Il ne peut y avoir de théorie critique de la société dans une perspective d’émancipation de la soumission sans un engagement pratique en ce sens. Mes activités de recherche sont animées par des convictions sociales et politiques qui se constituées ou consolidées à l’occasion de mouvements d’étudiants, de travailleurs salariés ou de militants « altermondialistes ». Il ne s’agit pas à proprement parler d’une recherche-action, mais bien plutôt d’une action qui a mené à la recherche, l’action ayant déterminé en aval la réflexion. À cet égard, la campagne internationale “50 ans, ça suffit” (1994) a constitué un moment crucial.
Dans le contexte de cette campagne, j’ai effectué un séjour de six semaines auprès des Adivasi de la vallée de la Narmada, dont la vie socio-culturelle a été bouleversée par la construction du barrage de Sardar-Sarovar. Cela ne peut rester sans effet. Ce qui vaut plus encore d’un séjour de deux années auprès d’une politiste qui étudiait l’impact de la globalisation sur l’agriculture mexicaine et, en contrecoup, sur la légitimité du système politique (il s’agissait d’une étude de terrain dans la circonscription de Sayula).
Mon intérêt pour les recherches anthropologiques de Pierre Clastres est d’autant moins dissociable de ces expériences de terrain que ma recherche sur l’ethnologie clastrienne s’est focalisée sur le mouvement centrifuge qui, chez les Tupi-Guarani, réagit au processus centripète de constitution d’un centre de pouvoir
Cf. Pierre Clastres, « Indépendance et exogamie » (1963), La société contre l’État, p. 48-63. Voir, à ce propos, mon ouvrage sur Clastres : C. Ferrié, Le mouvement inconscient du politique, 2017, p. 109-126.
On peut repérer dans ce mouvement centrifuge une matrice de la vie politique dont le cycle même serait, encore de nos jours, en cours dans les villages latino-américains : constitution fondatrice, croissance, dissolution par abandon, puis nouvelle institution (cf. B. Perronne-Moisés, « Extraits de philosophie politique amérindienne », Pierre Clastres, Sens&Tonka, 2011, p. 186). On peut d’ailleurs faire un parallèle entre le cycle de vie de ces villages et la dynamique politique des confédérations amérindiennes, dans lesquelles les tendances centripètes et centrifuges se déséquilibraient mutuellement de manière incessante. Cette logique politique se retrouve, mutatis mutandis, aussi bien dans les communautés villageoises de base que dans les mouvements socio-politiques de l’époque moderne. C’est le sens de ma relecture d’Arendt et de Castoriadis : tout autant l’isonomie grecque que la démocratie participative vivent de cette dynamique centrifuge d’un mouvement d’émancipation à l’endroit de l’assujettissement à la force d’attraction centripète des établissements de domination.
Il est intéressant de noter qu’Arendt conçoit la participation démocratique à travers le concept de Mitbestimmung, lequel est devenu entretemps un marqueur des mouvements émancipatoires, en particulier chez les étudiants. Il m’a été donné d’en faire l’expérience lors du mouvement étudiant de 1988-1989 à Berlin-Ouest, qui faisait suite au contre-sommet organisé dans l’Université libre contre la réunion du Fonds monétaire international à Berlin en octobre 1988. Quelques années plus tard, j’allais m’engager, avec bien d’autres, dans un combat contre les institutions issues de Bretton-Woods :
- la Banque mondiale et ses projets de développement,
- le FMI et ses programmes d’ajustement structurel,
- le GATT devenu OMC et ses objectifs de libéralisation des capitaux.
Le mandat de l’organisation non gouvernementale dans laquelle j’étais actif étant de défendre le droit de la personne humaine à se nourrir, il s’agissait de contester la logique des projets de prétendu « développement » financés par la Banque mondiale qui, comme celui de la Narmada, déplacent de force et déracinent donc les populations locales, bien souvent des peuples indigènes, en détruisant le milieu naturel qui conditionne leur culture : ce qui les condamne à terme à une intégration forcée au marché mondial, qui est la conséquence de leur déplacement forcé.
Nous sommes une poignée à être, en France, à l’initiative d’un mouvement au sein du milieu des organisation non gouvernementales de développement et d’environnement, qui a mené ultérieurement à la constitution d’une mouvance qu’on appelle désormais l’altermondialisme. Cette « petite » histoire reste à raconter : à l’origine, le collectif Narmada rassemblait principalement des ONG, mais le collectif « 50 ans, ça suffit » est parvenu à associer aux ONG des organisations en gestation à l’époque (AC ! contre le chômage), des syndicats (FSU, groupe des 10) et même des groupes politiques comme la LCR. Fondé en 1998, Attac apparaîtra plus tard : il sera animé par des personnalités, comme Susan George, laquelle a été associée dès le début à notre initiative, dont le mérite initial revient à Ecoropa, en charge de l’action contre le GATT puis l’OMC (et l’AMI) : cette petite structure était alors animée par Agnès Bertrand, qui créera ensuite l’Observatoire de la mondialisation en 1996. À l’époque, nous nous demandons si notre mouvement est dirigé contre la mondialisation ou contre la globalisation, et de quelle manière nous devons nous désigner : anti-mondialisation ou alter-mondialisation. Nous penchons plutôt pour ce dernier terme comme l’indique le choix du nom du journal de la campagne : « Les autres voix de la planète ». Notre initiative ne parviendra pas à faire la jonction, au moment de l’anti-G7 de Lyon (1996), avec le mouvement de défense des retraites (décembre 1995). Mais le mouvement altermondialiste gagnera en visibilité quelques années plus tard avec des manifestations bien plus massives qui, cette fois, ponctueront l’organisation devenue systématique des contre-sommets.
Entre le sommet de la Terre de Rio (1992) et le Forum social mondial de Porto Alegre (2001-2003), un mouvement est bel et bien né, qui a dépassé le cadre initial des organisations écologistes et tiers-mondistes : dorénavant, il anime une partie active de la société civique cosmopolitique. Son destin actuel dépendra de la capacité, qu’il saura déployer ou non, à faire partager à l’ensemble de la société son diagnostic de la globalisation, à savoir : il s’agit d’un processus économico-financier qui contraint les pays industrialisés, désormais surendettés, à appliquer les recettes imposées pendant des décennies aux pays du Sud, puis de l’Est, sous le label des « programmes d’ajustement structurel » aux exigences des marchés et des bourses.
Cette expérience politique est la base empirique qui a présidé à la formulation conjointe de deux projets théoriques, encore en chantier : un programme d’analyse du globalitarisme (c’est le projet d’un diagnostic de l’époque globalitaire) ; une réflexion sur la dynamique des mouvements socio-politiques.
Articles politiques
- “Catastrophe sur la Narmada”, Ecologie politique, n°3-4, automne 1992
- “Grands barrages, grands désastres”, Le monde diplomatique, février 1993 & Manières de voir, mars 2000
- “De la Narmada au Yang-Tsê Kiang : le cas des grands barrages”, L’événement européen, septembre 1993, Seuil
- “Est-il possible de réformer la Banque mondiale ?”, Le monde diplomatique, juin 1994
- “La Banque mondiale, sa conception de la démocratie et de l’écologie”, dossier CADTM, 3e trimestre 1994, n°12, Bruxelles
- “Le G 7 et son ombre”, préface à 60 dessins contre le G 7, Ateliers du Tayrac, 1996