Violences en tous genres

I.
Des violences premières :
de la souffrance à la vengeance

La cruauté imputée aux violences primitives, disqualifiées comme sauvages du point de vue ethnocentrique de la modernité occidentale, entrave la compréhension de la relative mesure des violences commises par les hommes dits sauvages ou primitifs. Car les violences premières commises au sein des sociétés primitives sont soumises à la loi égalitaire de l’action/réaction et, à ce titre, elles sont modérées de sorte à contenir tout excès.

Il s’agit d’un cycle incessant de violences qui se répandent les unes aux autres de manière mesurée : tout comme les relations sociales sont réglées par le don contre don, les rapports violents entre les gens sont contenus par la loi du contrecoup à tout coup donné ou reçu ; ce qui vaut tout autant du violent coup du sort que de la violence du coup de massue asséné lors d’une guerre. Ce qui est vécu humainement comme désir de se venger des violences de la vie ou de l’ennemi – l’enfant foudroyé par le Tonnerre, chez les Guayaki, ou le parent assommé et cannibalisé sur le champ de bataille ou dans le camp ennemi – participe en vérité de la loi du Karma que Schopenhauer appelait Vergeltungsgesetz : il s’agissait de rendre justice à l’injustice, conformément à l’ordre des choses qui naissent et périssent[1], en compensant la violence subie par une sorte de contrepoids au poids écrasant de la souffrance éprouvée. Loin d’être infernal et donc inhumain à être démoniaque ou diabolique – comme le croient les Modernes –, le cycle de la vengeance cherche le point d’équilibre, instable, qu’assurerait la loi cosmique de l’égalité entre la violence reçue, la faute commise, et la violence infligée, la peine ou punition imposée à l’autre. Même si chacun des partis rend l’autre responsable du déclenchement des hostilités[2], la loi est la même pour tout le monde en tant même qu’elle est cosmique, à la fois belle et universelle, parce qu’elle règle ou régit (walten) toutes les violences subies, et non seulement celles commises entre êtres humains : mesurée et proportionnée, la loi cosmique de l’égalisation de toute souffrance règne sur le monde pour contenir la violence humaine, trop humaine, et non pour l’anéantir. Engendrée par le cycle incessant de la vie prise dans l’ordre cosmique, la violence humaine s’inscrit dans cette série :

Souffrance–vengeance–violence–souffrance, etc.

Les mythes archaïques attestent que les peuples primitifs n’ont aucunement succombé à l’illusion de pouvoir mettre fin à la violence grâce à la vengeance : la violence fait partie intégrante du monde, et la vengeance d’origine humaine n’est que le relais d’une vengeance d’ordre cosmique. Ce qui permet à la violence d’origine humaine de rester humaine, c’est précisément la croyance que la violence et la souffrance qu’elle provoque proviennent de l’ordre inébranlable du monde : la vengeance contre l’ennemi, qui aurait initié le conflit violent, ne saurait dissimuler la violence de la vie que l’animal sent et que l’être humain ressent et comprend comme inhérent à la finitude de l’être vivant mortel au monde. La représentation cosmologique de la violence comme appartenant à l’ordre des choses corrige à juste titre le motif de la vengeance comme source de la violence : la vengeance est bien une motivation humaine, trop humaine, de la violence exercée en contrecoup de la souffrance éprouvée ; elle n’en est pas l’origine. La vengeance humaine est le paravent de la violence inhérente à l’ordre du monde. C’est une manière humaine de vivre la violence de la vie par un être souffrant de la mort de ses amis et conscient d’être lui-même menacé de mort violente.

La guerre contre l’ennemi est le moyen parfait pour satisfaire le besoin impérieux de se venger de la violence de la vie en la dirigeant vers le coupable tout désigné : l’ennemi honni qui a tué les amis du guerrier pétri de haine vengeresse. La guerre motivée par la vengeance permet de refouler la violence hors de la vie sociale du groupe et de dénier son enracinement dans la psyché meurtrie par la souffrance de la vie. La vengeance est le masque psychologique de la violence exercée en raison de la souffrance éprouvée. Il faut l’éviter à tout prix au sein du groupe propre en réglant les conflits entre apparentés, amis ou alliés d’une manière ou d’une autre : au sein du groupe propre, il faut une sanction en compensation du délit ou du crime commis de façon à rétablir l’équilibre ponctuellement perturbé. La mesure forcément mesurée l’est à la mesure même de la proportion entre l’infraction et la sanction, et ce même si la peine encourue peut aller jusqu’au bannissement et à l’exécution. Il y a là encore souffrance partagée de toute part, et non pas malin plaisir à faire et voir souffrir un étranger ou un ennemi, puisque le corps social de la communauté est doublement blessé. Le vocabulaire de la vengeance peut bien être employé, il s’agit de rendre justice au sein du groupe de façon à éviter le déchaînement d’une violence disproportionnée qui menacerait l’unité du groupe : la scission, si le désaccord persiste, est préférable à la désunion d’une querelle intestine ; les anciens alliés apparentés deviendront, à terme, des ennemis contre lesquels la vengeance pourra désormais s’exercer sur le champ de bataille où règne une violence désordonnée. Vengeance structurelle contre les ennemis ou vengeance ponctuelle entre amis, pour rendre justice en rétablissement l’équilibre cosmique par l’exercice d’une violence proportionnée à la violence première ou initiale : l’enchaînement des violences est réglé par le cycle de la vengeance mesurée.

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[1] Voir le fragment B 1 d’Anaximandre d’après lequel tous les êtres, qui naissent et périssent selon la nécessité, se rendent mutuellement justice et réparent leurs injustices selon l’ordre du temps. Martin Heidegger en a fourni un commentaire dans « La parole d’Anaximandre » (1946).
[2] C’est le cas du jeune Toba dans le mythe chulupi sur l’origine de la guerre (M 73) : Pierre Clastres, annexe I au « Malheur du guerrier sauvage » (1977), Recherches d’anthropologie politique, Seuil, 1980, p. 241-244.