Violences en tous genres

II.
Des violences traditionnelles:
du prestige de tuer à l’honneur de se venger

Le double de la violence qu’est la vengeance redouble au sein d’une société soumise à la violence d’un pouvoir établi despotiquement pour la dominer et l’exploiter. Dans les sociétés traditionnelles sous domination étatique – par exemple, les tribus soumises à l’Inca –, la violence–vengeance n’est plus régie par la loi sociopolitique de l’égalité ontologique entre les humains en conflit violent ou non.

Le cycle primitif de la vengeance est rompu, laissant libre cours à une violence d’un autre type. Car la violence unifiée sous la catégorie de la vengeance comme figure de la Justice cosmique face à la souffrance universelle se démultiplie en différentes formes de violences de nature différente : la violence d’État comme abus de pouvoir marqué du sceau de l’inégalité et donc de l’injustice ; la violence privée qui transmue la vengeance en vendetta. Première figure de la violence qui consacre l’apparition de l’État, même sous sa forme minimale, la vengeance cède la place à l’injustice comme figure prééminente de la violence structurelle exercée par le pouvoir établi, qui abuse de sa force pour s’imposer en imposant cruellement ses décisions despotiques : en raison de la disproportion entre les forces armées, le Despote conquérant est seul capable de se venger de toute insoumission à son pouvoir vertical – première disproportion, le Pouvoir hiérarchisé détient le monopole de l’exercice effectif de la vengeance qui se dissimule désormais sous les traits de la punition légitime que sanctifie la loi théologico-étatique d’inégalité entre le prince déifié et les sujets humains. Plus aucune souffrance ne peut faire contrepoids à la violence exercée par un pouvoir despotique hors de portée du commun des mortels.

L’aliénation au discours de soumission divinement commandée à un pouvoir despotique transmué en autorité sacrée permet de dissimuler la violence exercée sur les sujets à plusieurs niveaux. La domination d’esprits aliénés par leur propre adhésion au discours qui justifie et sacralise même leur exploitation est à tort conçue comme violence simplement symbolique, alors qu’il s’agit d’une violence effective – réelle et non imaginaire – : déprécier des hommes libres comme sujets en les déconsidérant comme objets assujettis aux desiderata despotiques et potentiellement tyranniques de leur maître, c’est déjà les traiter effectivement comme de simples choses à manipuler. C’est un véritable changement d’époque ! Rompant avec la logique primitive de la guerre de conquête qui chasse violemment, par la force des armes donc (pro vi et violentia), une tribu ennemie du territoire occupé pour s’en emparer, une tribu abuse désormais de sa force armée pour soumettre d’autres tribus par la violence et constituer ainsi un empire où cette tribu hégémonique fait régner sa loi. Les tribus soumises sont contraintes de payer le tribut sous forme de richesses matérielles et de ressources humaines : les uns sont enrôlés de force dans l’armée princière ; les autres servent d’esclaves ou de domestiques ; d’autres encore sont sacrifiés lors d’un rituel sanglant comme chez les Incas ou les Aztèques. La violence effective consiste, pour le groupe assujetti, à subir de telles extorsions de fonds et de chair sans qu’il n’y ait aucun contrepoids à la souffrance endurée de manière unilatérale. La Justice cosmique de la violence en retour, c’est-à-dire de la vengeance comme contrecoup de la souffrance éprouvée, s’est transmuée en injustice de la violence et de la souffrance unilatérales. La haine de l’ennemi devient ressentiment du vaincu que le vainqueur cherche à défaire en l’aliénant à un discours religieux qui fonde la hiérarchie antisociale sur l’ordre sacré d’une justice cosmique qui ferait équitablement payer aux différentes castes des dettes devenues en principe inégales, par exemple en fonction du karma conçu comme instrument idéologique de soumission stoïque à son appartenance à une caste inférieure. La souffrance éprouvée comme tribut universel de la finitude humaine, et ancestralement compensée par la vengeance, est dorénavant endurée comme lot inhérent au statut antisocial d’être inférieur qui n’a pas la fortune de pouvoir se venger : le sujet asservi n’a ni les moyens (ousia), ni l’opportunité (tuchè) de se venger, et par contrairement aux dieux qui règnent désormais en maîtres sur tout le monde. La violence soufferte par les corps masculins, enrôlés dans des guerres princières poursuivant des buts étrangers aux soldats, et subie par les corps féminins, violés ou sacrifiés, est redoublée par l’absence de vengeance possible contre les castes supérieures qui volent toutes ces vies humaines pour les soumettre à un sort hétéronome.

