Une vie morale doit-elle être guidée par le désir de bonheur ?

Une vie morale doit-elle être guidée par le désir de bonheur ?

La morale est l’ensemble des normes concrètes d’action qui régissent la vie des individus dans un groupe social. Ces normes ne sont rien d’autre que les mœurs d’un groupe qui partage des valeurs incarnées par ces comportements en usage. La vie de quelqu’un qui veut agir moralement est en effet guidée, c’est-à-dire orientée par ces valeurs qui fondent la moralité de ces comportements. Mais quels contenus doivent avoir ces valeurs ? Plus exactement, quelle est la valeur suprême qui doit orienter la vie morale ? Est-ce le bonheur ? Tout le monde recherche tout naturellement à être heureux. Comme le désir de bonheur est naturel, cette valeur s’impose de toute évidence, d’autant que les contenus divergents des mœurs respectives des groupes sociaux peuvent aisément être compris comme des variations sur le thème universel de la recherche du bonheur. Car tous les hommes sont d’une manière ou d’une autre en quête du bonheur, c’est-à-dire d’un état de bien être relativement durable que permet la satisfaction des désirs les plus chers ou les plus importants : ce qui assure un sentiment de plénitude accompli, voire une forme de sérénité. Ce n’est donc pas tant le bonheur lui-même que le désir de l’être en se rendant heureux par tous les moyens qui guide effectivement une vie morale et qui doit même la guider. Mais n’y a-t-il pas une confusion immorale entre le bon et le bien, entre le bonheur personnel des individus et le Bien commun, alors même que le désir égoïste et insatiable d’être heureux, qui n’est d’ailleurs qu’un idéal fantasmé par l’imagination, amène bien souvent à faire du tort aux autres et même à s’en faire à soi-même ? Ne faudrait-il pas penser au contraire que la vie morale d’un individu doit et ne peut être guidée que par le souci de la justice, et ce au point qu’il doive sacrifier son propre bonheur tout comme le bonheur des autres ou, plus exactement, ce que les autres s’imaginent comme constituant leur propre bonheur ? Le bonheur, en effet, ne serait pas tant un principe moral qui guiderait la vie vertueuse d’un individu raisonnable qu’une aspiration aussi irrationnelle que démentielle à laquelle il conviendrait de renoncer pour éviter de se conduire mal avec pour conséquence, de surcroît, de se rendre par là même malheureux. Car la valeur suprême qui guide une vie morale doit être un principe intangible, une norme qui permette de s’orienter dans de multiples situations sans commune mesure : ce que ne permet pas le désir imprécis d’être heureux, qui n’est qu’une idée vague ou encore une image variable qui nous entretient dans l’illusion du bonheur. En somme, la question se pose de savoir si la vie morale doit être guidée par le désir naturel d’être heureux ou prendre au contraire comme valeur suprême le souci d’être juste ? Reste à savoir s’il ne conviendrait pas de dépasser l’alternative classique entre bonheur et vertu en reconnaissant dans l’affirmation libre de soi-même le principe de toute vie éthique.

I

Dans un premier temps, nous allons montrer que toute vie morale ne peut qu’être guidée par le désir d’être heureux qui s’impose tout naturellement à l’être humain. Même si ce désir n’est pas nécessairement satisfait, c’est bien la quête du bonheur entendu comme plaisir ou joie de vivre qui détermine les choix individuels.

Il est parfaitement juste de chercher à être heureux conformément à notre propre nature. Ce qui se produit effectivement de manière naturelle est tout autant ce qui doit se produire. Aussi paradoxal que cela paraisse, notre désir d’être heureux est tout autant notre devoir. C’est du moins ce que l’on peut induire de la lettre d’Épicure à Ménécée qui reconnaît de prime abord que le désir de bonheur est naturel et nécessaire. Or « le plaisir est le principe et la fin de la vie bienheureuse », dans la mesure même où il est indissociable de notre nature et est donc en quelque sorte congénital (sungenikos) : ce bien premier et co-naturel est ainsi le principe de tout choix et de tout refus éthiques de chercher à satisfaire un désir. Car il ne s’agit pas de vouloir satisfaire tous ses désirs et de rechercher ainsi tout plaisir. Le désir du bonheur compris comme absence de trouble de l’âme (ataraxie) et santé du corps permet en effet de rejeter les plaisirs des gens dissolus qui s’adonnent à des beuveries et à des festins continuels autant qu’à la jouissance sensuelle des garçons et des femmes : ce qui rendrait à terme immanquablement malheureux. C’est donc bien le désir d’être heureux qui permet d’agir vertueusement en nous aidant prudemment de raisonnements sobres pour faire les bons choix : la vertu de la prudence (phronèsis), qui permet de chasser les opinions vides à propos du bonheur, s’avère être indissociable du plaisir de vivre. Il est donc impossible de mener une vie morale sans s’orienter par rapport à la fin dernière de notre vie qu’est le bonheur, même si le désir de bonheur (eudaimonia) peut être contrarié par la malchance (tuchè). On peut certes se demander si le bonheur relève bien également de la chance et donc si la notion de bon-heur fait sens. Épicure reconnaît lui-même qu’il vaut mieux être infortuné en raisonnant bien que fortuné en raisonnant mal. N’est-ce pas reconnaître que l’être humain a la capacité de se rendre heureux même dans une situation d’infortune ?

Quoi qu’il arrive en effet, c’est bel et bien le désir de bonheur qui oriente notre manière d’agir. Contrairement à Épicure qui semble faire du bonheur la conséquence éventuelle de la vertu, Spinoza conclut l’Éthique en soutenant que « le bonheur n’est pas la récompense de la vertu, mais la vertu elle-même » (partie V, prop. xlii). Si les êtres humains sont malheureux, la cause en est qu’ils sont dominés par des désirs passionnés qui les détournent du bonheur qu’il recherche. Car le désir, qui constitue l’essence actuelle de l’être humain, n’est rien d’autre que le désir de bonheur : le désir de vivre heureux, de bien agir et de vivre bien (beate vs bene agere, vivere) est l’essence même de l’homme et, à ce titre, ce désir est indissociable du désir d’être, d’agir et de vivre, c’est-à-dire d’exister en acte en s’efforçant de conserver son être (partie III, prop. xxi et démonstration). Même lorsque Sénèque, par exemple, est contraint par un tyran de s’ouvrir les veines, il désire s’éviter un mal plus grand par un moindre mal (partie III, explication de la Définition 1), et non pas se faire du mal. Tout être humain cherche donc à être heureux à tout moment : c’est la valeur suprême qui détermine le comportement éthique des uns et des autres. Or il appert que le bonheur suprême est de perfectionner la raison, qui est le désir suprême par lequel il s’évertue à gouverner tous les autres désirs (partie IV, prop. iv) grâce à la connaissance des chaînes de causalité qui permettent d’être effectivement heureux.

On vient de voir que… Mais l’assimilation implicite du bon et du bien ne revient-elle pas à faire abstraction de manière unilatérale du fait, pourtant indéniable, que le désir de bonheur personnel et même l’objectif politique du bonheur du peuple aboutissent de facto à commettre des injustices ? Ne faut-il pas, par conséquent, reconnaître qu’une vie morale doit bien plutôt être guidée par le souci d’être juste ?

