Sciences humaines en cours

L’inconscient (1915) de Freud

La psychanalyse comme science !?

La constitution d’une science humaine présuppose au préalable de construire l’objet du savoir afin de pouvoir définir les lois qui régissent le champ de cet objet. Dans le séminaire de 1964 qui expose Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse [livre XI], Jacques Lacan se demande « si la psychanalyse est une science » (p. 15) en interrogeant les quatre concepts par lesquels la psychanalyse a produit une subversion dans le sujet du savoir : l’inconscient ; la répétition ; le transfert ; la pulsion (p. 313). Pour savoir ce qu’il en est de l’inconscient, il faut en revenir à la pulsion comme à un élément premier que Freud admet conventionnellement pour tracer sa voie dans le réel qu’il s’agit de pénétrer (p. 181-185).

Dans le premier des écrits métapsychologiques, Freud reconnaît en effet dans la pulsion [Trieb] le premier des concepts fondamentaux de la science de l’inconscient qui sont introduits, par convention, dans le matériau empirique accumulé par l’expérience psychanalytique de façon à pouvoir décrire ces phénomènes (III,81/fr.11-12). Il convient donc d’admettre ces conventions, et même d’autres présuppositions compliquées, pour pouvoir élaborer le monde de ces phénomènes [Erscheinungswelt] d’ordre psychologique (III,83/fr.11-12). Le monde phénoménal des processus psychiques obéit à des lois qu’il s’agit de déterminer en construisant tout un dispositif conceptuel pour observer et décrire les phénomènes d’origine inconsciente : la méta-psychologie est cette psychologie de l’inconscient[1] que Freud entreprend d’élaborer en s’efforçant, en premier lieu, de définir « l’essence de la pulsion » [das Wesen des Triebes] qui ne peut être caractérisée qu’à partir des phénomènes qui la manifestent.

[1] Dans le chapitre XII de sa Psychopathologie de la vie quotidienne (1901), Freud assimile explicitement psychologie de l’inconscient et métapsychologie, dont le concept est manifestement formé par analogie avec le terme métaphysique : la vision du monde mythologique qui perdure jusque dans les religions modernes n’étant rien d’autre qu’une psychologie projetée dans le monde extérieur, la construction d’une réalité suprasensible, par exemple les mythes du paradis et de la chute originelle, peut être re-convertie [zurückverwandeln] par la science en une psychologie de l’inconscient, de sorte à traduire [umsetzen] « la métaphysique en métapsychologie » [Zur Psychopathologie des Alltagslebens (1901), Gesammelte Werke, Band IV, S.287-288 ; trad. fr. de la Psychopathologie de la vie quotidienne, Payot, 1923, « Petite Bibliothèque Payot », 1967, p. 296].

Si toute science humaine doit construire l’objet qu’elle se donne en élaborant un modèle conceptuel et une méthodologie pour le connaître, c’est tout particulièrement problématique pour la psychanalyse : circonscrire le champ de l’inconscient implique en effet de définir conceptuellement un objet qui, par définition, échappe de prime abord à la conscience. Dans le troisième écrit métapsychologique intitulé « L’inconscient », Freud pose en ce sens la question de savoir comment il est possible de connaître l’inconscient, dont la pulsion est l’élément ou l’unité de base. Car la pulsion, inconsciente, n’apparaît jamais à la conscience :

« Une pulsion ne peut jamais être objet de la conscience, seule le peut la représentation qui la représente. Même dans l’inconscient, la pulsion ne peut pas être représentée autrement que par la représentation. Si la pulsion n’était pas associée [heften] à une représentation ou n’apparaissait pas sous la forme d’un état affectif, nous ne pourrions rien en savoir. » (III,136/fr.81-82).

Sigmund Freud, Das Unbewußte (1915), in Studienausgabe (1974), t. III, Francfort, Fischer Verlag, 1989, S.136 ; trad. fr. par J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Métapsychologie, Gallimard, « Folio-essais », 1968, p. 81-82.

Il n’est donc possible de reconnaître l’existence des pulsions inconscientes qu’à travers les représentations et les affects qu’il s’agit d’analyser. Ce sont les deux objets qui permettent à Freud de circonscrire le champ de l’inconscient, respectivement dans les sections I & III du troisième écrit métapsychologique dont c’est l’objectif. Encore faut-il expliquer par quel processus psychique l’inconscient se manifeste à la conscience. C’est ce que Freud précise dans la préface à cet essai : c’est grâce à sa transposition en un contenu conscient qu’il est possible de connaître l’inconscient. Le concept de transposition ou de traduction [Umsetzung] est au cœur du modèle métapsychologique que Freud construit pour déterminer les conditions de possibilité de la connaissance des processus psychiques en soi inconscients (cf. III,129/fr.73).