La division hiérarchique de la société entre une caste endogame de maîtres, partagés entre mages et lieutenants eux-mêmes soumis au despote, et la masse des sujets, inféodés ou asservis comme des esclaves, se traduit effectivement par l’exercice de violences structurelles des uns sur les autres, sans aucune autre possibilité pour le petit peuple de répondre à cette violence asymétrique que par la rébellion violente contre l’oligarchie au pouvoir. Ce système de l’antagonisme antisocial inhérent aux sociétés sous régime étatique a pour vertu de dissimuler la violence systémique ou structurelle derrière la domination du pouvoir établi, qui se targue de garantir la paix civile pour protéger les sujets contre les violences des criminels et des armées étrangères. Mais la protection hétéronome contre la violence des ennemis publics et privés se paie au prix fort de violences que l’idéologie du pouvoir fait passer pour le paiement d’une dette consentie : la capture des corps masculins et féminins, pour les inféoder à la loi despotique et aux décrets tyranniques des maîtres, non seulement porte atteinte à l’intégrité des corps exploités, brutalisés, violés, amputés et tués, mais encore fait violence à la conscience d’être humain au monde en imposant à une existence le cours hétéronome d’une vie dépourvue de toute autonomie. Il y a violence à violer l’autonomie d’un sujet humain qui en souffre d’autant plus qu’il ne peut se venger du sort qui lui est fait, sinon à se révolter violemment.

Dans ces conditions de l’impuissance désespérante des sujets, au sein d’une société soumise à une formation étatique qui leur interdit de se révolter contre l’injustice subie et les empêche de se venger de la souffrance endurée, la vengeance ne peut que redoubler sous des formes à la fois perverties et déplacées. La vengeance redouble d’une part en raison du redoublement des motifs de se venger, l’injustice antisociale étant despotiquement imposée en contrepoint de la souffrance de vivre ainsi décuplée, et d’autre part à cause de la répression étatique de la vengeance, désormais comprise sous la double catégorie de la vengeance privée contre d’autres sujets et de la révolte violente contre l’ordre établi. Le besoin humain de se venger pour compenser la souffrance humaine d’être mortel au monde ne pouvant plus être socialement satisfait en dirigeant la violence contre les ennemis publics du groupe dans le cadre de l’institution sociale de la guerre primitive, la violence jusqu’alors externalisée ne peut qu’être intériorisée et, donc, se retourner contre la société. La violence guerrière subsiste, mais elle ne sert d’exutoire que pour la classe des guerriers transmués en soldats mercenaires qui, à la solde des puissants au pouvoir, font des guerres répondant à leurs intérêts : toute une série d’injustices nouvelles en ressortent, comme l’enrôlement forcé, qui se répercutent sur la société d’origine de la soldatesque. La violence décuple ainsi qui, loin d’être limitée au cas de la vie aliénée des soldats enrôlés de force, prend de nouvelles formes. Au terme d’une guerre par exemple, des bandes armées de gens sans solde peuvent écumer leur propre pays d’origine et commettre maintes violences à l’endroit de leurs compatriotes sur le modèle de celles commises en pays ennemi : la violence guerrière traverse désormais les frontières des territoires occupés par les groupes ennemis pour prendre la forme criminelle du brigandage. Désormais intrasociale, la violence devient antisociale à être ainsi déplacée et pervertie.

