societas

le sens social des sociétés sauvages

Fonction de la culture sociale des sociétés, le sens social et le sens du social ne sont pas les mêmes selon les sociétés. Mais il existe une différence bien plus fondamentale que permet de dégager la réflexion sur les sens antinomiques de la société : l’opposition entre le sens social de la société égalitaire et le sens antisocial de la société inégalitaire.

Structurées de manière égalitaire, les sociétés dites premières ou primitives ont expérimenté de manière immémoriale, pendant des millénaires, un rapport social à l’altérité sous toutes ses formes. Il est vital de recueillir leur expérience du sens social afin d’ouvrir l’avenir à la perspective de perturber le sens antisocial qui domine nos sociétés inégalitaires. Car ces sociétés primitives ou sauvages, indivises et matriarcales à l’origine, n’auraient connu ni domination, ni exploitation, ni même aliénation : respect de la nature et considération des autres espèces vivantes ; stricte égalité entre membres d’une même communauté tribale, sans aucun esclavage, ni travail forcé d’individus d’autres tribus ; différence de travail social entre les individus sexués, sans hiérarchie entre hommes et femmes ; reconnaissance de statuts distinctifs (chef, chamane, etc.), sans soumission à l’autorité.

Le rapport des Sauvages à l’altérité est habité par un sens social qui se manifeste par un usage mesuré de la force, non seulement à l’intérieur de la communauté tribale, mais encore au sein de la société intertribale. Car les communautés primitives ne sont pas des clans familiaux enclos sur eux-mêmes, mais forment une société avec d’autres communautés ou tribus, à un double niveau : les échanges matrimoniaux de partenaires sexuels entre communautés alliées constituent une société exogamique ; les guerres entre tribus ennemies constituent une société intertribale de type polémique.

La structure du don contre don dégagée par Marcel Mauss est la règle fondamentale qui structure l’ensemble des relations sociales : grâce à l’ethnologie, c’est devenu une évidence pour les liaisons entre individus et familles à l’intérieur d’une communauté tribale, comme pour les liens entre communautés alliées au sein d’une société exogamique ; mais c’est également vrai des rapports polémiques entre tribus ennemies, qui échangent des coups violents, tout en contenant la violence guerrière dans les limites imposées par la loi du talion. La pratique de la capture des femmes et des enfants atteste paradoxalement le caractère social de la guerre primitive : c’est une modalité polémique de l’échange exogamique entre tribus, qui trouve son pendant inversé dans la potentialité polémique de l’échange exogamique entre communautés alliées. Car le don d’un membre de la communauté constitue une dette qui appelle à un contre-don au moins équivalent : c’est un défi à relever dans le cadre d’une lutte non-violente (agôn), une agonistique donc qui peut néanmoins dégénérer en affrontement polémique entre clans familiaux.

C. Ferrié, « Agonistique sociale du don / contre-don » (17 p.), Revue du Mauss semestrielle, n° 52, Anthropologie(s) du don, La découverte, second semestre 2018, p. 57-73.
C. Ferrié, « La violence du mal antisocial » (14 p.), Revue du Mauss semestrielle, n° 55, La violence et le mal, La découverte, premier semestre 2020, p. 315-328.

Dans les conditions des cultures primitives, guerre et échange seraient réversibles : la guerre primitive est potentiellement une simple agonistique, qui maintient effectivement les tribus ennemies à distance pour empêcher le déchaînement de la violence polémique ; et l’échange pacifique de biens matrimoniaux ou autres à l’intérieur de la communauté ou entre communautés alliées est une agonistique potentiellement polémique, qui entretient le lien social à condition de respecter la règle fondamentale du don contre don. L’agonistique comme pendant pacifié de la polémique serait un phénomène indissociable de la vie sociale de la communauté primitive. Les sociétés primitives seraient parvenues à conjoindre agonistique intracommunautaire et polémique intertribale avec une agonistique intercommunautaire, de façon à contenir les conflits et l’agressivité pulsionnelle dans certaines limites. Tout est mesuré.

