Locke (cc 2020)

John Locke
Second Treatise of government (1690)
la force contre la violence

Le second Traité du gouvernement, qui en examine la véritable étendue et finalité propre au gouvernement vraiment civil, commence par rappeler la réfutation, par le premier traité, de la fondation de droit divin du gouvernement (à partir d’Adam). Car, si cela devait être le cas, tout gouvernement sur Terre serait, sur le modèle d’une domination privée et d’une juridiction paternelle, « le seul produit de la force et de la violence » : en ce cas, les hommes ne seraient pas « régis par d’autres règles que celles des bêtes, chez qui le plus fort l’emporte, ce qui fonderait à jamais le désordre, le trouble, le tumulte, la sédition et la rébellion » [§ 1, (4) ].

« all government in the world is the product only of force and violence, and that men live together by no other rules but that of beasts, where the strongest carries it, and so lay a foundation for perpetual disorder and mischief, tumult, sedition and rebellion » [§ 1, (4) ]

Les hommes seraient régis, comme les bêtes, par la loi du plus fort qui n’est rien d’autre que le règne de la violence au sein de ce que Locke appelle l’état de guerre qui, contrairement à ce que pense Hobbes, n’est pas l’état de nature. Car, au contraire de l’état de guerre, dans l’état de nature, l’usage de la force n’en est pas ipso facto l’abus sous la forme de la violence exercée par l’un aux dépens de l’autre, et ce en contravention avec les lois de la nature ou de la raison : il y a donc distinction entre force et violence au sein de l’état de nature. Ce qui vaut tout autant de la société régie par un gouvernement civil : la force publique de la communauté politique s’y oppose aux violences des criminels ou des délinquants, en les condamnant à la peine capitale ou à de moindres peines. Dans l’état civil de la société politique, la violence de l’individu qui viole une loi positive, autant qu’une loi naturelle, est un crime qui doit être sanctionné par ce que Locke n’appelle pas une violence, alors même qu’il peut s’agir de la peine de mort :

« 3. J’entends donc par pouvoir politique le droit de faire des lois, sanctionnées par des peines de mort et aussi par des peines moins graves, afin de réglementer et de protéger la propriété ; [et celui] d’employer la force publique afin de les faire exécuter et de défendre l’État contre les attaques venues de l’étranger : tout cela en vue, seulement, du bien public. »

« Sect. 3. POLITICAL POWER, then, I take to be a RIGHT of making laws with penalties of death, and consequently all less penalties, for the regulating and preserving of property, and of employing the force of the community, in the execution of such laws, and in the defence of the commonwealth from foreign injury; and all this only for the public good. »

En revanche, la distinction entre force et violence tend à se dissiper dans l’état de guerre. Or cela peut se produire de deux manières bien différentes selon que la guerre est déclarée par un criminel, qui viole les lois civiles, ou bien par une puissance publique, qui outrepasse son droit par le moyen d’une conquête [chap. XVI] ou d’une usurpation [chap. XVII]. Dans le cas d’une conquête militaire par une force étrangère, le conquérant se rend « coupable de la violence et injustice commise par une injuste guerre » [§ 179] qui force les sujets à se soumettre [§ 176], avec pour conséquence de dissoudre le gouvernement autant que la société qui était censée protéger la multitude des sujets « en les préservant de la violence » [§ 211]. Dans le cas d’une usurpation, l’abus de pouvoir tyrannique de la part des autorités en charge du gouvernement équivaut à une rébellion du pouvoir établi contre les institutions et le régime de liberté qui conduit à une dissolution du gouvernement civil : cette reprise des armes (rebellium) provoque un état de guerre en quelque sorte généralisé [chap. XIX]. Dans le cas d’une violation circonstanciée des lois civiles par un agresseur, en revanche, l’état de guerre est lui-même limité : l’infraction contre les lois civiles de la part d’un voleur, par exemple, équivaut à une déclaration de guerre à la société par laquelle il se met hors la loi (ex lex), de sorte que chacun a le droit de se défendre par la force contre cet agresseur, tant du moins qu’il n’est pas encore défendu par la force publique. Néanmoins, quelles que puissent être les différences entre tous ces cas de figure de l’état de guerre, ils ont ceci en commun que force et violence tendent à y devenir indiscernables, l’emploi de la force menaçant à tout moment de devenir violent. Car le recours à la force sans y avoir aucun droit ne peut se faire sans violence : le règne de la force dans l’état de guerre implique toujours, au moins potentiellement, l’usage de la violence. C’est du moins ce qu’il faut montrer.

