cours sur le corps

Le corps (naturel)

Toute la question est de savoir s’il y aurait autre chose dans le monde que des corps naturels ou bien si tout ‟autre” chose ne serait rien d’autre que l’expression ou l’émanation subtile d’un corps ? Le corps est-il un substrat-sujet (du repos ou du mouvement) ou bien au contraire une apparence trompeuse par rapport à l’âme considérée comme substance et principe d’animation (Aristote) ?

Cette problématique de l’opposition entre physique et métaphysique, qui remonte à la Grèce antique, se focalise ou s’enracine même dans la question du rapport entre corps et esprit (humains) : s’agit-il d’une simple distinction analytique, le même être vivant étant considéré sous deux angles ou aspects différents (mens idea corporis chez Spinoza), ou bien a-t-on affaire à une véritable dissociation ontologique d’un point de vue dualiste qui ménage la perspective spiritualiste d’une vie de l’esprit après la mort du corps mortel ?

La conception matérialiste ou naturaliste pose qu’il n’existe que des corps matériels ou naturels. Tout serait donc physique ou naturel et la métaphysique n’aurait pas lieu d’être : émanation du corps, l’âme serait un corps subtil (cf. la Lettre à Hérodote d’Épicure), de l’ordre du feu ou du souffle. Il y a donc une certaine fiction à vouloir séparer ce qui s’avère indissociable, l’être humain tout entier se livrant « corps et âme » dans ce qu’il entreprend. Encore faut-il préciser ce que l’on entend respectivement par ces termes de corps et d’âme, d’autant qu’il existe de part et d’autre des distinctions subtiles. D’une part, avant même que s’impose en latin la distinction être anima et animus, le grec du Nouveau Testament avait distingué entre âme (psychè) et esprit (pneuma) :

ὁλόκληρον ὑμῶν τὸ πνεῦμα καὶ ἡ ψυχὴ καὶ τὸ σῶμα ἀμέμπτως ἐν τῇ παρουσίᾳ τοῦ κυρίου ἡμῶν Ἰησοῦ χριστοῦ τηρηθείη. que votre être entier, l’esprit, l’âme et le corps, soit conservé irréprochable en l’avènement de notre Seigneur Jésus-Christ. [1 Thessaloniciens 5.23]

D’autre part, l’allemand à la suite du grec distingue entre le corps mort ou inanimé (to soma vs Körper) et le corps animé ou vivant (to démas vs Leib). Reste à savoir si l’animation du corps lui est inhérente ou si la vie du corps vient de l’anima elle-même, comme le pense Aristote : l’âme comme principe de la cohésion du corps est la substance au principe de l’actualisation du corps naturel ayant potentiellement la vie [De anima, 412-415]. Dans Le monde comme volonté et représentation (1819 vs 1858), Schopenhauer use du terme Leib – étymologiquement apparenté à Leben – qu’il définit comme l’objectivation de la volonté [au §18] pour désigner les corps vivants, n’employant celui de Körper que lorsqu’il est question de tous les corps, matériels ou non, qui existe dans le système du monde (Weltgebäude) :

Im Großen zeigt es sich in dem Verhältniß zwischen Centralkörper und Planet: dieser, obgleich in verschiedener Abhängigkeit, widersteht noch immer, gleichwie die chemischen Kräfte im Organismus; woraus dann die beständige Spannung zwischen Centripetal- und Centrifugalkraft hervorgeht, welche das Weltgebäude in Bewegung erhält und selbst schon ein Ausdruck, ist jenes allgemeinen der Erscheinung des Willens wesentlichen Kampfes, den wir eben betrachten. Denn da jeder Körper als Erscheinung eines Willens angesehn werden muß, Wille aber nothwendig als ein Streben sich darstellt; so kann der ursprüngliche Zustand jedes zur Kugel geballten Weltkörpers nicht Ruhe seyn, sondern Bewegung, Streben vorwärts in den unendlichen Raum, ohne Rast und Ziel. [220]
« Comme il faut considérer tout corps comme apparition d’une volonté, mais que la volonté se présente nécessairement comme une aspiration, l’état originaire de tout corps constitué en sphère dans le monde ne peut être le repos, c’est le mouvement, l’aspiration en avant dans l’espace infini sans arrêt, ni but. » [§27]