La violence intrasociale est tout d’abord antisociale en raison de l’asymétrie entre les groupes au sein d’une même société désormais divisée : la guerre entre tribus ou clans ennemis s’est transmuée en lutte entre castes ou classes aux statuts ou rangs différents dans la hiérarchie intrasociale. Il y a bien une violence intrinsèque aux rapports antisociaux d’exploitation et de domination des groupes hiérarchiquement inférieurs par les castes au pouvoir, dans la mesure où les puissants abusent du rapport de force en leur faveur : dans une société divisée par une telle hiérarchie, la violence est systémique ou structurelle en ce sens même qui la définit ici comme abus de la force, conçue comme puissance potentiellement violente, dont disposent les puissants au pouvoir pour imposer aux autres l’ordre établi dans l’intérêt même de cette caste. Mais la violence de l’antagonisme antisocial reste potentielle tant que les sujets des groupes ennemis acceptent, sans se révolter, l’exploitation et la domination qu’ils subissent, contraints et forcés, en se conformant aux impératifs du système antisocial : en justifiant la hiér-archie comme intrinsèquement sacrée et donc, à ce titre, comme absolument fondée, le dispositif d’aliénation des sujets à leur propre soumission est fait pour entraver toute révolte ou émeute violente contre l’ordre établi. De ce fait, pour brutale qu’elle puisse être, la contrainte forcée de l’oppression inhérente à l’antagonisme antisocial ne prend pas systématiquement la forme de la répression violente. C’est que la lutte des classes connaît bien plus de phases pacifiées que d’explosions de violence, comme la rébellion des gladiateurs esclaves dirigés par Spartacus entre 73 et 71 avant notre ère à Rome. Contre la confusion fatale entre les différents sens de la violence, il conviendrait donc de discerner les différents niveaux de violence.

Dans une société hiérarchiquement divisée, la violence élémentaire ou fondamentale inhérente au système antisocial consiste à abuser de la force intrasociale pour priver de liberté un sujet forcé à servir les intérêts de gens plus puissants, qui ont les moyens de le contraindre par la force ou par la ruse. Cette contrainte fait violence1 au sujet sans qu’aucune violence ne soit commise2 tant du moins que la force n’est pas utilisée. Mais les menaces de brutalités ou même de meurtre émanant d’un maître ou d’un contremaître réputé violent et impitoyable, dès lors qu’il aurait le pouvoir et le droit de les mettre à exécution, prennent la dimension d’une violence psychologique qui peut même s’exercer cruellement3 sur l’esclave ou le sujet dont le sort dépend intégralement de cet homme tout-puissant. C’est même tout l’intérêt de la ruse de s’épargner ce passage en force en extorquant au sujet l’assentiment à son asservissement sous la forme d’un chantage ou, mieux encore, sous la modalité d’un dispositif idéologique de soumission qui conditionne l’aliénation de sa vie d’esclave ou du sujet aux maîtres. Cette violence systémique est un abus de la force de contrainte inhérente à la détention de pouvoir par les gens puissants qui peut être considéré comme un abus de pouvoir : la conséquence en est la vie aliénée des sujets, dont la souffrance mentale intensifie encore la souffrance universelle d’être mortel au monde. Quel sens peut-il y avoir en effet à souffrir autant ?

C’est précisément à ce niveau que le concept de violence symbolique embrouille l’affaire en qualifiant de violence la domination symbolique que peuvent certes âprement ressentir les sujets soumis à un pouvoir qui leur fait sentir sa puissance et leur position de sujets impuissants à lui opposer une quelconque résistance. La domination est le support en amont de la violence, elle n’est pas la violence elle-même. La domination est un double de la violence qui masque aux yeux des opprimés, et plus encore de leurs protecteurs auto-attitrés, la différence décisive entre l’oppression même brutale, à l’origine de souffrances parfois intenses au cours d’une vie d’opprimé, et la répression violente d’une résistance à l’oppression. Au niveau de l’oppression antisociale des sujets qui leur fait bien violence1, des brutalités physiques et des violences psychologiques peuvent être commises2 sous la figure concrète de corrections et d’humiliations dont la dimension symbolique, incontestable, contribue effectivement à prévenir toute résistance. Mais la domination symbolique atteint précisément son objectif lorsqu’elle s’exerce sans violence d’aucune sorte : victime d’une sorte de fraude lui escroquant sa liberté, le sujet est mentalement forcé de s’accommoder à sa condition de vie aliénée. Cette oppression, qui fait violence à1 la liberté du sujet sans nécessairement commettre2 de violence, est sans commune mesure avec la répression des rébellions et son lot de violences incontournables, bien souvent perpétrées avec cruauté3 pour faire un exemple. Il faut donc distinguer domination et violence sans pour autant dissocier la domination, potentiellement violente, de la violence elle-même qui met effectivement à exécution la menace contenue en puissance dans la domination du passage à l’acte violent en cas de résistance.

