Violences en tous genres

Roméo et Juliette de Shakespeare
les maux de la violence
(rixes, meurtres, suicides)

For never was a story more woe
Than this of Juliet and her Romeo
[acte V, scène 3, v. 307-308]

Les rixes mises en scène par Shakespeare dans la tragédie aussi admirable que déplorable de Roméo et Juliette, rédigée en 1595 – The most Excellent and lamentable Tragedie of Romeo and Juliet [c’est le titre adopté en 1599] – donne un bel exemple de déchaînement de violence tout à la fois déréglé et insensé.

Le contexte médiéval :
guerre privée et violences meurtrières

L’intrigue se déroule déjà à Vérone dans la version qu’en donne Luigi da Porto dans sa nouvelle intitulée : Historia novellamente ritrovata di due nobili amanti, écrite entre 1512 et 1524 avant d’être publiée à titre posthume en 1530. Seigneur de Verona à ce moment-là (1301-1304), Bartolomeo I della Scala est réputé juste selon Dante Alighieri auquel il accorde l’asile (fin 1303-début 1304). Si le poème de Brooke (1562) dénonce un amour malhonnête, et le récit de Painter (1567) fustige la violence destructrice de la passion, la tragédie de Shakespeare prend le contrepied de ces deux sources d’inspiration pour s’attacher à mettre en scène le déroulement implacable du destin tragique d’un amour aveugle à l’hostilité réciproque des clans familiaux d’où sortent les deux jeunes gens : ce n’est pas d’un drame de facture romantique, c’est bien plutôt la tragédie d’un amour impossible au temps d’une guerre privée de facture médiévale qui ressemble plus à la faida qu’à la vendetta, en raison du caractère politique de la rivalité entre les deux familles apparentées au prince de Vérone. Ce qui place les rixes violentes entre ces jeunes nobles de bonne famille aux antipodes des ignobles crimes d’honneur de notre époque, en apparence du moins, puisqu’il est question d’un mariage arrangé par le père avec le comte Paris [III, 4], censé conquérir son cœur pendant la fête où Roméo et Juliette s’énamoureront, et que la virginité de la jeune héritière d’à peine 14 ans [I, 2] est bien en jeu, même si ce n’est pas l’enjeu principal du litige.

Toile de fond de leur coup de foudre [I,5, v. 89-106], Juliette elle-même évoque à plusieurs reprises sa virginité (a maiden bush bepaint my cheek maidenheadII,1,v. 128, my maidenheadIII,3,v. 137, unstained wifeIV,1,v. 88) et son père finit par la déclarer déflorée par la mort maidenheadIV,4,v. 63-67.

Dans cette tragédie de Shakespeare rédigée en 1595, il y a deux éléments qui abondent dans le sens du Leviathan que Hobbes publie en 1651. Incarnant la res publica qui garantit la paix et le droit par la force, le prince de Vérone entend mettre fin à la querelle (quarrel) qui s’apparente à une dissension (civil brawls) incivile entre les deux clans rivaux au sein de la cité. Tout d’abord, le prince menace de torture et de mort (on pain of torture vs on pain of death) « ses vassaux séditieux, ennemis de la paix » [I, 1, v. 69] en raison de la rixe qui vient, pour la troisième fois, de perturber la paix civile en entraînant de vénérables citoyens à reprendre leurs vieilles armes pour se battre à leur côté (old partisansv. 82). Il sévit ensuite en bannissant Roméo pour avoir vengé la mort de son ami Mercutio en tuant à son tour le meurtrier, Tibert, au cours d’une nouvelle rixe (fray) qui ponctue la fatale querelle (brawl) entre les deux clans [III,1]. En premier lieu, donc, chacune des deux factions ayant de vieux partisans, leur dissension d’ordre ‟privé” risque de dégénérer en guerre civile à la moindre échauffourée, d’autant que tous les citoyens et leurs valets sont armés : la cité est dans un état de guerre potentiel que le pouvoir public du prince s’efforce de contenir et même d’anéantir. En second lieu, figurant cette fois la minorité agressive qu’indique Hobbes au chap. XIII du Léviathan, ce sont les jeunes hommes armés qui relancent les hostilités en prenant prétexte de la querelle ancestrale pour commettre des actes de violence censés venger l’honneur prétendument bafoué par l’autre camp.

