Violences en tous genres

Convient-il de proposer une théorie générale de la violence ou bien d’articuler une théorie critique des violences en tout genre commises au cours du temps de l’histoire et dans l’espace culturel des sociétés ?

La violence sacrée contre la violence spontanée
René Girard

Pour René Girard, c’est toujours le même mécanisme, le même schéma et le même modèle, la même parade qui permet de mettre fin à la violence intestine grâce à l’institution d’une violence sacralisée : le sacrifice. C’est cette vérité méconnue qu’il s’agit de révéler dans La violence et le sacré (1972) : la violence et le sacré étant inséparables (p.34), *le sacré s’avère être un double de la violence.

Selon Girard, la violence fondatrice de l’ordre culturel met fin à la violence forcenée, spontanée et généralisée, cette violence mutuelle de tous contre tous qui se déchaîne originellement lors de ladite crise sacrificielle. Car, pour épargner l’autodestruction à la communauté, la crise se résout par une polarisation de la violence sur une victime arbitraire, un bouc émissaire, qui fait office de substitut de tous les autres sur lesquels la violence aurait pu se déchaîner : à l’origine même de toute société, l’événement de la violence cathartique du sacrifice met fin à la violence (anarchique) qui serait autodestructrice de la communauté ; à l’origine de l’ordre culturel, cette violence primordiale ou première permet d’établir les rites religieux qui vont à l’avenir préserver l’ordre culturel par la répétition de la violence fondatrice du sacrifice ; au cours du temps de l’histoire, les rites s’éloignent de l’événement originel de sorte que disparaît la dimension sacrificielle, perdue dans la nuit des temps.

[chapitre 1 = « Le sacrifice »]

Comme le désir de violence porte à l’origine sur les proches, l’appétit de violence encore inassouvie cherche comme exutoire une victime de rechange pour ruser avec la violence, pour tromper cette violence terrifiante et la détourner du groupe propre qu’il s’agit de protéger de sa propre violence : il faut éviter que les frères ennemis s’entretuent, tel Abel et Caïn. Par conséquent, le sacrifice n’est pas la punition d’un coupable : innocente, la victime arbitraire a pour seul caractéristique de permettre de mettre fin au cycle de la violence par son incapacité à se venger. Le sacrifice animal répond parfaitement à cette exigence : l’animal qui ne peut se venger est interposé entre la violence et son objet humain. Il s’agit ainsi de canaliser la violence grâce à une victime ressemblante d’un certain point de vue : ce qui permet de protéger certaines catégories d’êtres humains et même les hommes en général, si l’espèce est considérée comme un clan familial. Reste que le sacrifice humain est la forme primordiale du sacrifice humain, par exemple chez les Tupi ou dans la royauté africaine. Il en existe même encore en Grèce : c’est la figure antique du pharmakos. Chez les Chuchki, une victime qui n’est pas le coupable du meurtre est préventivement immolée par sa famille pour éviter la guerre avec l’autre clan. Il s’agit dans tous ces cas d’empêcher l’escalade de la violence essentielle que provoquerait la contagion de la violence intestine à toute la communauté. Car le danger qui menace, c’est le cycle de la violence interminable qui prend la forme d’une vengeance de sang dans les sociétés primitive et même traditionnelles. Le rôle essentiel du sacrifice rituel dans les sociétés primitives dépourvues de système judiciaire, c’est en effet d’apaiser la violence en la domestiquant pour éviter qu’elle se déchaîne : il s’agit de couper court à la vengeance en mettant à mort des victimes qui ne peuvent se venger elles-mêmes.

Le sacrifice primitif est un lynchage ritualisé qui a pour fonction de prévenir la violence par une violence qui n’est pas d’ordre punitif, comme semble l’être la violence punitive du système judiciaire. La fonction du sacrifice est ainsi de refouler la violence intestine de façon à mettre un terme à la violence ou vengeance de manière préventive, et ce par contraste avec la modalité curative du châtiment comme vengeance publique que le système judiciaire met en œuvre à l’heure actuelle. Cela indique bien qu’il n’y a pas de différence essentielle entre la vengeance privée et la vengeance publique, entre la violence initiale et la violence terminale. Il y a simplement une différence de modalités dans la manière dont la culture se protège du cercle vicieux de la vengeance, c’est-à-dire du cycle infernal de la violence interminable. René Girard distingue à cet égard trois catégories qui correspondent peu ou prou aux trois types des sociétés primitives, traditionnelles et modernes :

  • les moyens préventifs se ramènent tous à des déviations sacrificielles de l’esprit de vengeance ;
  • les aménagements et les entraves à la vengeance, comme les compositions, les duels judiciaires, etc., constituent une action curative et encore précaire ;
  • le système judiciaire a un efficacité curative sans égal (p.36).

Le système judiciaire actuellement en vigueur dans les sociétés modernes libère en effet du devoir de vengeance en pratiquant une vengeance sans suite en raison du monopole absolu (*dont jouit l’appareil d’État) : il s’agit d’étouffer la vengeance en postulant que la violence légale ou légitime, à l’instar de la violence sainte, repose effectivement sur une transcendance qui la distingue essentiellement de la violence illégale, illégitime ou coupable, alors qu’il y a en vérité identité essentielle entre violence illégale et violence légale. Reste que la révélation de cette vérité démystificatrice est dangereuse, puisque l’absence de transcendance de la violence sacralisée pour mettre fin à la violence spontanée ne peut que relancer le cycle de la violence interminable. Ce sont les deux pans de cette vérité qu’il s’agit pour René Girard de révéler en même temps :

  1. il n’y a aucune différence essentielle entre les deux types de violence, qui sont de la violence ;
  2. mais il faut croire à leur différence pour éviter le retour de la violence indifférenciée ou essentielle, celle qui ne voit aucune différence entre les gens et peut donc s’abattre sur tout le monde.

La croyance religieuse dans la transcendance de la violence rituelle postule la différence de cette violence rituelle en la déshumanisant, c’est-à-dire en la sacralisant comme si elle était d’origine divine, de façon à faire comme si la violence ne venait pas des hommes eux-mêmes, comme si elle était posée à l’extérieur des hommes : « la religion déshumanise la violence en soustrayant à l’homme sa violence » (p. 201).

Ce ne serait « pas un nouveau maillon, mais une violence radicalement autre, décisive » qui permet d’en finir avec la violence interminable. C’est qu’il faut absolument croire que la violence rituelle est différente de la violence indifférenciée de façon à ne pas se laisser contaminer par la violence : les rites religieux ont pour fonction d’empêcher la contagion impure de la violence sacralisée par la violence indifférenciée. L’analogie ressentie entre la mort provoquée par la maladie et celle perpétrée par l’ennemi fait que ces deux cas de figure (pour nous si différents) sont ressentis par les intéressés comme similaires en ce qu’ils relèvent de cette violence essentielle qu’il s’agit de domestiquer en en conjurant l’impureté. Il faut donc couper court à la contamination par la violence de la maladie ou de l’écoulement du sang menstruel tout autant qu’il faut se prémunir contre la contagion des querelles liées au désir sexuel : car « la sexualité contrecarrée débouche sur la violence » au sein de la communauté.

En somme, René Girard montre que la violence, à la fois spontanée et sacrée, est partagée par une ambiguïté fondamentale. La vérité essentielle qu’il met en avant, c’est que la violence est la même entre le mal et le remède : il s’agit toujours d’une violence qui fait couler le sang. Mais la sacralisation de la violence rituelle, ainsi déshumanisée, permet aux hommes de méconnaître cette vérité en distinguant la bonne violence de la mauvaise violence.