[en guise de scolies, une remarque de contenu et une de méthode]

  1. Les différentes occurrences dans l’essai sur « L’inconscient » des termes qui sont apparentés à ce concept d’Umsetzung en sont le signe. Dans la logique d’une réflexion dite topique sur les lieux respectifs du conscient et de l’inconscient [ladite “première topique” est exposée dans la section II de l’essai sur l’inconscient], le verbe setzen qui signifie mettre-poser apparaît en effet à plusieurs reprises dans cet écrit : tout d’abord, à travers le doublet des substantifs correspondant aux verbes umsetzen (trans-poser ou trans-mettre) et übersetzen (traduire et donc trans-mettre) ; ensuite, c’est le verbe ersetzen (remplacer ou substituer) en doublet avec umsetzen; enfin, la fin de la section I use de l’expression an die Stelle setzen (mettre à la place de).
  2. L’emploi par mes soins de la terminologie de la théorie kantienne de la connaissance (condition de la possibilité de la connaissance) fait écho à la référence explicite de Freud à Kant à la fin de la section I de « L’inconscient ».

Comme la transposition est ce que Freud appelle un destin pulsionnel, il faut faire retour au premier écrit métapsychologique pour comprendre de quoi il s’agit. En guise d’introduction à la lecture de « L’inconscient », il s’avère ainsi nécessaire de replonger dans la construction d’ensemble de la métapsychologie qui est proposée en amont de cet essai… Freud y invite d’ailleurs en faisant référence aux deux premiers essais au tout début du troisième écrit.

Le processus de transposition
[Umsetzung]

Au milieu et au sommet des cinq écrits métapsychologiques effectivement publiés par Freud, « L’inconscient » a pour objectif de circonscrire l’objet même de la psychanalyse : le champ de l’inconscient. Mais, avant de poser la question d’ordre méthodologique de savoir comment il est possible de connaître l’inconscient, Freud se réfère – dès le premier paragraphe de la préface à cet essai – aux deux écrits métapsychologiques qui le précèdent dans une phrase elliptique qui résume ce que la psychanalyse nous a appris à propos du refoulement :

« L’essence du processus de refoulement ne consiste pas à supprimer ou anéantir une représentation de la pulsion qui en tient lieu [eine den Trieb repräsentierende Vorstellung], mais à l’empêcher de devenir consciente. » (III,125/fr.65).

*

  1. Pulsion et destins pulsionnels (1915)

Selon le premier des écrits métapsychologiques, le refoulement est en effet un des quatre destins (ou trajectoires forcées) que peut connaître une pulsion de telle sorte que le sujet puisse s’en défendre : le renversement en son contraire ; le retournement contre soi-même ; le refoulement ; la sublimation (III,90/fr.24). Ce sont les quatre « types de défense contre les pulsions » sexuelles par laquelle le Moi de la personne s’en défend. Mais qu’est-ce qu’une pulsion [Trieb] et dans quelle mesure est-elle d’ordre psychique ?

Le refoulement est en effet un des quatre destins (ou trajectoires forcées) que peut connaître une pulsion de telle sorte que le sujet puisse s’en défendre : le renversement en son contraire ; le retournement contre soi-même ; le refoulement ; la sublimation (III,90/fr.24). Ce sont les quatre « types de défense contre les pulsions ». Mais qu’est-ce qu’une pulsion [Trieb] et en quoi est-elle d’ordre psychique ?

« La “pulsion” nous apparaît comme un concept-limite entre le psychique et le somatique, en tant que représentant psychique des irritations provenant de l’intérieur du corps et parvenant au psychisme : c’est une mesure de l’exigence du travail imposé au psychisme en conséquence de sa corrélation avec le corporel. » (III,85/fr.17).

La source de la pulsion [Quelle] est le processus somatique au sein d’un organe ou d’une partie du corps, dont l’irritation [Reiz] est représentée dans la vie psychique par la pulsion : la poussée de la pulsion est le moment de sa force motrice [motorisches Moment], c’est-à-dire la quantité d’énergie que représente psychiquement la somme de travail nécessaire pour la satisfaire. Du point de vue dit économique – c’est la physique mathématisée des temps modernes qui sert ici de modèle à la connaissance de l’énergie [Kraft] pulsionnel –, cette grandeur est en principe mesurable. Mais, conformément aux analyses physiologiques des éthologues – c’est le second modèle de connaissance que présuppose le raisonnement de Freud –, l’irritation d’ordre pulsionnel provient de l’intérieur de l’organisme lui-même, et non pas du monde extérieur (comme le fait l’excitation) : ce qui atteste l’existence d’un monde intérieur, constitué par des besoins pulsionnels qui poussent à leur satisfaction apaisante [befriedigen]. La pulsion en général est ainsi une énergie motrice, constante et incompressible, qui est automatiquement régulée par le principe de plaisir, c’est-à-dire par les sensations de plaisir et déplaisir (diminution ou augmentation de l’irritation) : conformément à son moment moteur [Drang], la pulsion pousse ainsi plus ou moins fort dans le but [Ziel] ou la direction de la satisfaction qui peut être attendue d’un objet [Objekt], qu’il s’agisse d’un objet étranger ou d’une partie du corps propre : l’objet de la pulsion est l’élément le plus variable en raison de la mobilité structurelle de la pulsion, qui peut se déplacer sur un autre objet ou se fixer au contraire. Le déplacement [Verschiebung] et la condensation [Verdichtung] sont les deux modalités du processus primaire qui permet cette mobilité et assure notamment le refoulement, en particulier dans les rêves.