Husserl pointera la différence décisive entre les deux termes, posant la question de savoir s’il est permis de traduire Leib par chair compte-tenu de la connotation spirituelle du terme, laquelle fait d’ailleurs paradoxalement corps avec l’adjectif charnel, à connotation diamétralement opposée dans la langue de l’Église, qui désigne à la suite du latin caro-carnis la viande animale en tant qu’elle serait découpée dans le cadre d’un sacrifice rituel ou d’un partage entre guerriers. Dans Le corps multiple et un (1992), Fr. Dagognet cite en ce sens le Dictionnaire étymologique de la langue latine (1959) d’Ernout et Meillet [cf. la réédition : Le corps (2008), p.7-8 de l’introduction]. Les articles sarx et soma du Dictionnaire étymologique de la langue grecque (1968-1974) de Chantraine auquel Dagognet fait également référence, néanmoins, laissent ouverte la question de savoir si le grec n’opère pas une distinction de principe entre chair à manger et chair en vie, entre viande (chréas) et chair (sarx), la chair étant ce qui donne forme à la viande, laquelle perdrait sa forme à se décomposer dans le sarcophage qui dévorerait de la sorte le corps mort qu’il recueille.

De façon à pouvoir aborder la question de savoir quelle est l’essence du corps, la nature du corps matériel d’une part et celle du corps vivant (humain ou non-humain) d’autre part, il convient d’enregistrer les sens du mot corps dans les différentes langues, le grec et le latin, à l’origine des acceptions du terme en français. C’est la condition pour apprécier l’insertion de toutes ces définitions dans la problématique de la dichotomie entre corps et esprit, laquelle ne fait sens qu’en rapport avec l’évaluation de l’importance du corps humain dans la configuration de la condition humaine : le corps incarne-t-il l’être en personne (ipso facto) ou bien le corps (soma) est-il au contraire un tombeau (sèma), comme Platon l’avance par trois fois ?

Pierre Courcelle, Revue des études anciennes (1968)

0.    Les sens du corps

0.1 Les sens du mot corps

Le français corps recouvre la sémantique du latin corpus qui reprend ses différentes acceptions à trois termes grecs : non seulement soma, mais encore démas et sarx.

0.1 en grec : σῶμα et δέμᾰς

Bien moins connu que σῶμα, le grec δέμᾰς est dérivé de δέμω, qui signifie bâtir ou construire : là où le français peut dire d’un corps qu’il est bien fait ou bien bâti, le grec dispose d’un terme qui signifie immédiatement cette qualité structurante du corps. Le substantif to démas désigne ainsi la charpente du corps, sa stature, autant que le corps lui-même : utilisé surtout pour parler du corps vivant de l’être humain, il désigne rarement les animaux ou un mort. Chez les Tragiques, il peut servir à désigner une personne à travers son corps, par exemple le serviteur ou la mère, et même le ciel étoilé. Enfin, le terme désigne également la manière dont le corps apparaît, par exemple à la façon d’un feu qui brûle [Bailly, Dictionnaire grec-français, p. 531]. Il ressort de tous ces usages que le terme δέμᾰς désigne principalement l’être humain à travers l’aspect perceptible de son apparition corporelle dans le monde : d’où l’extension à propos du corps du ciel étoilé. [Voir Bailly, p. 531 vs p. 1889]

Par contraste, le terme sôma désigne tout d’abord, chez Homère, le corps mort, le cadavre humain ou la charogne animale, avant de signifier, déjà chez Hésiode – dans Les travaux et les jours (v.538) et la Théogonie (v.650) –, le corps vivant de l’être humain et même de l’animal : le corps vivant désigne ainsi, par métonymie, la vie de la personne (to son soma) qui peut être sauvée ou exposée au risque de mourir au combat. Le substantif σῶμα est dans cette optique apparenté au verbe σῴζω qui signifie sauver, protéger ou conserver en entier, le déshonneur étant d’abandonner un corps mort sur le champ de bataille.                     