La force exercée par le conquérant, qui menace de mort avec son épée (the conqueror with a sword at their breasts), ou par le voleur, qui met en joue sa victime (a thief with a pistol at my breast) pour extorquer le consentement de sa victime, revient à faire violence à la personne contrainte de céder pour garder la vie sauve, même si la menace n’est pas mise à exécution [§ 186]. Or rien ne garantit que l’usage de la force, qui est déjà abusif, ne se solde par une violence effective contre la personne. Car l’abus de la force, qui en est l’usage injuste, provoque un état de guerre où l’agresseur, potentiellement violent, peut le devenir effectivement à tout moment : aux yeux de Locke, c’est une seule et même chose de s’introduire en douce chez quelqu’un pour l’empêcher de force d’y rentrer (by force) et d’ouvrir une maison par effraction pour en violemment jeter dehors (violently) le locataire ou propriétaire. Il y a bien une différence entre ces deux manières d’opérer qui recoupe la distinction, déjà repérée par les Grecs anciens, entre la fraude et la force. Mais ces deux moyens de commettre une injustice se rejoignent dans le fait de contraindre quelqu’un, par la force ou la ruse, à faire ou à subir un préjudice (injury) :

« 181. Bien que dans toute guerre il y ait habituellement une intrication entre force et dommage, et que l’agresseur manque rarement de faire du tort à leur état lorsqu’il use de la force contre les personnes avec lesquelles il est en guerre ; c’est pourtant uniquement l’usage de la force qui met un homme en état de guerre. Or, soit qu’il commence à faire du tort par la force, soit qu’il le fasse en douce, et par fraude, et qu’il refuse de le réparer et le maintienne par la force (ce qui est la même chose que de l’avoir fait tout d’abord par la force), c’est l’usage injuste de la force qui provoque la guerre. En effet, qu’un homme enfonce la porte de ma maison et me jette dehors avec violence ; ou qu’après s’y être glissé sans bruit, il m’empêche par la force d’y rentrer, ce n’est qu’une seule et même chose, du moins si nous sommes dans un état sans commun juge sur terre auquel on puisse faire appel et auquel nous sommes tous deux obligés d’obéir : c’est d’un tel état dont je suis présentement en train de parler. C’est donc l’injuste usage de la force qui met un homme dans l’état de guerre avec un autre; et par-là, celui qui en est coupable, met sa vie en jeu. Car abandonnant la raison, qui est la règle établie entre les hommes, et employant la force, la voie des bêtes, il prend le risque d’être détruit par celui contre lequel il use de force, comme toute bête de proie sauvage qui est dangereuse pour sa vie. »

« Sect. 181. Though in all war there be usually a complication of force and damage, and the aggressor seldom fails to harm the estate, when he uses force against the persons of those he makes war upon; yet it is the use of force only that puts a man into the state of war: for whether by force he begins the injury, or else having quietly, and by fraud, done the injury, he refuses to make reparation, and by force maintains it, (which is the same thing, as at first to have done it by force) it is the unjust use of force that makes the war: for he that breaks open my house, and violently turns me out of doors; or having peaceably got in, by force keeps me out, does in effect the same thing; supposing we are in such a state, that we have no common judge on earth, whom I may appeal to, and to whom we are both obliged to submit: for of such I am now speaking. It is the unjust use of force then, that puts a man into the state of war with another; and thereby he that is guilty of it makes a forfeiture of his life: for quitting reason, which is the rule given between man and man, and using force, the way of beasts, he becomes liable to be destroyed by him he uses force against, as any savage ravenous beast, that is dangerous to his being. »

Dans l’état de guerre, le passage en force équivaut pour un être humain à se comporter comme une bête sauvage qui ravit la vie des êtres qui sont ses proies : cela revient donc à dire que l’agresseur qui fait du tort ou du mal à quelqu’un commet à son endroit une violence, sans qu’il ne soit nécessaire d’user expressément du terme violence. L’usage injuste de la force par l’agresseur est ipso facto violence. Il en va de même lorsque les détenteurs du pouvoir (magistrate) exercent une « violence illicite » en portant atteinte de manière illégale aux libertés ou propriétés des gens [§ 228] : « 