    1.  Le refoulement (1915)

Dans le second écrit métapsychologique consacré au refoulement, le représentant pulsionnel [Triebrepräsentanz] est défini comme un groupe de représentations qui sont plus ou moins intensément investies [besetzt] par une quantité plus ou moins grande d’énergie psychique : la libido pour les pulsions sexuelles ou l’intérêt pour les pulsions du Moi. Or ce facteur quantitatif du représentant pulsionnel connaît lui-même trois destins possibles : sa disparition consécutive à une répression complète, qui ne laisse donc aucune trace psychique ; son apparition sous l’aspect d’un affect marqué par une qualité distinctive ; sa transformation en angoisse. Ces deux derniers cas de figure impliquent une forme de transposition des pulsions (soit en affect, soit en angoisse) dans lequel Freud reconnaît un « nouveau destin pulsionnel » : c’est 5. la conversion ou transposition [Umsetzung] de l’énergie psychique des pulsions dans des affects et tout particulièrement en angoisse (III,114/fr.56).

Freud illustre ce dernier cas de figure en invoquant l’exemple singulier de “l’homme aux loups”, dont le symptôme principal est la phobie hystérique des loups : le refoulement de l’attirance libidinale envers le père, conjointe chez l’enfant à l’angoisse éprouvée devant lui, s’avérant insuffisant, il se produit un retour du refoulé à l’origine de la formation d’un substitut [Ersatzbildung] qui permet de transformer [umsetzen] la libido en angoisse par le moyen du déplacement sur un animal de toute l’angoisse ressentie (III,115/fr.58-59). Par contraste, dans le cas de l’hystérie de conversion (qui se traduit par une somatisation du conflit psychique), toute l’énergie psychique se focalise sur la partie du corps surinvestie, cette fois par le fait d’une condensation déterminante pour la forme prise par le symptôme (III,116/fr.60).

*

    1. L’inconscient (1915)

Dans le troisième écrit métapsychologique, Freud pose la question de savoir comment il est possible de connaître l’inconscient et il y répond en expliquant que l’inconscient subit précisément une « transposition ou traduction » (Umsetzung oder Übersetzung) en un contenu conscient, et ce après que le patient analysé a surmonté les résistances (Widerstände) qui s’opposaient à cette prise de conscience (III,125/fr.65). La thérapie psychanalytique vise en effet à surmonter ainsi les résistances inconscientes, qui opèrent dans le même sens que le refoulement dans l’inconscient (Abweisung vom Bewußtem zu einem Verdrängten) : tout comme le retour du refoulé, le travail analytique consiste à transposer dans la conscience un contenu refoulé dans l’inconscient, mais ce qui est transposé lors de ce travail de traduction n’est plus travesti par un déplacement ou par une condensation. L’objectif thérapeutique implique donc de contrôler le processus de transposition de contenus inconscients en conscients au cours d’un travail de psych-analyse qui revient à s’approprier consciemment ces éléments [Stücke]. Pour reprendre des termes de la “seconde topique” [ça, moi, surmoi] que Freud emploie dans ses Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse (1933), les efforts de la psychanalyse pour gagner du terrain sur le Ça font partie intégrante du travail de la culture que Freud compare à l’assèchement de la Mer du Sud (Zuydersee) par le moyen de polders en 1932. Cette comparaison atteste que la conscience (vs le moi) peut influencer l’inconscient (vs le ça) grâce à l’analyse de la psychè :

« L’intention de la psychanalyse est de renforcer le Moi pour le rendre indépendant du Sur-moi, d’étendre son champ de perception et de construire son organisation de telle sorte à ce que le Moi puisse s’approprier de nouveaux éléments du Ça. Le moi doit advenir là où le ça se trouvait [Wo Es war, soll Ich werden]. » (I,517)

[voir la toute fin de la conférence n°31 sur la composition de la personnalité psychique: Studienausgabe, Band I, S.517].