Reste que l’initiative vient dès le début du clan des Capulet, du côté de Juliette en tant qu’enjeu de la lutte, le clan des Montaigu se contentant de répondre aux provocations et cherchant même à s’y soustraire, à l’instar de Benvolio [I,1] et surtout de Roméo [III,1] qui est à la fois moins agressif que son rival et de toute façon intéressé à une désescalade du conflit en raison de son penchant inconscient à chercher l’amour dans le clan adverse (Rosaline, Juliette). Voyant le sang qui vient de couler en raison de la première rixe (fray), le jeune amoureux attristé de n’être pas payé de retour (out of her favor) semble appréhender l’amour alors éprouvé pour Rosaline comme un élément de l’hostilité générale entre les deux familles :

Here’s much to do with hate, but more with love.
Why then, O
brawling burning love, O loving hate
[acte I, scène 1, v. 163-164]

Or, dans ce contexte d’hostilité ancestrale entre les deux clans familiaux, la jeune femme serait une prise sur l’ennemi, non point tant de son point de vue d’amoureux que dans la perspective des Capulet qui, de la sorte, seraient déshonorés par cette prise sans contrepartie. D’un point de vue anthropologique, l’échange matrimonial exige en effet un don contre don équilibré entre clans, faute de quoi la capture unilatérale constitue un casus belli. C’est de prime abord le sentiment de Tibert qui cherche querelle à son ennemi (foe) tout désigné par la naissance, Roméo, qu’il défie [II,3] pour avoir osé s’introduire masqué dans la maison des Capulet, sans qu’il ne sache pourtant ni qu’il s’agissait d’y rencontrer Rosaline, ni qu’il va s’éprendre effectivement de Juliette et la séduire [I,5]. Épris d’un amour aussi aveugleII,1,v. 32-33 que querelleur (brawling love) qui le fouette et tortureI,2,v. 54, Roméo provoque inconsciemment Tibert.

Duelliste querelleur incarnant le guerrier agressif en quête de gloire au combat, Tibert est le personnage impulsif et vindicatif qui déclenche par deux fois les hostilités. Les valets des deux maisons aristocratiques étant à l’origine du premier combat d’épée, c’est bien une guerre civile (stasis) qui menace la cité, puisque le petit peuple (demos) est partie prenante de la dissension : relayant la haine de leurs maîtres, les serviteurs des Capulet cherchent la bagarre avec les serviteurs ennemis qu’ils provoquent en les narguant – le sarcasme de Shakespeare est patent, puisque la bagatelle à l’origine de la bagarre provient des vilains, et non des nobles qui se traitent de vilains et se comportent comme tels – ; Benvolio n’étant pas parvenu à les séparer, Tibert qui hait le terme de paix tire l’épée pour se battre contre lui, de sorte que d’autres citoyens se mêlent à la bataille et que les chefs de clan, respectivement freinés par leur épouse, finissent quand même par tirer eux-mêmes l’épée avant que le prince Escalus, aidé des citoyens du gué, n’arrête le combat de façon à contenir la violence de sang qui a commencé à couler, comme le constate Roméo après coup [I,1].

Il n’est pas encore question de vengeance ! Le mépris et la haine de l’ennemi, l’agressivité unilatérale d’une faction suffisent pour déclencher les hostilités à partir de trois fois rien (faire la nique en claquant l’ongle de son pouce contre les incisives) et, en contrepoint, le valet Peter concédera face à Roméo qu’il s’agit d’attendre l’occasion pour une bonne querelle, à la condition donc d’être du côté de la loi [II, 3, v. 27] comme l’avait déjà déclaré son compère Samson [I, 1, v. 32,39 ].