Reste que prédomine la connotation dépréciative du terme qui sert à désigner des êtres craints, comme le monstre Cerbère, ou des êtres méprisés, comme les esclaves ou les prisonniers : Polybe ira jusqu’à désigner l’esclave par son corps (12,16,5). Par suite, le terme désigne la matière et l’objet tangible avant de prendre, chez Platon, le sens du monde considéré comme ensemble [Timée, 31b]. L’assimilation métonymique de l’être à son corps est d’autant plus prégnante qu’il s’agit d’êtres considérés comme inférieurs. C’est le contexte de la dichotomie platonicienne entre sôma et psyché sur laquelle il faudra s’attarder, par exemple dans le Phédon (91c). Que se passe-t-il en latin ?

0.2 en latin

En plus de reprendre les sens du terme grec soma, le latin corpus y ajoute quelques éléments empruntés aux acceptions de sarx et de démas, tout comme le français corps à sa suite. Ce qui est repris du grec porte sur la matérialité du corps en général : par exemple chez Lucrèce, il est question de l’eau comme d’un corps (corpus aquae) et des atomes comme corps élémentaires (corpora rerum) dans le De rerum natura [II, v.232 vs I, v.679,689]. Recoupant le latin caro-carnis, le terme corpus désigne la chair du corps vivant chez Lucrèce à nouveau [I, v.1038-39], tout comme chez Cicéron [De natura deorum, II, 139], dans l’acception d’une quantité : en ce sens, il est possible de perdre de la chair ou de prendre du corps, de sorte qu’au figuré le terme peut désigner la substance constitutive de quelque chose, par exemple la substantifique moelle de l’éloquence (corpus eloquenciae). Dans le registre juridique, le corps équivaut à la personne elle-même, même et surtout lorsqu’elle est une personne libre : le terme peut désigner le tronc ou les parties génitales. Si le terme corpus désigne le cadavre ou le corps inanimé au même titre que le corps vivant, il acquiert en outre du grec démas l’acception d’un ensemble qui constitue un tout ou sa structure, par exemple l’ossature d’un bateau. À ce sens architectural qui autorise à parler d’un corps d’un bâtiment s’ajoute néanmoins l’acception politique, par exemple, du corps de l’état ou de la nation confondue en un seul corps. De même que le corps d’ouvrage implique l’unité de l’ensemble, l’ensemble du droit romain formera désormais le Corpus juris à l’époque du Code justinien et l’Église constituera le corps mystique du Christ en relation avec la Cène de l’eucharistie.

0.3 en français

Le français recueille fidèlement tous les sens du corpus latin. Tout d’abord, le corps se dit de la partie matérielle des êtres animés, qu’ils soient vivants ou morts : d’une part, c’est le siège des sensations et des sentiments – ce qui explique la possibilité de faire des folies de son corps ou d’avoir le diable au corps – ; d’autre part, c’est l’organisme dans son sens physiologique qui implique l’ensemble du corps dans son aspect extérieur sans considération du visage, par exemple le corps de la déesse ou de l’athlète (c’est le tronc par opposition avec la tête et les membres). C’est, ensuite, le corps comme objet matériel, quel qu’en soit la taille : du corps céleste au corpuscule en passant par un élément isolable comme un organe. C’est également la partie principale de quelque chose qui sert à désigner l’ensemble de manière métonymique : par exemple, le corps de logis ou encore le corps du délit au niveau juridique : en calligraphie, le corps d’une lettre est le trait principal qui la forme. C’est enfin le corps au sens d’un ensemble organisé, qu’il s’agisse du corps politique de l’État, du corps social ou des corporations (marchandes, etc.), du corps d’armée ou même d’un recueil de textes formant un corpus.

0.4 Conclusion

Animé ou inanimé, le corps est manifestement visible et, plus précisément, ce qui en constitue l’élément principal, la structure ou la chair : le substrat qui soutient ou sous-tend le reste en serait la substance du moins au niveau corporel. Car le corps visible s’oppose à l’invisible qui ek-siste et apparaît à travers le corps au point de justifier la désignation métonymique de la personne par son corps. Reste le corps est déprécié par rapport à cette entité imperceptible qui est jugée lui être supérieure, le corps humain tirant son animation de l’âme (anima) considérée comme principe de vie.

