Violences en tous genres

Violence et vengeance de type traditionnel (2) :
Intensification de la violence intrasociale
dans une société traditionnelle

La magistrale somme d’études d’ethnologie, d’histoire et de philosophie sur La vengeance – dans les sociétés extra-occidentales (1980) réunies par Raymond Verdier, et tout particulièrement sa présentation générale, fournissent beaucoup d’éléments qui permettent d’étayer mon hypothèse critique :

les violences primitives pour se venger sur l’ennemi collectif des souffrances de la vie et des violences infligées par les groupes ennemis sont supplantées, dans les sociétés traditionnelles, par des violences perpétrées pour venger l’honneur du clan familial bafoué par des groupes adverses ou rivaux qui appartiennent à la même société.

Selon Verdier qu’il faut suivre sur ce point crucial, il y aurait trois modes de violence : entre la violence centrale des sanctions judiciaires, infligées par le groupe propre à ses membres coupables d’une faute, et la violence périphérique de la guerre contre les ennemis, il y aurait l’espace intermédiaire de la vengeance entre groupes adverses en conflit sur des questions d’honneur, qui peuvent être ouvertes tout autant par un vol de terres ou par un cas d’hymen rompu que par un viol ou un meurtre[1]. Dans cet espace intrasocial, l’hostilité inhérente à la guerre contre l’ennemi collectif et lointain (hostis) dégénère en inimitié viscérale envers l’ennemi proche (inimicus) qui, dans les sociétés modernes où l’État s’arroge le monopole de la violence autorisée, se réduit à l’ennemi personnel. Dans les sociétés traditionnelles pacifiées par la domination étatique, il y a dégénérescence et même intensification de l’hostilité envers l’ennemi héréditaire, qui se trouve au-delà des frontières, en inimitié héritée, sans cesse excitée par la proximité des clans rivaux, parce que la valeur masculine du prestige acquis à la guerre cède le pas à la gloire viriliste de restaurer l’honneur offensé, parfois, par ce que Hobbes appelait de simples bagatelles. Dans les sociétés modernes complètement étatisées, l’antagonisme entre adversaires devient impersonnel et perd en virulence en général : par suite, la vengeance devenue personnelle est jugée criminelle, et la vengeance de sang passe pour un crime d’honneur sans aucune autre valeur que son ignominie. La vengeance prend la forme pervertie d’un règlement de comptes, par exemple entre gangs criminels, dont l’objectif n’est pas de restaurer un équilibre, mais d’annihiler le rival considéré comme un ennemi : plus aucun code d’honneur ne règle ou régule les violences échangées.

Ce déséquilibre provoqué par un détournement du système vindicatoire commence, dans une société traditionnelle, lorsqu’un lignage supérieur décime des lignages incapables de répliquer « sous couvert de meurtres de vengeance[2] » : il y a là perversion du système traditionnel, qui visait à conserver ou rétablir l’équilibre entre les groupes. Cette ultime perversion parachève ou accomplit la dégénérescence, dans les sociétés traditionnelles, du schéma primitif qui conservait ou restaurait l’égalité entre les groupes ennemis par la violence d’une guerre leur permettant de se tenir mutuellement à distance. Par rapport à la captation aristocratique du droit à se venger par le groupe des hommes libres, chez les anciens Germains, puis par l’ordre des chevaliers au Moyen-âge, l’exemple kabyle illustre le stade initial d’une société traditionnelle qui conserve le caractère égalitaire d’une société première où tous les groupes ont le même droit à se venger, le devoir de vengeance incombant au groupe dans son ensemble. La dégénérescence consiste donc dans le fait que les clans familiaux au sein d’un même village sont désormais devenus, les uns par rapport aux autres, des groupes vindicatoires qui s’opposent pour défendre leur honneur, forme pervertie du prestige primitif. La société de prestige s’est transmuée en société d’honneur.

1.
Le système vindicatoire

comme dispositif dissuasif et restrictif de la violence

En contrepoint de Bourdieu chez les Kabyles des années 1960, l’étude comparative par Breteau et Zagnoli du « système de gestion de la violence » en Calabre méridionale et dans les groupes berbères du Nord-est Constantinois permet de clarifier les différents types de violences qui sont pratiqués au nom de l’honneur dans ces deux communautés rurales de la région méditerranéenne[3]. Compléter l’étude ethnologique de Bourdieu permet de confirmer son analyse des dispositifs régulateurs, en amont et en aval de l’échange de violence restreint entre égaux, chacun à son tour (comme dans un duel avec pistolet), puisque les règles du système vindicatoire excluent « une extermination préventive du groupe potentiellement vengeur[4] ». Contre les préjugés modernistes envers la vengeance de sang pratiquée dans les sociétés traditionnelles, il faut dégager tout l’intérêt qu’il y a à distinguer, avec les auteurs, entre le niveau individuel et psychologique de la passion vindicative et le plan social du système vindicatoire, en tant qu’il s’agit d’une « institution qui s’impose à l’individu comme un devoir, qui le contraint à agir même en dehors de tout sentiment vindicatif[5] ».