Selon le scénario mis en scène par Shakespeare, ce qui produit effectivement la violence à l’origine, ce n’est ni la souffrance, ni la vengeance, mais l’agressivité qui se nourrit de la haine ancestrale entre les deux familles ennemies (two foes) qui confine à la rage (their parents’ rage) selon le prologue du chœur qui ouvre la pièce : sans cette agressivité, l’hostilité envers les ennemis resterait ineffective. Amoureux d’une fille de l’autre maison (Rosaline puis Juliette), Roméo est dès le début hors-jeu faute d’éprouver l’hostilité ambiante : voyant le sang que la rixe a fait couler, il l’attribue logiquement à la haine, tout en avançant paradoxalement qu’il s’agit plus encore d’amour, d’un amour querelleur et donc d’une haine aimante. C’est comme s’il comprenait l’ambivalence de la haine ancestrale entre les deux clans à partir de son expérience personnelle de l’amour aveugle que, d’ailleurs, Shakespeare ne manquera pas de déniaiser à coups d’allusions grivoises, l’amour pleurnicheur (drivelling love) se révélant être en fin de compte un bouffon en quête d’un trou où fourrer sa marotte [II, 3, v. 70-73]. Le personnage de Roméo incarnerait ainsi le déplacement de la querelle haineuse entre familles vers une querelle proprement amoureuse, tout d’abord in foro interno avec l’aimée rétive (Rosaline), puis dans un débat avec Juliette sur le sens de leur amour confronté à la haine extérieure : ne faudrait-il pas renoncer à son nom et le haïr au nom de cet amour ? [II, 1, v. 76-99]

C’est pourquoi Roméo n’éprouve aucune haine pour le clan ennemi et, en retour, le père de Juliette ne semble en éprouver aucune contre ce garçon qui est la réputation à Vérone d’être vertueux et bien éduqué : c’est au nom du salus publicus qu’il tente en vain de calmer son neveu Tibert [I, 5, v. 62-66], lequel tient rigueur à Roméo d’avoir osé s’introduire masqué dans leur demeure sans y être invité. S’inscrivant à plein dans la querelle de famille, le cousin de Juliette ressent cette intrusion d’un ennemi (our foe) comme un affront qu’il jure de punir de mort, en appelant à la lignée et à l’honneur de sa parenté (by the stock and honour of my kinv. 54) : prêt à en découdre sans même être au fait des baisers entre Roméo entreprenant et Juliette consentante, le duelliste éprouvé lance à l’amoureux un défi en bonne et due forme [II, 3] auquel Roméo ne prendra pas la peine de répondre, en proie qu’il est à une passion d’un autre ordre. Lui-même accusé par Mercutio d’être querelleur, Benvolio sent bien qu’il y a suffisamment de mauvais sang dans l’atmosphère survoltée pour provoquer une nouvelle rixe à partir du moindre sujet de querelle [III,1] : ce que confirme l’entrée en scène de Tibert qui cherche querelle à Roméo en raison de l’affront (injuriesv. 58) qu’il lui aurait fait subir. N’éprouvant aucunement cette haine de famille, insensible aux insultes méprisantes de Tibert qui le traite comme un garçonnet, Roméo répond au défi haineux par une déclaration d’amour à ce bon Capulet dont il aime désormais le nom comme sienv. 60-64 : c’est ce qui pousse son ami Mercutio, réplique de l’ennemi Tibert, à relever son défi pour effacer le déshonneur de cette vile soumission de Roméov. 65-67. Roméo rappelle l’interdiction princière pour arrêter la rixev. 77-80, s’interpose entre eux, avec pour effet de permettre à Tibert dans la situation confuse de toucher et blesser mortellement Mercutio, qui maudit alors les deux maisons en conflitv. 83 : la réapparition du furieux Tibert déclenchant la fureur de Roméov. 112-115, celui-ci engage le combat pour lui faire retirer ses insultes (villain) et venger son ami, avant de le tuer à son tour.

En présence du prince, la tante de Tibert réclame justice, non pas en vue du prix du sang (la compensation au sens du droit germanique), mais pour faire respecter la loi du talion en faisant couler à son tour le sang du clan ennemi (For blood of ours shed blood of Montague ! v. 139-141), alors même qu’il y a déjà un mort dans chaque camp. Il ne s’agit pas tant de pointer l’hécatombe tragique qui s’ensuit à la fin [V, 3] – le prétendant de Juliettev. 71-72, la mère de Roméov. 209, puis les deux jeunes gensv. 119-120,169 – que d’analyser le mécanisme, théâtralisé par Shakespeare, de production de la violence de part et d’autre.