0.2 L’essence des corps en questions

Cours de mai-juin 2017

Les trois séquences du cours envisagent le corps sous trois angles différents : celui de sa connaissance, l’angle éthique de la culture du corps et l’angle politique de sa constitution. Ces trois problématiques peuvent être mises sous le patronage de la remarque faite par Spinoza dans l’Éthique [partie III, proposition II, scolie] à propos de notre incapacité à savoir ce que peut le corps (quid Corpus possit) : en effet,

Que peut le corps ?

Séquence I
connaissance du corps vs connaissances des corps

(problématique générale, d’ordre épistémologique)

Qu’en est-il du corps ? Le corps reste-t-il le même quelle que soit sa nature en tant qu’il est soumis aux mêmes lois de la nature (au sens de la matière corporelle ou étendue) ? Qu’en est-il de l’essence abstraite du corps en général par rapport aux qualités sensibles des corps situés dans l’espace-temps ?

(argument)

Un être humain peut être présent physiquement, corporellement, mais avoir l’esprit ailleurs. Or ce qui définit le corps est sa perceptibilité dans l’espace. C’est la première qualité et même l’essence du corps selon Descartes : le corps a une certaine étendue. Cependant, la construction intellectuelle de modèles physiques fait référence à des entités d’ordre corporel, comme les atomes, qui ne sont pas perceptibles : par exemple, la perception humaine des corpuscules de la théorie corpusculaire est nulle.

Si on se fie donc à notre perception première du corps, ce dernier est non seulement étendu, mais il a en outre un certain nombre de qualités secondaires comme sa visibilité, ses couleurs, lesquelles résultent d’une interaction entre le corps lui-même et notre corps en tant que corps observant. Notre perception étant immédiate, nous ne réfléchissons pas à cette interaction entre l’objet perçu et l’objet percevant. Il faudra pourtant la prendre en compte avec Merleau-Ponty : La phénoménologie de la perception traite la question de la perception des corps et engage notamment une réflexion sur le caractère sexué du corps humain. C’est nécessaire, car le corps n’est perçu que par un corps percevant : la perception est différente chez certains animaux dont la sensibilité est autre [voir la séquence éthologique du cours sur l’animal et notamment les leçons d’Uexküll et Lorenz].

Que ce soit dans la construction d’un modèle physique ou dans la perception humaine d’un corps physique, on ne peut donc pas se fier à une donnée fixe – une chose en soi – sur laquelle on pourrait se reposer pour dire ce qu’est un corps. Dans le cas de la construction intellectuelle, le corps construit est plus encore dépendant de l’esprit qui le conçoit.

Il faut donc distinguer entre différents types de corps. Car ces genres de corps se caractérisent par un certain nombre de qualités qui singularise ce type de corps par rapport au corps élémentaire, en soi, qui se définit abstraitement par le fait d’occuper une partie de l’espace, même si ce corps (et donc cet espace) peut être infinitésimal. Il convient donc de mener un travail classificatoire entre les différents types de corps : de type céleste ou de type terrestre, le corps matériel ou physique peut être minéral, végétal ou animal, sans parler des spécificités du corps animal de l’être humain. Si chacun de ces types de corps a des caractéristiques spéciales qui le singularisent, il n’en reste pas moins qu’ils sont tous soumis aux lois de la matière qui sont en effet communes aux corps terrestres et aux corps célestes.

Néanmoins, la réflexion sur le nucléaire engagée par Hannah Arendt dans La condition de l’homme moderne à la suite de Karl Jaspers insiste sur la différence essentielle entre deux genres de corps [The Human Condition (1963), partie VI, chap. 37-40 ] : car s’il existe bien des fusions et des fissions atomiques hors de la nature, dans l’Univers en dehors de la Terre, ceci ne signifie pas ipso facto que ces phénomènes doivent pouvoir se produire à l’intérieur de la nature comme s’il n’y avait pas de différence de nature entre ces corps, dans la mesure où ces fusions et des fissions atomiques au sein de la nature sont destructrices pour les corps vivants. La différence est donc moins une différence de lieu (à l’intérieur de la nature, sur Terre, ou au contraire à l’extérieur, dans l’espace interstellaire), c’est bien plutôt une différence de nature entre les corps simplement matériels et les corps vivants, dont la vie peut être détruite par la radioactivité.