Car, si la société moderne libère les parents d’une victime de violence de l’obligation de se venger, par exemple en tuant le meurtrier ou le violeur, le fait est que la captation judiciaire du droit à se venger ne protège pas seulement le criminel, en amont de la violence commise, contre les représailles de la famille, elle le soustrait également, en aval, à la pression dissuasive du contrepoids traditionnel qu’exerce préventivement, contre tout passage à l’acte, la certitude de subir automatiquement une riposte vindicatoire à la violence, que celle-ci s’exerce sur le fautif ou sur un membre de sa parenté : chez les Bédouins de Jordanie, par exemple, tout mâle adulte est menacé jusqu’au 5e degré, même si les trois premiers degrés sont les seuls à être véritablement en danger de mourir d’un coup de couteau tenu par 3 à 5 doigts[6]. Dans une société moderne, le criminel potentiel est livré à sa passion vindicative qui le pousse, par exemple, à tuer ou assassiner son épouse ou son ex-compagne, sans avoir à craindre d’être soi-même ou ses parents victime à son tour de représailles : ledit crime passionnel perpétré (sous le coup de l’émotion) par un homme peut même bénéficier des circonstances atténuantes…

Avant d’en critiquer les failles structurelles, il conviendrait donc d’apprécier les avantages du système traditionnel qui prévoit de n’exercer une vengeance que sur les hommes de l’autre groupe. En fin de compte, il s’agit d’un dispositif dissuasif pour le groupe adverse, potentiellement menacé de subir la vengeance du groupe agressé, et restrictif pour le groupe vengeur : le délai entre l’offense ou la violence infligée et l’acte de vengeance préméditée ouvre l’espace aux médiateurs pour faire accepter au camp lésé le principe du prix du sang (dya) et entraver le cycle indéfini des vengeances en chaîne ; de même, l’ordalie ou l’arbitrage par l’assemblée vise à substituer à l’échange de violences un « échange de paroles sans violence » censé aboutir à une conciliation fondée sur des concessions mutuelles et sanctionnées par des peines éventuelles, du moins pour des délits mineurs.

Dispositif traditionnel des violences

De façon à dégager la spécificité de la vengeance, les auteurs fournissent un tableau d’ensemble des violences commises et des réponses qu’elles provoquent dans les deux sociétés étudiées. L’approche descriptive des types de violence peut suivre la distinction tripartite des espaces sociaux d’interaction : à l’intérieur du groupe familial, entre groupes antagonistes en conflit au sein d’une même formation sociale (village, etc.), et entre groupes hostiles ou ennemis en guerre.

1.1 De la violence domestique à la vengeance d’honneur

Dans l’intimité du clan familial[7], il y a deux niveaux de violence : en contrepoint de la réprimande, la correction corporelle ; en complément de la vengeance exercée sur l’autre clan, l’élimination du membre qui a déshonoré sa propre famille.

La reconstitution du réseau maghrébin des relations interfamiliales sur trois générations permet d’analyser la structure hiérarchique et dissymétrique de la violence, exercée en fonction du sexe et de l’âge, sous la forme d’une sanction corporelle qui consiste à battre un enfant ou une femme, de façon ritualisée ou non : si les enfants en bas âge sont corrigés par leur seule mère, à partir de 7 ou 8 ans le garçon est corrigé par le père (et la mère), alors que la fille continue de l’être par la mère et dorénavant par sa grand-mère, sa sœur aînée et, surtout, par le frère aîné pour les questions d’honneur ; si la situation ne change pas pour la fille arrivée à l’âge de sa claustration, elle change en revanche pour le garçon circoncis qui peut subir de la part du père, souvent à la demande des femmes désormais dépossédées du droit de le battre, un « châtiment exceptionnel ritualisé » ; si l’homme marié ne peut plus être corrigé, mais seulement réprimandé par son père, par contraste la femme mariée « peut être battue de façon ritualisée par son mari, tandis que sa belle-mère peut aussi la battre, mais de façon non ritualisée » ; à cette situation ordinaire s’ajoute le cas extraordinaire d’un conflit conjugal grave dans lequel le père de l’épouse peut intervenir, s’il prend parti pour le mari, en assumant « la fonction répressive » à sa place, alors même qu’il n’avait jamais battu sa propre fille auparavant[8]. C’est la règle dans une société traditionnelle de facture patriarcale :

  1. la correction est physique ;
  2. si les femmes battent ordinairement les enfants et surtout les filles, voire leur belle-fille, c’est l’homme qui, dans les cas graves, corrige ses fils de manière solennelle pendant l’enfance, et même sa fille mariée, en tant que père, et son épouse, en tant que mari ;
  3. plus courante pour le sexe féminin, la violence corporelle, qui faisait office de sanction éducative pour les filles comme pour les garçons, prend à l’âge adulte, pour les femmes mariées, la dimension d’une répression brutale qui s’intensifie dans le cas de l’épuration familiale par exécution, exil ou rejet.

À propos de ce dernier point, les auteurs ne mentionnent en fait que le cas exemplaire de « l’élimination de la fille, ou de la sœur, qui ont perdu leur virginité, ou de l’épouse adultère », si la femme a consenti à l’acte sexuel qui s’est donc effectué sans viol ou violence (s’il y a viol, il lui faudra s’exiler ou se contenter d’un mariage de deuxième ordre[9]) : en principe canalisée vers l’extérieur, la violence ultime de la mise à mort ne se tourne qu’exceptionnellement vers l’intérieur du groupe pour effacer la honte –* et opprimer préventivement tout comportement de ce genre –, alors que la vengeance, à proprement parler, s’exerce contre l’homme qui a porté atteinte à l’honneur de la famille de la coupable.