*

Dans l’essai métapsychologique consacré à la notion d’inconscient, Freud constitue la psychanalyse en science humaine en trois moments : en premier lieu, il lui faut circonscrire le champ de l’inconscient en deux temps [sections I & III] ; en parallèle, il va définir la méthode d’investigation, en deux temps également [sections I & II] ; en dernier lieu, Freud peut déterminer les lois des processus psychiques qui régulent la circulation de l’énergie pulsionnelle [à partir de la section IV].

En contrepoint de l’invocation marginale du modèle physiologiste de l’organisme vivant, la constitution de la psychanalyse en science humaine implique la construction dite métapsychologique d’un modèle d’intelligibilité du psychisme humain qui mobilise plusieurs paradigmes : un modèle linguistique de traduction ou transcription pour appréhender le processus de transposition et apprendre à déchiffrer les messages cryptés de l’inconscient ; le modèle mécaniste de la physique newtonienne pour saisir le rapport de force entre les énergies psychiques ; enfin, le modèle politique de la domination pour concevoir le rapport entre les différents systèmes d’ordre psychique et, par exemple, la censure qui régit le passage de l’inconscient au conscient. Encore faut-il admettre au préalable l’hypothèse de l’inconscient…

section I
« La justification de l’inconscient »

Pour pouvoir construire l’objet même de la psychanalyse, l’essai se donne pour objectif premier de justifier l’hypothèse scientifique d’un inconscient psychique. Il s’avère nécessaire et légitime d’accepter [annehmen] cette hypothèse [Annahme] de façon à pouvoir travailler scientifiquement avec cette hypothèse et guérir les patients : ce sont les deux moments de la justification de l’inconscient qui permet d’en construire et circonscrire le champ (avant d’en expliquer les lois à partir de la section suivante).

1.

L’hypothèse est nécessaire pour les deux raisons constitutives de la scientificité d’une science, qu’elle soit humaine ou naturelle : au niveau théorique, c’est la connaissance et la reconnaissance de causes à l’origine d’effets jusqu’alors et par ailleurs inexpliqués ; au niveau pragmatique, c’est le succès de l’intervention thérapeutique entreprise sur la base de cette connaissance, à savoir l’action d’influencer le cours des processus conscients.

La scientificité de la psychanalyse est, tout d’abord, attestée par sa capacité à expliquer des phénomènes qui resteraient sinon inexplicables au niveau de la seule conscience, à cet égard lacunaire : ce sont les actes manqués et les rêves pour les gens en bonne santé, les symptômes psychiques et les phénomènes compulsionnels pour les gens malades. Mais expliquer pour une science humaine revient à comprendre le sens [Sinn] de ces actes conscients – par exemple, les idées subites [Einfällen] – qui paraissent incohérents et incompréhensibles [zusammenhanglos und unverständlich] tant que ne sont pas inter-posés les actes inconscients qui constituent le contexte [Zusammenhang] inconscient à l’origine de leur production. En second lieu, c’est le succès même de la thérapie psychanalytique qui justifie d’admettre le psychisme inconscient et de travailler scientifiquement avec cette hypothèse. Mais n’est-il pas possible d’expliquer tous ces phénomènes autrement, notamment en les renvoyant au corps ?

Même si c’est implicite, cette hypothèse alternative revient à assimiler le conscient au psychique [seelisch vs psychisch] d’une manière tout à fait conventionnelle : si le corps est inconscient, la conscience couvre en effet tout ce qui est d’ordre psychique, et ce conformément au dualisme traditionnel du corps et de l’âme (Seele). Ce n’est donc pas conforme au but recherché [unzweckmässig], qui est de rendre compte des phénomènes étranges pour la conscience. Freud réfute ainsi cette hypothèse en lui opposant plusieurs objections :

  • Admettre que ces événements étranges proviennent du corps [*Ā=antithèse], c’est rompre les continuités psychiques et postuler [*avec Spinoza] un parallélisme psycho-physiologique, sans rien expliquer des phénomènes psycho-somatiques (par exemple la somatisation hystérique d’un conflit psychique), tout en surestimant l’importance de la conscience ;
  • si l’inconscient corporel [Ā] n’explique rien et paraît inconnaissable, au contraire l’inconscient psychique semble bien homogène au conscient, puisqu’une transposition de l’inconscient au conscient est possible (umsetzen vs ersetzen).

