cours sur le corps

Spinoza
Le corps de la nature:
une revalorisation naturaliste du corps

Rédigé en langue latine sous le titre Ethica entre 1661 et 1675 avant d’être publié à titre posthume en 1677 et interdit l’année suivante, l’Éthique de Spinoza expose more geometrico – à la manière des Éléments d’Euclide – une ontologie naturaliste, physicienne au sens grec du terme, qui désintègre la métaphysique traditionnelle en identifiant Dieu à la nature (phusis) : Deus sive Natura ! Il existe quatre occurrences de cette équation dans la quatrième partie de l’ouvrage qui contient deux doublets de la formule, dans la proposition 4 et tout d’abord dans son avant-propos :

« la Nature n’agit pas pour une fin ; cet Être éternel et infini que nous appelons Dieu ou Nature [Deum seu Naturam], agit avec la même nécessité qu’il existe. Car la même nécessité de nature par laquelle il existe, est celle aussi par laquelle il agit, nous l’avons fait voir (Prop. 16, p. I). Donc la raison, ou la cause, pourquoi Dieu ou la Nature [Deus seu Natura] agit, et pourquoi il existe, est une et toujours la même. N’existant pour aucune fin, il n’agit donc aussi pour aucune ; et comme son existence, son action aussi n’a ni principe, ni fin. Cette cause qu’on appelle finale n’est d’ailleurs rien que l’appétit humain en tant qu’il est considéré comme le principe ou la cause primitive d’une chose. Quand, par exempte, nous disons que l’habitation a été la cause finale de telle ou telle maison, certes nous n’entendons rien d’autre sinon qu’un homme, ayant imaginé les avantages de la vie de maison, a eu l’appétit de construire une maison. L’habitation donc, en tant qu’elle est considérée comme une cause finale, n’est rien de plus qu’un appétit singulier, et cet appétit est en réalité une cause efficiente, considérée comme première, parce que les hommes ignorent communément les causes de leurs appétits. Ils sont en effet, je l’ai dit souvent, conscients de leurs actions et appétits, mais ignorants des causes par où ils sont déterminés à appéter quelque chose. » [IV, préface]

Encadré par une double référence à l’appendice à la première partie de l’ouvrage, ce passage rappelle la critique spinoziste du finalisme qui s’y trouve en effet formulée : renversant totalement (omnino) la nature qui procède par causes efficientes, la doctrine des causes finales postule que « la Nature ne fait rien en vain (c’est-à-dire rien qui ne soit pour l’usage des hommes) » ; jugeant de la complexion d’autrui et de celle des choses naturelles d’après leur propre complexion (ex suo ingenio), « les humains supposent communément que toutes les choses naturelles agissent, comme eux-mêmes [ut ipsos], en vue d’une fin » grâce à Dieu qui aurait tout fait en vue de l’homme pour que l’homme lui rendît un culte[1]. C’est en effet un préjugé, et même le préjugé par excellence, de projeter ainsi de manière anthropomorphique le modèle de l’action intentionnelle de l’être humain sur la Nature et sur Dieu conçu comme une personne (tout-puissante) douée de la liberté humaine et de surcroît dotée de l’imagination nécessaire pour créer toutes choses avec ordre (omnia ordine).

[1] Spinoza, Éthique, appendice à la partie I, édition bilingue par Ch. Appuhn (1934), Vrin, 1983, t. I, p. 98-105 vs trad. par Ch. Appuhn dans Œuvres, III, Garnier-Flammarion, p. 61-64.

Postulant que tout a été voulu par Dieu, la doctrine finaliste justifie l’arrangement extrinsèque de toutes les choses entre elles et l’agencement intrinsèque à toute chose naturelle. Avant d’aborder le cas de ce que Kant appellera la finalité interne à la constitution des corps vivants dans la Critique de la faculté de juger [§ 63-64], Spinoza traite la question de la finalité externe que Kant considérera comme seulement relative dans la mesure où elle advient de manière seulement accidentelle (zufällig) à la chose en soi elle-même : par exemple, il faut de l’herbe pour nourrir les herbivores dont se nourrissent leurs prédateurs carnivores, le sable est inconcevable sans la mer qui le produit, etc. [Ak. V, 368]. Pour sa part, Spinoza avait pris un exemple de coïncidence entre des chaînes de causalité indépendantes pour montrer non pas que le hasard existe, puisque la nécessité règne dans la nature, mais qu’il n’y a aucune coordination entre elles des causes efficientes qui se produisent sans poursuivre les effets qu’elles produisent comme s’il s’agissait de fins, de sorte que cet « admirable arrangement » du Système du monde qu’évoque Newton dans le Scholie général à la toute fin des Principia… est tout simplement une fiction de l’imagination humaine. Rien ne peut prouver la doctrine des causes finales, sinon un artifice argumentatif que Spinoza s’évertue à démonter : l’argumentation, non par l’absurde, mais par l’ignorance des causes efficientes est en effet abîmée par un subterfuge qui consiste à se réfugier dans cet asile de l’ignorance qu’est la volonté divine, comme cause soi-disant première de toute chose, pour remédier à l’ignorance des causes. Car la recherche rationnelle des causes efficientes, lorsqu’elle est poussée à bout, ne peut qu’aboutir au constat de l’ignorance de « la cause de la cause » ou de la cause de cette cause de la cause, et ainsi de suite à l’infini… [cf. I, prop. 28]. Il s’agit donc de mettre arbitrairement fin à ce processus forcément interminable de recherche des causes en amont des choses à expliquer en substituant subrepticement à cet indéfini l’infini de la volonté divine :

« les sectateurs de cette doctrine, qui ont voulu faire briller leur esprit dans l’explication des causes finales des choses, ont inventé, pour établir leur système, un nouveau genre d’argumentation, lequel consiste à réduire son contradicteur, non pas à l’absurde, mais à l’ignorance ; et cela fait bien voir qu’il ne leur restait plus aucun moyen d’argumenter. Si, par exemple, une pierre [lapis] tombe du toit d’une maison sur la tête d’un homme et le tue, ils démontreront de cette manière que la pierre est tombée pour tuer cet homme. Comment, en effet, si Dieu ne l’avait fait tomber à cette fin, tant de circonstances y auraient-elles concouru (et il est vrai de dire que ces circonstances sont souvent en très-grand nombre) ? Vous répondrez peut-être que cela est arrivé parce que le vent soufflait et qu’un homme passait par là. Mais, insisteront-ils, pourquoi le vent soufflait-il à ce moment et pourquoi un homme passait-il par-là précisément à ce même moment ? Si vous répondez alors que le vent s’est levé parce que la mer, le jour avant, par un temps encore calme, avait commencé à s’agiter, et que l’homme a passé par là parce qu’il se rendait à l’invitation d’un ami, ils vous presseront encore d’autres questions : mais pourquoi la mer était-elle agitée ? pourquoi cet homme a-t-il été invité pour tel moment ? Et ainsi ils ne cesseront de vous demander la cause de la cause, jusqu’à ce que vous vous soyez réfugié dans la volonté de Dieu, qui est l’asile de l’ignorance. De même aussi, quand ils considèrent la fabrication du corps humain, ils tombent dans un étonnement stupide, et comme ils ignorent les causes de tant d’art, ils concluent qu’il n’est point formé mécaniquement, mais par un art divin ou surnaturel, et en telle façon qu’aucune partie ne nuise à l’autre. C’est pourquoi quiconque cherche les véritables causes des miracles, et s’efforce de comprendre les choses naturelles en savant, au lieu de les admirer en homme stupide, est tenu aussitôt pour hérétique et pour impie, et proclamé tel par les hommes que le vulgaire adore comme les interprètes de la Nature et de Dieu. » [I, appendice, trad. Appuhn, t. I, p. 104-107 vs p.64-65]

Cette interprétation de la Nature et de Dieu ne montre rien d’autre sinon que la Nature et les Dieux sont atteints du même délire que les hommes (Naturam, Deosque aequè, ac homines, delirare). Faisant fi de toutes les choses nuisibles, comme les tremblements de terre ou les maladies, qui échoient pourtant indistinctement aux pieux et aux impies, les hommes s’imaginent ainsi que Dieu a mis à leur disposition toutes les choses naturelles (omnia naturalia) comme des moyens à leur usage, qu’il s’agisse de leur propre corps ou des autres corps : Dieu leur a procuré, par exemple, « des yeux pour voir, des dents pour mâcher, des herbes et des animaux pour manger, le soleil pour s’éclairer, la mer pour nourrir des poissons, etc. » Ce délire superstitieux à l’origine de l’invention des causes finales porte donc à la fois sur la finalité externe, qui est censée régir l’ensemble de la nature, et sur la finalité interne qui organiserait spécifiquement le corps vivant, notamment de l’être humain : stupéfaits à la vue de la fabrication du corps humain (corporis humani fabrica), dont l’arrangement a été produit par des causes qu’ils ignorent, les hommes jugent que tant d’art (tantae artis) ne peut s’expliquer que par l’art divin ou surnaturel, et non mécaniquement (non mechanica, sed divina vel supernaturali arte fabricari), comme le stipule le déterminisme spinoziste. Toutes les qualités attribuées aux corps le sont ainsi en fonction de l’utilité qu’en tirent les hommes qui inventent des notions, comme la beauté ou l’ordre, pour expliquer la nature des choses.