« la rébellion étant une action par laquelle on s’oppose, non aux personnes, mais à l’autorité qui est fondée uniquement sur les constitutions et les lois du gouvernement, tous ceux, quels qu’ils soient, qui, par force, enfreignent ces lois et justifient, par force, la violation de ces lois inviolables, sont véritablement et proprement des rebelles. Car, lorsque des hommes sont entrés dans une société et dans un gouvernement civil, ils en ont exclu la force et y ont établi des lois pour la conservation de la propriété, de la paix et de l’union entre eux, ceux qui rétablissent la force pour s’opposer aux lois ne font que se rebeller [rebellare], c’est-à-dire réintroduire l’état de guerre et sont proprement des rebelles. »

« Sect. 226. Thirdly, I answer, that this doctrine of a power in the people of providing for their safety a-new, by a new legislative, when their legislators have acted contrary to their trust, by invading their property, is the best fence against rebellion, and the probablest means to hinder it: for rebellion being an opposition, not to persons, but authority, which is founded only in the constitutions and laws of the government; those, whoever they be, who by force break through, and by force justify their violation of them, are truly and properly rebels: for when men, by entering into society and civil-government, have excluded force, and introduced laws for the preservation of property, peace, and unity amongst themselves, those who set up force again in opposition to the laws, do rebellare, that is, bring back again the state of war, and are properly rebels: which they who are in power, (by the pretence they have to authority, the temptation of force they have in their hands, and the flattery of those about them) being likeliest to do; the properest way to prevent the evil, is to shew them the danger and injustice of it, who are under the greatest temptation to run into it. »

S’appuyant sur l’argumentaire monarchomaque, Locke justifie non pas le droit de rébellion, mais bien le droit de résistance contre la rébellion : les hommes ayant en commun avec tous les autres êtres qui peuvent par nature se protéger des préjudices le privilège de pouvoir opposer la force à la force, ils jouissent du droit à l’auto-défense contre la cruauté et la rage du tyran, qui pille les cités et soumet femmes et enfants à la furie et luxure de ses désirs, sans avoir pour autant le droit de se venger des violences passées » [§ 233]. Le droit à résister à l’agression violente en opposant la force à la force vaut tout autant dans ce cas de la violation des droits des gens par un pouvoir devenu tyrannique que dans les autres cas de l’agression individuelle ou de la conquête étrangère :

« 231. Qu’on doive résister à des sujets, ou à des étrangers qui entreprennent de se saisir, par la force, de ce qui appartient en propre à un peuple, c’est de quoi tout le monde demeure d’accord; mais, qu’il soit permis de faire la même chose à l’égard des Magistrats et des Princes qui font de semblables entreprises, c’est ce qu’on a nié dans ces derniers temps : comme si ceux à qui les lois ont donné de plus grands privilèges qu’aux autres, avaient reçu par là le pouvoir d’enfreindre ces lois, desquelles ils avaient reçu un rang et des biens plus considérables que ceux de leurs frères; au lieu que leur mauvaise conduite est plus blâmable, et leurs fautes deviennent plus grandes, soit parce qu’ils sont ingrats des avantages que les lois leur ont accordés, soit parce qu’ils abusent de la confiance que leurs frères avaient prise en eux. »

« Sect. 231. That subjects or foreigners, attempting by force on the properties of any people, may be resisted with force, is agreed on all hands. But that magistrates, doing the same thing, may be resisted, hath of late been denied: as if those who had the greatest privileges and advantages by the law, had thereby a power to break those laws, by which alone they were set in a better place than their brethren: whereas their offence is thereby the greater, both as being ungrateful for the greater share they have by the law, and breaking also that trust, which is put into their hands by their brethren. »

Dans l’état de guerre, l’une impliquant l’autre, Locke ne discerne pas force et violence comme il peut scrupuleusement le faire dans l’état civil. Il faut donc compliquer la démarcation de la force publique par rapport à la violence criminelle ou guerrière – c’est la thèse principale de l’opposition de la force publique à la violence privée ou criminelle –, en invoquant – c’est la thèse corollaire – la dissolution tendancielle de cette distinction de principe dans l’état de guerre. C’est toute la difficulté et la finesse de la position de Locke sur cette question.