La conséquence de cet argument, c’est que les catégories de la conscience peuvent être appliquées aux processus psychiques : par exemple, les envies, les résolutions, etc. (ou encore les intentions). C’est un point décisif du point de vue de la méthode qui est censée fonder la scientificité même d’une science humaine en rendant compte de l’altérité étudiée sans la réduire à autre chose qu’elle-même :

« … les états incontestablement latents de la vie psychique […] se laissent, moyennant l’accomplissement d’un certain travail, transposer et remplacer par des processus psychiques conscients, et ils peuvent être décrits avec toutes les catégories que nous appliquons aux actes conscients de l’esprit, comme les représentations, les tendances, les décisions, etc. Il nous faut même affirmer que nombre de ces états latents ne se distinguent des états conscients que par la conscience qui leur fait précisément défaut. Nous n’hésiterons donc pas à les traiter comme des objets de l’examen psychologique et à les mettre en corrélation intime ave les actes psychiques conscients. » (III,127/fr.69)

Dénier le caractère psychique [psychisch] de ces activités latentes ou inconscientes de l’âme [seelisch] ne peut s’expliquer que par l’ignorance des phénomènes étudiés par la psychanalyse, qu’il s’agisse des symptômes pathologiques ou de la vie normale (actes manqués ou rêves) : il suffit de « négliger quelques énigmes de la psychologie de la conscience » pour croire pouvoir faire l’économie de l’hypothèse de l’inconscient. La relation intime entre les activités conscientes et inconscientes est révélée par le travail thérapeutique qui permet de rendre conscients des états d’âme inconscients qui, sinon, resteraient enfouis dans l’inconscient. La condition pour en faire l’objet d’une description et d’une recherche psychologiques est cette trans-position dans la conscience qui permet d’en parler et de les décrire avec les catégories élaborées à propos des actes conscients –* précisément par la psychologie de la conscience [et/ou son approche philosophique : il va être question de la théorie kantienne de la connaissance plutôt que de la phénoménologie husserlienne des états de conscience].

Pour autant, se servir des catégories utilisées par la conscience pour décrire les processus inconscients ne revient pas à confondre l’un et l’autre en projetant sur l’inconscient les caractéristiques de la conscience, alors même que les processus psychiques qui les caractérisent sont radicalement différents : le processus primaire d’association ou de dissociation des représentations et des affects n’est pas de même ordre que le processus secondaire d’articulation consciente des idées dans le discours. Du point de vue de la méthode inhérente à la constitution d’une science humaine, il est d’autant plus nécessaire de contrôler méthodiquement cette tendance à la projection que la connaissance et la reconnaissance conscientes reposent sur l’identification de l’autre à partir du même qui revient précisément à en manquer l’altérité. Car cette inclination originaire à l’identification, qui se manifeste, à l’aube même de la pensée humaine, par l’anthropomorphisme de l’animisme primitif, doit être contrôlée et même corrigée pour ne pas sombrer dans le délire paranoïaque qui projette sur le monde extérieur, de manière déplacée – dans le double sens du déplacement et d’un énoncé déplacé [verschoben vs deplaciert] – ce qui anime inconsciemment sa propre vie intérieure :

« Lorsque les êtres humains ont commencé à penser, ils ont été contraints de dissoudre de manière anthropomorphique le monde extérieur en une pluralité de personnalités à leur propre image ; les contingences qu’ils interprétaient de manière superstitieuse étaient donc des actes et des énoncés de personnes, et par suite ils se comportaient exactement comme les paranoïaques qui tirent des conclusions à partir d’indices quelconques fournis par d’autres, tout comme les gens normaux prennent à juste titre les actes contingents et non intentionnels de leurs congénères comme fondement de l’estimation de leur caractère. La superstition n’apparaît vraiment déplacée qu’au regard de notre vision du monde moderne, même si cette conception configurée par les sciences de la nature est loin d’être achevée ; mais elle était justifiée et cohérente dans le cadre de la vision du monde des peuples de l’époque préscientifique. » [Trad.* CF de la suite du passage précédemment cité de la Psychopathologie de la vie quotidienne (1901) : en allemand Gesammelte Werke, Band IV, S.288 vs p. 296 de la trad. fr. dans la « Petite Bibliothèque Payot].

2.

« La conscience ne communique à chacun d’entre nous que la connaissance de ses propres états d’âme ; qu’un autre être humain ait également une conscience, c’est une conclusion qui est tirée per analogiam, sur le fondement des expressions et des actes perceptibles de cet autre, afin de nous rendre compréhensible [verständlich] ce comportement de l’autre. (Psychologiquement, la description suivante est bien plus correcte : sans réflexion particulière, nous attribuons à chaque être en dehors de nous notre propre constitution et, donc, également notre conscience ; cette identification est le présupposé de notre compréhension [Verständnis] ). Cette conclusion – ou cette identification – a été autrefois étendue du moi aux autres hommes, animaux, plantes, êtres inanimés et à l’ensemble du monde ; et cela s’est avéré utile tant que la similitude avec le moi singulier était immense, mais elle s’est avérée moins fiable dans la mesure où l’autre s’est éloigné de moi. Notre critique actuelle devient déjà incertaine à propos de la conscience des animaux, refuse la conscience aux plantes et attribue à la mystique l’hypothèse d’une conscience de l’inanimé. Or, même là où le penchant originaire à l’identification a réussi l’examen critique, à propos des êtres humains qui nous sont proches, l’hypothèse d’une conscience repose également sur une inférence et ne peut pas bénéficier de la certitude immédiate de notre propre conscience. » (III,128/fr.70-71)