C’est l’imagination humaine qui met de l’ordre dans la nature et trouve de l’harmonie dans les mouvements célestes en attribuant aux choses elles-mêmes les qualités éprouvées à travers les affections, d’ailleurs variables, que chacun éprouve en fonction de la sensibilité de son corps et de la disposition de son cerveau qui en résulte : le cerveau enregistre en effet les impressions des sens transmises par les nerfs touchés par un mouvement (motus) et jugent en conséquence les choses belles ou laides (à leurs yeux), agréables ou désagréables (au goût), etc. Comme il y a entre les cerveaux autant de différence qu’entre les palais et qu’il y a énormément de différences entre les corps humains, les hommes imaginent les choses en fonction de la sensibilité variable de leur corps plutôt qu’ils ne les connaissent [*grâce à la puissance de l’esprit qu’est la raison qui leur permet de reconnaître les causes efficientes]. L’esprit humain n’étant que l’idée du corps [II, prop. 13], l’être humain ne peut en effet se placer hors de la nature pour juger de l’ordre des choses naturelles d’un point de vue métaphysique qui permettrait à son esprit de surplomber la nature. Loin d’être comme un empire dans un empire [III, préface], l’être humain fait, corps et âme, partie intégrante de la Nature :

« La puissance par laquelle les choses singulières et par suite l’homme conservent leur être, c’est la puissance même de Dieu ou de la Nature [Dei sive Naturae] (par le Coroll. de la Prop. 24, p. I), non en tant qu’elle est infinie, mais en tant qu’elle peut s’expliquer par l’essence actuelle d’un homme (Prop. 7, p. III). Donc la puissance de l’homme, en tant qu’elle s’explique par son essence actuelle est une partie de la puissance infinie, c’est-à-dire de l’essence (Prop. 34, p. I), de Dieu ou de la Nature [Dei seu Naturae] » [IV, démonstration de la prop. 4].

L’intégration de la puissance finie de l’être humain au sein de la puissance infinie de Dieu est le pendant anthropologique de la désintégration de la métaphysique accomplie par l’ontologie naturaliste du Deus sive Natura. Spinoza ne se contente donc pas d’identifier Dieu à la nature, il prend congé de toute métaphysique en réintégrant l’esprit humain dans la nature tout en désintégrant le monde clos au sein de la substance infinie : il s’agit tout à la fois de réfuter le statut privilégié de l’être humain au sein de la nature et de récuser l’idée même du monde comme ensemble ordonné (cosmos) pour mieux refuser le postulat métaphysique d’un ordre du monde. Le geste subversif d’appropriation du nom de Dieu permet ainsi à Spinoza de se soustraire aux deux autres idées métaphysiques que Kant analysera dans la Dialectique de la raison pure : l’âme de la psychologie et le monde de la cosmologie. Si Kant soumet en effet les trois Idées de la raison au cœur de la métaphysique traditionnelle à la Critique de la raison pure pour montrer l’apparence transcendantale qui les fait prendre à tort pour des connaissances, Spinoza écarte pour sa part ces trois idées produites par l’imagination méta-physicienne : le Dieu transcendant, le monde comme totalité inconditionnée, l’âme comme ontologiquement séparée du corps. Mais Kant ne déconstruira la métaphysique traditionnelle en 1781 que pour mieux la reconstruire de manière critique sous la triple figure d’une psychologie-cosmologie-théologie rationnelle, alors qu’un siècle plus tôt Spinoza construit une ontologie naturaliste qui dissout tout élément métaphysique avec pour conséquence de revaloriser le corps naturel des êtres à un double niveau : sur le plan traditionnellement qualifié de cosmologique, le Deus sive Natura a pour effet de mettre en avant et en valeur la substance corporelle de la nature, dont l’idée vraie permet d’écarter le concept métaphysique de cosmos ; au niveau qu’on pourrait appeler psycho-anthropologique, le mens idea corporis revalorise le corps proprement humain en excluant de penser l’esprit indépendamment du corps dont elle est l’idée. Avant même d’analyser la doctrine spinoziste du parallélisme entre le corps étendu et sa pensée dans l’esprit (3), il convient donc d’élucider le rapport entre Dieu et la substance corporelle des choses naturelles (1) pour mieux comprendre pourquoi Spinoza n’use pas du concept de monde (2).

1. La substance corporelle

De manière tout à fait significative, il est question du corps au tout début de l’Éthique, dès la seconde des définitions qui ouvrent la première partie de l’ouvrage : avant même la pensée (cogitatio), le corps (corpus) y est cité comme premier exemple de chose (res) finie en son genre, toute chose finie – c’est la signification de la définition – pouvant être limitée par autre chose de même genre, mais non par quelque chose d’un autre genre, un corps par une pensée ou une pensée par un corps [I, déf. 2]. Le genre d’une chose finie est ce qui en fait le mode [I, déf. 5] d’un des attributs [I, déf. 4] de la substance [I, déf. 3] infinie qu’est Dieu [I, déf. 6]. C’est qu’il n’y a qu’une seule substance, absolument infinie : Dieu est unique [I, prop. 14, cor. 1], dans la mesure où toute chose, pensée ou étendue, appartient à la substance soit comme attribut, soit comme affection d’un attribut de Dieu [I, prop. 14, cor. 2], c’est-à-dire comme mode. La distinction entre la substance et ses modifications [I, prop. 8, scolie2] fait que toute chose est donc en Dieu [I, prop. 15] comme mode : ce qui vaut tout autant des corps que des pensées. Faut-il alors concevoir Dieu comme corporel ?

Si Spinoza écarte cette opinion tout autant que la fiction anthropomorphique d’un dieu composé d’un corps et d’une âme qui serait soumis aux passions, il refuse tout autant d’éloigner complètement de la nature divine cette substance corporelle ou étendue (substantiam ipsam corpoream), dont d’aucuns pensent qu’elle a été créée par Dieu sans pouvoir expliquer quelle puissance (potentia) divine aurait pu produire une telle création [I, prop. 15, scolie]. Comprendre la position spinoziste, tout comme son assimilation indue au panthéisme d’ailleurs, présuppose de bien tenir ensemble les deux thèses réfutées par Spinoza et de bien entendre les raisons de leur réfutation : Dieu n’est pas corporel, mais la substance corporelle fait partie intégrante de la nature divine.

Selon la première thèse, Dieu n’est pas corporel. Dans le Traité théologico-politique (1670), Spinoza avait déjà pris position à propos des visions qui reposent sur des images corporelles par exemple de Dieu descendant du ciel entouré de feu [Exode : 19, v. 18] : il y compare ces jugements, qui suivent la disposition imprimée à l’imagination par les sens externes, à l’opinion du vulgaire qui se forge pour la même raison un Dieu corporel, se l’imaginant détenteur du pouvoir d’un roi dont le trône s’appuie à la voûte du ciel, au-delà des étoiles [Deum corporeum, et imperium regium tenentem imaginatur, cujus solium in convexitate coeli supra stellas esse fingit], sans le croire à une distance extrêmement grande de la terre [TTP, Caput VI, cf. chap. 6 vs trad. Appuhn, Œuvres, GF, t. 2, p. 130]. Dans l’Éthique, Spinoza précise sa conception de Dieu comme Nature que le TTP présuppose. Spinoza entendant par corps « toute quantité longue, large et profonde, limitée par une certaine figure » dans l’étendue, l’être absolument infini qu’est Dieu ne peut pas être considéré comme corporel pour deux raisons : non seulement parce que Dieu n’est pas un corps, limité, mais encore parce que Dieu comme substance infinie [I, prop. 8] a une infinité d’attributs, ce qui interdit de le limiter à la dimension uniquement corporelle de la substance.

[*C’est l’argument qui permet de réfuter le panthéisme imputé à Spinoza. À cet égard, la substitution impensée du monde à la substance (corporelle) pourrait bien constituer un élément clé de la querelle du panthéisme (1779-1790) : pour Jacobi, le système spinoziste du rationalisme conséquent ou absolu serait un athéisme qui reviendrait à un cosmothéisme (lettre à Mendelssohn, S.173) et équivaudrait donc à une divinisation du monde (Weltvergötterrung). Par contraste, Christian Wolff avait parfaitement compris, dans sa Theologia naturalis (1737), l’acosmisme de Spinoza (II, § 696) qui confond (Vermengung) Dieu et la Nature (§ 671). C’est que les protagonistes de la querelle du panthéisme (Lessing, Mendelssohn, Jacobi, Herder, Kant, etc.) usent du concept de monde comme s’il allait de soi, en attribuant implicitement l’emploi à Spinoza : pour sa part, Lessing résume son spinozisme à la formule Έν καì Πãν (S.77) qui conçoit la substance unique comme le Tout et l’Un.

C’est paradoxalement au cours de cette controverse que Spinoza cesse d’être le chien crevé dont il est question dans le dialogue de juillet 1780 au cours duquel Lessing demande à Jacobi si les gens parlent encore et toujours de Spinoza « comme d’un chien crevé » (Die Hauptschriften zum Pantheismusstreit zwischen Jacobi und Mendelssohn, Berlin, 1916, S.88 citant F. H. Jacobi, Über die Lehre des Spinoza (in Briefen an den Herrn Moses Mendelssohn), 1785). La formule a fait époque : dans la postface du 24 janvier 1873 à la seconde édition allemande du Kapital, Marx refuse de traiter Hegel comme le brave Mendelssohn, du temps de Lessing, avait traité Spinoza, à savoir comme un ‟chien crevé”. » (MEW, Bd 23, S.27)].

Pourtant – c’est la seconde thèse –, la substance divine est bien corporelle : Spinoza réfute en ce sens l’idée que la substance corporelle (ou étendue) soit indigne de la nature divine du fait même que la substance corporelle serait composée de parties. C’est précisément ce présupposé d’une divisibilité de la substance que Spinoza récuse. Partant du principe inverse que la substance corporelle est infinie, unique et indivisible [I, prop. 8, 5 & 12], Spinoza conteste que la substance corporelle soit composée de corps ou de parties : c’est l’imagination qui conçoit ainsi la quantité, de manière abstraite ou superficielle, en divisant réellement la substance corporelle, alors que l’entendement sait bien que la différence entre les parties diversement affectées de la matière, qui est la même partout (materia ubique aedaem est), est une différence uniquement modale, et non réelle (modaliter, non realiter). Spinoza prend l’exemple de l’eau pour illustrer cette distinction entre le point de vue de l’imagination, qui divise la substance, et celui de l’entendement, qui la conçoit comme indivisible et éternelle : si l’eau comme eau (aqua, quatenus aqua), c’est-à-dire comme mode de la substance étendue, peut être divisée en parties diversement affectées par la génération et la corruption au cours du temps, en revanche l’eau comme substance (aqua, quatenus substantia) ne souffre aucune division ou séparation, ni ne s’engendre ou se corrompt. C’est que la substance corporelle est bien plutôt éternelle et infinie : loin d’être indigne de la nature divine, la matière suit de la nécessité de l’essence de Dieu comme tout ce qui arrive (omnia, quae fiunt) arrive par les seules lois de la nature infinie de Dieu. Reste à savoir quelle est la connexion entre toutes les parties (omnes partes) de la Nature qui doivent s’ajuster ou convenir entre elles en tant que modes d’une seule et même substance :

La connexion naturelle entre tous les modes de la substance infinie fait-elle de l’ensemble de la nature un Tout qui l’apparenterait à ce que les Grecs appelaient le cosmos ? Pourquoi Spinoza n’emploie-t-il pas en ce sens même le terme mundus dans l’Éthique ?