La vengeance de l’honneur blessé est le cas le plus grave de l’interaction violente entre des membres de clans rivaux ou adverses qui, dans une société traditionnelle, ne l’exercent pas à titre personnel, mais se vengent en engageant leur propre groupe, voire en la perpétrant en son nom. Les altercations verbales, pour agressives qu’elles soient, ne sont pas encore des violences à proprement parler, mais elles peuvent en provoquer si elles ne sont pas apaisées par des paroles de conciliation. Les représailles réelles, comme récupérer son bien volé ou infliger au voleur un dommage équivalent, ne sont pas non plus des violences : c’est un usage non abusif de la force qui rétablit un équilibre. Ce n’est pas non plus le cas des représailles magiques de femmes faisant appel aux forces occultes, même si la supputation de tels actes hostiles ne peut qu’envenimer le conflit et favoriser l’affrontement violent, dont la première forme est la rixe, spontanée, qui s’apparente au duel, à la différence près qu’elle surgit soudainement. La rixe féminine est un spectacle codifié qui vise à l’emporter symboliquement sur l’autre en lui infligeant des marques, en Calabre, ou en lui dénudant les fesses, dans le Nord-est constantinois : ces atteintes au corps de l’autre qui, commises par un homme, reviendraient à un viol engageant l’honneur du groupe ne sont que des affronts brutaux sans grande importance pour les spectateurs qui en rient[10], *alors que la vaincue est vexée de sa défaite, comme le serait un enfant réprimandé devant tout le monde…

Il en va autrement dans le cas de la rixe masculine ou du duel ritualisé qui, contrairement à la vengeance exécutée à l’improviste, présuppose un combat face-à-face à armes égales entre deux individus qui s’affrontent à titre personnel, sans qu’il n’y ait eu d’insultes graves portant atteinte à l’honneur du groupe : le duel honorant les deux protagonistes, il n’entre pas dans le système vindicatoire. À titre de comparaison, la vendette corse qui est mise en scène par Mérimée dans Colomba (1840) s’oppose au duel noble qu’Orso souhaiterait, pour venger l’assassinat de son père, en ce que la victime succombe à une embuscade qui la surprend en traître, alors que le duel à la loyale ferait suite à un défi fixant un rendez-vous et laissant le choix des armes à l’autre parti : les deux fils de l’avocat en conflit avec la famille della Rebbia ayant raté leur coup de feu contre Orso, ce dernier peut tout à la fois se défendre et venger son père tout en clôturant le cycle de la vengeance faute de protagonistes de l’autre côté, les deux fils ayant été tués, au grand désespoir de leur père qui eût aimé que sa lignée ait pu se perpétuer. Dans la nouvelle de Mérimée, il y a plusieurs infractions au modèle traditionnel : les fils veulent tuer préventivement le vengeur éventuel ; pour sa part, Orso a intériorisé l’interdit étatique et la procédure de l’épreuve juridique, alors que Colomba incarne seule la tradition dans toute la pureté du système vindicatoire.

Chez les Bédouins de Jordanie qui ont recours à la vendetta pour châtier un coupable, l’objectif n’est pas non plus d’éteindre un lignage, mais bien de rétablir l’équilibre pour apaiser l’âme du disparu – c’est le motif de type primitif chez les Arabes antéislamiques (pendant les temps héroïques de la Jâhiliya) – : il s’agit de laver ainsi la honte en recherchant l’équivalence sociale et biologique entre le sang versé et le sang à verser, ou bien le prix du sang, en cas de composition (dya), pour infliger une perte égale au groupe antagoniste[11].

Dans ce cas, comme en Calabre ou dans l’Algérie berbère, la réaction vindicatoire s’inscrit dans le système honte-honneur-vengeance qui présuppose la discrimination des sexes au détriment des femmes soumises à la domination masculine : de ce fait, la vengeance de sang n’est pas seulement déclenché par un meurtre, qui porte effectivement atteinte à l’intégrité du groupe, ou par un viol, qui porte atteinte à l’intégrité d’une personne comme dans le cas d’autres violences (blessures corporelles comme un œil crevé, etc.) ; car, le déshonneur du groupe peut tout autant être provoqué soit par l’offense symbolique d’un homme traité comme une femme, soit par « la sexualité débondée des femmes[12] », qu’il faut au mieux corriger ou au pire éliminer pour avoir fait honte au groupe par des rapports sexuels illicites, ces femmes ayant suivi leur désir au détriment de l’honneur masculin.

La virginité étant ainsi fétichisée, il y a là une équivalence plus imaginaire que symbolique entre tous ces affronts faits à l’honneur du groupe des hommes : le meurtre ; l’atteinte subie à travers une femme violée, sans son consentement donc, ou une femme volée au groupe, avec son consentement ; la pénétration du territoire sacré du groupe (le tombeau, ou la maison) ; enfin son équivalent symbolique, à savoir le geste injurieux envers un mâle, comme toucher sa moustache, symbole de la virilité berbère, ou la gifle en Calabre (ce qui est l’équivalent du soufflet dans le duel d’honneur[13] de la noblesse française).

1.2 Intensité de niveau différent des violences de guerre

Dans l’espace le plus violent de l’affrontement armé sur le champ de bataille entre groupes résidant sur des territoires différents, il faut à nouveau distinguer plusieurs niveaux qui montre une intensification de l’hostilité entre les belligérants.

Dans le Nord-est constantinois, la guerre ritualisée entre tribus appartenant au même ensemble culturel équivaut à une compétition pour l’égalité qui présuppose d’accepter les règles d’un combat loyal dans l’objectif d’en tirer à la fois de la sécurité et un prestige, pour le vainqueur, qui ne porte pas atteinte à l’honneur du vaincu. C’est la version traditionnelle de la guerre primitive, qui tient les tribus ennemies en respect et à distance pour assurer sa propre sécurité, venger les morts sur le champ des batailles antérieures et donner l’occasion aux guerriers valeureux d’acquérir du prestige, sans qu’il ne soit question d’honneur dans un autre sens que cette valeur prestigieuse du courage et de l’habileté au combat.