Cette distinction critique vaut pour toutes les sociétés hiérarchiquement divisées, que le pouvoir coercitif qui les soumet effectivement prenne la forme d’un despotisme archaïque ou de l’État moderne. Or la méconnaissance actuelle de cette distinction entre oppression et répression rejaillit sur la vision rétrospective des autres sociétés, là où il faudrait au contraire reconnaître les différences cruciales entre les types archaïques ou traditionnelles de société : par exemple, l’assujettissement des tribus à l’Inca n’est pas de même type que la domination des maisons nobles dans les tribus amérindiennes d’Amérique du Nord qui pratiquent le potlatch ; la société kabyle de l’époque post-coloniale n’est pas soumise au même type de domination que la paysannerie asservie dans la société chrétienne de la France médiévale, etc. La modalité de la violence utilisée pour résister ou s’opposer à la domination ne peut que varier elle-même en fonction du type de domination : la guerre pour des tribus armées n’est pas de même facture que l’émotion populaire de gens désarmés. En somme, la diversité des types de domination oppressive engendre des différences dans la modalité de la violence répressive et de la résistance violente.

La confusion entre violence et domination ouvre la voie à deux types de résistance à l’injustice antisociale qui peuvent ponctuellement converger tout en divergeant radicalement sur les buts poursuivis et les moyens employés, à savoir : la contestation collective, de facture politiquement subversive ; ou bien la violation individuelle des règles établies pour perpétuer l’antagonisme antisocial. Or les violences qui en résultent ne sont pas de même facture. Il convient par conséquent de déconstruire la fatale confusion entre violence révolutionnaire et violence criminelle : l’émeute n’est pas de même ordre que le crime. Reste que ce sont là deux formes de violence inédites dans les sociétés premières, au moins dans l’ampleur que les révoltes armées et les activités criminelles peuvent prendre au sein de sociétés soumises à un régime étatique qui s’impose par la violence ou par la menace d’user de violence. C’est déjà le cas dans l’empire inca, mais le processus de captation du droit à user de violence n’est achevé qu’avec le complet désarmement des gens à l’époque moderne : comme l’explique Max Weber, le pouvoir d’État exerce de manière dissuasive sa domination (Herrschaft) en menaçant de faire usage de la violence à sa disposition (Bereithalten von Gewalt[1]) contre toute rébellion, criminalisée en tant que telle. Dans la société moderne, la violence est désormais en pole position :

Violence systémique – souffrances consécutives à l’oppression – résistances en tout genre (désobéissance, insoumission, mutinerie, rébellion) – violence répressive, etc.

Cette schématisation de la place de la violence au sein de la société moderne peut justifier ou condamner au contraire la violence du système antisocial et, par suite, critiquer ou légitimer la violence révolutionnaire sans que la primauté de la violence n’en soit affectée. C’est à l’arrière-plan de cette nouvelle série, moderne, que se trouve complètement refoulé le schéma primitif de l’engendrement de la violence pour se venger de la souffrance humaine vécue comme violence en contradiction avec l’ordre cosmique :

Souffrance–vengeance=violence–souffrance, etc.

Le déplacement des termes entre les deux séries montre que la violence a pris le pas sur la souffrance à l’époque moderne. Le changement du sens des deux termes en dénie de surcroît la facture humaine : loin d’être inhérentes à la condition humaine de l’être mortel au monde, violence et souffrance proviendraient de la société elle-même. Le refoulement de la vengeance, décriée comme archaïque, est un trait typique de la société moderne. Au terme du processus de captation étatique du monopole de la violence légitime, la vengeance fustigée comme injuste disparaît en principe pour ne plus apparaître que sous la figure de l’opposition dialectique entre le crime et la punition, du moins du point de vue de l’ordre étatique qui se veut juste. Mais ce processus multiséculaire de criminalisation de toute violence autre que celle exercée par l’État au nom de la justice et de la paix civile n’a pu s’imposer que par la suppression violente du droit des groupes et des individus à se faire justice eux-mêmes. Dans la société moderne, lesdits crimes d’honneur sont le résidu déplacé d’une violence en usage dans des sociétés de type traditionnel qui ont déjà perverti le dispositif de la vengeance primitive. La genèse de cette forme à la fois déplacée et pervertie de violences, exercées le plus souvent contre ‟leurs” femmes (sœur, fille, épouse) par des hommes perdus dans le monde moderne, implique de reconstituer les étapes de la dégénérescence de la vengeance au cours du temps. Il ne peut s’agir que d’esquisser à grands traits ce processus de manière à se donner les moyens de mieux repérer la spécificité des violences de type traditionnel.

