interdire l’importation de coutumes étrangères à un pays qui reviennent, de son point de vue culturel, à commettre2 des violences sur les personnes, par exemple l’excision du clitoris et/ou l’infibulation en France. Dans le second cas de figure, en revanche, la colonisation d’un territoire n’autorise aucunement à interdire aux autochtones de vivre selon leurs coutumes propres, pour choquantes qu’elles puissent paraître aux yeux des colons : inciter par l’impôt à se convertir à l’islam conquérant constitue bien une violence symbolique, néanmoins cette incitation s’avère bien moins violente que l’interdiction chrétienne du cannibalisme que les Conquistadores punissaient en jetant en pâture aux chiens les cannibales, comme les homosexuels d’ailleurs, pour les dévorer vivants[14]. Il y a bien des cas intermédiaires entre ces deux situations idéal-typiques.

Les Guayaki réfugiés chez leur maître paraguayen sont pris dans une telle situation néocoloniale. Si les Achè continuent à pratiquer discrètement l’endocannibalisme, au contact des Blancs, certaines de leurs anciennes pratiques, de toute façon inadaptées à leur situation démographique, commencent à leur apparaître problématiques. C’est dans une société confrontée à sa propre fin[15] que Clastres recueille les confidences d’un meurtrier qui meurt d’avoir tué l’enfant de la femme : « lui que n’habite aucune violence » meurt à présent de cette vengeance (jepy) jadis nécessaire qui, désormais, apparaît à ses yeux comme une pure et simple violence contre une enfant innocente. La vérité ‟objective” à nos yeux est devenue vérité subjectivement vécue par l’agent de la violence rituelle : le contrepoids à la souffrance éprouvée – c’est la vérité primitive de la vengeance[16] –, a été altéré en vengeance perturbée par la perte du sens primitif de la nécessité de compenser les souffrances de la vie…

Si la vengeance est bien le double primitif de la violence mise en avant par les sociétés premières soumises à la loi cosmique de l’égalisation, que devient la vengeance dans les sociétés hiérarchiquement divisées et, à ce titre, assujetties à l’injustice de la violence exercée de manière unilatérale par un pouvoir coercitif ?

[1] Alfred Métraux, Les Incas, Seuil, 1961, p. 50-53. [2] Ibid., p. 39-45.
[3] Ibid., p. 87. [4] Ibid., p. 100-101. [5] Ibid., p. 93-94. [6] Ibid., p. 100.
[7] Ibid., p. 106-108.
[8] Clastres, Recherches d’anthropologie politique (1980), p. 85-89.
[9] Lewis H. Morgan, League of the Ho-de’-no-sau-nee or Iroquois (1851), New York, 1904, p. 286. [10] Ibid., p. 321-324.
[11] Sigmund Freud, Die Zukunft einer Illusion (1927), in Studienausgabe (1974), t. IX, Francfort, Fischer Verlag, 1989, p. 150-151 ; trad. fr., L’avenir d’une illusion, PUF, 1971, coll. « quadrige » p. 16-17 (c’est le chapitre iii).
[12] Cf. Christian Ferrié, La politique ou la guerre ? (2021), p. 176-177 & p. 247-248.
[13] Maurice Godelier, Les métamorphoses de la parenté, Fayard, 2004, p. 261-267.
[14] Françoise Mari, « Les Indiens entre Sodome et les Scythes (un aspect de la perception morale des premiers Européens en Amérique) », Histoire, Économie et Société, Armand Colin, Vol. 5, N° 1, 1986/1, p. 3-30 : « Il y a un nombre non négligeable de mentions d’actes de cannibalisme commis par des Espagnols poussés par la faim pendant la conquête de l’Amérique. De telles pratiques désespérées étaient connues dans l’ancien monde, s’étant produite au moment des grandes famines. Ceci n’empêchera pas les Espagnols d’exercer une répression féroce contre les cannibales quand ils le pouvaient. Généralement les Conquistadores faisaient dévorer vivants les coupables, ou présumés tels, par leur chiens, comme il le faisait avec les sodomites. » (p. 20)
[15] Pierre Clastres, Chronique des Indiens Guayaki (1972), p. 207 & p. 282, cf. p. 189-190.
[16] Ibid., p. 178.