Comme il n’y a pas de guerre intertribale en Calabre, les auteurs croient pouvoir en trouver l’équivalent dans la guérilla larvée entre familles rivales de ladite Honorable Société, alors que l’objectif poursuivi de cette guerre de conquête est de contrôler un territoire en éliminant les chefs de l’organisation rivale pour s’assurer le ralliement de ses troupes et l’allégeance de type féodal de l’autre famille. Même si cette guérilla entre familles mafieuses du Sud de l’Italie obéissait à un code d’honneur que ne respectent plus actuellement les gangs criminels dans leurs guerres qui en sont la version dégénérée, ce cas de figure ressemble plus à la guerre de soumission des autres tribus par les Incas qu’à la conquête iroquoise du territoire occupé au moment de la colonisation européenne. De toute façon, malgré le consensus culturel, cela correspond à un cas intermédiaire bien plus éloigné de la guerre rituelle des Kabyles qu’il n’est proche de l’hétérogénéité relative des groupes belligérants en accord sur les règles du combat.

Les auteurs se risquent à affirmer que l’Armée française, lors de la colonisation de l’Algérie, menait une guerre de conquête de ce type où l’échange agressif est tempéré par « la reconnaissance de la noblesse de l’adversaire » : ce qui correspondrait à la régulation relative des guerres inter-nationales depuis la paix de Westphalie (1649), du moins selon l’interprétation que Carl Schmitt donne de la période classique où le Jus publicum Europaeum est en vigueur (xvie-xixe siècles)[14]. Au niveau ultime de « l’hétérogénéité absolue » entre les belligérants, en revanche, de telles guerres de colonisation ou d’extermination, voire d’épuration raciste, autorisent à transgresser ses propres règles pour soumettre aux conquérants un ennemi discrédité comme « un assassin méprisable et sans règles » qu’il faut châtier : n’en déplaise à Carl Schmitt, ces violences coloniales qui s’intensifient lors de la guerre de libération nationale correspondent très exactement à ce que le Kron-Jurist du IIIe Reich fustige pour sa part comme des opérations de police internationale menées contre par les Alliés l’Allemagne, sur le fondement d’une hostilité absolue envers l’ennemi qui constituerait le stade ultime de la guerre totale.

Si les auteurs ont parfaitement raison d’affirmer l’intensification de l’hostilité et de la guerre à ces trois niveaux des violences inter-tribales, inter-nationales et coloniales (ou inter-continentales impliquant un choc civilisationnel), il convient en revanche d’amender leur jugement quant à « la déperdition continue de l’honneur » lors du passage « de la vengeance et des guerres rituelles aux guerres traditionnelles et à la guerre moderne » pour deux raisons disparates.

Tout d’abord, les guerres rituelles des sociétés traditionnelles semblent contenir la violence bien mieux que les guerres de vengeance entre clans affins : il convient de bien distinguer terminologiquement ces guerres rituelles des guerres modernes de l’époque classique, lesdites guerres de dentelles antérieures à la Révolution française que Clausewitz évoque. C’est la condition pour esquisser une théorie critique de la guerre moderne qui puisse en reconstruire l’intensification et l’aggravation jusqu’à l’époque actuelle. Ce point étant admis, il est possible de reconnaître que les guerres modernes et contemporaines se caractérisent par une efficacité (plutôt qu’une efficience) toujours plus grande et inhumaine dans leur capacité destructrice : même s’il existe une tradition ancestrale de massacres des populations civiles déjà dénoncés entre autres par Sun Tzu[15], ce « système de l’anti-honneur » autorise de facto à s’attaquer en effet de plus en plus aux femmes, aux enfants et aux vieillards, tout autant qu’aux animaux et à l’écosystème, là où les sociétés traditionnelles s’efforçaient de réguler la violence. Reste à savoir si l’honneur en vigueur dans la noblesse française, comme dans les groupes berbères, est la valeur noble que semblent admettre les auteurs en se référant malencontreusement à la « forme archaïque de défense ostentatoire en vigueur dans le potlatch[16] » : la dégénérescence du prestige du guerrier primitif en honneur du vengeur traditionnel ne recèle-t-elle pas des violences aussi horribles qu’ignobles pour préserver l’ordre patriarcal et viriliste établi par et pour les hommes ?

2.
Failles abyssales du dispositif traditionnel :
des violences disproportionnées

La théorie critique de la violence disproportionnée prend, à cet endroit, la forme d’une théorie critique de la vengeance d’honneur comme dispositif visant à dissimuler l’origine de la violence agressive dans les souffrances de la vie humaine en la dupliquant de manière sadique par une sorte d’hystérie viriliste qui s’abat même sur les femmes du groupe propre, maltraités comme des ennemies.

Il y a disproportion dès lors que la violence s’exerce à sens unique, les femmes subissant de manière unilatérale la violence exercée par les hommes. C’est la première forme et le prototype de la violence disproportionnée : la fétichisation de la virginité considérée comme bien sacrée du groupe (des hommes) autorise, compte tenu de l’équation « fille déflorée = cadavre », à non seulement tuer l’agresseur du groupe adverse pour compenser la mort subie à travers la défloration, mais encore à éliminer la fille consentante pour « parachever l’œuvre de mort[17] ». Les violences commises par le père, le frère ou l’oncle de la jeune fille, sont disproportionnées à plusieurs titres, en plus d’être dupliquées par une violence symbolique qui vaut tout autant pour l’assassinat d’une épouse adultère que pour les mariages arrangés en général.

Sans la valider pour autant, une théorie critique du système vindicatoire de la société traditionnelle peut bien comprendre l’équation symbolique qui considère, de manière réaliste dans une société patriarcale, la fille déflorée comme morte sur le marché matrimonial. Mais comparaison ne vaut pas raison ! Preuve en est le fait qu’en cas de viol, la fille déflorée n’est plus que gâchée par la marque qu’elle porte et, du moins dans le Nord-est constantinois, elle pourra bénéficier et devra bien se contenter d’un mariage endogamique de second ordre sans festivités aucune. En cas de consentement de la fille déflorée, le parachèvement réel de la mort symbolique est tout à la fois un parachèvement imaginaire et un assassinat factuel ou réel.

