cours sur le corps

1.1.2     Un monde par nature corporel

Épicure (342-270 av. J.-C.) de Samos ou Athènes

Comme le monde naturel est strictement corporel, Épicure n’a pas besoin d’éléments de type métaphysique inspirés de la mythologie pour en rendre compte, même pour les choses invisibles comme l’âme. La cosmologie et la physique épicuriennes n’énoncent pas des thèses qui prétendraient dogmatiquement être vraies, mais seulement des hypothèses vraisemblables qui doivent s’accorder avec l’exigence éthique d’assurer la tranquillité de l’âme (ataraxie) en lui épargnant des craintes irrationnelles, par exemple à propos de la foudre : ce qui implique de rompre avec la mythologie en substituant aux dieux de la foule des explications raisonnables sur ce qui se passe dans le monde. La cosmologie seulement conjecturelle d’Épicure a l’insigne avantage d’éviter tout dogmatisme en invitant l’esprit à s’ouvrir à une pluralité d’hypothèses en concurrence.

Lettre à Hérodote
« l’univers [to pan] a toujours été et sera toujours ce qu’il est. Il n’y a rien d’autre en effet en quoi il puisse se changer, ni rien, non plus, en dehors de lui, qui puisse agir sur lui pour le faire changer. (40) L’univers est composé de corps et de lieu [topos]. L’existence des corps nous est garantie par-dessus tout par la sensation, car c’est sur elle que se règlent, comme je l’ai dit, toutes les conjectures que le raisonnement dirige vers l’invisible. S’il n’y avait pas ce que nous appelons vide [kenon], espace [chora] ou nature impalpable [anaphè phusin], les corps n’auraient ni siège où résider ni intervalle où se mouvoir, comme nous voyons qu’ils se meuvent. Hors de ces deux choses, on ne peut plus rien saisir d’existant, ni sensiblement ni par analogie au sensible ; rien d’existant à titre de substances complètes, car il n’est pas ici question de ce que nous appelons les attributs ou accidents de ces substances. Maintenant, parmi les corps, on doit distinguer les composés et ceux dont les composés sont faits : (41) ces derniers corps sont insécables [atoma] et immuables - et il le faut bien pour que toutes choses ne se résolvent pas en non-être et pour qu’il y ait des réalités capables de subsister dans la dissolution des composés ; de plus, ces corps élémentaires sont essentiellement pleins, de sorte que la dissolution ne sait par où ni comment les prendre. Et, par-là, les éléments des corps sont des substances insécables.
L’univers est infini. En effet, ce qui est fini a une extrémité. Or, une extrémité ne se perçoit que par rapport à quelque chose d’extérieur à ce dont elle est l’extrémité : mais l’univers ne peut pas être perçu par rapport à quelque chose d’extérieur à lui, puisqu’il est l’univers ; il n’a donc point d’extrémité et par conséquent point de limite et, n’ayant point de limite, il doit être infini et non pas fini. Ajoutons que l’univers est encore infini et quant au nombre de corps qu’il renferme, et quant à la grandeur du vide qui est en lui. (42) En effet, d’une part, si le vide était infini et si les corps étaient en nombre fini, les corps ne pourraient s’arrêter nulle part, mais ils se disperseraient emportés à travers l’infini du vide, puisqu’ils ne trouveraient jamais de support où s’appuyer, ni rien qui, par des chocs, pût les rassembler. Et, d’autre part, si le vide était fini et les corps en nombre infini, ceux-ci n’auraient pas de place assez ample pour y résider.
Les corps insécables et pleins, dont sont formés et dans lesquels se résolvent les composés, présentent un nombre de formes différentes trop grand pour que nous puissions le saisir : car le nombre prodigieux des formes différentes offertes par les composés ne peut pas provenir d’un nombre concevable de formes élémentaires toujours les mêmes. De plus, chaque sorte de forme comporte un nombre infini d’exemplaires ; mais, envisagées quant à leurs différences, les formes ne sont pas en nombre absolument infini : elles dépassent seulement tout nombre concevable, (43) à moins qu’on ne s’avise de considérer les grandeurs des atomes comme pouvant aller à l’infini. Ajoutons que les atomes sont, depuis l’éternité, dans un