A. Les corps matériels (corps célestes et terrestres) : physique

(problématique 1 des lois de la nature corporelle)

Qu’en est-il des lois de la nature auxquelles sont soumis les corps ? Est-ce la finalité ou le déterminisme qui règne au sein de la nature (externe) ?

(problématique 2 de l’essence des corps)

Qu’en est-il de la substance même des corps physiques ? Y a-t-il quelque chose de substantiel qui soit essentiel par rapport à l’accidentel ? et, donc, quelle importance ont les qualités sensibles dites secondaires (Locke vs Hume) ?

B. Les corps vivants (et les corps morts) : physiologie vs biologie

(problématique 3 de la différence spécifique du corps vivant)

Quelle différence fondamentale y aurait-il entre les êtres purement matériels (non vivants ou inanimés, inertes) et les corps vivants (animés) ? Par suite, peut-on concevoir les corps vivants comme des machines en les considérant à partir du paradigme du corps matériel ?

(questions problématiques)

Qu’en est-il de la finalité dans la nature interne des corps ? La beauté de l’organisation harmonieuse du corps vivant, dont la symétrie est célébrée par Hegel dans son Esthétique, en est-elle une qualité au même titre que la santé de l’organisme ?

(argument)

Certaines qualités sont propres aux êtres vivants et donc mortels, lesquels sont destinés à mourir. Tout d’abord, le corps vivant est mortel. Freud parle de la pulsion de mort qu’il définit comme une émanation de ce qui est inscrit biologiquement dans les cellules. Il faudra aussi s’intéresser à la maladie corporelle ou physiologique. Le fait qu’une forme matérielle change ne peut pas être interprété comme la mort ou la maladie de cette chose : dans la Physique, Aristote soutient que les êtres sublunaires sont tous soumis à la génération et à la corruption ; mais ces termes rendent-ils compte de la spécificité de la composition et décomposition des corps (Voir La Charogne de Baudelaire) ?

Une des spécificités du corps vivant serait d’être un organisme (naturel), doté d’une faculté de génération et de régénération interne, et non un simple mécanisme (artificiel), qui dépendrait d’un mécanicien extérieur et serait soumis à la seule causalité efficiente. La notion d’instinct de conservation, instinct qui est inné et n’a donc rien d’acquis, manifesterait la vitalité du corps vivant, tout comme l’instinct de reproduction sexuée d’ailleurs sur lequel Schopenhauer insiste dans sa « Métaphysique de l’amour (sexuel) » [cf. chap. 44 des Suppléments au livre IV du Monde comme volonté et représentation]. Il y aurait une finalité interne à l’organisme qui serait au cœur de la force formatrice du corps vivant [Cf. la Critique de la faculté de juger téléologique de Kant]. Au sein des êtres vivants, les organes ne sont pas complètement indépendants : lorsqu’un organe est saturé, un autre organe peut intervenir pour le suppléer (par exemple, la synergie entre le foie et la bile). Il y a inféodation de la partie au tout. En revanche, cette téléonomie du vivant qui permet aux organes de s’adapter en fonction des autres est absente des machines. C’est pourquoi on peut remplacer une pièce défaillante dans une machine par une autre, sans que le fait que ce soit un autre exemplaire n’entrave aucunement la machine, alors que le corps humain par exemple peut rejeter les greffes d’organes dans la mesure où le marquage génétique du corps rend la greffe problématique. Par ailleurs, lorsque les parties d’une machine s’usent, on ne dit pas pour autant que la machine qui s’arrête de fonctionner tombe malade. Cela éclaire par contraste ce que nous entendons par maladie d’un corps vivant dont les causes sont endogènes autant qu’exogènes…

(transition)

L’humanité se constitue par négation de la nature en raison de la dépendance par rapport à un corps non choisi [Cf. G. Bataille, L’histoire de l’érotisme, Œuvres VIII, p.78].

C. Le corps proprement humain

(problématisation ontologique d’ordre pré-éthique)

Qu’est-ce que l’esprit par rapport au corps ? Quel est le rapport du corps à la psychè qui l’anime ? Y a-t-il enfermement ou incarnation, extériorité ontologique (Descartes) vs immanence (Épicure) ou parallélisme (Spinoza) ? L’âme est-elle d’ordre corporel ou physique ? Le corps parle-t-il à sa manière [Nietzsche vs Freud] ? Quelle l’importance a la sexualité du corps propre [Merleau-Ponty] ? Quelle signification a l’expression du visage [Levinas] au sein de l’ensemble du corps ?