II

La vie morale ne peut qu’être désorientée par le désir de bonheur, qui amène l’individu à satisfaire ses intérêts personnels au détriment des autres et même à se faire du tort à lui-même. C’est précisément le souci d’être juste envers les autres et même envers moi-même qui devrait guider une vie véritablement morale. Car être juste et agir de manière morale sont une seule et même chose. C’est l’idée même de la justice qui guide le sujet moral en lui enseignant ce qu’il doit faire, qu’il s’agisse de payer ses dettes ou de secourir une personne en difficulté : même s’il n’en a pas envie et que cela contrarie ou même contredit son désir de bonheur, l’être humain doit faire son devoir en rendant à chacun son dû.

Ce n’est pas le désir de bonheur qui doit commander l’être humain. Car cela amène l’individu à faire ce qui est dans son propre intérêt, par exemple en faisant des affaires au détriment des autres ou en refusant de payer ses dettes : ce qui est parfaitement injuste et immoral. Comme Platon l’explique dans la République, la justice consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû (332d) en s’évertuant à exercer le savoir-faire, par exemple l’art médical, que l’individu a su acquérir : le médecin qui soigne ne recherche pas son propre intérêt, mais l’intérêt du malade qu’il soigne (339b-341e). Au contraire, il est parfaitement injuste que le plus fort impose son intérêt aux autres, à l’instar du tyran qu’évoque Thrasymaque (344a-c). Car la justice et le juste ne sont pas en vérité le bien du plus fort (343c) et donc un bien étranger aux autres : l’idée du Bien est une valeur qui permet de transcender tous les intérêts particuliers. La justice étant la puissance (dunamis) de l’âme et sa finalité (telos), c’est donc sa vertu même qui lui permet d’agir de manière juste en prenant connaissance de l’idée du bien. Agir de manière juste, c’est donc rendre service aux autres, autant que faire se peut, au lieu de chercher à satisfaire ses propres désirs égoïstes au détriment des autres.
Platon considère même que c’est la seule manière morale d’être heureux. Car ce qu’il appelle le bonheur n’entre pas en contradiction avec la vertu, mais en est la conséquence. Le bonheur ne résulte pas de la satisfaction intempérante des désirs sensibles, mais consiste au contraire dans la sérénité permise par l’équilibre harmonieux, au sein de l’âme, lorsque chacune des différentes forces ou facultés qui s’y trouvent reste vertueusement à sa place : le logos plein de sagesse commande au courageux thumos, lequel l’aide à dominer l’epithumia de façon à ce que le désir reste tempérant. C’est donc bien cet idéal de justice qui doit guider l’âme de l’être humain pour qu’il puisse mener une vie morale, et non pas le désir du bonheur entendu dans son sens habituel et vulgaire qui le rend indissociable de la recherche insatiable du plaisir. Dans le Phèdre, Socrate oppose en ce sens le désir des plaisirs et l’aspiration au meilleur (237d) : c’est précisément cette tendance acquise qui guide l’enseignement philosophique de Socrate dont l’objectif est de rendre les jeunes gens meilleurs (249a) sans exiger aucune espèce de contrepartie. Mais cela ne revient-il pas à faire le bonheur des autres, tout en se rendant soi-même heureux par là même ? Ce qui équivaudrait en toute contradiction à se laisser guider implicitement par l’objectif d’être heureux.

C’est l’objection eudémoniste que Garve adresse à Kant, qui y répond dans la première partie de Théorie et pratique (1793). Pour le philosophe de Königsberg, le sujet moral doit se rendre digne du bonheur en agissant de manière vertueuse, c’est-à-dire en obéissant à la loi morale qui s’impose à sa conscience sous la forme de l’impératif catégorique dont le Fondement de la métaphysique des mœurs (1786) a énoncé la formule : Agis comme si la maxime de ton action devait, par ta volonté, devenir loi universelle de la nature ! C’est cette loi de la raison qui guide l’être humain dans son comportement moral en lui permettant de vérifier que la maxime de son action est juste : ce qu’elle ne peut être qu’à la condition sine qua non de pouvoir être universalisée. Il y aurait, par exemple, une contradiction logique à vouloir universaliser le droit à mentir dans la mesure où cette universalisation rend le mensonge impossible : si chacun sait que les autres mentent, le mensonge ne peut plus tromper personne. Kant reprend la table classique des devoirs et montre qu’il existe des devoirs stricts et larges envers soi-même comme envers les autres. Le devoir strict consiste à respecter la dignité de toute personne en la considérant toujours comme une fin en soi, et jamais comme un simple moyen en vue de la satisfaction de mes propres désirs : ce qui est vrai tout autant envers autrui, par exemple dans le contrat de travail, comme envers soi-même. L’être humain doit respecter sa propre personne en refusant d’utiliser son propre corps comme simple moyen à travers l’amputation ou la prostitution d’une partie de son corps.
Dans la Doctrine de la vertu (1797), Kant explique que l’on a envers soi-même le devoir large de se cultiver et envers autrui celui de se soucier de son bonheur. Mais, dans l’esprit de Kant, il n’y a aucune ambiguïté : il ne s’agit aucunement de sacrifier son bonheur pour assurer le bonheur des autres ; ce qui serait parfaitement injuste. Il s’agit uniquement d’être bienfaisant en secourant une personne en détresse dans la mesure même où le bienfaiteur en a les moyens, c’est-à-dire peut sacrifier une partie de son bien-être sans pour autant mettre en péril son propre bonheur, c’est-à-dire la satisfaction de ses vrais besoins. Le bonheur n’est donc aucunement poursuivi comme une fin en soi, il l’est tout au plus comme un simple moyen lorsqu’il est compris dans le sens du bien-être physique et mental qui, d’ailleurs, facilite l’accomplissement du devoir : en ce sens, il est appréciable, là où le bonheur en tant qu’idéal de l’imagination n’a aucune valeur morale. Si la raison postule l’existence du souverain bien, c’est à dire l’union du bonheur et de la vertu, c’est uniquement pour donner une idée du monde moral qu’il s’agit de contribuer à produire à travers l’action vertueuse. L’obéissance inconditionnée à la loi morale par respect pour sa valeur infinie est la seule et unique motivation pour agir moralement et donc le seul et unique guide pour pouvoir mener une vie morale qui permette non pas d’être heureux, mais seulement de s’en rendre digne en agissant moralement et en se rendant ainsi digne de l’humanité qui définit l’être humain en faisant de soi-même quelque chose de sa propre vie.

La politique ou la guerre?

Il faut choisir et cesser de polémiquer comme si on était en guerre :
La guerre civile en France… n’aura pas lieu !
Partie intégrante de la vie politicienne, les polémiques attisent les conflits et transmuent les débats en combats et mènent une guerre à mots couverts. Contre ce dévoiement, l’ouvrage soutient que la politique est sans commune mesure avec la guerre.