La mesure est à prendre dans le double sens d’un calcul des forces et d’une limitation de leur puissance destructrice. Agonistique et polémique conservent cette mesure qui préserve la vie sociale de la démesure d’un déchaînement antisocial de la pulsion de mort. L’ensemble relève, en effet, d’un processus inconscient qui dirige l’action des protagonistes en conflit actuel ou potentiel. Leur sens social de la mesure incertaine à respecter compose toujours avec le risque de démesure. Tout est calculé à l’aune de ce risque mortel et, en premier lieu, la taille optimale des communautés constitutives de la société primitive.

La communauté primitive éprouve d’elle-même le seuil qu’il est socialement vital de ne pas dépasser, du moins compte tenu des conditions naturelles qui conditionnent son existence culturelle. En cas d’expansion démesurée, une partie du groupe part s’installer dans un autre lieu, tout en conservant des liens avec l’autre groupe : le groupe initial se divise en deux communautés alliées, qui forment une société exogamique à la mesure des liens de parenté. Mais, au bout de quelques générations, la scission locale peut mener à la guerre en raison d’un renversement d’alliances : les anciens beaux-frères deviennent des ennemis ; l’agonistique intercommunautaire de la société exogamique se déploie en polémique intertribale.

Tout serait lié à la dynamique inconsciente de l’impératif sociopolitique d’empêcher la stratification sociale à l’intérieur d’une même tribu, par le double moyen de la scission locale et de la guerre intertribale. La taille de la communauté optimale, la scission locale des communautés reliées par l’échange exogamique et la guerre primitive entre tribus ennemies feraient partie intégrante d’un dispositif social, dont la fonction principale serait de contrecarrer la tendance centripète à la fusion locale des communautés primitives en une société dominée et commandée par une autorité scindée du groupe, laquelle régnerait alors sur cette société socialement stratifiée. C’est, en somme, la division locale contre la division sociale.

La solution primitive de la scission en communautés localement séparées, qui pratiquent l’échange exogamique entre groupes alliés ou la guerre entre tribus ennemies, permet d’éviter la dissolution des communautés primitives de par leur fusion en une société stratifiée, que dominerait à terme un pouvoir coercitif. Car la fusion des communautés de base en une société localement réunie dans un village tend à provoquer la montée en puissance des lignages de chefs, comme moyen de maintenir l’unité sociale entre les sous-groupes et, donc, la cohésion nécessaire au fonctionnement de la machine sociale. Cette tendance structurelle entraînerait, à terme, le risque systémique de produire une stratification sociale destructrice de l’égalité primitive et, simultanément, la transmutation de la chefferie primitive en un pouvoir de commandement centralisé et séparé de la société dominée, avec pour effet d’anéantir la liberté primitive.

Toutefois, ce destin fatal pour la politique primitive n’est pas une fatalité. Les forces centrifuges de la société primitive s’opposent, en effet, à la tendance centripète. Celle-ci pousse, pour sa part, 1. à la mise en place de la structure polysegmentaire du village rassemblant les maisons communes des différentes communautés, puis 2. à la constitution d’une société multilignagère fédérant plusieurs villages et, enfin, 3. à l’établissement régional d’une société stratifiée par de multiples statuts sociaux, sous l’hégémonie d’une tribu ayant le pouvoir coercitif d’extorquer un tribut aux autres tribus.

La lutte entre les forces centrifuges et centripètes est un moment constitutif de l’agonistique à potentiel polémique qui structure les sociétés primitives et sauvages. La première solution, primitive, que les sociétés humaines, dont l’existence nous est connue, ont élaborée, après l’avoir inventée, consiste à maintenir à distance les communautés par la scission locale et la guerre intertribale : c’est le modèle élémentaire de l’égalité segmentaire. Tout se complique, néanmoins, dès que la structure segmentaire devient polysegmentaire et, plus encore, lorsqu’elle se transmue en structure multilignagère : la forme simple de la société primitive divisée en communautés localement séparées se développe en société sauvage à structure complexe.