Freud s’attache à l’élucider le rapport entre pulsion et organisme [voir le début du cours sur aimer]. Lacan prétend que le langage est l’élément de l’inconscient : ce qui implique que la pulsion n’est pas organique, contrairement à l’instinct ; selon Freud, la pulsion est la représentation psychique de quelque chose d’organique. Mais les affects psychiques se manifestent de manière physique, en particulier dans l’hystérie de conversion. L’imagination produit une image très physique des autres. Freud montre que l’être humain est davantage attiré par le biais de la vision que par les autres sens : c’est différent chez nombre de mammifères qui répondent davantage à l’odeur. L’imagination comme les sens externes, qui nous mettent en rapport avec le corps des autres, influent sur les représentations que l’on a d’eux. Des symptômes pathologiques le confirment ; dans le fétichisme par exemple, la perversion consiste en une focalisation sur un objet pris de manière métonymique pour la personne ; dans « L’homme au loup » qui souffre de névrose obsessionnelle, le sujet est excité par une posture qui le pousse à tomber amoureux d’une femme accroupie en train de laver le sol. S’il est bien étrange (unheimlich) que la position d’une partie du corps puisse déclencher un tel affect amoureux, est-il pour autant imaginable de développer un rapport purement intellectuel à l’autre, comme dans la figure de l’amour platonique, qui n’impliquerait aucune médiation corporelle ? Que serait un amour désincarné ?

Quand on pense à quelqu’un, cette pensée n’est pas informe : on a la vision de son corps. La pensée est toujours corporelle. Pourrait-on avoir des pensées sans corps ? Peut-on dire que deux esprits purs communiquent de manière immatérielle ou télépathique sans médiation du corps ? N’y a-t-il pas illusion à croire qu’un esprit pur de tout corps puisse communiquer avec un autre esprit pur de tout corps, alors que tout prouve le contraire ?

Nous nous entendons, nous regardons, etc., et nous lisons les pensées des autres : il n’y aurait pas de savoir sans corpus lisible et visible des textes constitutifs du savoir. Le corpus des auteurs dans une discipline constitue le corps intellectuel de la connaissance (par exemple, celle à propos du corps).

D. Le corps spirituel (du corpus spiritualiste)

Au sein de la tradition monothéiste au moins, Dieu est considéré comme l’incorporel ou l’immatériel pur. Dans le christianisme, le Tout-Autre n’a pas de corps : ce qui pose le problème de la figuration de Dieu. Qu’en est-il de l’absence du corps de Dieu dans les religions de la révélation ? Le rituel chrétien met en scène dans la Cène le fait de manger le corps du Christ et de boire le sang du crucifié dans l’eucharistie. Qu’en est-il du corps du Christ ou, mutatis mutandis, des chakras hindous, sans parler de l’aura (principe subtil d’une substance qui, selon l’occultisme, ne serait visible qu’aux seuls initiés) ?

Séquence II
La culture du corps vs cultures des corps

Le corps humain n’est pas tout simplement naturel, il est par nature d’ordre culturel comme Merleau-Ponty le montre dans un texte consacré à Mauss et Lévi-Strauss. Beaucoup de pratiques culturelles et même cultuelles ou rituelles influent sur l’apparence du corps comme sur les modes vestimentaires : il n’y a pas seulement l’art de coiffer, etc., mais aussi toutes les scarifications, excisions, circoncisions, qui comportent des significations symboliques. Il y a donc une différence notable entre le corps naturel et le corps culturel. Mais il existe également une culture du corps naturel (culturisme), tout comme il y a une dimension corporelle de la parole : par exemple, la voix grave qui est empruntée pour les déclarations solennelles.

(problématique générale)

Le corps humain étant pris entre nature et culture, entre biologie et ethno-sociologie, entre donation brute et formation raffinée, entre besoins imposés et désirs conformés, la question se pose de savoir dans quelle mesure la forme et/ou la formation du corps en constitue une déformation (par amputation, etc.). S’agit-il d’expression ou de dissimulation ? La domination des corps est-elle achevée par la libération (des mœurs) ?