*

2. La nature plutôt que le monde !

Il conviendrait d’interpréter le sens de l’absence tout à fait significative du concept de monde dans l’Éthique : pourquoi la substance infinie de la Nature n’y est-elle pas conçue comme monde ?

Méthode

Suivant à la trace la méthode frayée par Leo Strauss dans son essai sur Persécution et art d’écrire (1952), il ne s’agit pas tant de révéler un impensé de Spinoza – à la manière de la lecture symptomale du Capital de Karl Marx par Althusser qui donne à voir l’invisible sous forme « d’absence et de manque ou de symptôme théoriques » [Louis Althusser & Étienne Balibar, Lire le Capital (1968), « petite collection maspero », 1980, t. I, p. 27)] – : il s’agirait bien plutôt de donner sens à l’absence en la considérant positivement comme bien pensée. Dans le chapitre consacré à Spinoza, il est question de « La manière d’étudier le Traité théologico-politique de Spinoza » : la doctrine de Dieu de l’Éthique n’y est que marginalement analysée [Leo Strauss, Persecution and the Art of Writing, The University of Chicago Press, 1952, p. 186-189] sans que l’absence symptomatique du concept de monde ne soit même évoquée. Il conviendrait de combler ce manque en interprétant la signification de cette absence. Leo Strauss indique un élément de réponse en évoquant en passant une occurrence du terme mundus dans un passage du Tractatus theologico-politicus qui interprète le tout début de la Genèse [chap. 1, v. 2] où il est en fait question de la création divine du ciel et de la terre, de la lumière et des mers [Genèse : 1, v. 1-10] sans que le terme de monde ou d’univers n’apparaisse dans la Bible :

« l’Être suprême a fait passer ce monde visible (Genèse, chap. I, v. 2) du chaos à l’ordre, et y a déposé les germes des choses naturelles [docuit praeterea, hoc ens mundum hunc visibilem ex Chao (vide cap. 1 Gen. v. 2) in ordinem redegisse, seminaque naturae indidisse]. Il a sur toutes choses un droit souverain et une souveraine puissance, et c’est en vertu de cette puissance et de ce droit qu’il s’est choisi pour lui seul la nation hébraïque (Deutéron., chap. X, vers. 14-15), ainsi qu’une certaine contrée du monde [certamque mundi plagam], laissant les autres nations et les autres contrées aux soins de dieux subordonnés. » [Traité théologico-politique, Caput II, cf. chap. 2 vs trad. Appuhn, Œuvres, GF, t. 2, p. 59].

Dans le traité publié en 1670, Spinoza n’emploie le terme mundus qu’en référence à son usage dans la Bible hébraïque, par exemple dans le chap. 1 pour désigner la Palestine comme monde inhabité selon Noé (p. 39), ou dans l’évangile [Jean : 1:9-10] qui est cité dans le chap. 12 du TTP (p. 222). La notion biblique de monde n’est donc pas un concept propre à Spinoza qui ne peut reprendre à son compte le motif d’un surgissement du monde visible à partir du chaos dans lequel Dieu mettrait volontairement de l’ordre. Voici l’hypothèse interprétative qui me semble éclairer l’absence du terme mundus dans l’Éthique à la lumière de son usage référentiel dans le Traité théologico-politique :

Hypothèse interprétative

L’ontologie naturaliste de Spinoza s’écarte de toute cosmologie métaphysique en ce qu’elle refuse le postulat d’un ordre du monde au point de récuser l’idée même du monde comme ensemble ordonné (cosmos) et clôturé par l’achèvement final (telos).

Argument

Il n’est pas question dans l’Éthique du ‟monde” visible, à l’exception d’une occurrence en rapport avec une manière de parler proverbiale : la « vanité du monde » qu’invoquent hypocritement les gens avides de gloire [V, prop. 10, scolie]. Il n’y est pas non plus question du ciel, la figure aristotélicienne du cosmos, même si Spinoza évoque à plusieurs reprises le soleil, invoqué pour illustrer l’illusion d’optique de l’imagination humaine incapable d’en évaluer la vraie distance [II, prop. 35, scolie vs IV, prop. 1, scolie]. En proposant une analyse rationnelle du mauvais calcul par l’imagination de la distance entre la terre et le soleil, Spinoza écarte implicitement la mythologie du dieu soleil, tout comme l’invocation de la force symbolique de la lumière : si Jésus déclare être la lumière du monde [Jean 8:12], Spinoza n’affirme pas pour sa part que le soleil soit la lumière du monde visible. Dans le Traité théologico-politique (1670), Spinoza avait évoqué l’adoration païenne du Soleil et d’autres Dieux visibles comme la Lune ou la Terre (Ethnicos, qui Deos visibiles adorabant, videlicet Solem, Lunam, Terram, Aquam, Aërem etc.) [TTP, Caput VI, cf. chap. 6 vs trad. Appuhn, Œuvres, trad. Appuhn, GF, t. 2, p. 118, cf. p. 129]. Écartant tout croyance mythico-religieuse concernant le Soleil, le philosophe naturaliste part d’un constat très sobre qui ravale le soleil au rang d’une chose naturelle parmi d’autres :

« quand nous regardons le soleil, nous imaginons qu’il est distant de nous d’environ deux cents pieds […]. Plus tard, tout en sachant que le soleil est distant de plus de 600 fois le diamètre terrestre, nous ne laisserons pas néanmoins d’imaginer qu’il est près de nous ; car nous n’imaginons pas le soleil aussi proche parce que nous ignorons sa vraie distance, mais parce qu’une affection de notre corps enveloppe l’essence du soleil, en tant que le corps lui-même est affecté par cet astre. » [II, prop. 35, scolie].

Il est donc parfaitement possible d’en connaître l’essence, même si notre rapport au soleil est tout naturellement dominé tout d’abord par l’imagination, laquelle nous donne l’idée de « la constitution du corps humain plutôt que de la nature du corps extérieur » [IV, prop. 1, scolie]. Comme l’explique l’appendice à la première partie de l’Éthique, l’imagination se fie à la perception sensorielle des choses, qui nous affectent, et aux images, qui lui sont associées, pour décider de leur beauté ou laideur en fonction de notre propre complexion. Pour autant, l’affection de notre corps par le soleil qui nous apporte lumière et chaleur enveloppe l’essence de cet astre : il nous serait impossible de connaître quoi que ce soit sans en être affecté d’une manière ou d’une autre, physiquement ou corporellement, par la chose à connaître. Mais la connaissance rationnelle de l’essence du soleil, comme de toute autre chose, présuppose de cesser de faire confiance à l’imagination qui finalise la causalité efficiente dans la nature, en l’occurrence en nous faisant croire que le soleil est là pour nous éclairer.

Comme la notion héritée de monde – qui serait, grâce à un Dieu transcendant, organisé selon des fins à l’origine d’un ordre du monde faisant sens pour les hommes – participe du délire de l’imagination à propos de la nature, il convient pour Spinoza d’éviter cette notion pour lui substituer celle de substance unique et infinie, de façon à penser rationnellement ce que l’on appelle habituellement monde sans y chercher des signes, des fins ou des fonctions. Le faire reviendrait en effet à projeter des significations symboliques dans un monde fictif que l’imagination de l’être humain conforme à sa perception des choses :

« comme ceux qui ne connaissent pas la nature des choses, n’affirment rien qui s’applique à elles, mais les imaginent seulement et prennent l’imagination pour l’entendement, ils croient donc fermement qu’il y ait en elles de l’Ordre, dans l’ignorance où ils sont de la nature tant des choses que d’eux-mêmes. Quand elles sont disposées en effet de façon que, nous les représentant par les sens, nous puissions facilement les imaginer et, par suite, nous les rappeler facilement, nous disons qu’elles sont bien ordonnées ; dans le cas contraire, qu’elles sont mal ordonnées ou confuses. Et, comme nous trouvons plus d’agrément qu’aux autres, aux choses que nous pouvons imaginer avec facilité, les hommes préfèrent l’ordre à la confusion ; comme si, sauf par rapport à notre imagination, l’ordre était quelque chose dans la nature [quasi ordo aliquid in Natura præter respectum ad nostram imaginationem esset]. Ils disent encore que Dieu a créé toutes choses avec ordre [omnia ordine]. » [I, appendice, trad. Appuhn, t. I, p. 109 vs p.65-66].