C’est du point de vue de la méthode que Freud juge l’hypothèse de l’inconscient légitime en invoquant – ce qui paraît, au premier abord, étrange pour fonder la scientificité de la psychanalyse – la reprise d’une manière habituelle de penser que nous croyons correcte. C’est qu’il nous est impossible, pour connaître, de faire abstraction de notre propre expérience : nous partons de nos propres états d’âme pour en inférer ceux des autres ; c’est la condition même pour pouvoir comprendre le comportement de l’autre qui est perceptible à partir de ses actes et de ses paroles. La compréhension présuppose l’identification préalable de l’altérité de l’autre à ce que nous reconnaissons à partir de l’expérience que nous en avons. Mais, sauf à succomber à l’illusion de la compréhension immédiate de l’autre, la reconnaissance psychanalytique de la signification inconsciente de son comportement implique de dépasser le stade des données immédiates de la conscience et de ses leurres constitutifs : de prime abord et la plupart du temps, comprendre l’autre à partir de soi-même revient à se projeter sur l’autre en ignorant sa propre altérité, singulière, en raison du narcissisme qui structure l’être humain. Pour faire l’expérience de l’altérité qu’il s’agit de comprendre, il faut neutraliser le moment de projection qui structure originairement l’identification et, donc, découpler l’identification comme compréhension véritable (de l’autre en son altérité) de la projection comme illusion de connaissance.

Le premier genre de connaissance, au sens de Spinoza, est le point de départ originel du raisonnement qui permet de dépasser la projection sur l’autre de notre propre complexion : « ex suo ingenio ingenium alterius necessario dijudicant » [appendice au livre I de l’Éthique]. Il n’y a aucune alternative : pour connaître de manière réelle, et non plus imaginaire, il nous faut diriger de manière critique et donc corriger le processus d’identification pour qu’il cesse d’être une pure et simple projection de soi-même sur l’altérité de l’autre. Il nous faut donc tout à la fois partir et sortir de cette expérience de pensée que Lacan appelle la connaissance paranoïaque. Dans ses Écrits (1966), Lacan reconnaît le « principe paranoïaque de la connaissance humaine » (p. 428) qui permet de constituer « le moi et les objets sous des attributs de permanence, d’identité et de substantialité » (p. 111, cf. p. 180).

Dans Totem et Tabou (1912-1913), Freud avait déjà noté en ce sens que « le délire paranoïaque présente une image défigurée d’un système philosophique » (IX,363/fr.114 « Petite Bibliothèque Payot », 1965). À la toute fin de l’essai de 1915 sur « L’inconscient », Freud remarque à nouveau que l’abstraction du raisonnement philosophique présente une désagréable ressemblance avec la manière schizophrénique de penser (III,162/fr.121). Reste qu’il en va de la philosophie comme de la psychanalyse comme science humaine : la condition de possibilité pour pouvoir connaître présuppose de soumettre à l’examen critique le raisonnement par inférence analogique, de façon à diriger le penchant à l’identification (de l’altérité) loin de la projection paranoïaque (de soi-même sur l’autre). L’argument procède en deux temps :

  1. Freud constate l’existence de cette manière de penser considérée habituellement comme correcte, à savoir : un raisonnement par analogie, qui consiste à partir de soi-même pour en conclure (Schluss) ou inférer la même chose à propos de quelqu’un d’autre. Le terme conclusion (Schluss) est rendu dans la trad. fr. par inférence: l’inférence à partir de soi de ce qu’est l’autre (III,128/fr.70-71) permet – selon le double sens du verbe er-schließen – de découvrir ou révéler en concluant à partir de ce raisonnement analogique. Cette projection* sur l’autre de ce que Freud appelle notre propre constitution [Konstitution] psychique (la complexion au sens de Spinoza) permet de l’identifier dans le double sens du terme : reconnaître sa constitution en la considérant égale ou identique à la nôtre. Ce « penchant originaire à l’identification » est la source de notre connaissance, même imaginaire, des autres êtres… Or ce penchant est soumis à notre époque à un examen critique qui, Freud ne le dit pas, est la condition même pour transformer cette projection en connaissance réelle et non imaginaire !
  2. Même s’il n’y a pas de penchant naturel à le faire, ce procédé est appliqué par la psychanalyse non à l’autre, mais à soi-même comme s’il s’agissait d’une autre personne : ce que je remarque à propos de ma vie psychique, c’est à quelqu’un d’autre que je l’attribue [zuschreiben] de façon à en élucider la signification comme je le ferais à propos d’une autre personne. C’est qu’il est plus facile d’interpréter [deuten] correctement les actes psychiques des autres en raison d’un obstacle qui nous détourne de le pratiquer sur nous-même : cette résistance intime à appliquer ce procédé à la personne propre [dies trotz inneres Widerstreben gegen die eigene Person gewendete Schlußverfahren] n’est autre que le refoulement… Lorsqu’elle est surmontée, le raisonnement par analogie amène néanmoins à admettre non pas l’existence de l’inconscient [A], mais celle d’une seconde conscience [Ā] : le raisonnement est correct, puisque nous partons de l’expérience de la conscience. Freud critique cette hypothèse alternative à la sienne pour trois raisons : ce qui indique sa propre méthode qui consiste à corriger les inférences produites par analogie pour pouvoir accéder à la spécificité de l’objet étudié, l’inconscient.