La page de ce site qui est consacrée à La politique contre la guerre peut introduire à la lecture de l'ouvrage. Le présent article propose un extrait de la préface, après avoir éclairé le processus de création de la couverture par la généreuse Pénélope!
Couverture

Tout comme le logo du site, la couverture du livre est une gracieuse création de Peneski. Je lui avait fait part de ma propre vision : pour figurer la politique il y aurait, près de la Terre, enracinée dans le monde, un cercle de discussion qui pourrait être constitué d’Amérindiens fumant le calumet de la paix ; pour symboliser la guerre qui intervient de l’extérieur pour détruire la politique, un drone ou une horde de guerriers surgirait du ciel en colère, comme un éclair de tonnerre, pour fondre violemment sur cette réunion politique. Sans être changé par ailleurs, le titre de l’ouvrage a été modifié sur la couverture pour l’adapter à l’image : en haut, le déferlement violent de la cavalerie en rouge sang et feu aux ordres d’un chef de guerre noircissant l’atmosphère ; en bas, la sphère de la parole remplie d’innombrables bouches ouvertes que l’agression de la guerre essaie de fermer à tout jamais. Sur son site, Pénélope éclaire la signification de sa création en donnant une généreuse interprétation à l’affrontement entre guerre et politique…

Je remercie la graphiste de bookelis qui a mis en page la couverture et la 4e de couverture d'avoir judicieusement coloré en rouge le point d'interrogation du titre ! L'introduction du livre dont je propose ici un extrait peut être téléchargée en intégralité au sein du réseau de distribution Hachette qui en assure la diffusion.
Ouverture à la lecture

Cet essai dédicacé à Miguel Abensour contredit l’assimilation de la politique à une forme de guerre larvée qui se déchaînerait à toute occasion au cours de virulentes polémiques sur à peu près tous les sujets de société. Le titre de l’ouvrage indique l’axe du questionnement : la politique est-elle le contraire de la guerre ou n’est-elle qu’un autre nom de la guerre ?

On entend sans cesse dire de la politique qu’elle consiste en luttes, en combats et même en guerres, comme si ces termes avaient le même sens. Il n’y a rien de surprenant à ce que l’espace politique ressemble à un champ de bataille où les polémiques font rage, dévastant le paysage public. Tout en raffolant du mot guerre, les polémistes font mine de s’étonner que des menaces de mort prolifèrent désormais sur les réseaux sociaux un peu partout dans le monde. La menace de mort ferait le lien entre polémique et pólemos. Comme la déclaration de guerre à un groupe programme l’affrontement armé, l’appel à tuer une personne prône le passage à l’acte violent. Ces proclamations bellicistes ne sont pas plus des paroles en l’air que les formules belliqueuses auxquelles elles donnent lieu.

Les incessantes polémiques jettent de l’huile sur le feu des conflits économiques, sociaux et culturels, en les considérant comme de véritables guerres dont les protagonistes seraient en train de se livrer une lutte à mort : partenaires et adversaires politiques sont transmués en ennemis par les polémistes de tout bord qui attisent les animosités pour creuser des tranchées entre groupes et propager la haine au sein des camps retranchés. Le motif de la guerre civile, nationale ou mondiale, vise à mobiliser des troupes afin de constituer une armée de réserve prête à se mettre en ordre de bataille pour s’imposer par la force contre le prétendu ennemi. Prophétie auto-réalisatrice, cette appellation même est en vérité un appel à la guerre civile. Plus généralement, l’usage métaphorique du mot guerre participe d’une guerre des mots qui vise à produire effectivement la guerre entre troupes, et contre toute transaction politique entre groupes. Loin d’être purement métaphorique, l’emprunt de la rhétorique guerrière reviendrait de facto à faire la guerre à la politique en rendant impossible tout débat politique au sens fort du terme. Qu’y a-t-il encore de politique dans une stratégie rhétorique qui use et abuse polémiquement du vocabulaire militaire pour qualifier les luttes et les conflits ? Ne faut-il pas admettre et défendre une autre idée de la politique qui la dissocierait par principe de la guerre et même de toute polémique ? L’activité politique ne consiste-t-elle pas à s’associer pour décider en commun sans jamais imposer de point de vue par la violence ?

& disponible au Quai des Brumes à Strasbourg

         & disponible au Quai des Brumes à Strasbourg

Misère de l’anti-complotisme

À Roxanne et à toutes les autres
victimes de l’obligation vaccinale

Les noms d’oiseaux volent de tout bord sur les contestataires de la gestion de la crise sanitaire, une insulte domine : complotistes ! On retrouve l’atmosphère détestable qui entourait le mouvement des gilets jaunes, pour part taxés d’antisémitisme et situés à l’extrême droite. À l’époque, je n’avais vu aucun élément attestant ce diagnostic dans les cortèges. Ce n’est pas plus le cas à présent. À Nice le 7 août 2021, à Dijon le 14 août, à Strasbourg les 21 et 28 août, il y avait une ou deux croix de Lorraine et d’innombrables drapeaux français associés à de multiples références à 1789, en particulier la devise républicaine et le bonnet phrygien : la Marseillaise a été entonnée à plusieurs reprises, tout comme le slogan « Liberté » a été scandé sans relâche. Que vaut mon témoignage documenté par des vidéos ? Pas grand-chose… Tout jugement peut aisément être disqualifié comme subjectif et les vidéos discréditées comme des montages partisans. Toute la Toile fourmille de témoignages et d’analyses contradictoires sur tout et n’importe quoi ! C’est tout le problème au cœur de la démocratie d’opinion : qu’est-ce qui prouve quoi que ce soit ?

Comme il est difficile de produire une preuve en bonne et due forme, surtout dans un article publié dans un journal d’opinion, la démonstration est la plupart du temps court-circuitée par un argument d’autorité, bien souvent conforté par son corollaire et son contraire : l’argument ad hominem qui jette le discrédit sur l’adversaire honni. À l’heure actuelle, le problème est redoublé par la complexité et la technicité des questions abordées : du débat scientifique autour des coronavirus à la discussion médicale sur les remèdes à y apporter, en passant par les controverses sur l’interprétation des données statistiques qui permettent d’étayer le diagnostic de la crise sanitaire, sans parler des polémiques sur l’efficacité de la vaccination et sur les dangers des “vaccins” de type génique. Le citoyen lambda est bien obligé de croire ce que les autorités compétentes disent du variant alpha ou delta. Tout est affaire de crédit et de confiance dans les autorités, qu’elles soient politiques (gouvernement, union européenne, organisation mondiale de la santé), scientifiques (conseil scientifique sur le covid 19, santé publique France, institut pasteur, etc.), ou même morales (le pape, par exemple, qui vient d’enjoindre à se faire vacciner au nom de l’amour du prochain). Or toutes ces autorités semblent être en accord sur le diagnostic de la crise et son traitement, à l’exception de personnalités controversées, comme Trump et Bolsonaro, qui servent à satiété d’épouvantail pour conjurer la contestation de ce qui peut passer pour un consensus scientifique et politique mondial. Adepte du climato-scepticisme, Trump fait d’autant plus l’unanimité contre lui que nombre de ses partisans ont adhéré à l’élucubration extravagante de la secte QAnon qui dénonçait un complot pédophile et sataniste du deep state contre le président. Ce qui ne manque pas d’alimenter l’idée que la contestation du discours dominant sur la crise sanitaire vient d’une extrême droite prompte à céder au complotisme démentiel.