mouvement perpétuel. Les uns dans leur mouvement laissent subsister entre eux de très grandes distances ; les autres, au contraire, gardent là même leur vibration, s’ils se trouvent pris dans un enchevêtrement ou enveloppés par des atomes enchevêtrés. (44) Et en effet, ce résultat provient d’abord du vide qui, au sein même des composés, isole en lui-même chacun des atomes, faisant ainsi que rien n’appuie sur chacun des atomes pour l’immobiliser ; puis, d’autre part, la solidité qui appartient aux atomes fait qu’ils rebondissent après le choc, autant du moins que leur enveloppement par le composé leur permet de reprendre, à la suite du choc, leur position primitive. Il n’y a pas de commencement à ces mouvements, parce que les atomes et le vide sont éternels.
(45) Voilà assez de paroles, à la condition qu’on se souvienne de tout ce que nous avons dit, pour donner à toutes les pensées sur la nature des êtres substantiels un moule suffisant. Ce n’est pas seulement le nombre des atomes, c’est celui des mondes qui est infini dans l’univers. Il y a un nombre infini de mondes [kosmoi] semblables au nôtre et un nombre infini de mondes différents. En effet puisque les atomes sont en nombre infini, comme nous l’avons dit tout à l’heure, il y en a partout, leur mouvement les portant même jusque dans les lieux les plus éloignés. Et d’autre part, toujours en vertu de cette infinité en nombre, la quantité d’atomes propres à servir d’éléments, ou, autrement dit, de causes, à un monde, ne peut être épuisée par la constitution d’un monde unique, ni par celle d’un nombre fini de mondes, qu’il s’agisse d’ailleurs de tous les mondes semblables au nôtre ou de tous les mondes différents. Il n’y a donc rien qui empêche l’existence d’une infinité de mondes. »
[trad.fr . d’Octave Hamelin, 1910 dans la Revue de Métaphysique et de Morale, 18]
  1. Le Tout, l’univers (to pan), qui reste le même, n’est pas le monde (cosmos). Le Tout est composé de corps et de lieux vides, où le mouvement des corps est possible : l’univers est en mouvement perpétuel, depuis tout le temps. Les atomes sont les éléments premiers de ces corps composés. Le Tout est illimité, sans haut ni bas, et il est composé d’une infinité de corps et de lieux vides.
  2. Dans le monde que l’être humain connaît par expérience, il y a des corps invisibles : chacun ressent en soi-même sa propre âme. Pour Épicure, l’âme est un corps constitué de particules subtiles qui circulent dans l’organisme : ce qui correspond à ce que nous appelons le système nerveux de transmission des sensations à travers le corps. La vision, par exemple, est un choc provoqué par le simulacre de quelque chose : cette forme constituée par des particules invisibles produites par la chose en question frappe l’âme, dont les atomes sont perturbés avec pour effet de nous donner l’image de la chose en question. Dans le monde conçu par Épicure de manière matérialiste, il y a bien des corps invisibles, mais il n’y a pas d’incorporel.
  3. En réalité, il y a une infinité de mondes composés d’atomes. L’être humain connaît le monde dans lequel il vit par l’intermédiaire de la sensation (aisthesis), qui est le premier critère de vérité. Même si nous n’en avons l’expérience sensible, nous comprenons les autres mondes par analogie avec notre propre monde dans lequel nous observons des agrégats limités avec des formes déterminées, sans d’ailleurs pouvoir constate si notre monde soit fini ou limité. Épicure en induit à partir de là deux caractéristiques valables pour tous les mondes :

1) la formation d’un monde se produit aux dépens de l’infini par des tourbillons, plus ou moins importants, qui rassemblent des atomes en les concentrant à un endroit [*grâce à la force mécanique centrifuge]. Au bout d’un certain temps, le monde saturé se stabilise et ne reçoit plus d’atomes venus de l’extérieur. L’univers est ainsi différencié en une pluralité de mondes en nombre infini ;

2) même si ces différents mondes ont des formes différentes, rien de permet d’exclure que s’y trouvent les mêmes corps que dans notre monde, à savoir ces animaux et ces plantes formés à partir de germes (spermata).