[argument]

Les processus psychiques latents qu’il s’agit de découvrir peuvent apparaître indépendants les uns des autres, comme s’ils y avaient plusieurs “consciences” séparées les unes des autres [dans ce que Freud appelle l’inconscient]. Implicitement, Freud rejette l’appellation de “double conscience” [en fr. dans le texte] à propos de la schizo-phrénie qui est une dissociation inconsciente de la personnalité : le docteur Jekyll ne sait rien de M. Hyde, son inconscient caché, et vice-versa.

[conclusion]

Parler d’une conscience inconsciente [obj.1] ou de plusieurs consciences indépendantes les unes des autres [obj.2] en invoquant les cas d’une prétendue “double conscience” est moins concluant que d’affirmer l’existence d’actes psychiques qui échappent à la conscience : en modifiant en ce sens la conclusion du raisonnement appliqué à la personne propre, Freud corrige donc la manière habituelle de penser fondée sur le penchant originaire à l’identification, non seulement en l’appliquant à la personne propre, mais encore en refusant l’auto-identification de la conscience qui se projetterait sur ce qui lui échappe, l’altérité même du non-conscient que Freud qualifie d’inconscient. Par conséquent, il n’y a plus d’autre solution que de déclarer ces états psychiques non-conscients comme étant en soi inconscients (für an sich unbewußt erklären). L’allusion transparente à Kant, qui distingue le phénomène et la chose en soi, va prendre tout son sens en devenant une référence explicite :

« Il ne nous reste plus dans la psychanalyse qu’à déclarer les processus psychiques comme en soi inconscients et à en comparer la perception par la conscience à la perception du monde extérieur par les organes sensoriels. Nous espérons même tirer de cette comparaison un gain pour notre connaissance. L’hypothèse psychanalytique(ment acceptée) [Annahme] nous apparaît, d’une part, comme un prolongement ultérieur de l’animisme primitif, qui nous fait partout miroiter des images à la ressemblance de notre conscience, et, d’autre part, comme la continuation de la correction que Kant a entrepris à propos de notre appréhension de la perception extérieure. Tout comme Kant nous a avertis de ne pas ignorer la conditionnalité subjective de notre perception et de ne pas croire que notre perception est identique au perçu inconnaissable, de même la psychanalyse met en garde de ne pas substituer [an die Stelle setzen] la perception de la conscience au processus psychique inconscient, qui est son objet. Tout comme le physique, le psychique n’a pas besoin d’être en réalité tel qu’il nous apparaît. » (III,129-130/fr.73-74).

La comparaison fait sens et constitue un gain de connaissance pour une double raison qui tourne autour de la conscience, sans laquelle aucune connaissance ne serait possible. D’une part, la conscience peut être dirigée vers l’extérieur ou vers l’intérieur. Si la théorie kantienne de la connaissance du monde extérieur est en principe comparable à la théorie psychanalytique de la connaissance du monde intérieur, elle ne l’est en fait qu’en raison de l’illusion qui risque d’abîmer le procès de connaissance d’une manière similaire dans les deux cas. D’autre part en effet, le penchant originaire à l’identification fait que la conscience tend à être victime d’une illusion qui consiste à se projeter sur son objet en croyant s’y retrouver, sur le modèle de l’animisme primitif qui nous donne l’illusion [vorspiegeln] de voir partout des consciences à l’image de la nôtre [Ebenbilder unseres Bewußtsein]. Tout comme Spinoza fait la genèse de l’illusion de la conscience humaine, qui projette tout naturellement la structure intentionnelle des actions humaines sur la nature, pour mieux fonder le déterminisme naturel en réfutant l’illusion finaliste, Freud rend compte de l’illusion animiste qui consiste pour le Moi conscient à projeter son âme (anima) sur tout autre être, tout en expliquant que la psychanalyse procède d’une manière similaire : comprendre et analyser la psychè de l’autre présuppose en effet de partir de la connaissance de ses propres états d’âme… Mais la connaissance psychanalytique des états psychiques inconscients n’est précisément pas la simple perception des données immédiates de la conscience. Freud ne peut donc en rester à ce premier moment qui fait apparaître l’hypothèse psychanalytique de l’inconscient comme un simple prolongement de l’animisme primitif qui le développe ultérieurement [eine weitere Fortbildung]. L’hypothèse génétique de Freud, à savoir que la psychanalyse dérive ou provient de l’animisme primitif, pourrait en effet contredire la scientificité de la démarche si le correctif kantien n’était invoqué comme une sorte de gage de scientificité.