En contrepoint de l’argument d’autorité qui postule l’existence d’un corona-consensus, pour refouler toute réflexion critique sur le sujet, il ne reste donc plus qu’à discréditer les corona-sceptiques en les traitant de complotistes ancrés à l’extrême droite. Désormais, il y a même des instituts auto-proclamés “indépendants” qui vérifient les assertions pour contrecarrer l’avalanche d’informations fabriquées de toute pièce (fake news) dont les complotistes raffolent. Le jugement de ces sites qui se targuent, comme les journalistes, d’être au service démocratique du public citoyen est censé faire lui-même autorité, tout comme le jugement autorisé des scientifiques. Mais qui contrôle les contrôleurs ? Qui sont-ils et qui financent leur travail ? Sur quelle méthodologie se reposent les vérificateurs de données factuelles (fact checking), non seulement pour statuer sur un énoncé ponctuel, mais encore pour valider une hypothèse ou invalider une théorie à prétention scientifique qui interprète des données ? Quel sens forcément différent a ce même terme dans l’expression “théorie des complots” ? Quels sont les critères qui permettent de distinguer un véritable complot d’une invention complotiste ?

Sauf à vouloir sombrer dans la misère d’une dénonciation idéologique, il faudrait acquérir quelques lumières sur la théorie anti-complotiste qui autorise un spécialiste compétent à qualifier de complotiste un mouvement de contestation afin de le disqualifier. Il fut un temps où la critique de l’idéologie capitaliste, fasciste, etc. se présentait comme une discipline rigoureuse qui ne se commettait pas à ravaler le concept de fascisme au rang de simple insulte. À l’heure de la diffusion instantanée des paroles et des images, un mot suffit à discréditer une personne, la pancarte d’un manifestant apparaît comme un signe suffisant pour soupçonner du pire tout un mouvement collectif. En contrepoint de ce piteux procédé, l’épistémologie factualiste du fact checking, qui semble désormais régner dans certaines rédactions, nous ramène très loin en arrière : à l’époque d’une historiographie positiviste qui se focalisait sur les événements politico-diplomatiques pour mieux refouler l’importance des processus économiques et des mouvements sociaux que Marx avait su mettre en avant. Pourtant, tout journaliste devrait savoir qu’une théorie ne peut pas être tout simplement réfutée, sur le modèle du contre-exemple mathématique, par l’invocation d’un fait prétendument intangible. Car, dans tout modèle scientifique, en physique comme en sociologie, la construction théorique sert de cadre à l’interprétation des faits établis dans ce même cadre…

Comme Horkheimer l’a soutenu dans les années 1930, la Théorie critique de la société présuppose une théorie critique de la science. Car la crise que traversait alors la science à l’époque reproduisait les contradictions d’une économie capitaliste incapable de mettre fin à la misère en satisfaisant les besoins humains, alors que c’était parfaitement possible : la raison en était alors et en est toujours la soumission de la science, comme force productive, aux impératifs d’intérêts économiques. Mais le projet d’émanciper la production scientifique de son inféodation au Capital n’est plus d’actualité, à l’heure où la recherche scientifique au sein des universités est conditionnée par des financements privés. Une théorie critique de la technoscience doit donc identifier les agents qui collaborent à sa production, sans s’inquiéter de l’autorité dont ils disposent : évacuant l’hypothèse charitable d’une générosité désintéressée de la part de mécènes privés comme Bill Gates, il faut reconnaître l’influence que des fortunes colossales et des forces économiques, comme les laboratoires pharmaceutiques, exercent sur la configuration globalisée des politiques de santé publique, en particulier quant à la mise en place dans le monde de politiques de vaccination (contre la poliomyélite ou contre les coronavirus). Dans cette optique, il n’y a aucun complotisme à repérer la conspiration d’intérêts qui a présidé, depuis deux décennies, à la mise en place d’un plan mondial de lutte contre une pandémie qui a permis, dès 2020, la production d’un consensus politique et scientifique sur le diagnostic de la crise sanitaire et sur son traitement à travers la vaccination de tout le monde. Mais la production d’un tel consensus présuppose l’organisation institutionnelle de la censure de toutes les voix dissidentes. Au sein de ce dispositif qu’il convient d’analyser, la théorie anti-complotiste joue un rôle crucial.

*

Il s’agit de le montrer en trois temps ponctués par un épilogue. Tout d’abord, il faut acquérir des lumières sur le complotisme, du moins tel qu’il est analysé du point de vue de la doctrine officielle de l’anti-complotisme élaborée à la demande de la Commission européenne. Or cette doctrine anti-conspirationniste repose sur la critique de la théorie collectiviste de la société que Karl Popper a formulée dans la seconde édition de The Open Society and Its Enemies (1952) pour réfuter Marx: corollaire de la misère de l’historicisme, la misère du conspirationnisme imputé à Marx par Popper n’équivaut pas à l’actuelle “théorie des complots”, tout en en fournissant la matrice doctrinale. Ce qui permet de montrer la misère de l’anti-complotisme lui-même, qui confond polémiquement  élucubrations irrationnelles, à propos d’un prétendu complot mondialiste, et hypothèses irrationnelles sur des conspirations d’intérêts (industriels, personnels, etc.), dont le dispositif est parvenu à déterminer la gestion globale de la crise sanitaire dans le monde depuis 2020, après avoir échoué à le faire en 2009. Sur la base de cet exemple, il est possible d’esquisser un modèle anti-complotiste des conspirations d’intérêts effectivement actifs au sein de la gouvernance mondiale, et ce en vue de poser un des jalons de la théorie critique de la société globalisée dont le monde a cruellement besoin…

Kant (cc 2021)

Cours audio sur la philosophie politique de Kant
Lecture cursive de l’appendice à la Paix perpétuelle (1795-1796)

cours confiné (avril 2021)

Cette lecture fait suite à plusieurs cours anciennement professés, dont le programme précise la problématique qui s’inscrit dans le sillage des ouvrages et autres articles publiés sur la politique de Kant. Il s’agit, pour l’essentiel, de montrer que la politique est le lieu d’une articulation entre droit et histoire qui contraint à penser la tension entre théorie et pratique: ce qui a poussé Kant à esquisser les linéaments d’un réformisme révolutionnaire dont il faudrait, à l’heure actuelle, tirer un enseignement…

la Paix perpétuelle ou le Manifeste politique de Kant
structure et fonction de l’Appendice dédoublé

I. De l’incompatibilité prétendue
entre morale et politique

Au début du premier appendice à la Paix perpétuelle (1795), Kant prend soin d’énoncer deux thèses, qui vont s’avérer décisives pour la suite.
Premièrement, la politique est une doctrine du droit en acte qui a pour fin de réaliser en pratique la théorie du droit :

« il n’y a donc aucun conflit entre la politique, en tant que doctrine appliquant le droit, et la morale, en tant que cette même doctrine, mais théorique » (VIII,370 11-12)[1].