Renversant totalement la nature en prenant l’effet pour la cause, transmuant donc l’effet (d’une cause efficiente) en cause finale, l’imagination insuffle dans la nature un ordre fictif qui correspond non à l’ordre effectif des choses dans la nature, mais à l’ordre communément perçu par les sens et l’imagination d’un esprit méconnaissant son rôle dans la mise en ordre des choses naturelles et, donc, se méconnaissant lui-même en ignorant sa propre intervention : toutes les fois que l’esprit humain perçoit les choses suivant l’ordre commun de la nature (ex communi Naturae ordine), il n’a de lui-même, de son propre corps et des corps extérieurs qu’une connaissance confuse et mutilée [II, prop. 29, corollaire]. Le jugement porté par nous sur l’ordre des choses (de rerum ordine) et la liaison des causes étant fondé sur l’imagination plutôt que sur la réalité [IV, prop. 62, scolie], nous admettons communément et confusément un ordre de la nature, qui repose ainsi sur la connaissance inadéquate des trois éléments en jeu dans la représentation des choses : l’esprit humain lui-même, en lequel se produit la connaissance ; le corps humain, dont l’esprit est l’idée ; et les corps extérieurs, par lesquels ce corps est affecté. S’appuyant sur les perceptions sensibles du corps humain pour imaginer les choses à sa convenance, la connaissance du premier genre qu’est l’imagination [II, prop. 40, scolie 2] invente ainsi au sein de la nature un ordre fictif, ignorant par là même l’ordre effectif des causes efficientes dans la nature dont seule la raison peut prendre connaissance. La condition pour pouvoir reconnaître l’ordre effectif des choses au sein de la nature, c’est donc que l’esprit humain acquière grâce à la raison une connaissance adéquate non seulement des corps extérieurs, mais également de son propre corps, lequel fait partie intégrante de la nature, tout comme l’esprit lui-même : car « nous sommes une partie de la nature entière [partinem totius Naturae], dont nous suivons l’ordre » [IV, chap. 32] commun [IV, prop. 52, scolie]. C’est précisément ce qui nous permet de reconnaître en pensée l’ordre de la nature entière, qui est le même (idem) pour les idées et pour les choses : « L’ordre et la connexion [ordo et connexio] des idées est identique à l’ordre et la connexion des choses. » [II, prop. 7]. Car, la puissance de pensée de Dieu étant égale (aequalis) à sa puissance actuelle d’agir, « tout ce qui suit formellement de la nature infinie de Dieu suit aussi objectivement en Dieu de l’idée de Dieu, dans le même ordre et avec la même connexion [eodem ordine eademque connexione] » [II, prop. 7, corollaire] :

« Dieu, l’entendement de Dieu et les choses dont il forme l’idée, sont une seule et même chose. Par exemple, un cercle existant dans la Nature et l’idée du cercle existant, laquelle est aussi en Dieu, c’est une seule et même chose qui s’explique par le moyen d’attributs différents ; et ainsi, que nous concevions la Nature sous l’attribut de l’Étendue ou sous l’attribut de la Pensée ou sous un autre quelconque, nous trouverons un seul et même ordre ou une seule et même connexion de causes [unum eumdemque ordinem, sive unam eumdemque causarum connexionem], c’est-à-dire les mêmes choses suivant les unes des autres. […] aussi longtemps que les choses sont considérées comme des modes du penser, nous devons expliquer l’ordre de la nature entière [ordinem totius Naturae], c’est-à-dire la connexion des causes par le seul attribut de la Pensée ; et en tant qu’elles sont considérées comme des modes de l’Étendue, l’ordre de la nature entière [ordo totius Naturae] doit être expliqué aussi par le seul attribut de l’Étendue, et je l’entends de même pour les autres attributs. C’est pourquoi Dieu est réellement, en tant qu’il est constitué par une infinité d’attributs, cause des choses comme elles sont en elles-mêmes » [II, prop. 7, scolie].

Si la substance infinie qu’est Dieu a une infinité d’attributs [partie I], l’être humain n’est mode de la substance que selon deux d’entre eux : en tant que corps, il est mode de la substance infinie sous l’attribut de l’Étendue ; en tant qu’esprit (mens), il est un mode de la substance infinie sous l’attribut de la Pensée [partie II] ; l’être humain n’est qu’esprit et corps [II, corollaire à la prop. 13]. Or c’est cet esprit de l’être humain qui permet de connaître l’ordre entre les corps, à condition du moins de raisonner (et non plus d’imaginer). Car l’ordre rationnel entre les idées des choses correspond très exactement à l’ordre effectif entre les corps. L’ordre entier de la Nature n’est donc rien d’autre que cette seule et même connexion de causes efficientes d’après lesquelles les mêmes choses suivent les unes des autres. Or la raison est seule capable d’expliquer, selon le seul attribut de la Pensée, cette connexion des causes qui est identique à l’ordre naturel des choses expliqué selon le seul attribut de l’Étendue. La connaissance rationnelle des chaînes de causalité efficiente permet donc de reconnaître l’ordre effectif des choses au sein de la nature. Mais cet ordre entier de la Nature est sans commune mesure avec l’Ordre du monde imaginé par des traditions de pensée qui projettent sur la Nature la finalité et la beauté de leur monde imaginaire. C’est pourquoi Spinoza parle de l’ordre des choses au sein de la nature, et non pas de l’ordre dans le monde…

Le concept hérité de monde comme totalité étant indissociable de la finalité et de la beauté inhérentes à la sémantique même des termes cosmos et mundus, l’ontologie naturaliste de Spinoza ne peut éviter la métaphysique finaliste de la cosmologie traditionnelle qu’en écartant l’idée même de monde à cause de ses présupposés et de ses implications. Le concept purement rationnel de substance permet ainsi à Spinoza de concevoir la réalité de ce que l’on appelle habituellement le monde. Le monde visible dans lequel nous vivons, c’est la Nature (naturée) : en tant que l’être humain est un corps, ce monde sensible n’est rien d’autre que la substance considérée sous l’attribut de l’Étendue ; en tant qu’il est un esprit, le monde intelligible dans lequel il vit intellectuellement, c’est cette même substance considérée sous l’attribut de la Pensée. Contre la vision métaphysique du monde, le monde dans lequel l’être humain vit et existe n’est rien d’autre que la Nature comme substance infinie qui existe de toute éternité.

Or la Nature ne se réduit pas plus à la Nature Naturée (Natura Naturata) qu’à la partie de cette Nature que nous avons sous les yeux : la Nature Naturée est l’effet immanent à sa cause [cf. I, prop. 18], la Nature Naturante (Natura Naturans) comme substance éternelle et infinie qui est en soi et par soi cause libre [I, prop. 29, scolie], c’est-à-dire à la fois cause de soi (causa sui) et cause de toutes choses (omnium rerum causa) [I, prop. 25 & scolie]. Comme Spinoza parle de toutes les choses (omnia vs omnes) pour dire toute au sens de chacune (quicquid est parfois utilisé) et qu’il n’use du terme toto que dans l’expression ‟tout ou partie” pour désigner un corps [II, prop. 38-39], et rarement pour qualifier l’ensemble de la Nature comme un seul Individu [II, lemme 7, scolie ; cf. I, prop. 11, scolie vs IV, démonstration de la prop. 4 (totius Naturae ordo) & V, préface (causa totius Universi)], toutes ces choses qui sont dans la Nature Naturée ne constituent donc pas une totalité métaphysiquement ordonnée en un Tout du monde. C’est que cet Individu total qu’évoque Spinoza dans un scolie, comme tous les corps composés formant un unique Individu (illa corpora invicem unita dicemus, et omnia simul unum corpus, sive Individuum componere, quod a reliquis per hanc corporum unionem distinguitur) [II, définition axiomatique & lemme 4], la Nature tout entière donc est composée et ordonnée sans être mise en ordre (diakosmos) par un artiste divin [Platon, Timée (30-32) vs Phédon (99c-99a)], ni être aux ordres d’un roi divin :

« toute la Nature est un seul individu dont les parties, c’est-à-dire tous les corps, varient selon une infinité de modes, sans aucune mutation de l’individu total [totam Naturam unum esse Individuum, cujus partes, hoc est, omnia corpora infinitis modis variant, absque ulla totius Individui mutatione]. » [II, lemme 7, scolie]

Néanmoins, à risquer une traduction dans les termes d’une cosmologie qui se voudrait strictement physicienne ou naturaliste, la Nature Naturante équivaudrait à l’Univers infini à l’origine du monde en acte comme élément de la Nature Naturée dans laquelle nous vivons. Car il n’y a qu’un seul et unique univers : c’est l’univers infini de la substance éternelle que Spinoza appelle Dieu pour dissoudre l’ontothéologie métaphysique par une réduction physicienne de toute transcendance qui résout tout l’être à la phusis

3. Puissance et connaissance des corps

Reste à comprendre ce que peut un corps (quid Corpus possit) et de quel pouvoir (potestas) dispose l’âme humaine par rapport au corps humain [III, prop. 2, scolie]. Dans ce scolie, Spinoza réfute la thèse traditionnelle, reprise par Descartes, d’un corps soumis à l’empire de l’esprit (Mens, quae imperium in Corpus habet), en contrepoint du rappel de sa propre thèse, à savoir l’identité de l’être (humain), qui est à la fois corps et esprit, et la simultanéité de ce qui se passe dans le corps et dans l’esprit qui en est l’idée :

« l’Esprit et le Corps sont une seule et même chose [Mens, et Corpus una, eademque res sit], qui est conçue tantôt sous l’attribut de la Pensée, tantôt sous celui de l’Étendue. D’où il arrive que l’ordre ou l’enchaînement des choses est le même [una], que la Nature soit conçue sous tel attribut ou sous tel autre et, donc, que l’ordre des actions et des passions de notre Corps est par nature simultané [simul] par rapport à l’ordre des actions et des passions de l’Esprit. […] j’ai peine à croire que les hommes puissent être amenés à peser avec calme mes démonstrations, à moins que je ne les confirme par l’expérience ; tant ils sont fermement persuadés que le Corps est mis tantôt en mouvement, tantôt en repos, par le seul signe de l’Esprit et qu’il fait un grand nombre d’opérations qui dépendent de la seule volonté de l’Esprit et de l’ouvrage de penser [Corpus ex solo Mentis nutu jam moveri, jam quiescere, plurimaque agere, quae a sola Mentis voluntate, et excogitandi arte pendent]. Personne, en effet, n’a déterminé encore ce que peut le Corps ; en d’autres termes, personne n’a encore appris de l’expérience ce que le Corps peut faire et ne peut pas faire, par les seules lois de la Nature considérée seulement comme corporelle, sans recevoir de l’Esprit aucune détermination. Et il ne faut point s’étonner de cela, puisque personne encore n’a connu assez profondément la fabrication du Corps humain pour être en état d’en expliquer toutes les fonctions, pour ne rien dire ici de ces nombreuses choses, souvent observées chez les animaux, qui surpassent de beaucoup la sagacité des hommes, ni de ces actions des somnambules qu’ils n’oseraient répéter durant la veille : ce qui montre assez que le Corps propre [*lui-même: ipsum Corpus], par les seules lois de sa nature, peut de multiples choses [ex solis suae naturae legibus multa posse] qu’admire son propre Esprit [*lui-même: ipsius Mens]. » [III, prop. 2, scolie]