Seule la confusion ethniciste entre imaginaire et symbolique permet de recouvrir, en la discréditant de surcroît comme ethnocentrique, l’équation réelle qui s’impose au point de vue moderne sur la société traditionnelle : hymen = deux morts (assassinés). La disproportion flagrante est aggravée par la violence symbolique commise en général envers les femmes, qui ont le statut d’objets[18] soumis à l’ordre masculin et à la valeur virile de l’honneur : la femme est l’objet passif de l’honneur dont l’homme est le sujet actif. C’est précisément le critère qui définit en propre la violence d’ordre symbolique : être la chose de quelqu’un en étant (dé)considéré et (mal)traité comme un simple objet à sa disposition – ou encore, en termes kantiens, être utilisé et manipulé comme un simple moyen sans être considéré comme une fin en soi ou une personne à respecter.

Sous couvert de dissuader les hommes des autres groupes (adverses) de commettre un viol, entre autres violences effectives, il s’agit tout autant, ou bien plutôt en premier lieu, de réprimer le désir féminin, et de l’opprimer en amont, en disposant de son corps et en lui imposant un comportement qui fasse honneur aux hommes de son groupe : « suivre son désir sans le consentement des hommes, ses gardiens, constitue la pire des trahisons[19] », laquelle ne peut être sanctionnée que par la peine capitale, ladite épuration familiale ; par contraste, le comportement attendu comme signe de soumission aux hommes consiste à éviter systématiquement tout ce qui pourrait déclencher le désir masculin par manque de retenue et, donc, il lui faut baisser les yeux et rougir, se taire et se voiler, fuir et se cacher au point d’être cloîtré dans son antre, etc. Il y a donc trois niveaux dans le système traditionnel de soumission des femmes aux hommes de leur groupe, système qui permet d’attester que la domination potentiellement violente étaye le passage à l’acte effectivement violent :

  1. La domination masculine des femmes soumises aux regards soupçonneux des hommes susceptibles et jaloux ;
  2. La violence symbolique de la dégradation de leur personne au rang de chose qui est tout autant un objet de valeur aux yeux des hommes qu’un objet de désir masculin sans désir propre ou autonome ;
  3. La violence effective d’être battue ou tuée par les hommes de son groupe, ou encore bannie après avoir été violée par un homme d’un autre groupe.

Les hommes du groupe détenant le monopole de la violence masculine sur les femmes de leur groupe, les violences domestiques et conjugales sont considérées comme parfaitement légitimes : ce qui réclame vengeance, c’est la violence commise contre leurs femmes par des hommes d’autres groupes, qui font violence aux hommes du groupe des femmes violentées, violées ou tuées, en portant atteinte à leur honneur d’être virilement capables de défendre les femmes du groupe, et leur vertu, contre les violences d’origine étrangère. Ce n’est donc pas la violence perpétrée contre les femmes qui provoque par elle-même la vengeance de sang, mais la honte de n’avoir pu les défendre, tout autant que le déshonneur ou l’humiliation consécutive à cette défaillance. Sans commune mesure avec les corrections infligées aux enfants désobéissants, les violences domestiques contre les filles et les femmes du plan familial peuvent et doivent être comprises comme un acte réussi de vengeance masculine contre l’insoumission féminine qui, dans le cas de l’épuration familiale de la fautive, fait office de châtiment exemplaire.

Le dispositif traditionnel de domination patriarcale engendre ipso facto une disproportion constitutionnelle des violences masculines, qui sont commises contre les femmes sans possibilité de réplique en retour. Ce qui peut être encore redoublé par la disproportion des violences perpétrées au nom d’un système vindicatoire dévoyant la loi du talion. Il est tout à fait significatif que la recherche d’équivalence, lors d’une composition (diya), s’opère souvent aux dépens des femmes : par exemple en Irak, le meurtre d’un chef aurait contraint le groupe du meurtrier, pour étouffer la vengeance, à donner douze femmes qui ont, contraintes et forcées, eu pour tâche d’enfanter et d’élever un enfant mâle avant de pouvoir retourner vivre chez les leurs. Joseph Chelched donne cet exemple en contrepoint de sa description plus précise de la coutume ancestrale, que les Bédouins de Jordanie respectaient jusqu’à peu, de donner une jeune fille (ghorra) de la parenté agnatique du meurtrier, comme élément du prix du sang, avec pour mission de donner naissance à un enfant mâle (les filles ne comptant pas) pour remplacer le disparu : « sujette à toutes les vexations de la gent féminine de son mari », cette fille « donnée en mariage, sans douaire, au fils de la personne assassinée, à son frère ou à son père » continuera de « vivre auprès de son mari, sans pouvoir se refuser à lui », jusqu’à ce que l’enfant soit reconnu par l’assemblée des notables comme étant suffisamment grand, vers 10 ans, pour être capable de défendre son foyer ; la servante est alors libérée de toute obligation envers son mari[20]. C’est donc la fille ou la sœur du meurtrier qui doit payer dans sa chair le meurtre d’un homme par un autre homme en sacrifiant, contrainte et forcée, sa virginité désacralisée pour une fois, sa vie de jeune femme et son affection de mère séparée du fils offert à la phratrie ennemie (au sens de l’inimicus) : s’il y a bien équivalence symbolique entre la vie des deux mâles, aux yeux du moins des deux groupes d’hommes, en revanche la tranche de vie de plus d’une dizaine d’années et le travail en tout genre (prestations sexuelles, gestation et accouchement, allaitement, etc.) de la servante sacrifiée aux querelles masculines n’entrent aucunement en ligne de compte dans l’équation. De ce fait, sans aucun rapport de proportion avec la mort d’un homme, tous ces sacrifices extorqués à des jeunes femmes innocentes, de facto incapables de résister à la pression des deux groupes adverses qui abusent de leur force collective pour la soumettre à leur mariage arrangé, sont tout autant de violences disproportionnées qui leur sont infligées de surcroît en toute iniquité.