La distinction kantienne entre l’en soi inconnaissable et le phénomène subjectivement perçu [par tout sujet humain] invite selon Freud à bien distinguer le processus psychique d’ordre inconscient et la perception que la conscience en a et, donc, à ne pas mettre [setzen] l’une à la place de l’autre : *cette confusion proviendrait d’une illusion de la conscience qui se projetterait sur l’inconscient, de sorte que l’inconscient serait identifié par la conscience à la perception immédiate que la conscience en aurait. Pour autant, Freud n’affirme aucunement que l’inconscient est inconnaissable comme l’en soi kantien, il soutient même le contraire : de même que le phénomène physique perçu par les sens externes n’est pas la chose en soi, de même le psychique n’est pas en réalité [in Wirklichkeit] tel qu’il nous apparaît [erscheint] au niveau de la conscience ; autrement dit, l’inconscient en soi n’est pas identique à ce qui s’en manifeste à la conscience (par exemple, le phénomène perceptible par la conscience qu’est le symptôme produit par le retour du contenu inconscient refoulé). Loin d’être inconnaissable comme les choses en soi, l’inconscient psychique peut être connu, selon Freud, et il peut même l’être plus facilement que ne peut l’être le monde physique :

« Nous allons nous préparer à faire l’expérience très satisfaisante du fait que la correction de la perception interne ne procure pas une difficulté aussi grande que celle de la perception externe, de sorte que l’objet intérieur est moins inconnaissable que le monde extérieur. » (III,130/fr.74).

Cette expérience psychanalytique à l’origine de la connaissance de l’objet intérieur implique une correction de la perception interne de la conscience dont Freud ne précise pas les termes à ce moment du raisonnement. Il faut donc reconstituer ici ce correctif qui permet de constituer la psychanalyse en science humaine.

[*thèse interprétative]

La condition expresse pour pouvoir faire l’expérience de l’altérité de l’inconscient sans succomber à l’illusion de la conscience de soi, c’est de parvenir au cours de la psychanalyse à corriger la trans-position initialement déformée des contenus inconscients dans la conscience. Car le retour du refoulé à l’origine des symptômes perceptibles en principe par la conscience reproduit d’une manière ou d’une autre la déformation imposée aux contenus inconscients par le refoulement (lui-même inconscient) à travers les processus primaires du déplacement et de la condensation : cette déformation est la condition pour pouvoir passer la censure qui domine le passage de l’inconscient au conscient [cf. section III]. Le correctif permis par le travail de psych-analyse singulière – de soi par soi ou encore du Ça par le Moi – consiste ainsi à contrôler le transfert du sens en corrigeant la déformation initialement imprimée aux contenus inconscients, lors de leur transposition dans la conscience sous la domination de la censure, de façon à rétablir la signification tronquée des événements inconscients. Il faut donc corriger la perception consciente de ce qui se passe dans l’inconscient ou, plus exactement, il faut infléchir la transposition de ce qui passe de l’inconscient dans la conscience de façon à en corriger consciemment la déformation inconsciente. Le voile d’illusion de la conscience qui se projette sur l’inconscient peut donc être levé grâce à la connaissance de l’inconscient que le travail psychanalytique permet d’obtenir en pratique, à travers l’analyse singulière de sa propre psychè, puis de constituer en théorie, à partir de l’expérience accumulée par cette auto-analyse et par la psychanalyse des patients.

Cette théorie, la psychologie de l’inconscient que Freud dénomme métapsychologie, assure une connaissance d’ordre scientifique des processus psychiques en permettant de reconnaître les lois qui régissent tout autant la production originaire des contenus inconscients que leur transposition dérivée dans la conscience. En contrepoint du critère pragmatique de l’efficacité de la thérapie psychanalytique, c’est cette théorie qui constitue la psychanalyse en science humaine. Encore faut-il, pour assurer cette connaissance scientifique de l’inconscient, construire le modèle métapsychologique des points de vue (topique, dynamique et économique) pris sur l’inconscient en examinant tout d’abord – dans la section suivante de l’essai – les sens de l’inconscient

section II
« L’équivocité de l’inconscient
et le point de vue topique »