En réfutant le dualisme cartésien et son corollaire, la soumission du corps mortel aux ordres de l’âme immortelle, Spinoza emploie à dessein le concept d’esprit au sens du mental (mens) plutôt que la notion métaphysique d’âme (anima) employée par Descartes : refusant leur identification cartésienne (Animam, seu Mentem), Spinoza use du concept d’anima non seulement à propos des animaux et des affections (affectus animalium) de leur corps vivant, par exemple l’appétit sexuel ou tout autre appétit des insectes (Libidines, et Appetitus Insectorum) ou des poissons [III, prop. 57, scolie], mais encore de tout ce qui a trait à la vie, comme les esprits animaux (spirituum animalium) au sein du corps vivant [V, préface], les affections de l’âme (affectus animi) humaine que sont les modes de penser comme l’amour ou le désir [II, axiome 3], ou encore la fluctuation de l’âme (fluctuatio animi) humaine également capable d’éprouver de l’animosité [*voir l’utile mise au point sur l’usage spinoziste des termes mens et spiritus]. C’est comme si l’anima spinoziste était d’ordre corporel…

Si Spinoza préfère mens à l’anima métaphysique de Descartes, c’est qu’il entend soutenir la thèse, au plus haut point subversive à l’époque, que l’esprit et le corps sont un même être (eadem res) sous deux aspects différents, lesquels correspondent aux deux attributs de la substance infinie dont l’être humain a connaissance. Or la conséquence de cette thèse de l’identité de l’être humain, qui est le même (idem) sous ces deux dimensions du corps et de l’esprit, c’est la stricte égalité de statut entre les deux ordres dont aucun ne prévaut sur l’autre : la succession des affections du corps et celle des pensées de l’esprit se produisent simultanément, de sorte que l’esprit ne peut déterminer le corps à faire ce qu’il fait, ni inversement le corps déterminer ce que l’esprit aurait à penser ; cela se produit tout naturellement en même temps. La différence d’essence entre les attributs de l’étendue et de la pensée fait qu’il n’y a pas d’identité entre ce qui se produit également et simultanément dans l’esprit et dans le corps, par exemple sous la forme de l’effort (conatus) comme puissance en acte de l’esprit pensant ou du corps agissant :

« l’effort de l’esprit ou sa puissance de penser est égale et simultanée à l’effort du corps ou à sa puissance d’agir [Mentis conatus, seu potentia in cogitando aequalis, et simul natura est cum Corporis conatu, seu potentia in agendo] » [III, démonstration de la prop. 28]

C’est l’origine du motif du parallélisme entre le corps et l’esprit comme idée du corps (mens idea corporis) qui est souvent imputé à Spinoza, alors que le terme provient de Leibniz : il ne s’agit pas en effet de deux séries indépendantes qui se développeraient parallèlement dans deux ordres différents, mais d’une seule et même série qui peut être considérée par l’entendement sous deux aspects différents. Reste que cette différence d’aspect est décisive, puisque l’esprit peut seul comprendre à la fois l’ordre des idées des choses – en particulier celui de ses propres pensées – et l’ordre des choses corporelles – en particulier ce qui se passe dans le corps qu’il est sous l’attribut de l’étendue –, alors que le corps ne peut pas avoir l’intelligence de ce qui se passe dans l’esprit. Il y a donc une dissymétrie relative qui pourrait éclairer quelques paradoxes dans la construction de l’Éthique :

  1. Spinoza ne justifie pas à proprement parler la focalisation de la seconde partie de l’ouvrage sur l’esprit humain au détriment du corps. La préface qui fait la transition entre la première et la seconde partie est lapidaire, alors qu’il eût suffi d’arguer fort logiquement que la condition même de la première partie « À propos de Dieu », c’est l’existence de l’esprit humain comme condition de la connaissance.
  2. Cette seconde partie à propos « De la nature et de l’origine de l’esprit » commence par définir le corps [II, déf. 1], avant même l’idée [II, déf. 3]. La série déductive des propositions suivies de leur démonstration et éventuellement de corollaires et de scolies est interrompue, entre la décisive prop. 13 dont le mens idea corpori est la version contractée (Objectum ideae, humanam Mentem constituentis, est Corpus) et la prop. 14, par toute un ensemble de prémisses sur la nature des corps qu’il convient de présupposer pour pouvoir continuer d’argumenter : une axiomatique sur le mouvement des corps en deux temps trois mouvements (deux puis trois axiomes) ; une définition de l’Individu comme corps unissant différents corps en un même corps (illa corpora invicem unita dicemus, et omnia simul unum corpus, sive Individuum componere, quod à reliquis per hanc corporum unionem distinguitur) ; interrompue par les deux temps de l’axiomatique ponctuée par la définition, une série de sept lemmes à propos du rapport entre les corps ; et, enfin, six postulats.
  3. Au début de la troisième partie à propos « De l’origine et de la nature des affections », après une préface et trois définitions, dont celle des affections du corps [III, déf. 3], Spinoza énonce à nouveau deux postulats concernant le corps humain, avant même de commencer à énoncer et démontrer les propositions de cette partie.

Spinoza justifie cette manière de procéder par le fait que son dessein, dans l’Éthique, n’est pas d’écrire un traité de Physique qui traite expressément du corps (de corpore ex professo agere) : il se contente donc d’énoncer les préliminaires qui sont nécessaires pour poursuivre la déduction des propositions [II, lemme 7, scolie] en vue de l’objectif éthique d’accéder à la connaissance de l’esprit humain et de sa suprême béatitude (ad Mentis humanae, ejusque summae beatitudinis cognitionem) [II, préface]. Le rôle de l’esprit humain dans la connaissance de Dieu [partie I] comme dans celle de l’esprit lui-même et du corps, humain ou non [partie II], fait qu’il est cohérent, logiquement parlant, que l’esprit soit placé en premier dans la partie de l’Éthique qui commence à considérer l’être humain. C’est le premier élément de dissonance dans l’égalité de principe entre les deux aspects de l’être humain. Mais cette inégalité en faveur de l’esprit est en quelque sorte compensée par la place textuellement concédée aux considérations préliminaires sur le corps (dans les deux premières parties de l’Éthique) qui pourrait trahir une dissymétrie paradoxale : si l’esprit est bien premier dans le titre, s’il est logiquement premier du point de vue de la connaissance, le corps serait premier en réalité, chronologiquement, comme l’embryon même d’où sort tout le corps et l’esprit qui s’ensuit… Le fait logico-textuel que Spinoza ait besoin d’énoncer au préalable des prémisses sur le corps pourrait bien être le signe que le corps humain n’est pas un appendice nécessaire à la connaissance éthique de l’esprit, mais le corps même de la connaissance de l’être qui se cristallise dans le cerveau. Le corps ne serait-il pas en vérité premier par rapport à l’esprit humain ? Mais qu’est-ce que le corps ?

1. Le corps : ce qu’il est et ce qu’il peut
« J’entends par corps un mode qui exprime l’essence de Dieu, en tant qu’on le considère comme chose étendue, d’une façon certaine et déterminée [Per corpus intelligo modum, qui Dei essentiam, quatenus, ut res extensa, consideratur, certo, et determinoto modo exprimit] » [II, déf. 1]

Tout comme l’esprit, le corps est une chose singulière qui, par définition, est finie et a une existence déterminée [II, déf. 7, cf. I, déf. 2] dont la durée est à la fois finie et indéfinie, puisque l’essence d’une chose singulière n’enveloppe ni son existence, ni sa durée [I, corollaire de la prop. 24] : ce qui vaut pour l’être humain dont l’essence n’enveloppe pas l’existence nécessaire [II, axiome 1]. Les seules choses singulières que nous sentons et percevons sont les corps et les modes de penser [II, axiome 5], c’est-à-dire des affections de l’âme (affectus animi), comme l’amour et le désir, qui lui donne l’idée de la chose qui l’affecte, par exemple l’être aimé, désiré, etc. [II, axiome 3]. Or nous sentons qu’un corps est affecté de multiples manières [II, axiome 6] : ce qui vaut pour le corps humain [II, postulat 3], dont la puissance d’agir (agendi potentia) est augmentée ou diminuée par ce qui l’affecte [III, postulat 1] conformément à la définition même des affections (Affectum) comme impressions (affectiones) du corps [III, déf. 3].

Si Spinoza développe en passant une physique du mouvement des corps en général [II, axiomes 1-2 & lemmes 1-3] et de leur composition en individus plus complexes [II, axiomes 1-2 à l’origine de la définition] de différents types [II, axiome 3] qui ont une forme [II, lemme 4] et sont en mouvement [II, lemmes 5-7], c’est pour pouvoir démontrer dans la prop. 14 que l’esprit humain est d’autant plus apte (apta… et eo aptior) à percevoir un très grand nombre de choses que son corps lui-même peut disposer d’un plus grand nombre de modes (d’être affecté). Le scolie qui justifie la digression physique précisait que la différence comparative entre les corps vaut tout autant pour les êtres humains entre eux que pour les différentes espèces d’êtres (vivants) entre eux : la définition du corps étant commune aux hommes et aux autres individus qui sont tous animés (animata), bien qu’à des degrés divers, il faut connaître la nature propre au corps humain (nostri Corporis natura vs Corporis humani natura) pour pouvoir reconnaître que l’esprit humain diffère des autres (âmes) et les surpasse (praestet) en prestations, c’est-à-dire en aptitudes à percevoir simultanément plusieurs choses, en fonction même de l’aptitude plus grande de son corps à agir, et à pâtir, simultanément de plusieurs manières ; glissant alors des différences spécifiques aux différences individuelles entre humains, Spinoza conclut que l’aptitude de l’esprit d’un corps à connaître distinctement (eo ejus Mens aptior est ad distincte intelligendum) varie en fonction de l’aptitude du corps à agir de lui-même, de sorte que nous pouvons reconnaître la supériorité d’un esprit sur les autres (praestantiam unius Mentis prae aliis cognoscere), en même temps que nous voyons la cause de la connaissance confuse de notre corps [II, prop. 13, scolie] qui provient de l’interférence d’autres corps. C’est ainsi que la même affection diffère tout naturellement à la fois entre espèces et entre individus : si l’appétit de procréer (Libidine) d’un être humain et d’un cheval diffère autant que leur nature respective, la satisfaction éprouvée par un ivrogne et un philosophe diverge (discrepat) tout autant que leur essence singulière diffère l’une de l’autre [III, prop. 57, scolie]. Voilà ce que Spinoza entend par union de l’esprit et du corps : l’esprit étant uni au corps (Mentem humanam unitam esse Corpori), le seul objet de notre esprit est le corps existant [II, démonstration de la prop. 13] en acte [cf. II, prop. 11] tel que nous le sentons (Corpus humanum, prout ipsum sentimus, existere) effectivement [II, prop. 13, corollaire].