« Il faut admettre que le monde, et en général tout agrégat limité, se forment, par analogie avec ce que nous observons journellement, aux dépens de l’infini, tous ces mondes et tous ces agrégats limités se différenciant au sein des tourbillons grands ou petits et diversement constitués d’où ils proviennent. Puis, par une marche inverse, ils se dissolvent tous, les uns plus vite, les autres plus lentement ; les uns sous l’action de telles causes, les autres sous celle de telles autres causes. (74) Il ne faut pas croire que les mondes aient nécessairement une seule et même forme. On doit admettre que dans tous les mondes, sans exception, il y a des animaux, des plantes et tous les autres êtres que nous observons, car personne ne saurait démontrer que tel monde est susceptible également de renfermer et de ne pas renfermer les germes des animaux, des plantes et des autres êtres que nous observons ; et, d’autre part, que tel autre monde est absolument incapable de renfermer de pareils germes. »
Lettre à Pythoclès
« Un monde consiste en une enveloppe céleste entourant les astres, la terre et tous les phénomènes. Cette enveloppe découpée au sein de l’infini se termine en une zone rare ou dense, dont la dissolution amènera la ruine de tout ce qu’elle contient ; et elle est soit animée d’un mouvement circulaire, soit arrêtée dans le repos. La forme en est ronde, triangulaire ou quelconque. Tous ces cas sont également possibles en effet : car cela n’est contredit par aucun phénomène de notre monde, dans lequel on ne peut pas apercevoir d’extrémité. (89) Il est aisé de comprendre qu’il y a une infinité de mondes tels que celui dont nous parlons, et qu’un monde de cette espèce peut se former soit au sein d’un monde, soit au sein d’un intermonde [metakosmos], mot qui nous sert à désigner un intervalle entre des mondes, cette formation d’un monde pouvant d’ailleurs avoir lieu même dans un espace en partie rempli, mais contenant beaucoup de vide, mais non pas, comme certains l’ont dit dans une vaste étendue de vide pur. La constitution d’un monde résulte de certains atomes appropriés qui ont afflué hors d’un monde ou d’un intermonde, ou bien hors de plusieurs mondes ou intermondes ; ces atomes, peu à peu, s’ajoutent les uns aux autres, s’organisent, vont même dans un autre lieu à l’occasion, reçoivent, jusqu’à l’achèvement du monde commencé, des courants d’atomes appropriés, et l’assemblage dure tant que ses fondements peuvent supporter les accroissements qui lui arrivent. (90) Car il ne suffit pas, pour produire un monde, qu’il se forme dans un lieu où un monde peut naître, c’est-à-dire, comme on prétend, dans le vide, un rassemblement d’atomes et un tourbillon – cet assemblage s’accroissant sous la seule loi de la nécessité, jusqu’à ce qu’il aille en heurter un autre. Cette opinion d’un de ceux qu’on appelle ‟physiciens” [*Démocrite] est en contradiction avec les phénomènes. Le soleil, la lune et les autres astres n’ont pas préexisté au monde où plus tard ils se seraient seulement trouvés compris : leur formation ne date que du commencement même du monde, et ils ont crû à la faveur d’apports et de tourbillons de certaines substances aux parties subtiles, de la nature du souffle ou de celle du feu ou de la nature de l’un et de l’autre : car c’est là ce que suggère la sensation. »
  1. Tout comme le nôtre, chaque monde est une portion circonscrite de l’univers qui s’est détachée et découpée en son sein en se concentrant à un endroit (topos) où se trouvent, comme dans le nôtre, des astres, la Terre et tous les phénomènes que nous observons, dont les phénomènes célestes. Les autres mondes sont pensés sur le modèle du nôtre : chaque monde est animé par un mouvement circulaire (c’est la circonvolution astrale) ou est en repos ; sa forme peut être ronde, triangulaire ou autre. Concernant notre propre monde, nous n’en savons rien faute de pouvoir en percevoir les extrémités : Épicure défait la conception sphérique de notre monde forgée à partir de la forme globale de la voûte céleste [cf. le Traité du Ciel d’Aristote].
  2. Ces mondes en nombre infini peuvent se former au sein d’un monde ou à partir d’un intermonde (metakosmos) qui, par contraste avec un monde, est composé de la matière subtile qu’est l’éther. Il y a donc une différence entre l’espace vide et l’éther : ce qui est dans l’espace interstellaire n’est pas rien. Les mondes se forment dans un espace contenant beaucoup de vide sans être complètement vide par une affluence d’atomes provenant d’un ou de plusieurs de ces mondes ou de ces intermondes. Ces atomes qui affluent s’agrègent ou se relient, recevant en sus des courants d’atomes du moins tant que le monde en question peut en supporter : il est ensuite achevé. Car il ne suffit pas d’avoir tourbillon et rassemblement sous la seule loi de la nécessité : pour échapper à ce nécessitarisme, Épicure introduit le hasard (tuchè) sous la figure physique de la déclinaison des atomes qui leur permet de se rencontrer au lieu de tomber dans le vide [le clinamen de Lucrèce]. C’est qu’il lui faut préserver la contingence du monde, et ne pas penser que l’on a affaire à quelque chose de parfait. Les choses se produisent en effet par le hasard, par nous-mêmes ou par la nécessité (des tourbillons). Ce n’est pas dans le monde que les astres se forment de cette même manière, par l’affluence des atomes : les astres qui font partie du monde se forment en même temps que le monde, dont le mouvement provient d’un tourbillon du Ciel ou des astres eux-mêmes, qui est produit par la nécessité dès l’origine du monde, par exemple les planètes à la circonvolution régulière (soleil, lune) ou à la courbe errante (mouvement rétrograde les planètes). À l’origine, on ne sait pas si c’était le ciel ou bien chacun des astres qui tournaient. Ce qui est important, c’est de comprendre que les astres se sont formés ensemble : ils se sont constitués en même temps en un monde [*comme s’il y avait une co-institution du tout à partir de ses composants]. À partir de là, Épicure peut expliquer tous les phénomènes célestes (météores, éclipses, etc.), météorologiques (nuages, tonnerre, cyclones, arc-en-ciel, etc.) et terrestres (tremblements de terre, grêle, neige, rosée, givre, glace, etc.) : sur cette base, il est possible de faire des prévisions (p. 115).