Dans sa modalité première au sein des sociétés primitives, le cycle annuel[2] de vengeance, qui a pour fonction cathartique de purger la rancœur provoquée par les souffrances de la vie en se vengeant de la rancune éprouvée pour les blessures infligées par l’ennemi, prend la forme ritualisée d’une guerre entre groupes ennemis : dans l’idéal, les violences mutuelles s’équilibrent et compensent les souffrances éprouvées. Cette compensation aussi symbolique qu’imaginaire peut être raffinée par le paiement réel de réparations pour les guerriers tués : c’est le cas, par exemple, en Nouvelle-Guinée[3]. Néanmoins, ce raffinement est le prélude à une transformation radicale de la société primitive en général et en particulier de la guerre comme dispositif ritualisé de compensation des souffrances par le moyen de la vengeance contre les ennemis. Car, dès que la guerre cède la place à un système d’échange compétitif de richesses, comme dans les sociétés à potlach ou à Big men, le besoin de vengeance cesse de se focaliser sur les groupes ennemis pour se déplacer à l’intérieur même de cette société, désormais divisée entre groupes en compétition, lesquels peuvent également être hiérarchisés entre nobles appartenant aux maisons prestigieuses et ignobles à leurs services[4]. La stratification sociale affecte le caractère d’être primitif de la société sans qu’elle ne soit pour autant soumise aux pleins pouvoirs d’une domination étatique. Cette société sera considérée comme sauvage, et non plus primitive, tant du moins qu’elle n’est pas soumise par une formation étatique : c’est le cas des sociétés à potlach[5], mais ce n’est plus celui des tribus de l’empire inca soumise à un despotisme archaïque.

Médiane entre la société première, libre de toute soumission, et la société moderne, livrée à la domination d’un État ayant conquis avec succès le monopole de la violence légitime, la société sera dite par convention traditionnelle dans la mesure même où ses membres suivent des traditions sociales, culturelles et cultuelles, qui relèvent du droit coutumier, même si les us et coutumes locaux sont soumis à l’influence intrusive d’un pouvoir coercitif dont l’objectif est de s’imposer comme unique source du droit. Dans les sociétés traditionnelles, qui ne sont pas encore soumises à une domination étatique disposant du monopole de la violence, la vengeance désormais antisociale s’exerce de manière intrasociale entre clans familiaux qui se vouent une haine ancestrale : la guerre privée est l’équivalent intrasocial de la guerre primitive. Chez les Anciens Kabyles, la vengeance s’exerce au sein des villages à propos de question d’honneur. Dans l’Europe médiévale, les guerres privées entre châtelains sont menées dans les campagnes, mais les villes sont également le lieu de rivalités ancestrales entre maisons nobles : c’est le cadre de l’amor tragique entre Roméo et Juliette. Les duels judiciaires qui servent à cette époque à contenir vengeance et violence deviendront au cours du temps l’apanage des nobles avant que le pouvoir royal n’interdise le duel sous peine de mort.

Le trait le plus marquant du processus bimillénaire de captation étatique du droit à user de violence, c’est la faramineuse réduction au cours du temps de l’instance habilitée à se venger, à l’origine au nom de l’injustice commise, puis – c’est un déplacement – au nom de l’honneur blessé. Car, dans les sociétés traditionnelles, le prestige acquis sur le champ de bataille est refoulé à l’arrière-plan de l’honneur qui fait désormais la valeur d’une maison ou d’une famille dont le nom est respecté au sein du village, de la ville ou du pays.