Du rapport entre corps et esprit :
une unité sans union

Spinoza contredit Descartes non seulement en reconnaissant que les animaux (bruta) sentent (sentire) [cf. IV, prop. 37, scolie 1], c’est-à-dire éprouvent des affections (affectus animalium) comme êtres vivants [III, prop. 57, scolie] au corps sensible, mais encore et surtout en réfutant la conception cartésienne d’une union entre l’âme et le corps considérés comme ontologiquement séparés [V, préface]. Ce que les animaux ne peuvent pas, c’est raisonner grâce à cet esprit proprement humain (mens) que Spinoza identifie à la raison comme puissance (Mentis, seu Rationis potentia) de penser et connaître : la puissance de l’esprit se définit en effet par la seule intelligence (Mentis potentia […] sola intelligentia definitur) des causes efficientes et prochaines qui constituent l’ordre effectif de la Nature. Mais, s’il en a le pouvoir, l’être humain est très loin de concevoir les choses rationnellement, impressionné qu’il est par les affections des choses extérieures qui dominent son imagination.

Il y a là un paradoxe : l’esprit est distingué du corps sans en être dissocié, vu qu’il s’agit pour Spinoza du même être sous deux aspects qui se correspondent, alors que Descartes dissocie ontologiquement corps mortel et âme immortelle tout en perturbant la distinction entre les genres d’être à travers leur union substantielle… C’est cette inconséquence que pointe Spinoza dans la préface à la dernière partie de l’Éthique. L’objectif cartésien de reconnaître à l’âme confondue avec l’esprit (Animam, seu Mentem) le pouvoir absolu (imperium) de soumettre les affections du corps à sa volonté amène Descartes à commettre une confusion des genres entre le corps des esprits animaux à l’origine de tous les mouvements excités par les corps extérieurs et l’âme définie par sa volonté (Animae voluntate), en concevant entre les deux un corpuscule, la minuscule glande pinéale, pour assurer la transmission des ordres de l’âme au corps. Loin d’être une idée claire et distincte, cette conception qui trouble confusément la ligne de démarcation contraint Descartes à se réfugier dans l’asile de l’ignorance, Dieu comme cause de tout l’univers, pour expliquer l’inexplicable union substantielle de deux substances ontologiquement hétérogènes.

Il conviendrait plutôt d’écouter les protestations de l’expérience contre la thèse stoïcienne de l’empire absolu de la volonté sur les affections du corps : l’expérience montre en effet qu’il ne suffit pas de prendre la décision de contenir et modérer ces affections – en langage moraliste, les bonnes résolutions de la volonté ne suffisent pas pour changer des mauvaises habitudes – ; il faut de la pratique (usum) et du courage (studium) pour prendre de nouvelles habitudes. Spinoza donne de manière significative l’exemple du conditionnement d’un animal, un chien dressé à se comporter autrement qu’il le ferait tout naturellement, pour montrer que le réflexe conditionnel (au sens du chien de Pavlov) ne peut être produit, à force d’exercices imposées au corps de l’animal – par l’esprit humain du dresseur –, qu’au niveau corporel de l’anima de ce corps vivant de l’animal, et non pas à celui de la volonté d’un esprit (mens) dont ne dispose pas l’animal. Il en va de même pour l’être humain, qui ne dresse pas ses affections en leur intimant des ordres depuis le centre de commandement et de décision que serait la volonté, mais qui ne peut les contenir et les modérer qu’à travers l’augmentation simultanée de la puissance d’agir du corps et de la puissance de penser de l’esprit qu’est la raison :

« Ici donc, je traiterai de la seule puissance de l’Esprit ou de la Raison [Mentis, seu Rationis potentia] et je montrerai, avant tout, combien et quelle sorte d’empire elle a sur les affections pour les contenir et modérer. Nous n’avons pas sur elles un empire absolu, comme nous l’avons déjà démontré. Les Stoïciens ont voulu soutenir qu’elles dépendaient absolument de notre volonté et que nous pouvions les soumettre à notre empire absolu. Les protestations de l’expérience, et non pas leurs propres principes, les ont néanmoins contraints d’avouer qu’il ne faut pas peu de soins et d’habitude pour les contenir et modérer. C’est ce que, si j’ai bonne mémoire, quelqu’un s’est efforcé de démontrer par l’exemple de deux chiens, l’un domestique, l’autre chasseur : l’exercice peut efficacement faire que le chien domestique s’accoutume à chasser et le chien de chasse à s’abstenir de poursuivre des lièvres. Descartes est tout à fait favorable à cette opinion. Car il admet que l’Âme ou l’Esprit [Animam, seu Mentem] est uni principalement à une certaine partie du cerveau, la petite glande qui est dite pinéale, par le moyen de laquelle l’Esprit [Mens] sent tous les mouvements qui sont excités dans le corps et des objets extérieurs, et que l’Esprit peut mettre en branle de diverses façons par cela seul qu’il le veut. Cette petite glande est suspendue de telle sorte au milieu du cerveau que le moindre mouvement des esprits animaux suffit pour la mouvoir. Il admet ensuite que cette glande est suspendue d’autant de manières [modis] variées qu’il y a de manières [modis] variées pour elle d’être frappée par les esprits animaux, et qu’autant de traces [vestigia] variées s’impriment en elle qu’il y a d’objets extérieurs variés qui propulsent vers elle les esprits animaux ; de la sorte, si la volonté de l’Âme [Animae voluntate] place la glande dans une position où les esprits l’avaient déjà mise une autre fois, elle réagit sur eux à son tour, et les met dans la disposition où ils étaient quand ils exercèrent sur elle cette influence. […] Qu’entend-il, je le demande, par l’union de l’esprit et du corps ? Quelle conception claire et distincte peut-il avoir d’une pensée étroitement unie à une très petite portion de l’étendue ? Je voudrais au moins qu’il eût expliqué cette union par sa cause prochaine. Mais il avait conçu l’Esprit si distinct du Corps qu’il n’a pu assigner aucune cause singulière ni de cette union ni de l’esprit lui-même, et qu’il lui a été nécessaire de recourir à la cause de tout l’Univers [causa totius Universi], c’est-à-dire à Dieu. [V, préface].

Hic igitur, ut dixi, de sola Mentis, seu Rationis potentia agam, et ante omnia, quantum, et quale imperium in affectus habeat, ad eosdem coercendum, et moderandum, ostendam. Nam nos in ipsos imperium absolutum non habere, jam supra demonstravimus. Stoici tamen putarunt, eosdem a nostra voluntate absolute pendere, nosque iis absolutè imperare posse. Attamen ab experientia reclamante, non vero ex suis principiis coacti sunt fateri, usum, et studium non parvum requiri ad eosdem coercendum, et moderandum ; quod quidam exemplo duorum canum (si recte memini), unius scilicet domestici, alterius venatici, conatus est ostendere ; nempe quia usu efficere tandem potuit, ut domesticus venari, venaticus contra a leporibus sectandis abstinere assuesceret. Huic opinioni non parum favet Cartesius. Nam statuit Animam, seu Mentem unitam praecipue esse cuidam parti cerebri, glandulae scilicet pineali dictae, cujus ope Mens motus omnes, qui in corpore excitantur, et objecta externa sentit, quamque Mens eo solo, quod vult, varie movere potest. Hanc glandulam in medio cerebri ita suspendam esse statuit, ut minimo spirituum animalium motu possit moveri. Deinde statuit, quod haec glans tot variis modis in medio cerebro suspendatur, quot variis modis spiritus animales in eandem impingunt, et quod praeterea tot varia vestigia in eadem imprimantur, quot varia objecta externa ipsos spiritus animales versus eandem propellunt, unde fit, ut si glans postea ab Animae voluntate, illam diversimode movente, hoc, aut illo modo suspendatur, quo semel fuit suspensa a spiritibus, hoc, aut illo modo agitatis, tum ipsa glans ipsos spiritus animales eodem modo propellet, et determinabit, ac antea a simili glandulae suspensione repulsi fuerant. […] Quid quaeso, per Mentis, et Corporis unionem intelligit ? quem, inquam, clarum, et distinctum conceptum habet cogitationis arctissime unitae cuidam quantitatis portiunculae ? Vellem sane, ut hanc unionem per proximam suam causam explicuisset. Sed ille Mentem a Corpore adeo distinctam conceperat, ut nec hujus unionis, nec ipsius Mentis ullam singularem causam assignare potuerit ; sed necesse ipsi fuerit, ad causam totius Universi, hoc est, ad Deum recurrere.

Pour Spinoza, l’esprit ne peut pas percevoir et penser autre chose que ce qui affecte le corps [II, prop. 13-16] et, donc, leurs aptitudes respectives augmentent ou diminuent ensemble, à la fois également et simultanément. Si Spinoza n’envisage pas le modèle d’une interaction qui est appelée psychosomatique à l’heure actuelle, il élabore un modèle de parité stricte entre corps et esprit pour éviter le réductionnisme psychologique du rationalisme cartésien qui croit l’âme, et la volonté, capable de décider par décret des mouvements des corps [III, prop. 2, scolie] : ce qui aurait pour conséquence de s’épargner la recherche des causes physiques, alors même qu’on ne sait pas ce que peut le corps de lui-même, par les seules lois de sa nature propre (ipsum Corpus ex solis suae naturae legibus), c’est-à-dire – la formule est répétée deux fois – conformément aux seules lois de la nature corporelle (Corpus ex solis legibus naturae, quatenus corporea tantum consideratur).