Des maux de la violence à la violence comme Mal

Du point de vue des duellistes agressifs, Mercutio et surtout Tibert, qui vont mourir en premier à cause de cette maudite querelle ancestrale entre clans rivaux, la haine de l’ennemi est première et l’honneur blessé n’est que le futile prétexte pour se quereller (nice quarrelIII,1,v. 145 aux yeux de Roméo) qui, néanmoins, produit une rixe (frayv. 133) fatale (fatal brawlv. 135) aux assauts brutaux (rude brawlsv. 180). En somme, l’enchaînement primitif de la guerre (privée) : souffrance – vengeance – violence, prend la forme d’une querelle pervertie par le point d’honneur : haine – blessure d’amour-propre – violence.

Du point de vue décalé du jeune couple focalisé sur son amour, la haine est précisément déclassée par l’amour, qui est et reste premier tout au long de leur tragédie, tout en étant entravé de l’extérieur par la haine selon la séquence suivante : violence meurtrière de Tibert – fureur et vengeance de RoméoIII,1, intériorisée par Juliette qui est tourmentée par tous ces malheurs ou maux (woe) – désespoir de RoméoIII,3 et de JulietteIV,1, redoublé par le mariage arrangé qui fait violence à Juliette tout autant qu’à leur amour – nouvelle violence de RoméoV,3 en réaction au désir de Paris de venger à la fois l’outrage fantasmé de Roméo envers Juliette et le meurtre du cousin de Juliette (alors qu’il est lui-même le cousin de Mercutio)  –  suicide de Roméo et de JulietteV,3.

Équivalente à une calamité qui s’abat sur tout le monde, la violence des hommes armés se traduit en effet par le malheur (woe), à présent ressenti par les deux amoureux sous la forme d’un chagrin désespérant, avant de l’être par leurs parents : calamity, affliction, sorrow sont tout autant de synonymes du terme woe que Juliette emploie dès qu’elle apprend la nouvelle du meurtre de son cousin Tibert. Partagée entre les deux scélérats (villain) qui se sont entretués à ses dépens, allant jusqu’à comparer à une bête ravissante son aimé au corps angélique possédé par un esprit diaboliqueIII,2,v. 73-85, avant de se raviser de cesser de parler mal (illv. 97) de son mari, Juliette ne peut que se lamenter sur son sort malheureux (woev. 51) – jeté par un démon (devil) qui la tourmente et la torturev. 43-44 – : les larmes de son amer chagrin (sour woev. 116) sont le tribut à payer à l’infortune (woev. 103) de devoir subir la mort cruelle (woev. 115) d’un cousin, aussi méchant que son mari pour l’avoir trahie par cette violente fourberie (deceit) à l’origine d’autres calamités (griefsv. 117), vilénie qui pousse vers la mort la vierge endeuillée d’être veuve (maiden-widowèdv. 137). Du point de vue propre à la vierge éplorée par le deuil de son amour, la séquence est la suivante : toutepuissance démoniaque du méchant destin de la lamentable ou déplorable vilénie qui pousse au crime félon les deux mauvais parents – violence des deux mâles endiablés – mal vécu comme irrémédiable affliction (woe) – mort violente par suicide de l’un à l’origine du désespoir de l’autre qui s’inflige la violence de se tuer (she, too desesperate… did violence on her herself V,3,v. 263).