Au regard de la doctrine théorique du talion, il existe d’autres disproportions dans les violences commises au nom de la vengeance : regroupés sous la catégorie des affronts présidant à la vengeance de sang, la pénétration de la maison équivaut à un viol, l’atteinte subie par une femme du groupe est assimilée à un meurtre, tout comme le geste symboliquement injurieux constitue « une insulte majeure en dépit de la légèreté de la violence physique[21] » qui oblige, comme dans les autres cas, à faire couler le sang pour restaurer l’honneur perdu par la féminisation de la virilité blessée. Les auteurs émettent en note l’hypothèse suggestive que, dans la perspective d’un talion symbolique, traiter un homme de cocu (cornuto) revient le tuer en l’exposant à la risée publique[22] : au niveau de l’inconscient, le déshonneur équivaudrait à une castration (symbolique) qui pourrait d’ailleurs, en d’autres circonstances, modernes ou traditionnelles, mener au suicide plutôt qu’à la vengeance (les auteurs évoquent en ce sens le suicide rituel des samouraïs japonais).

Le sentiment masculin d’avoir été déshonoré par un acte qui n’est que symboliquement agressif au regard de l’imaginaire collectif en vigueur dans les mœurs et croyances traditionnelles, par exemple la pénétration illicite d’une vierge ou d’une épouse consentante, est ce qui fait croire traditionnellement à une réponse appropriée proportionnée à l’acte (sexuel) ressenti comme une agression qui fait violence à l’intégrité du groupe familial. Il suffit de (dé)considérer l’honneur noble comme un amour-propre déplacé pour faire surgir la disproportion ignoble entre l’affront ressenti et le meurtre commis pour le venger : c’est précisément ce qui s’est produit au cours du processus multiséculaire de modernisation de la société d’ancien régime en Europe, qui finit par interdire le duel d’honneur tout autant que la vendetta traditionnelle ; et c’est ce qui se reproduit brutalement lorsque le dispositif traditionnel de la vengeance de sang est confronté à la domination d’un État modernisé qui a capté le monopole de la violence légitime. Si le système vindicatoire parvient traditionnellement à dissimuler la disproportion entre l’affront déshonorant et le meurtre vengeur, en produisant une équivalence imaginaire entre une blessure d’amour-propre, dont le ressentiment viriliste est cultivé par le narcissisme collectif du groupe, et une violence faite au groupe, en revanche la disproportion éclate au grand jour sous la figure de l’ignoble crime d’honneur dès que la vengeance de sang ou l’épuration familiale est perpétrée dans une société modernisée qui, désormais, interdit cette pratique coutumière héritée d’une tradition locale ou, pire encore, importée d’une autre culture à contretemps. Ce sont deux cas de figure bien différents.

Avant de revenir sur la figure du crime d’honneur déplacé dans l’espace, depuis une société traditionnelle dans un État-nation moderne qui le juge d’un autre temps, il convient d’analyser ce premier cas de figure d’une pratique coutumière confrontée à sa prohibition par un État moderne qui s’appuie sur des forces de l’ordre – la gendarmerie dans la Corse de Mérimée, par exemple, ou l’Armée en Algérie – pour capter le monopole du droit à se venger sur son territoire ou pour coloniser un territoire étranger. Il s’agit à ce propos d’étayer l’hypothèse critique que la domination étatique engendre une perversion du système traditionnel qu’il est possible de montrer à plusieurs niveaux, en se focalisant encore et toujours sur le dispositif vindicatoire considéré comme prototype des violences de facture traditionnelle.

Dans une société moderne, l’État qui a conquis avec succès le monopole de la violence légitime interdit et sanctionne avec plus ou moins de sévérité les pratiques coutumières qui impliquent de commettre des violences sur des êtres humains. Les auteurs de l’étude sur le système vindicatoire en Calabre méridionale notent le rôle déterminant de l’État dans la dégénérescence de la pratique de la vengeance de sang sous trois formes : par excès, par défaut ou par perversion[23].

Dans le premier cas du fonctionnement par excès, l’«  exaspération du système traditionnel » soumis aux mécanismes compétitifs du marché capitaliste et à la Justice d’État rendrait inopérantes les médiations entre familles et pousserait à des cycles de vengeance en chaîne : traqués dans les montagnes par les forces de l’ordre, les vengeurs pleins de rancœur sont tentés de se venger à nouveau s’ils ne peuvent s’exiler à l’étranger. Dans la Corse du premier xixe siècle évoquée dans le récit de Mérimée, Colomba (1840), Orso della Rebbia propose aux deux ‟bandits” réfugiés dans le maquis après une vendette de s’enfuir en Sardaigne pour n’être plus pourchassés par les voltigeurs et les gendarmes : aucun des deux vengeurs ne semble craindre la vengeance de la famille de l’homme assassiné, l’un pour avoir lui-même assassiné le père du vengeur et l’autre pour n’avoir pu épouser la sœur du vengeur, que son frère entre-temps décédé avait mise enceinte, du fait même qu’il était déjà marié…

Par contraste, la situation calabraise préfigure bien plutôt le cas de figure de la guerre de territoire des gangs criminels qui se disputent une part du marché (de l’alcool prohibé ou de la drogue). C’est en quelque sorte la perversion d’une forme dégénérée de guerre primitive qu’il ne faut en aucun cas styliser, avec Deleuze et Guattari[24], comme une forme légitime de résistance à l’État : le gang criminel, soumis à la hiérarchie très stricte d’un rapport de force fondé sur les crimes commis, n’est pas comparable au clan familial ou à la tribu primitive, dirigée par un chef sans pouvoir coercitif et emmenée à la guerre par un chef dont le prestige a été acquis, comme les tatouages, en tuant les ennemis à la guerre.