Pour l’indiquer, Spinoza donne tout d’abord trois exemples qui attestent notre ignorance de ce que peut le corps de lui-même, sans y être déterminé par l’esprit (nisi a Mente determinetur) : l’esprit humain n’est pas l’âme inhérente au corps animal des bêtes (in Brutis) qui peuvent faire de nombreuses choses que ne peut la sagacité humaine, le flair des animaux étant bien souvent supérieur à la finesse des sens et la pénétration d’esprit des êtres humains (c’est le double sens de sagacitas). Tout en en ajoutant d’autres, Spinoza retient ensuite les deux autres exemples pour montrer de surcroît ce que le corps humain est capable de faire sans intervention de l’esprit : la fabrique du corps (vivant), dont l’esprit n’est pas capable d’expliquer les fonctions, dote le corps spécifiquement humain de capacités techniques (artificio) qui dépassent de loin tout ce que peut bâtir l’art humain (ipsam Corporis humani fabricam, quae artificio longissime superat omnes, quae humana arte fabricatae sunt) conduit par l’esprit, comme édifier un temple ou peindre ; le somnambulisme illustre la capacité du corps à faire de lui-même des choses qui apparaissent rétrospectivement surprenantes à l’esprit. Ces exemples montrent l’autonomie des corps, humains ou non, dont les capacités naturelles s’expliquent par des chaînes de causalité strictement corporelles. Mais cette autonomie de l’ordre corporel n’est-elle pas illusoire au regard de la faculté de l’esprit humain à intervenir sur le corps ?

Spinoza doit répondre aux deux arguments de cette même objection qui revient à soutenir l’empire de l’esprit sur le corps : l’esprit met en mouvement le corps qui resterait inerte si l’âme n’était pas capable de penser pour lui commander de se mouvoir ; c’est par son seul décret que l’esprit décide de se taire ou de parler (en articulant des sons corporels). Ce second argument revient à l’illusion du libre-arbitre, puisque l’être humain ne se croit libre de décider de ses propres actions, corporelles, qui sont pourtant déterminées par les affections éprouvées, que dans la mesure où il en ignore les causes :

« l’expérience fait donc voir  aussi clairement que la raison que les hommes ne se croient libres que pour cette seule cause qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes qui les déterminent ; et, en outre, que les décrets de l’Esprit ne sont rien d’autre que les appétits eux-mêmes : les décrets varient donc selon les dispositions variables du Corps. Chacun, en effet, règle tout suivant son affection, et ceux qui sont en outre livrés au conflit entre plusieurs affections contraires ne savent ce qu’ils veulent ; quant à ceux qui n’en ont point, ils sont poussés par la moindre impulsion [momento] d’un côté ou de l’autre. Tout cela montre clairement que le décret de l’Esprit, tout autant que son appétit, est par nature simultané à la détermination du Corps, ou plutôt ce sont une seule et même chose que nous appelons décret, quand elle est considérée et expliquée sous l’attribut de la Pensée, et détermination quand elle est considérée sous l’attribut de l’Étendue et déduite à partir des lois du mouvement et du repos » [III, prop. 2, scolie]

ita ut ipsa experientia non minus clare, quam ratio doceat, quod homines ea sola de causa liberos se esse credant, quia suarum actionum sunt conscii, et causarum, a quibus determinantur, ignari ; et praeterea quod Mentis decreta nihil sint praeter ipsos appetitus, quae propterea varia sunt pro varia Corporis dispositione. Nam unusquisque ex suo affectu omnia moderatur, et qui praeterea contrariis affectibus conflictantur, quid velint, nesciunt ; qui autem nullo, facili momento huc, atque illuc pelluntur. Quae omnia profecto clare ostendunt, Mentis tam decretum, quam appetitum, et Corporis determinationem simul esse natura, vel potius unam, eandemque rem, quam, quando sub Cogitationis attributo consideratur, et per ipsum explicatur, decretum appellamus, et quando sub Extensionis attributo consideratur, et ex legibus motus, et quietis deducitur, determinationem vocamus

Il serait absurde de prétendre que le corps obéit au décret de l’esprit, vu que le décret de l’esprit qui s’explique par les lois de la pensée n’est rien d’autre, envisagé sous un autre attribut, que la détermination du corps explicable par les lois physiques du mouvement et du repos. Cette même chose envisagée sous différents angles, c’est l’effort (conatus) de persévérer dans l’être en suivant ce qui sert à la conservation de l’être humain : l’effort est appelé volonté, quand il se rapporte à l’esprit seul, ou appétit, quand il se rapporte à la fois à l’esprit et au corps, le désir (cupiditas) n’étant rien d’autre par définition l’appétit (appetitus) avec conscience de lui-même [III, prop. 9, scolie] ; la définition spinoziste du mot désir comprenant tous les efforts de la nature humaine et, donc, les volitions (volitiones) autant que les élans (impetus) et les appétits, le décret de la volonté humaine et l’appétit du corps sont une seule et même chose, que l’appétit corporel soit ou non ressenti consciemment par l’esprit comme désir [III, définitions des affections, explication de la déf. 1 du désir]. De ce fait, Spinoza peut donc contester tout à la fois que l’esprit ait le pouvoir de décréter de son propre chef, volontairement ou librement, et qu’il soit une force motrice d’animation du corps capable de lui imposer ses décisions.

Ce qu’atteste tout autant, en contrepoint de ces arguments, deux autres phénomènes dont nous avons l’expérience : le sommeil et le souvenir [III, prop. 2, scolie]. D’une part, quand le corps est endormi, l’esprit l’est tout autant (simul), simultanément donc, et il n’a pas le même pouvoir de penser qu’à l’état éveillé (Nam cum Corpus somno quiescit, Mens simul cum ipso sopita manet, nec potestatem habet, veluti cum vigilat, excogitandi) : c’est pourquoi l’esprit ne peut pas décréter ce qu’il rêve et, lorsqu’il nous arrive par exemple de parler, la cause en est un mouvement spontané du corps (si loquimur, id ex Corporis spontaneo motu sit). D’autre part, l’esprit ne peut pas en général penser ce qu’il veut et, donc, décider de se souvenir d’une chose ou de l’oublier : dépendant du souvenir (nos nihil ex Mentis decreto agere possumus, nisi ejus recordemur) qui s’impose à l’esprit selon les lois de la pensée, l’esprit n’est pas toujours également (aeque) apte à se concentrer sur un même objet, car il peut considérer tel ou tel objet qu’à la mesure (prout) de l’aptitude du corps à être excité par l’image de cet objet (Mentem non semper aeque aptam esse ad cogitandum de eodem objecto ; sed, prout Corpus aptius est, ut in eo hujus, vel illius objecti imago excitetur, ita Mentem aptiorem esse ad hoc, vel illud objectum contemplandum). Quel rôle l’image corporelle joue-t-elle dans la connaissance des corps en général ? La mémoire des images est-elle corporelle ? Qu’en est-il de l’imagination ?

En contrepoint de la reconnaissance par l’esprit de son ignorance relative à propos de ce que peut le corps, la conscience du fait que la puissance de l’esprit n’est pas indépendante du corps pose la question de savoir quel rôle joue le corps dans la connaissance et comment la connaissance du corps se produit au sein de l’esprit. De quelle connaissance des corps – et de lui-même –, l’esprit est-il capable compte tenu des images qui s’imposent au corps ? Prétendre que l’aptitude de l’esprit à penser est fonction de l’aptitude du corps à être excité par des images, n’est-ce pas rendre l’esprit dépendant du corps ? Peut-on aller jusqu’à prétendre qu’il existe une connaissance du corps humain non seulement comme objet, mais comme sujet à l’origine de la connaissance ?

2. Connaissance des corps

La revalorisation du corps entreprise par l’Éthique peut paraître atténuée, voire entravée, par un résidu d’intellectualisme de Spinoza qui considérerait la connaissance comme une conquête de l’esprit sur cette source d’erreur que seraient les images corporelles. Encore faut-il faire la genèse de l’erreur et comprendre quel rôle positif ces images tronquées jouent dans le processus de constitution de la connaissance.

Si l’esprit humain ne connaît le corps humain lui-même, et ne sait qu’il existe, que par les idées des affections dont le corps est affecté [II, prop. 14], l’esprit humain ne connaît pas le corps humain (Mens humana Corpus humanum non cognoscit), il le perçoit [II, démonstration de la prop. 14] en tant même que l’esprit perçoit ce qui arrive au corps [II, prop. 12]. Or la connaissance confuse que nous avons de notre corps [II, prop. 13, scolie] provient d’une perception confuse de la nature des corps en jeu lors d’une rencontre. Car l’idée des affections de notre corps, quand il est affecté par des corps extérieurs, doit envelopper simultanément (simul) la nature du corps humain affecté et celle du corps extérieur [II, prop. 16], mais les idées que nous avons des corps extérieurs indiquent davantage la constitution de notre propre corps que la nature des corps extérieurs [II, prop. 16, cor. 2] que, de surcroît, l’esprit perçoit en très grand nombre [II, prop. 16, cor. 1]. C’est donc la projection de notre propre complexion sur la nature des corps extérieurs qui provoque la confusion de l’idée que nous avons [cf. l’appendice à la partie I auquel Spinoza fait explicitement référence dans ce cor. 2 de la prop. 16 de II]. En d’autres termes, l’imagination prend l’implication pour une explication, confondant involvere et explicare, alors que seul l’entendement est à même d’expliquer les choses par leur essence : ce qu’implique ou enveloppe l’idée d’une affection du corps humain par un ou plusieurs corps extérieurs n’explique pas encore ce qui se passe par les causes efficientes de la nature des choses. Avant de lever cette confusion entre l’ordre des affections du corps humain par la mémoire (des images des choses) et l’ordre de l’entendement qui reconnaît le véritable l’enchaînement des idées [II, prop. 18, scolie] – du point de vue de l’entendement infini de Dieu [cf. II, prop. 11, cor.], Spinoza donne un exemple de confusion entre l’essence du corps de quelqu’un et l’image que quelqu’un d’autre en a [II, prop. 17, scolie] en raison de la projection sur l’autre de la constitution de son propre corps [II, prop. 16, cor. 2] :