Du point de vue des deux pères survivants, sermonnés par le prince en raison des maux (woes) dont ils sont la source [V,3], le sacrifice des jeunes gens à la haine rageuse de leurs pères ennemis (two foes) – leur nouvelle mutinerie contre la paix civile (ancient grudge break to new mutiny) a de nouveau maculé la cité du sang des citoyens (civil blood) s’entretuant (civil hands) [Prologue] – aura au moins servi à la réconciliation : la violence apparaît pour ce qu’elle est au regard des cruels maux (piteous woesv. 219) qu’elle provoque en dépit du bon sens, de sorte qu’aucun mot ne peut sonder de tels maux (No words can that woe sound III,2,v. 126) :

« Jamais une histoire n’a contenu plus de maux (more woe)
Que celle de Juliette et de son Roméo. »

*
Le mal comme double aveuglant de la violence

Les violences endurées sont des maux (woes). À ce titre, la violence est la figure du mal pour les victimes qui la subissent et la vivent en la diabolisant comme l’incarnation du Malin qui possède les gens mauvais. C’est une évidence qui saute aux yeux des victimes de la méchanceté diabolique des hommes cruels qui font sadiquement souffrir les autres. Cette évidence morale et moralisante fait du Mal un double aveuglant de la violence. La tragédie révèle cette vérité démoralisante de la violence démesurée du cruel destin à l’origine du déchaînement des violences interhumaines, qui frappent à égalité les agents de leur propre infortune, les hommes armés qui s’entretuent (Mercutio, Tibert, Paris, Roméo), et les victimes innocentes de la violence des hommes, les femmes qui meurent du chagrin éprouvé à cause des maux endurés : la mère de RoméoV,3,v. 209-213 et, plus encore, l’incarnation de l’innocence, Juliette elle-même. Dans l’ultime vers, Shakespeare pointe que Roméo et Juliette raconte l’histoire de Juliette, la tragédie du déplorable malheur à l’origine de son chagrin (For never… more woe than this story of Juliet). En amont des violences qu’ils accomplissent, il y aurait le destin tragique du mal qui s’empare des hommes à travers leurs passions, qui les rendent fous furieux et cruellement méchants ou simplement mauvais. Juliette elle-même reconnaît l’excès de son véritable amour (my true love is grown to such excess) juste après que frère Laurent ait prévenu Roméo du danger mortel des passions violentes : These violent delights have violent ends [II, 5, v. 9].

Toutes les tragédies, d’Eschyle à Racine en passant par Shakespeare, l’atteste : jouets des violentes passions qui les poussent à commettre meurtres et autres violences, les hommes sont l’artisan de leur propre malheur. Les exemples sont légion. Il n’est qu’à citer Clytemnestre qui, conformément à la prophétie de Kassandra (ramenée captive de la guerre de Troie), venge le sacrifice d’Iphigénie en assassinant Agamemnon de ses propres mains avant d’être elle-même assassinée par leur fils Oreste qui venge ainsi son père. Dans l’Andromaque de Racine, la chaîne de la passion amoureuse à sens unique (Oreste aime Hermione, qui aime Pyrrhus, qui aime Andromaque, qui aime Hector mort) rend Oreste fou à cause du suicide de Hermione qui l’avait poussé à faire tuer Pyrrhus. Poussé par la méchanceté naturelle de Lady Macbeth [I, 5], Macbeth assassine le roi pour prendre le pouvoir et en devient fou.

Toutes ces tragédies illustrent les folles passions qui poussent les hommes à commettre les pires crimes et violences. L’anthropologie kantienne en a produit la schématisation à partir de la viciation des bonnes dispositions naturelles par le penchant au mal (Hang zum Bösen), lequel transmue et pervertit les désirs en besoins obsessionnels qui relèvent d’une addiction pathologique que les Grecs comprenaient comme une forme de folie appelée mania : c’est le cas depuis les passions ardentes de la goinfrerie, de la luxure et de la sauvagerie, jusqu’aux patients frigides du besoin obsessionnel de vengeance (Rachsucht), de pouvoir (Herrschsucht), d’avoir (Habsucht) ou d’honneur (Ehrsucht), en passant par la passion amoureuse[1]. Tous les maux (Übel) engendrés par la violence des passions auraient pour source ce penchant au mal (Böse) qui rend les hommes méchants et les pousse de ce fait à commettre des violences.

[1] Kant, Anthropologie dans une perspective cosmopolitique (1798), § 80-87 sur les passions & La religion dans les limites de la simple raison (1793), livret 1, chap. II sur le penchant au mal.

La violence serait le Mal incarné. Hypostase à l’origine des maux, le mal s’avère être un double de la violence qui en condamne l’issue pour mieux en dissimuler la source…