Dans la phase ultime des crimes d’honneur perpétrés au sein des sociétés modernes, ce n’est plus un groupe qui venge la blessure infligée au clan familial par un étranger, c’est un individu mâle – père ou frère –qui s’arroge le droit de prendre une vie pour venger un hymen déchiré. L’horreur des crimes d’honneur signe cette forme de vengeance à la fois déplacée et pervertie. Car l’horreur de cet honneur mal placé pervertit de manière au plus haut point sadique le besoin humain de se faire justice pour réparer les injustices : commis au nom d’une tradition passée, qui est d’autant plus dépassée qu’elle est déplacée du sein d’une autre société, régulée par d’autres valeurs, ce crime est déplacé dans tous les sens du terme. Il faudra réinscrire l’atavisme de ce dévoiement sadique de l’honneur en horreur dans le cadre contemporain de sociétés multiculturelles radicalement bouleversées par le processus globalitaire de dérégulation des normes humaines, légales comme morales. Il s’agira d’éclairer alors le déchaînement actuel de violences extrêmes dont la démesure ne s’explique pas seulement par le développement exponentiel de l’arsenal de destruction massive, au niveau molaire des États et des transnationales : sur le plan moléculaire des individus, les explosions de violence manifestent une perte du sens humain de la mesure elle-même humaine des affaires humaines (pragmata) dans un monde globalisé qui n’est plus à l’échelle de l’être humain.

En attendant d’apprécier à sa juste démesure le démantèlement globalitaire des normes à dimension humaine, il s’agirait à présent d’indiquer quelques séquences significatives de ce processus multiséculaire de déformation du droit primitif à se venger soi-même des souffrances subies par la violence en se focalisant géographiquement sur l’Europe de façon à comprendre en fin de compte le dispositif traditionnel de la vendetta comme forme pervertie de la vengeance qui implique néanmoins des clauses pour contenir la violence dans certaines bornes.

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Notes

[1] Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft (1921-1922) Tübingen, J. C. B. Mohr, 1972, t. II (1911-1913), chap. VIII, § 1-3, p. 514-521.
[2] Voir le calendrier idéal de la guerre et du cannibalisme chez les Tupi-Guarani qu’Isabelle Combès a reconstitué à partir de trois régions dans La tragédie cannibale (chez les anciens Tupi-Guarani), PUF, 1992, p. 255-257 : le cannibalisme est pratiqué avant le solstice d’hiver, à la fin de la saison des pluies marquée par l’apparition des Pléiades dans le ciel, alors que les deux saisons de la guerre interviennent après l’équinoxe de printemps, à la fin de la saison sèche, et après le solstice d’été (p. 119-124).
[3] Pierre Lemonnier, Guerres et festins (Paix, échanges et compétition dans les Highlands de Nouvelle-Guinée), édition de la maison des sciences de l’homme, 1990, p. 97-103 : édition de la Maison des sciences de l’homme, 1990, p. 97-103 : dans certaines sociétés à Big Men et même sans Big Men, le groupe vainqueur à la guerre remet des richesses aux anciens ennemis et aux alliés du groupe pour les dédommager de leur tués au combat, des porcs sont offerts aux alliés pour s’assurer de leur fidélité et des femmes sont données aux ennemis pour assurer la paix en les transformant en parents alliés ; l’ennemi peut accepter la compensation et faire la paix, ou bien au contraire la refuser et faire la guerre pour se venger.
[4] Alain Testart, Les chasseurs-cueilleurs ou l’origine des inégalités (1982), Gallimard, coll. « Folio-histoire », 2022, p. 100-126 à propos des sociétés à potlatch de la côte nord-ouest de l’Amérique du Nord. L’origine de l’inégalité parmi les sociétés de chasseurs-cueilleurs serait à chercher dans le renversement du sens de la dette : l’obligation de donner dans la logique sociale du don contre don deviendrait contrainte de payer le tribut dû, de sorte qu’une exploitation se mettrait en place sous couvert de l’idéologie du don (p. 328-335).
[5] Claude-Lévi-Strauss, « L’organisation sociale des Kwakiutl » (1979), La voix des masques, Plon, coll. « agora », 1979, p.141-164 : ces unités de base de la structure sociale que Boas appelle numayma (p. 144-146) sont des sortes de maisons ayant un nom et un renom que Lévi-Strauss compare avec les maisons médiévales (p. 151-162). Il y a pourtant deux différences majeures que pointe Maurice Godelier dans Les métamorphoses de la parenté (2004) : les gens du commun étant, chez les Kwakiutl, des parents des aristocrates ou des descendants de lignées sans blason qui étaient libres de leur personne, la hiérarchie des ‟maisons” dans cette société sans État n’est pas de même type que l’aristocratie féodale en Europe (ou au Japon), qui n’avait aucun lien de parenté avec le commun des paysans asservis (p. 106-110).