Dans le second cas du fonctionnement par défaut, le système vindicatoire régresse au niveau du sentiment vindicatif, selon Zagnoli, par crainte de la sanction pénale, par exemple lorsqu’un frère séduit la sœur du séducteur de sa propre sœur au lieu de le tuer. Dans le troisième cas, le fonctionnement pervers consiste à dénoncer aux autorités le complice ou l’adversaire dont il s’agit de se venger : là encore la vengeance personnelle motivée par le ressentiment vindicatif se substitue au système vindicatoire traditionnellement fondé sur l’honneur collectif du groupe familial. Reste que cette régression du vindicatoire au vindicatif se solde par une diminution des violences corporelles, qui se produit de pair avec la pacification étatique des conflits devenus interpersonnels : dans la société moderne, la vengeance de sang est destinée à être marginalisée sous la double forme du crime d’honneur et de ladite guerre des gangs criminels.

At last but not at least, la guerre coloniale sous la forme d’une guerre totale de facture raciste, qui procède à une soumission esclavagiste ou une épuration exterminatrice, pousse le Conquérant, en Amérique ou au Maghreb, à transgresser les règles de sa propre culture (par exemple chrétienne lors de la Conquista) pour soumettre l’ennemi discrédité comme « assassin méprisable et sans règles[25] » – ex lex, donc, sans foi ni loi – au point d’être déshumanisé par l’ « hostilité absolue » que lui voue le colon ignorant de sa culture propre. En s’appuyant sur Les damnés de la terre (1961) de Franz Fanon, il faudrait à cet endroit retourner la conceptualité de la Théorie du partisan (1963) de Carl Schmitt contre l’argumentaire qu’il dirige non contre Salan, dont l’erreur stratégique consisterait, selon le juriste, à s’être laissé entraîner par un étrange paradoxe dans la logique insensée de la guerre psycho-terroriste[26], mais bien contre Lénine, pour avoir lancé la guerre civile mondiale avec toute l’agressivité dont peut être capable l’Internationale communiste dans son engagement militant pour la révolution mondiale[27].

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Croissance exponentielle des violences
à l’âge moderne

Nous voilà arrivés dans le monde moderne qu’ouvre le tournant de la Conquista avec son lot de violences ethno-génocidaires en tous genres, depuis les massacres inaugurés en Amérique jusqu’à l’esclavage des Africains déportés et de leurs descendants, en passant par les guerres d’extermination (par exemple des Tupi et des Caraïbes) et la Traite négrière. Un nouveau régime de violences apparaît dans ce monde moderne ouvert à la mondialisation de la civilisation européenne et, quelques siècles plus tard, à la globalisation financière du système capitaliste d’anti-production productiviste. Comme l’a diagnostiqué Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme à propos de l’impérialisme (britannique), ce régime de violences débridées, qui ne respecte plus les bornes primitives et traditionnelles, se mondialise en raison même du contre-coup, comme effet en retour dans les métropoles coloniales, des violences inhumaines – au regard même des normes européennes des droits de l’homme – qui sont perpétrées dans les colonies au nom même de la civilisation humaine, humaniste et universaliste, bientôt humanitariste[28].

Il n’y a aucune progression dialectique au sein du processus historique à l’origine de la mondialisation à terme globalitaire. Mais la théorie critique de la violence repère, dans l’ensemble du processus, des ères et y décèle le vecteur principal de la tendance de la violence propre à cette phase. Pendant toute l’ère primitive du genre humain, incomparablement la plus longue, la violence a été détournée du groupe propre pour être canalisée dans la guerre contre les ennemis. Au cours de l’ère traditionnelle des cultures humaines, la confrontation des groupes avec une puissance hégémonique force à la paix (pax incaïca, mongolica, etc.) et, donc, celle-ci contient ou parvient même à interdire la guerre entre tribus ennemies, désormais pacifiées, avec pour contrepartie d’intérioriser l’hostilité inter-tribale sous la forme d’une rivalité entre tribus adverses : ce pli de l’antagonisme intrasocial qui complique la construction de la société en introduisant l’adversité ou inimitié en son sein (eris), entre l’hostilité envers les ennemis (polemos) et l’amitié pour les alliés (philia), a pour conséquence d’autoriser la violence à l’intérieur de la société traditionnelle sous la figure des guerres privées entre clans familiaux, puis entre chefs nobles de troupes armées.

Il y a, dans ce cadre traditionnel, une sorte d’interaction mécanique entre les violences qui s’exercent à l’intérieur ou à l’extérieur de la société divisée par l’antagonisme entre groupes : si le flux de la guerre contre l’ennemi extérieur s’arrête, il y a mécaniquement un reflux de la violence intrasociale, sous la double forme du combat antisocial entre bandes rivales et de luttes sociales des (petites) gens contre l’oppression antisociale (émeutes, révoltes, etc.). L’Europe médiévale, par exemple, se caractérise par une tendance forte, favorable à la concentration monarchique du pouvoir, dont le sens est de contenir la violence intrasociale en la canalisant dans les guerres publiques entre vassaux et entre souverains ou dans les croisades contre les mécréants : ce processus de captation étatique du droit à la violence, dans la guerre ou lors d’une répression intrasociale, aboutit à l’interdiction moderne des guerres privées et même du duel. En Kabylie, au contraire, la ritualisation de la guerre entre tribus ou partis partageant une même culture a pour contrepartie la pratique coutumière de la vengeance de sang comme figure de la violence intrasociale de l’antagonisme entre clans familiaux : c’est comme si la violence qui confluait, dans la guerre primitive, contre les ennemis avait reflué à l’intérieur de la société traditionnelle.