« En outre [par le corollaire précédent et par II, prop.16, cor. 2], nous comprenons clairement quelle est la différence entre l’idée de Pierre, par exemple, qui constitue l’essence de l’Esprit de Pierre, et l’idée du même Pierre qui est dans un autre homme, disons dans Paul. La première en effet explique [explicat] directement l’essence du Corps de Pierre lui-même et elle n’enveloppe [involvit] l’existence que pendant la durée de l’existence de Pierre ; la seconde au contraire indique davantage la constitution du corps de Paul que la nature de Pierre, et ainsi, tant que dure cette constitution du Corps de Paul, l’Esprit de Paul considère Pierre comme s’il lui était présent, même s’il n’existe pas. Or, pour conserver les termes en usage, nous appellerons images des choses les affections du Corps humain dont les idées nous représentent les corps extérieurs comme nous étant présents, même si la figure des choses n’y est pas contenue. Et lorsque l’Esprit considère les corps de cette façon, nous dirons qu’elle imagine. Et ici, pour indiquer par avance en quoi consiste l’erreur, je voudrais faire observer que les imaginations de l’Esprit considérées en elles-mêmes ne contiennent rien d’erroné et, donc, que l’esprit n’est point dans l’erreur parce qu’il imagine, mais seulement en tant qu’il est privé d’une idée excluant l’existence des choses qu’elle imagine comme lui étant présentes. [II, prop. 17, scolie]

Praetera (ex Coroll. praec. et Coroll. 2 Prop. 16 hujus) clare intelligimus, quaenam sit differentia inter ideam ex. gr. Petri, quae essentiam Mentis ipsius Petri constituit, et inter ideam ipsius Petri, quae in alio homine, puta in Paulo, est. Illa enim essentiam Corporis ipsius Petri directe explicat, nec existentiam involvit, nisi quamdiu Petrus existit ; haec autem magis constitutionem corporis Pauli, quam Petri naturam indicat, et ideo, durante illa corporis Pauli constitutione, Mens Pauli, quamvis Petrus non existat, ipsum tamen, ut sibi praesentem contemplabitur. Porro, ut verba usitata retineamus, Corporis humani affectiones, quarum ideae Corpora externa, velut nobis praesentia repraesentant, rerum imagines vocabimus, tametsi rerum figuras non referunt. Et cum Mens hac ratione contemplatur corpora, eandem imaginari dicemus. Atque hic, ut, quid sit error, indicare incipiam, notetis velim, Mentis imaginationes in se spectatas, nihil erroris continere, sive Mentem ex eo, quod imaginatur, non errare ; sed tantum, quatenus consideratur, carere idea, quae existentiam illarum rerum, quas sibi praesentes imaginatur, secludat.

Tout en commençant d’indiquer la source de l’erreur, Spinoza observe ainsi que l’esprit n’est pas dans l’erreur en imaginant que l’autre (corps) continue d’exister, puisque son absence n’implique aucunement qu’il ait cessé d’exister : Pierre se représente ainsi l’existence de Paul en dehors de sa présence. L’erreur est une vue de l’esprit qui, sachant par ailleurs que Paul est mort, s’imagine que Pierre pourrait le savoir. C’est le paradoxe ici : ce qui induit en erreur, ce n’est pas l’imagination concrète des choses qui se fie aux images des choses dont l’esprit a l’idée ; c’est l’imagination abstraite ou théorique qui invente une possibilité inexistante, celle que l’esprit aurait l’idée d’un fait dont il n’a pas (encore) connaissance, l’esprit n’ayant pas (encore) entendu parler de ce décès et/ou le corps n’ayant pas (encore) été affecté par la vue du cadavre ou du cercueil, par exemple. Tant du moins que Pierre n’a aucune raison de penser que Paul a cessé d’exister, son esprit continue d’avoir l’idée de Paul comme existant ou vivant : il se le représente comme s’il était présent, alors qu’il est absent. Cette représentation de son esprit correspond à la constitution de son propre corps qui conserve tout naturellement l’affection consécutive à la rencontre de Paul : le corps propre étant affecté par l’autre corps d’une manière qui enveloppe la nature de ce corps extérieur, l’esprit humain considère ce corps comme existant effectivement [II, prop. 17], jusqu’à preuve du contraire.

Il n’y a donc là aucune erreur de raisonnement : dans le cas de figure de la rencontre de deux corps en mouvement spontané (c’est-à-dire s’expliquant naturellement par des chaînes de causalité indépendantes), l’affection consécutive à la rencontre d’un corps humain avec un autre corps, humain ou non, ‟donne” à son esprit l’idée que cet autre corps continue à exister, malgré son absence actuelle [II, prop. 17, cor. & dém. du cor.]. Autrement dit, l’image (imago) que l’esprit humain a de ce corps extérieur [II, prop. 17, scolie] correspond aux traces (vestigia) que ce corps extérieur a laissées dans le corps humain [II, dém. de la prop. 18]. Mais les bonnes raisons de croire que l’absent continue de vivre ne permettent pas de savoir que c’est le cas. L’erreur ne provient donc pas de l’association d’idées fondée sur l’imagination [II, prop. 18] que Kant appellera reproductive, mais elle vient de la confusion au sein de l’esprit entre la succession des idées empiriquement retenue par la mémoire et l’enchaînement des idées par l’explication rationnelle de l’entendement.

« … la mémoire n’est autre chose, en effet, qu’un certain enchaînement d’idées enveloppant la nature de choses qui sont en dehors du Corps humain, lequel enchaînement se produit dans l’Esprit suivant l’ordre et l’enchaînement des affections du Corps humain. Je dis, premièrement, que la mémoire est l’enchaînement de cette seule sorte d’idées qui enveloppent la nature des choses qui sont en dehors du Corps humain, mais non des idées qui expliquent la nature de ces mêmes choses. Car il ne s’agit ici (par la proposition 16, partie II) que des idées des affections du Corps humain, lesquelles enveloppent la nature de ce corps et des corps extérieurs. Je dis, en second lieu, que cet enchaînement se produit suivant l’ordre et l’enchaînement des affections du Corps humain, afin de le distinguer de cet autre enchaînement des idées qui se produit suivant l’ordre de l’entendement : ce par quoi l’Esprit perçoit les choses par leurs causes premières, et qui est pour tous les hommes identique (idem). Par-là, nous comprenons clairement pourquoi l’esprit passe aussitôt de la pensée d’une certaine chose à celle d’une autre qui n’a aucune ressemblance avec la première : par exemple, un Romain, de la pensée du mot pomum passe aussitôt à celle d’un fruit qui ne ressemble nullement à ce son articulé, n’ayant rien de commun avec lui sinon que le corps de cet homme a été souvent affecté par ces deux choses, c’est-à-dire que cet homme lui-même a souvent entendu le mot pomum pendant qu’il voyait le fruit même que ce mot désigne ; et c’est ainsi que chacun passe d’une pensée à une autre selon l’ordre que l’habitude a mis dans le corps entre les images des choses. Un soldat, par exemple, ayant vu sur le sable les traces d’un cheval, passera aussitôt de la pensée du cheval à celle du cavalier, de celle-ci à la pensée de la guerre, etc. Un paysan au contraire passera aussitôt de la pensée du cheval à celles de la charrue, des champs, etc. ; et ainsi chacun, suivant son habitude d’enchaîner les images des choses de telle façon, aura telle ou telle suite de pensées. [II, prop. 18, scolie]

Memoria. Est enim nihil aliud, quam quaedam concatenatio idearum, naturam rerum, quae extra Corpus humanum sunt, involventium, quae in Mente sit secundum ordinem, et concatenationem affectionum Corporis humani. Dico primo concatenationem esse illarum tantum idearum, quae naturam rerum, quae extra Corpus humanum sunt, involvunt ; non autem idearum, quae earundem rerum naturam explicant. Sunt enim revera (per Prop. 16 hujus) ideae affectionum Corporis humani, quae tam hujus, quam corporum externorum naturam involvunt. Dico secundo hanc concatenationem fieri secundum ordinem, et concatenationem affectionum Corporis humani, ut ipsam distinguerem a concatenatione idearum, quae fit secundum ordinem intellectus, quo res per primas suas causas Mens percipit, et qui in omnibus hominibus idem est. Atque hinc porro clare intelligimus, cur Mens ex cogitatione unius rei statim in alterius rei cogitationem incidat, quae nullam cum priore habet similitudinem ; ut, ex. gr. ex cogitatione vocis pomi homo Romanus statim in cogitationem fructus incidet, qui nullam cum articulato illo sono habet similitudinem, nec aliquid commune, nisi quod ejusdem hominis Corpus ab his duobus affectum saepe fuit, hoc est, quod ipse homo saepe vocem pomum audivit, dum ipsum fructum videret, et sic unusquisque ex una in aliam cogitationem incidet, prout rerum imagines uniuscujusque consuetudo in corpore ordinavit. Nam miles ex. gr. visis in arena equi vestigiis statim ex cogitationem belli, etc. incidet. At Rusticus ex cogitatione equi in cogitationem aratri, agri, etc. incidet, et sic unusquisque, prout rerum imagines consuevit hoc.

Contrairement à l’explication rationnelle des choses par l’entendement de leurs causes premières, qui est le même pour tous les hommes, la succession des images des choses dans la mémoire correspond à l’expérience habituelle de la rencontre des corps, par exemple celle entre un son (articulé) entendu et la chose vue, qu’il s’agisse d’un fruit ou d’un animal. Tout en confirmant que la parole est corporelle, contrairement à la pensée, les deux exemples correspondent à deux cas de figure : le fruit est directement perçu par le corps, alors que le cheval l’est indirectement à travers les traces (vestigia) qu’il a laissées sur le sable. Mais cette induction à l’origine d’une association d’idées différente entre le soldat et le paysan n’induit aucunement en erreur. Pour autant, cette association fondée sur une perception n’est pas une explication fondée sur une connaissance : si Dieu connaît le corps humain dont il a l’idée, l’esprit humain ne connaît pas le corps humain, il en perçoit l’existence en acte en percevant les affections de son propre corps (percipit Mens humana ipsum humanum Corpus) [II, dém. de la prop. 19] en même temps qu’il a l’idée de ces affections [II, prop. 22]. C’est ce qui permet à l’esprit de se connaître à partir de ces perceptions des affections du corps humain [II, prop. 23] dont les idées correspondantes enveloppent la nature du corps humain [II, dém. de la prop. 23] en même temps que celle du corps extérieur [II, prop. 16], sans pour autant que l’esprit n’ait de connaissance adéquate ni de l’un, ni de l’autre [II, prop. 24-25,27]. Car…