La plupart des sociétés archaïques qui sont connues correspondent à ce cas de figure, lequel qui a fini par s’imposer au cours de l’histoire sous de multiples formes, qui sont des variations sur un seul et même thème : conjurer l’émergence d’un centre de pouvoir coercitif. Mais le développement de la société primitive en société sauvage a provoqué une dialectique négative à l’origine de l’intensification sauvage de la conflictualité primitive : la montée en puissance des forces centripètes constitue un processus polémique qui provoque, en retour, une contestation centrifuge et, par contrecoup, une augmentation de l’agonistique sociale au sein de la tribu, notamment lors de l’échange exogamique ; les forces centrifuges étant contraintes de répondre polémiquement au processus polémique de la prise de pouvoir des forces centripètes, les lignages des chefs de guerre s’efforcent d’accroître leur emprise sur la société sauvage en détournant la résistance polémique des autres lignées vers les tribus ennemies, avec pour conséquence d’augmenter la virulence de la guerre intertribale. La tendance polémique gagne de toute part en puissance : le conflit entre les forces centripètes et centrifuges tend à rendre polémique l’agonistique à l’intérieur de la tribu, avec pour conséquence de menacer de détruire la politique sauvage ; à l’extérieur de la tribu, l’emballement de la machine de guerre fait que la guerre de scission tend à dégénérer en guerre de conquête visant à l’extermination des ennemis. Cette poussée aux extrêmes de la démesure polémique, à l’intérieur et à l’extérieur de la tribu, met en péril l’existence même de la société sauvage en son essence sociale et en sa dynamique politique.

C. Ferrié, « L’emballement de la machine de guerre : une réponse clastrienne à Deleuze et Guattari », in: P.-A. Delorme et C. Poutot (dir.), Clastres. Une politique de l’anthropologie, Éditions Le bord de l’eau, Lormont, 2020.

C’est pourquoi la tendance polémique doit en tout cas être contenue. La démesure risque toujours d’anéantir la mesure constitutive de la vie sociale aux niveaux intra- et intertribal : d’une part, l’agonistique tend à prendre la forme polémique du potlatch et, d’autre part, la guerre primitive peut toujours s’emballer d’une manière ou d’une autre. Les forces centrifuges sont engagées dans une lutte à mort contre les forces centripètes pour sauver la vie sociale de l’autodestruction polémique : il leur faut créer et élaborer des institutions socioculturelles qui permettent de s’opposer efficacement à la tendance centripète dans les conditions d’une société devenue complexe (polysegmentaire vs multilignagère) ; c’est ainsi que des conseils des Anciens ont pu être institués pour compenser la suprématie des lignages de chefs dans les sociétés amérindiennes.

Les cultures humaines ont de facto montré une foisonnante inventivité pour trouver et perfectionner des moyens de contenir la violence polémique dans des bornes socialement viables. L’indemnité compensatoire ou réparatrice, le pardon et l’amnistie sont des institutions curatives, qui opèrent en contrepoint des institutions préventives réglant le don contre don dans les échanges de prestations, comme dans les coups polémiquement rendus entre tribus ou dans la tribu. Ces règles sociales apportent des solutions aux conflits qui menacent de devenir violents, ou dont la violence risque de s’intensifier. Même la manière de se faire la guerre est rituellement réglée par des conventions plus ou moins implicites. Mais il est plus vital encore de maintenir la paix sociale à l’intérieur du groupe propre en régulant l’agonistique intratribale, en particulier lors de l’échange matrimonial.

C’est la culture sociale des groupes humains et, en particulier, le sens social des forces centrifuges qui forgent ces règles du jeu social à l’intérieur de la tribu, tout autant qu’entre les différentes tribus d’une même société. Mais l’idée même d’un sens social, le sens de la vie sociale au sein du groupe, n’implique aucunement une sorte d’apologie béate de la paix sociale, qui refoulerait naïvement la pulsion de mort s’activant dans la tendance polémique. Bien au contraire, le sens social dont font preuve les forces centrifuges est, en vérité, un sens social de la conflictualité qui travaille à gouverner l’énergie polémique des forces centripètes, et ce par la vertu d’un déplacement et d’un retournement de leur agressivité constitutive. De façon à en entraver le déchaînement polémique et en assurer la maîtrise politique, les pulsions agressives et destructrices sont, d’une part, détournées vers l’extérieur de façon à être satisfaites et enchaînées dans une guerre mesurée. D’autre part, elles sont sublimées à l’intérieur du groupe en une agonistique sociale du don contre don, qui convertit la puissance polémique de destruction violente en une force politique de construction conflictuelle des relations sociales au sein du groupe.

Ce serait l’axiomatique pulsionnelle en jeu dans les cultures humaines : la pulsion de vie politique, au cœur de toute société, s’efforce de canaliser la pulsion de mort polémique dans une agonistique constitutive du lien social.