Deuxièmement, l’institution empirique du droit est, en contradiction avec l’idée même du droit, le fait de la violence :

« dans la réalisation de cette idée (dans la pratique), il ne faut compter sur aucun autre commencement de l’état civil que celui par la violence, sur la contrainte de laquelle le droit public est ensuite fondé. » (VIII,371 15-17)[2]

[1] Premier appendice de la Paix perpétuelle : XI,229 ; trad. de Fr. Proust, GF Flammarion, 1991, p.110 ; Ak. VIII,370 (Politik als ausübende Rechtslehre). Toutes les traductions sont de mon fait (*CF).
[2] Ibid., XI,231/fr.111, Ak. VIII,371 (durch Gewalt).

« Un État peut également se gouverner déjà de manière républicaine, bien qu’il possède encore, d’après la Constitution en place, une souveraineté despotique : jusqu’à ce que le peuple devienne peu à peu capable d’être influencé par la seule idée de l’autorité de la loi (comme si elle possédait un pouvoir physique) et soit par suite reconnu capable de se donner sa propre législation (qui est fondée originairement sur le droit). Même si, par la turbulence d’une révolution provoquée par une mauvaise constitution, d’une manière non conforme au droit une constitution plus conforme à la loi était obtenue, alors il ne faudrait plus pourtant qu’il soit tenu pour permis ensuite de ramener le peuple à nouveau à l’ancienne. » (VIII,372 28-37)

« Ce sont des lois permissives de la raison : laisser perdurer l’état d’un droit public entaché d’injustice aussi longtemps jusqu’à ce qu’en vue du bouleversement complet tout ait mûri de soi-même, ou bien ait été rapproché de la maturité par des moyens pacifiques. Car n’importe quelle constitution juridique, même si sa conformité au droit ne l’est qu’à un degré moindre, est préférable à l’absence de constitution : ce destin (de l’anarchie) que rencontrerait une réforme précipitée. La sagesse de l’État, dans l’état où les choses sont à présent, se reconnaîtra donc pour devoir de faire des réformes appropriées à l’idéal du droit public : et là où la nature a produit d’elle-même des révolutions, de les utiliser non pour embellir une oppression encore plus grande, mais comme un appel de la nature pour mettre en place, par une réforme de fond, une constitution légale fondée sur des principes de liberté comme la seule constitution durable. » (VIII,373 27-38) [3]

« C’est donc bien possible que les moralistes despotisants (manquant d’application) transgressent de multiples manières (par des mesures prises ou prônées précipitamment) la prudence d’État, il faut bien pourtant que l’expérience, lors de leur transgression contre la nature, les amène peu à peu dans une meilleure voie. » (VIII,373 8-12)

[3] Note du premier appendice de la Paix perpétuelle (1795) : XI,234/fr.114, Ak. VIII,373 (gründliche Reform).

fiat iustitia pereat mundus

Pour Kant, l’injustice (Ungerechtigkeit) n’est rien d’autre que la violation ou négation du droit (Unrecht). Le droit (ius) ayant pour fonction de faire régner la justice (iustitia), la politique a pour but de mettre fin à l’injustice sur terre : « Il faut que le droit et la justice soient dans le monde[1]. » C’est une nécessité, car un monde sans droit (dikè) ni justice (themis) ne serait plus à proprement parler un monde (cosmos). Mais cette nécessité détermine un impératif, catégorique, qui ne souffre aucune casuistique : fiat iustitia pereat mundus.

Si Kant invoque cette formule proverbiale dans la Paix perpétuelle, ce ne peut être pour soutenir en toute contradiction que la fin justifie les moyens : il ne s’agit pas d’imposer le règne de la justice à tout prix, mais d’affirmer que la justice est une valeur au-dessus d’un monde impensable dans justice. Kant réfuterait par avance la critique wébérienne d’une éthique de la conviction assez intransigeante pour vouloir la justice au risque de voir périr le monde : la fin du monde n’est pas le prix à payer pour la fin de l’injustice. En atteste la traduction proposée par Kant qui atténue la sentence latine en substituant à l’effondrement du monde l’anéantissement de tous les scélérats dans le monde : « le monde ne s’effondrera aucunement du fait qu’il y aura moins d’hommes mauvais[2] » (dans le monde). Kant considère cet aphorisme comme une « proposition vraie » qui permet de récuser tout calcul d’intérêts en matière morale : c’est un principe de droit qui enjoint d’aller droit au but et coupe ainsi court à toute courbure du droit en obstruant toutes les voies tortueuses ou sinueuses que la ruse ou la violence tracent par avance pour détourner du droit chemin[3]. Il n’est donc aucunement nécessaire d’accepter en principe des injustices comme prix à payer pour le règne du droit et de la justice dans le monde. Encore faut-il expliquer comment cela est possible. C’est même pour Kant le problème politique par excellence : comment mettre fin à l’injustice sans commettre d’injustice ?

[1] Réflexion n° 7683 sur la philosophie du droit [1772-75 ou 1776-78] : Ak. XIX,489.
[2] Premier appendice de la Paix perpétuelle (1795) : XI,242, Ak. VIII,379. VIII, 352. Trad. fr. par F. Proust, GF, 1991, p. 121.
[3] Ibid., XI,241-242/fr.120-121, Ak. VIII,378-379 (krumme Wege).

une critique du droit de rébellion

C’est la rupture de la chaîne du droit établi en raison de la césure révolutionnaire et, donc, la réapparition du status naturalis qui pousse Kant à juger que « toute amélioration de l’État par la révolution est injuste » (unrecht) et que la religion protestante qui conteste une autorité usurpée ne peut être appelée réformée[1]. Dans les deux cas, on a affaire à une césure révolutionnaire qui n’est pas une simple réforme au sens d’une transformation : ce sont des faits historico-politiques qui ne peuvent être justifiés d’un point de vue juridico-politique. Néanmoins, Kant éprouve de l’enthousiasme pour la Révolution et approuve tout autant la Réforme luthérienne. Cela ressemble à un paradoxe qui confine à la contradiction : Kant affirme qu’il est « de tout temps injuste » de procéder par le moyen de la révolution dans le texte même où il déclare son accord avec la Révolution[2]. Cela invite à quelque prudence quant à l’interprétation du terme unrecht qui est employé également dans le passage de la Paix perpétuelle où Kant semble en toute contradiction avaliser le fait accompli de la Révolution française :

Même si, par la turbulence d’une révolution provoquée par une mauvaise constitution, d’une manière non conforme au droit [unrechtmäßigerweise] une constitution plus conforme à la loi [gesetzmäßigere] était conquise, alors il ne faudrait plus pourtant qu’il soit tenu pour permis ensuite de ramener le peuple à nouveau à l’ancienne[3].