À l’époque moderne, la confrontation avec l’armée coloniale d’une société complètement étatisée fait exploser le cadre traditionnel de la violence. L’intensification des violences perpétrées dans le contexte des guerres coloniales et l’interdiction corollaire de la vengeance traditionnelle par les puissances coloniales inversent le flux et provoquent un processus d’externalisation des violences intrasociales : les groupes autochtones sont contraints, pour subsister et préserver leur mode de vie traditionnel, de livrer une guerre asymétrique à l’État conquérant, doté d’un armement moderne autrement plus puissant que les armes traditionnelles ; les forces coloniales, pour leur part, mènent une guerre de soumission, pour partie exterminatrice, qui ne peut à terme que dégénérer en guerre totale, du fait même que les belligérants ne partagent pas les mêmes repères culturels et que la puissance coloniale, de surcroît, méprise la culture traditionnelle de la population racisée, au point de lui dénier toute valeur de culture, conformément à un comportement caractéristique du colonialisme moderne de facture raciste. L’explosion des violences dans une guerre totale contre l’ennemi racial fait signe dans le sens de l’apparition d’une nouvelle époque, moderne, qui interdit de supputer une progression dialectique du fait même – ce serait l’argument, spécieux – que la violence serait à nouveau externalisée dans la guerre : la guerre coloniale ou totale, qui n’a rien à voir avec la guerre primitive, ne canalise aucunement la violence qui se manifeste au contraire, de multiples manières, à l’intérieur des sociétés modernes ou modernisées. Dans ce monde contaminé dès la Conquista et la Traite négrière par la peste raciste et, plusieurs siècles plus tard, par son contrecoup racialiste, la violence psycho-terroriste a supplanté l’archétype traditionnel de la violence comme vengeance en acte, le droit à se venger par la violence ayant été marginalisé et criminalisé par la captation étatique du monopole de la violence légitime : le crime se substitue dorénavant à la vengeance que réprime la violence d’État. La répression comme double de la violence exercée par l’État, en contrepoint de l’oppression socio-économique des travailleurs et des chômeurs, s’entretient des violences criminelles et émeutières qu’il lui faut refouler par la force (pro vi et violentia), à l’intérieur de sociétés confrontées à l’implosion multiculturelle forcée par le processus globalitaire. À l’extérieur, le processus polémique de l’empire globaliste est à l’origine du déchaînement moderne de l’ultra-violence barbare…

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Notes

[1] Raymond Verdier, « Le système vindicatoire », introduction à La vengeance (Études d’ethnologie, d’histoire et de philosophie), vol. I, « Vengeance et pouvoir dans quelques sociétés extra-occidentales », éditions Cujas, 1980, p. 34-35, cf. p. 24-25. [2] Ibid., p. 32.  
[3] Claude H. Breteau & Nello Zagnoli, « Le système de gestion de la violence dans deux communautés rurales méditerranéennes : la Calabre méridionale et le Nord-est Constantinois », in : La vengeance (1980), p. 43-73. [4] Ibid., p. 49.
[5] Ibid., p. 44. Dans La violence et le sacré (1972), René Girard semble méconnaître le système vindicatoire, dans son fonctionnement traditionnel comme dispositif d’équilibre, pour n’en considérer que la forme pervertie : la vendetta animée par la passion vindicative.
[6] Joseph Chelched, « Équilibre et parité dans la vengeance du sang chez les Bédouins de Jordanie » in : La vengeance (1980), p. 130-131.
[7] Breteau & Zagnoli, in : La vengeance (1980), p. 59-63.
[8] Ibid., p. 60-62. [9] Ibid., p. 47. [10] Ibid., p. 52-54.
[11] Ibid., p. 125-126, cf. p. 131-133 (Chelched).
[12] Ibid., p. 47-48. [13] Ibid., p. 71 n. 24.

[14] Carl Schmitt, Der Nomos der Erde (1950), Duncker & Humblot, 1977, p. 112 ; trad. fr. Le Nomos de la Terre, PUF, 1988, p. 

[15] Voir l’article III de L’Art de la guerre de Sun Tzu.

[16] Breteau & Zagnoli, in : La vengeance (1980), p. 70 n. 17.
[17] Ibid., p. 65. [18] Ibid., p. 46. [19] Ibid., p. 48.
[20] Chelched, in : La vengeance (1980), p. 134-135.
[21] Breteau & Zagnoli, in : La vengeance (1980), p. 48.
[22] Ibid., p. 70, n. 16. [23] Ibid., p. 71, n. 22.

[24] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Éditions de Minuit, 1980, p. 543.

[25] Breteau & Zagnoli, in : La vengeance (1980), p. 67.

[26] Carl Schmitt, Theorie des Partisanen (1963), Duncker & Humblot, Berlin, 1995, p. 70 ; trad. fr. Théorie du partisan, Calmann-Lévy, 1972, p. 279-280.
[27] Ibid., p. 59 & p. 77 ; trad. fr. p. 267 & p. 287.

[28] Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme (1951), partie II, chapitre 7 « Race et bureaucratie ».