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En somme, Épicure propose une rationalisation du monde naturel qui consiste à substituer à la manière mythologique de rendre compte du monde une explication naturaliste des phénomènes naturels qui repose uniquement sur l’observation de la nature sans insuffler de signification symbolique ou métaphysique dans le monde naturel. Dans le monde d’Épicure, il y a de la matière mais pas de sens. Comme l’indique le début de la lettre à Hérodote, l’objectif éthique de la physique épicurienne est de rassurer l’être humain sur la condition mortelle de son être au monde. Pour vivre heureux dans le monde naturel, il faut cesser de se poser la question du sens afin de pouvoir apprécier tout naturellement la vie tout en sachant qu’on va mourir.

« Mets-toi dans l’esprit que la mort n’est rien par rapport à nous, puisque tout bien et tout mal est dans la sensation. Or la mort est la privation de la sensation. De là une connaissance droite du fait que la mort n’est rien par rapport à nous, fait de la mortalité de l’existence un sujet de réjouissance, non en ajoutant un temps inaccessible mais en enlevant le désir d’immortalité. »

ὅθεν γνῶσις ὀρθὴ τοῦ μηθὲν εἶναι πρὸς ἡμᾶς τὸν θανατον ἀπολαυστὸν ποιεῖ τὸ τῆς ζωῆς θνητόν, οὺκ ἄπορον προστιθεῖσα χρόνον, ἀλλὰ τὸν τῆς ἀθανασίας ἀφελομένη πόθον. (p. 124)