Kant reconnaît dans la révolution un procédé trouble et brutal qui renverse une mauvaise constitution d’une manière qui n’est pas conforme au droit pour la remplacer par une constitution plus conforme à l’idée du droit. La traduction de l’énoncé est au plus haut point problématique pour une raison sémantico-politique : à cette époque, le concept d’État de droit n’existe pas plus que la distinction entre légalité et légitimité qui sera ultérieurement importée en allemand. C’est comme si l’allemand de cette époque exprimait de manière inversée la distinction entre droit et loi : tout en étant illégal (non conforme au droit), le procédé révolutionnaire aurait permis de conquérir – par les armes – une constitution plus légitime (plus conforme à la loi). Cette manière de procéder n’est pas simplement illégale, c’est-à-dire en contradiction avec la loi positive (non conforme au droit établi) : elle est littéralement injuste au sens de l’absence de droit qui règne à l’état de nature. Il y a bien violation illégitime ou injuste de l’idée du droit par ce retour violent à l’état de nature qu’impose l’événement révolutionnaire : le fait révolutionnaire est en ce sens une injure faite au droit en tant que le procédé révolutionnaire ne se conforme pas à l’idée du droit. Mais, à prendre au sérieux la distinction rousseauiste entre fait et droit[4], cette manière de procéder n’est pas illégitime au sens actuel du terme.

[1] Réflexion n° 8045 sur la philosophie du droit [1785-89 ou 1790-1804] : Ak. XIX,591. Trad. fr. par F. Proust en appendice de sa traduction de Théorie et pratique, p. 137.
[2] Note du point 6 de la seconde section du Conflit des Facultés : XI,360, Ak. VII,87. Traduction par mes soins dans Le Conflit des Facultés et autres textes sur la révolution (2015).
[3] Premier appendice de la Paix perpétuelle : XI,234/fr.113, Ak. VIII,372 (conquise traduit errungen). Voir aussi le fragment du manuscrit préparatoire à la Paix perpétuelle : Ak. XXIII,188, cfAk. XXIII,183.
[4] Jean-Jacques Rousseau, Contrat social, liv. I, chap. ii-iii.

la révolution comme appel de la nature
à réformer profondément l’État

Au niveau politique, il faut distinguer entre le jugement normatif, qui condamne moralement la décision politique de faire une révolution, de tout temps injuste en droit, et l’énoncé descriptif, qui constate l’efficacité naturelle ou mécanique des révolutions au regard du souverain bien politique.

Acceptant la distinction erhardienne entre révolutions naturelles et artificielles, Kant adopte une position politiquement révolutionnaire qui légitime la révolution comme processus naturel donnant l’occasion historique de mettre en place la république sans pour autant se livrer à l’apologie du procédé révolutionnaire qui justifierait d’en déclencher une artificiellement[1]. L’être humain n’a aucunement le droit naturel de chercher à provoquer arbitrairement un phénomène qui doit, en droit, rester naturel et de toute façon échappe en fait tout naturellement au contrôle et au pouvoir de l’être humain. C’est pourquoi, du point de vue moral du droit, la révolution comme interruption momentanée du droit ne doit pas plus être que la guerre[2]. Il y aurait quelque impiété, une forme d’injustice donc, à vouloir de son propre chef initier le processus d’institution de la république : « L’initier est impiété », mais – ajoute Kant – « lorsque le destin l’introduit, c’est une plus grande impiété encore de ne pas le suivre[3] ». Si le destin d’une révolution s’impose providentiellement, il n’y a donc aucune injustice à saisir une opportunité qui s’est produite de manière naturelle : c’est même un devoir politique de répondre à l’appel lancé par la nature en engageant des réformes profondes du système socio-politique[4] qui accomplissent la républicanisation révolutionnaire de l’État, et c’est un droit moral de défendre par les armes la patrie de la Révolution.

Kant a employé dès 1795 le terme même qui lui sert à légitimer les conquêtes de la Révolution française en 1798 : si la constitution de droit naturel n’est « pas encore conquise par les seuls combats sauvages » (errungen), cet événement signe pourtant l’évolution dans le sens de la mise en place d’une constitution républicaine qui écarte toute manie belliqueuse[5]. Kant vient tout juste d’invoquer l’enthousiasme des acteurs de la révolution en cours pour l’idéal purement moral du droit, alors même que les « révolutionnants » sont en train de défendre le droit du peuple par les armes[6]. Le philosophe de Königsberg articule le fait naturel de la révolution et le droit politique à la réforme. La révolution est donc un moyen providentiel que la nature donne aux êtres humains de faire valoir leurs droits naturels. Kant semble ainsi avoir résolu le problème de la quadrature du cercle de l’injustice : comment y mettre fin sans injustice ?

Cette résolution kantienne qui paraît au plus haut point idéaliste, au sens négatif du terme, semble succomber à une sorte d’attentisme qui pourrait être qualifié d’opportunisme. Le problème de la sagesse politique, déclare-t-il en effet en 1795, se résout en quelque sorte de lui-même et mène directement au but qu’est la paix perpétuelle, à la condition du moins de se souvenir du précepte pragmatique de s’approcher sans cesse de ce but en fonction des circonstances favorables sans chercher à l’atteindre de manière précipitée par la violence : il suffirait donc d’aspirer au règne de la raison pure pratique et à sa justice pour qu’advienne de lui-même ce but[7]. C’est que les principes du droit public qui permettent de définir une politique a priori s’accordent d’autant mieux avec le but poursuivi que ce but matériel n’est pas mis au principe de l’action (politique). Faisant abstraction de tout principe matériel, c’est-à-dire du but de la paix perpétuelle, l’impératif catégorique en politique est purement formel : ce qui est de droit est défini par la volonté générale qui est donnée a priori (au sein d’un peuple ou dans la relation entre divers peuples). Or, c’est l’argument avancé par Kant, cette unification de la volonté de tous peut être, selon le mécanisme naturel, la cause efficiente du but à atteindre et donner ainsi de l’effectivité au concept de droit, du moins si elle est appliquée de manière conséquente : le but politique, la paix perpétuelle, serait atteint dans la mesure même où la volonté générale est produite ici et maintenant, sous les espèces de la constitution républicaine et/ou de l’alliance institutionnelle des peuples. La projection idéale du but à venir, la fin de l’injustice, ne doit donc pas détourner de faire son devoir à présent sous prétexte que l’histoire passée donne suffisamment d’exemples de l’incapacité humaine à atteindre ce but. Les « moralistes » au service du pouvoir, qui invoquent ces exemples historiques de constitutions mal organisées ou la méchanceté naturelle de l’être humain pour étayer l’impossibilité congénitale d’appliquer les principes moraux du droit, avancent une « théorie corrompue » qui produit le mal qu’elle prédit en justifiant de traiter les hommes comme des bêtes, c’est-à-dire comme des êtres naturels sans disposition morale. Il faut partir du principe inverse d’une politique morale fondée sur le devoir, et non sur la prudence, qui enjoint au peuple de s’unir selon des principes de liberté et d’égalité, c’est-à-dire de produire « l’unité collective de la volonté unifiée »[8] : c’est que l’union constitutive de la société civile est un « but en soi » et un « devoir inconditionné »[9].

C’est pourquoi on peut suivre le courageux précepte, fiat iustitia pereat mundus, qui enjoint de partir du principe de la justice, et non du but poursuivi, sans s’inquiéter des conséquences qui seront de toutes façons en accord avec le principe. Il ne s’agit donc pas pour Kant d’espérer de manière inconsidérée que le mal moral se détruise de lui-même[10]. L’espoir que donne la foi de la raison dans le progrès du genre humain en mieux a pour fonction pratique d’encourager à agir dans le bon sens[11]. Kant n’est pas le penseur idéaliste d’une justice à venir au sein d’un monde métaphysique : il pense bien la consistance naturelle du monde physique de l’injustice effective, mais il pense également la possibilité d’en sortir pour ne pas désespérer d’y rester enfermé. Loin d’être enfermé dans sa prévision du monde métaphysique, il pense le fait révolutionnaire en sa condition de possibilité factuelle. S’appuyant sur son diagnostic de l’époque, Kant interprète en ce sens l’événement opportun de la Révolution comme annonçant un tournant qui donne de bonnes raisons d’espérer, malgré toutes les horreurs commises à cette occasion, que le genre humain progresse en mieux, sans pour autant céder au délire messianiste[12]. Car l’illusion fatale en politique serait de prédire la fin à venir de l’injustice de façon à justifier de se précipiter sur les moyens violents de mettre fin à l’injustice une fois pour toutes. Il s’agirait au contraire de s’engager dès à présent contre l’injustice ici et maintenant tout en sachant que la lutte ne connaîtra jamais de fin.

[1] Voir mon ouvrage sur La politique de Kant – un réformisme révolutionnaire (2016), p. 454 .
[2] Conclusion de la Doctrine du droit : VIII,478-479/fr.237-238, Ak. VI,354-355.
[3] Travail préparatoire à la Métaphysique des mœurs : Ak. XXIII,247. Trad. fr. p. 255 (2015).
[4] Note de l’appendice second de la Paix perpétuelle : XI,234/fr.114, Ak. VIII,373.
[5] Point 7 du Conflit des Facultés (1798) : XI,360-361, VII,87-88. Trad. fr. par mes soins, p. 127 (2015).
[6] Point 6 du Conflit des Facultés : XI,359/fr.125-126, Ak. VII,86 (Revolutionierenden).
[7] Premier appendice de la Paix perpétuelle : XI,240-241/fr.119-120, Ak. VIII,377-378.
[8] Ibid., XI,231/fr.111, Ak. VIII,371.
[9] Début de la seconde section de Théorie et pratique : XI,144/fr.63, Ak. VIII,289.
[10] Premier appendice de la Paix perpétuelle : XI,242/fr.121, Ak. VIII,379.
[11] Troisième section de Théorie et pratique : XI,167-168/fr.87-89, Ak. VIII,309.
[12] Voir ma postface à la traduction du Conflit, p. 359-372 et p. 386-388 (2015).

II. De la compatibilité entre morale et politique

approches éthologiques (Uexküll, Lorenz, Portmann)

trois éthologues en discussion & introduction de Portmann (1956) à la lecture d’Uexküll

1. le monde de vie de l’animal (monde intérieur & milieu ambiant) : Jakob von Uexküll (1864-1944), Monde ambiant et monde intérieur des animaux (1909) & Incursions dans les milieux ambiants des animaux et des humains (1934)

2. l’agressivité instinctive des animaux : Konrad Lorenz (1903-1989), Das sogenannte Böse -zur Naturgeschichte der Aggression (1963)

3. expressivité phénoménale et créativité esthétique de l’aspect extérieur des animaux : Adolf Portmann (1897-1982), Die Tiergestalt (1948 vs 1965)

50 ans, ça suffit !

Il ne peut y avoir de théorie critique de la société dans une perspective d’émancipation de la soumission sans un engagement pratique en ce sens. Mes activités de recherche sont animées par des convictions sociales et politiques qui se constituées ou consolidées à l’occasion de mouvements d’étudiants, de travailleurs salariés ou de militants « altermondialistes ». Il ne s’agit pas à proprement parler d’une recherche-action, mais bien plutôt d’une action qui a mené à la recherche, l’action ayant déterminé en aval la réflexion. À cet égard, la campagne internationale “50 ans, ça suffit” (1994) a constitué un moment crucial.

Dans le contexte de cette campagne, j’ai effectué un séjour de six semaines auprès des Adivasi de la vallée de la Narmada, dont la vie socio-culturelle a été bouleversée par la construction du barrage de Sardar-Sarovar. Cela ne peut rester sans effet. Ce qui vaut plus encore d’un séjour de deux années auprès d’une politiste qui étudiait l’impact de la globalisation sur l’agriculture mexicaine et, en contrecoup, sur la légitimité du système politique (il s’agissait d’une étude de terrain dans la circonscription de Sayula).

Mon intérêt pour les recherches anthropologiques de Pierre Clastres est d’autant moins dissociable de ces expériences de terrain que ma recherche sur l’ethnologie clastrienne s’est focalisée sur le mouvement centrifuge qui, chez les Tupi-Guarani, réagit au processus centripète de constitution d’un centre de pouvoir

Cf. Pierre Clastres, « Indépendance et exogamie » (1963), La société contre l’État, p. 48-63. Voir, à ce propos, mon ouvrage sur Clastres : C. Ferrié, Le mouvement inconscient du politique, 2017, p. 109-126. 

On peut repérer dans ce mouvement centrifuge une matrice de la vie politique dont le cycle même serait, encore de nos jours, en cours dans les villages latino-américains : constitution fondatrice, croissance, dissolution par abandon, puis nouvelle institution (cf. B. Perronne-Moisés, « Extraits de philosophie politique amérindienne », Pierre Clastres, Sens&Tonka, 2011, p. 186). On peut d’ailleurs faire un parallèle entre le cycle de vie de ces villages et la dynamique politique des confédérations amérindiennes, dans lesquelles les tendances centripètes et centrifuges se déséquilibraient mutuellement de manière incessante. Cette logique politique se retrouve, mutatis mutandis, aussi bien dans les communautés villageoises de base que dans les mouvements socio-politiques de l’époque moderne. C’est le sens de ma relecture d’Arendt et de Castoriadis : tout autant l’isonomie grecque que la démocratie participative vivent de cette dynamique centrifuge d’un mouvement d’émancipation à l’endroit de l’assujettissement à la force d’attraction centripète des établissements de domination.

Il est intéressant de noter qu’Arendt conçoit la participation démocratique à travers le concept de Mitbestimmung, lequel est devenu entretemps un marqueur des mouvements émancipatoires, en particulier chez les étudiants. Il m’a été donné d’en faire l’expérience lors du mouvement étudiant de 1988-1989 à Berlin-Ouest, qui faisait suite au contre-sommet organisé dans l’Université libre contre la réunion du Fonds monétaire international à Berlin en octobre 1988. Quelques années plus tard, j’allais m’engager, avec bien d’autres, dans un combat contre les institutions issues de Bretton-Woods :

  • la Banque mondiale et ses projets de développement,
  • le FMI et ses programmes d’ajustement structurel,
  • le GATT devenu OMC et ses objectifs de libéralisation des capitaux.

Le mandat de l’organisation non gouvernementale dans laquelle j’étais actif étant de défendre le droit de la personne humaine à se nourrir, il s’agissait de contester la logique des projets de prétendu « développement » financés par la Banque mondiale qui, comme celui de la Narmada, déplacent de force et déracinent donc les populations locales, bien souvent des peuples indigènes, en détruisant le milieu naturel qui conditionne leur culture : ce qui les condamne à terme à une intégration forcée au marché mondial, qui est la conséquence de leur déplacement forcé.

Nous sommes une poignée à être, en France, à l’initiative d’un mouvement au sein du milieu des organisation non gouvernementales de développement et d’environnement, qui a mené ultérieurement à la constitution d’une mouvance qu’on appelle désormais l’altermondialisme. Cette « petite » histoire reste à raconter : à l’origine, le collectif Narmada rassemblait principalement des ONG, mais le collectif « 50 ans, ça suffit » est parvenu à associer aux ONG des organisations en gestation à l’époque (AC ! contre le chômage), des syndicats (FSU, groupe des 10) et même des groupes politiques comme la LCR. Fondé en 1998, Attac apparaîtra plus tard : il sera animé par des personnalités, comme Susan George, laquelle a été associée dès le début à notre initiative, dont le mérite initial revient à Ecoropa, en charge de l’action contre le GATT puis l’OMC (et l’AMI) : cette petite structure était alors animée par Agnès Bertrand, qui créera ensuite l’Observatoire de la mondialisation en 1996. À l’époque, nous nous demandons si notre mouvement est dirigé contre la mondialisation ou contre la globalisation, et de quelle manière nous devons nous désigner : anti-mondialisation ou alter-mondialisation. Nous penchons plutôt pour ce dernier terme comme l’indique le choix du nom du journal de la campagne : « Les autres voix de la planète ». Notre initiative ne parviendra pas à faire la jonction, au moment de l’anti-G7 de Lyon (1996), avec le mouvement de défense des retraites (décembre 1995). Mais le mouvement altermondialiste gagnera en visibilité quelques années plus tard avec des manifestations bien plus massives qui, cette fois, ponctueront l’organisation devenue systématique des contre-sommets.

Entre le sommet de la Terre de Rio (1992) et le Forum social mondial de Porto Alegre (2001-2003), un mouvement est bel et bien né, qui a dépassé le cadre initial des organisations écologistes et tiers-mondistes : dorénavant, il anime une partie active de la société civique cosmopolitique. Son destin actuel dépendra de la capacité, qu’il saura déployer ou non, à faire partager à l’ensemble de la société son diagnostic de la globalisation, à savoir : il s’agit d’un processus économico-financier qui contraint les pays industrialisés, désormais surendettés, à appliquer les recettes imposées pendant des décennies aux pays du Sud, puis de l’Est, sous le label des « programmes d’ajustement structurel » aux exigences des marchés et des bourses.

Cette expérience politique est la base empirique qui a présidé à la formulation conjointe de deux projets théoriques, encore en chantier : un programme d’analyse du globalitarisme (c’est le projet d’un diagnostic de l’époque globalitaire) ; une réflexion sur la dynamique des mouvements socio-politiques.

Articles politiques
  1. “Catastrophe sur la Narmada”, Ecologie politique, n°3-4, automne 1992
  2. “Grands barrages, grands désastres”, Le monde diplomatique, février 1993 & Manières de voir, mars 2000
  3. “De la Narmada au Yang-Tsê Kiang : le cas des grands barrages”, L’événement européen, septembre 1993, Seuil
  4. “Est-il possible de réformer la Banque mondiale ?”, Le monde diplomatique, juin 1994
  5. “La Banque mondiale, sa conception de la démocratie et de l’écologie”, dossier CADTM, 3e trimestre 1994, n°12, Bruxelles
  6. “Le G 7 et son ombre”, préface à 60 dessins contre le G 7, Ateliers du Tayrac, 1996

Rousseau (cc 2020)

Rousseau, Du Contrat social (1762):
le principe républicain de la souveraineté du peuple

cours confiné (printemps 2020)

Étude suivie des quatre livres de Du Contrat social de Rousseau
(thèse) les interprétations démocratique et anti-démocratique de la politique rousseauiste y sont réfutées

Livre I du Contrat social : articulation des deux moments, négatif (chap.1-4) et positif (chap.5-9), de façon à élucider dans le principe du contrat social le fondement de la légitimité d’un ordre civil ou politique

Rousseau (1), Contrat social, livre I, chap. I-IV
Rousseau (2), Contrat social, livre I, chap. V-VII
Rousseau (3), Contrat social, livre I, chap. VIII-IX

Livre II du Contrat social : de l’essence et de la manifestation de la souveraineté

Rousseau (4), Contrat social, livre II, chap. I
Rousseau (5), Contrat social, livre II, chap. II
Rousseau (6), Contrat social, livre II, chap. III
Rousseau (7), Contrat social, livre II, chap. IV-V
Rousseau (8), Contrat social, livre II, chap. VI-VII
Rousseau (9), Contrat social, livre II, chap. VIII
Rousseau (10), Contrat social, livre II, chap. IX
Rousseau (11), Contrat social, livre II, chap. X-XII

Livre III du Contrat social : théorie du gouvernement

Rousseau (12), Contrat social, livre III, chap. I
Rousseau (13), Contrat social, livre III, chap. II
Rousseau (14), Contrat social, livre III, chap. III-XVIII

Livre IV du Contrat social : les institutions républicaines. Présentation succincte du modèle romain (chap.1-7) et analyse exhaustive du chapitre ultime sur la religion civile qui insiste en premier lieu sur la différence décisive entre la guerre théologico-politique à l’époque des religions nationales (la guerre sacrée qui punit les sacrilèges) et les guerres de religion à l’époque de la séparation entre pouvoirs spirituel et temporel.

Rousseau (15), Contrat social, livre IV, chap. I-VIII

Montesquieu (cc 2020)

Montesquieu, L’esprit des lois (1748) :
le principe politique de la distribution des pouvoirs

cours confiné (printemps 2020)

1. présentation du projet, à la fois descriptif et normatif, que Montesquieu poursuit dans L’esprit des lois à travers l’analyse du sens du titre de l’ouvrage

Montesquieu (1), L’esprit des lois, préface et livre I de la Partie I

2. description des différents types de gouvernement

Montesquieu (2), L’esprit des lois, Partie I, livre II

3. description de la nature des différents types de gouvernement

Montesquieu (3), L’esprit des lois, Partie I, livre III

4. description des différents types de gouvernement à partir de leur principe

Montesquieu (4), L’esprit des lois, Partie I, livre V

5. fondation de la thèse normative de Montesquieu par la comparaison entre la chaîne de la liberté et la chaîne de l’esclavage

Montesquieu (5), L’esprit des lois, Parties II-V ( dont, en particulier, livres XI-XII vs XV-XVII)